HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE SEIZIÈME

 

CHAPITRE PREMIER. — LES ARMÉES PENDANT LA RÉACTION

 

 

L'Espagne gouvernée par Manuel Godoy. — Armée des Pyrénées occidentales ; armée des Pyrénées orientales ; détresse de l'une et de l'autre. — Pérignon remplacé par Schérer aux Pyrénées orientales. — Le typhus et la faim dans le camp de Moncey. — Engagements peu décisifs. — L'Espagne incline à la paix. — La paix désirée par les meneurs du parti thermidorien. — Influence de Thérèse Cabarrus. — Ouvertures de Tallien à Godoy, par l'intermédiaire de Bourgoing. — Pleins pouvoirs donnés à Barthélemy et à Yriarte. — Difficultés qui s'opposaient à la paix, levées. — Dernières opérations de la guerre, aux Pyrénées. — Moncey occupe Vitoria et Bilbao. — Miollis expulsé du château de Miranda par les Espagnols. — Combat de Pontos. — Les Français chassés de la Cerdagne espagnole. — Paix de Bâle avec l'Espagne ; la partie espagnole de l'île de Saint-Domingue cédée à la France. — Impression produite par cette paix sur les divers partis. — Armées de la République. — La guerre en Italie. — Effet de la réaction sur les armées. — Kléber devant Mayence. — Lettre caractéristique de Kléber à Jourdan. — État de l'armée de Sambre et Meuse. — Prise de Luxembourg par Jourdan. — Trahison de Pichegru : ses négociations secrètes avec le prince de Condé ; Montgaillard ; Fauche Borel ; offres faites à Pichegru ; plan du prince de Condé ; plan de Pichegru ; difficulté de s'entendre ; défiance du prince de Condé. — Ordre envoyé à Jourdan de passer le Rhin. — Grandes difficultés de cette entreprise. — Projet de Jourdan adopté par le Comité de salut public. — Préparatifs de Jourdan. — Passage du Rhin. — Marche de l'armée de Sambre et Meuse sur le Mein. — Capitulation de Manheim. — Défaite d'un corps de dix mille hommes porté sur Heidelberg par Pichegru. — Pichegru, nommé au commandement général des  armées de Sambre et Meuse et Rhin et Moselle. — Il paralyse tout. — Situation déplorable de l'armée de Sambre-et-Meuse, par suite du refus de Pichegru de la seconder. — Irritation de Kléber contre l'état-major de Pichegru. — Inaction systématique de ce général. — Wurmser en profite pour envoyer des renforts à Clairfayt. — L'armée de Sambre et Meuse menacée d'être détruite par Clairfayt. — Jourdan est forcé d'ordonner la retraite. — Causes de l'insuccès de cette campagne. — La réaction jugée par son influence sur les événements militaires.

 

Pendant que la République triomphait à Quiberon, la coalition des rois recevait une nouvelle atteinte ; et ce que la Prusse avait fait, l'Espagne le faisait à son tour.

Le roi d'Espagne était alors Charles IV, prince d'un caractère faible, et qui sembla contracter le goût d'une vie tranquille le jour même où il ceignit la couronne. Jamais maladie n'opéra dans un homme un changement plus complet que celui qui, pour Charles IV, fut en 1788 le résultat d'une hydropisie de poitrine. Lorsqu'il n'était encore que prince des Asturies, il avait déployé une violence de tempérament à peine égalée par sa force physique qui était prodigieuse, et on l'avait vu se mesurer avec des palefreniers, poursuivre le marquis Squilais, premier ministre, l'épée à la main ; donner un soufflet au comte d'Aranda, et des coups de canne au marquis de Grimaldi[1]. La maladie fit d'un prince intraitable et brutal un roi qui ne marquera dans l'Histoire que par son aveugle soumission aux volontés de Marie-Louise, sa femme, et de Manuel Godoy, le favori qu'elle lui donna.

La nature suspecte des préférences féminines auxquelles Manuel Godoy dut de devenir premier ministre, de simple garde-du-corps qu'il avait été ; son impuissance à racheter, à force de mérite et de modestie, le tort de son élévation, et la haine qui s'attache toujours à la fortune d'un parvenu, s'il est un homme médiocre, tout a concouru à noircir la mémoire de Manuel Godoy. Aux accusations justes ne s'en est-il pas mêlé de peu équitables ? Oui, sans doute[2]. Mais ce qui est certain, c'est que ce fut sa fatale influence qui arma l'Espagne contre la Révolution française. Il a lui-même raconté comment le sage comte d'Aranda fut exilé après avoir essayé de prouver au roi, contrairement à l'opinion du favori, que la guerre contre la France était injuste, impolitique et ruineuse. La scène mérite d'être rapportée, telle que la décrit l'homme dont elle assura le déplorable triomphe.

Lorsque je développai mon opinion et la pensée du gouvernement, plusieurs membres du Conseil et le roi lui-même donnèrent des signes d'approbation. Aussitôt que j'eus cessé de parler, Charles IV dirigea son regard sur le comte d'Aranda, comme pour l'inviter à prendre la parole... Le comte proféra ces paroles, que je crois bien me rappeler : Pour moi, Sire, je n'ai rien à ajouter ni à retrancher à ce que j'ai exposé par écrit ou de vive voix. Il me serait aisé de répondre aux raisonnements, moins solides que complaisants, dont on a voulu appuyer le parti de la guerre ; mais à quoi bon ? Tout ce que je pourrais dire serait inutile. Votre Majesté a donné des signes non équivoques d'approbation aux paroles de son ministre. Qui oserait déplaire à Votre Majesté par des raisonnements contraires ? Un conseiller essaya d'intervenir. Mais le roi leva la séance : Assez pour aujourd'hui, dit-il ; il marcha vers son cabinet, et traversa rapidement la salle du Conseil, où chacun de nous était encore à sa place. Comme il passait près du comte, celui-ci balbutia quelques mots ; je ne pus les saisir : c'étaient probablement des excuses. Nous entendîmes tous la réponse de Sa Majesté. La voici : Avec mon père, tu fus toujours un peu entêté ; mais tu n'en vins jamais à l'insulter au milieu de son conseil[3].

Le comte d'Aranda fut banni, et la guerre contre la France fut résolue.

De cette guerre funeste, nous n'avons plus heureusement à retracer que les dernières péripéties.

Sur les frontières de l'Espagne, les forces de la République se divisaient en deux armées : celle des Pyrénées occidentales, sous les ordres du général Moncey, et celle des Pyrénées orientales, que commandait le général Pérignon.

Or, d'après le plan du Comité de salut public, Moncey devait tâcher de s'ouvrir, par la prise de Pampelune, les plaines de la Castille et la route de Madrid, pendant que Pérignon s'attacherait à retenir les Espagnols sur les bords de la Fluvia.

Mais, selon la remarque de Jomini, il est plus aisé de méditer des entreprises à deux cents lieues du théâtre des opérations qu'il ne l'est de les exécuter sur le terrain[4]. Les fatigues du siège de Roses, le froid dans un pays montagneux, la pénurie des subsistances, avaient réduit l'une et l'autre armée à un état lamentable. Et celle des deux qui souffrait le plus était précisément celle qui avait à porter les grands coups. Une famine cruelle et le typhus, plus cruel encore que la famine, dévoraient les bataillons de Moncey. En quelques semaines, douze mille soldats moururent dans les hôpitaux ; sur soixante mille hommes qui, à la clôture de la campagne précédente, se tenaient prêts à faire face à l'ennemi, il en restait à peine vingt-cinq mille qui fussent capables de combattre ; les magasins étaient vides ; les trois cinquièmes des chevaux avaient péri[5].

D'un autre côté, Pérignon, chargé de seconder les efforts de l'armée des Pyrénées occidentales, était découragé. Le vainqueur de Figuières et de Roses se jugeait presque insulté par l'adoption d'un plan qui lui infligeait l'humiliation d'un rôle secondaire[6]. L'Espagne lui avait opposé dans O'Farril, chef d'état-major du général Urrutia, un adversaire digne de lui : entre les deux camps la victoire parut flotter. Enfin, après quelques attaques d'avant-postes qui manquèrent, Pérignon, forcé de repasser la Fluvia, que, le 1er mars, il avait fait franchir à deux de ses colonnes, quitta l'armée, cédant la place à Schérer[7].

Schérer, arrivé au commencement d'avril, ne réussit pas mieux que son prédécesseur à entamer la ligne de défense des Espagnols. La position de Bascara, située à égale distance des deux points de départ, fut le théâtre d'une lutte où il y eut beaucoup de sang répandu en vain. De la part des généraux espagnols, il s'agissait d'aguerrir les nouvelles levées ; de la part des Français, de masquer leur dénuement[8].

Pendant ce temps, le typhus et la faim continuaient leurs ravages dans l'armée du général Moncey, qui était bloqué du côté de la mer, contenu du côté de l'Espagne, et mal servi par les fournisseurs de la République. Aussi le système du général espagnol Colomera avait-il été de laisser les Français se consumer dans leur camp. Mais cette inaction, qui, chez lui, pouvait être imputée à la timidité de la vieillesse et à une santé chancelante, ayant excité des murmures dont il se montra offensé, son remplacement, demandé par lui-même, eut lieu, et le prince de Castel Franco fut chargé de donner une impulsion plus vive à la guerre[9].

Moncey, menacé d'une attaque, et inquiet de ses communications avec la France, se résolut à l'offensive. Le 11 avril, il aborde la gauche des Espagnols sur trois points, Pagochoeta, Elguibar, Sasiola. Il fut repoussé. Une circonstance singulière avait marqué l'attaque de Pagochoeta. Là, les Espagnols s'étaient repliés, et les Français commençaient à couvrir les hauteurs abandonnées par l'ennemi, lorsque tout à coup paraît, marchant à la tête de cinq cents volontaires de la levée en masse de Biscaye, le curé D. Antoine de Achutéguy. Il était en grand costume sacerdotal, et derrière lui flottait un drapeau représentant l'image de la sainte Vierge. Les litanies des saints firent retentir ces montagnes en réponse aux âpres accents de la Marseillaise, qu'avaient entonnée nos soldats ; le combat fut rétabli à l'avantage des Espagnols ; et, cette fois du moins, l'enthousiasme religieux se trouva capable de résister à cet élan républicain qui avait décidé du sort de tant de batailles[10].

Pendant deux mois entiers, la lutte se prolongea sans résultat décisif, si bien qu'au commencement de juin, l'armée espagnole occupait la même position qu'à l'ouverture de la campagne[11].

Mais déjà l'œuvre de la paix, à laquelle les deux gouvernements travaillaient depuis quelques mois, se trouvait fort avancée. Une vive mésintelligence ayant éclaté entre les Anglais et les Espagnols, lorsqu'ils occupaient ensemble Toulon, le Cabinet de Madrid s'était montré, à partir de ce moment, disposé à traiter avec la France, et les négociations avaient commencé entre le ministère espagnol et le général Dugommier, dès les derniers mois de l'année précédente, par l'intermédiaire de Simonin, payeur des prisonniers de guerre français à Madrid[12].

On était alors si enclin à la paix de part et d'autre, qu'elle eût été probablement conclue sans plus tarder, si Charles IV ne se fût avisé de mettre au nombre des conditions, non-seulement la mise en liberté du fils de Louis XVI, mais son installation comme roi dans les provinces limitrophes de l'Espagne. La prétention était plus qu'inadmissible, elle était insultante : rejetée avec indignation, elle eut pour effet une rupture violente des négociations entamées. Les choses parurent même s'envenimer, les représentants du peuple en mission près l'armée des Pyrénées ayant déclaré qu'entre des républicains et des esclaves la seule correspondance possible était le canon : réponse que le Comité de salut public approuva[13].

Mais tout se réunissait pour ramener les deux gouvernements à l'idée de la paix.

Et d'abord, les sympathies du Cabinet de Madrid à l'égard du parti royaliste français s'étaient fort refroidies depuis qu'il avait vu avec quelle préférence décidée une fraction importante de ce parti recherchait les subsides et le patronage de l'Angleterre[14]. Fallait-il donc que la monarchie espagnole épuisât ses ressources, dépensât son dernier homme et son dernier écu, pour que Pitt eût tout l'honneur et tout le profit de la croisade entreprise contre la Révolution française ? Cette Révolution n'avait-elle pas, d'ailleurs, perdu, après le 9 thermidor, le caractère qui la rendait si terrible aux yeux des rois ? La réaction qui se développait en France ne fournissait-elle pas des moyens nouveaux de travailler au rétablissement de la royauté dans ce pays, moyens d'autant plus efficaces peut-être, qu'ils seraient non sanglants et voilés[15] ? La paix était donc désirable, pourvu qu'elle ne coûtât rien à la fierté castillane.

Ainsi raisonnait le ministère espagnol.

De leur côté, les meneurs de la faction thermidorienne poussaient à la paix avec l'Espagne, parce qu'ils ne trouvaient plus dans l'exaltation républicaine, calomniée par eux-mêmes, la certitude d'avoir la victoire à leurs ordres ; parce qu'il leur fallait au moins des succès diplomatiques, , pour couvrir de quelque éclat les oscillations misérables de leur politique intérieure ; parce que l'Espagne avait des vaisseaux dont ils espéraient se servir contre les Anglais ; et enfin, parce que détacher l'Espagne de l'Angleterre, c'était frapper celle-ci dans son commerce autant que dans ses alliances.

Ajoutez à cela l'influence que Tallien exerçait sur les affaires publiques, et l'influence que Thérèse Cabarrus exerçait sur Tallien[16].

Survint la paix de Bâle, qui montrait la Coalition désertée par l'initiateur de la Coalition, le roi de Prusse. Cette défection et l'empressement d'un grand nombre de princes de l'Empire à suivre l'exemple de la Prusse sans tenir compte des fureurs de l'Autriche, furent pour l'Espagne un nouveau motif de presser le pas dans les voies de la paix. Bourgoing, qui, en 1790, avait été envoyé à Madrid comme ambassadeur, en remplacement de Lavauguyon[17], qui y avait conquis des sympathies nombreuses, et connaissait l'Espagne presque mieux que les Espagnols eux-mêmes, reçut mission de faire entendre à Godoy et à Marie-Louise que, contre l'opposition et l'inimitié de la grandesse d'Espagne, ils ne pouvaient avoir de meilleur appui que la France[18]. Vers le milieu du mois de mai, Tallien écrivait indirectement à Manuel Godoy par l'intermédiaire de Bourgoing que, si l'Espagne voulait sérieusement la paix, l'exaltation de certaines personnes ne serait pas un obstacle ; que toute condition onéreuse serait écartée ; que le moment était favorable, la France ayant pour désirer la paix des raisons politiques très-puissantes, mais qui pouvaient varier d'un moment à l'autre ; qu'on n'aurait pas de peine à s'entendre ; que déjà, du côté de la France, le citoyen Barthélemy avait été chargé de la négociation, avec instructions où les intérêts et l'honneur des deux peuples étaient sauvegardés ; et qu'enfin, outre les considérations politiques, lui Tallien se sentait porté à faire cette démarche auprès de Manuel Godoy par des sentiments particuliers et des affections personnelles qu'on devinerait sans autre explication de sa part[19].

Quelques jours avant l'envoi de cette lettre, le diplomate espagnol Yriarte était arrivé à Bâle, qui était alors le rendez-vous de la diplomatie européenne, et avait été immédiatement présenté à Barthélemy par le prince de Hardenberg, dans le salon de l'envoyé de Venise, M. de San Fermo[20]. Mais rien n'était encore bien décidé à Madrid ; et, quoique Barthélemy eût reçu de pleins pouvoirs pour traiter, dès le 21 floréal (10 mai), les pleins pouvoirs d'Yriarte ne lui furent donnés par l'Espagne que le 2 juillet, environ deux mois plus tard[21].

Les négociations offrirent peu de difficultés. Le Comité de salut public avait d'abord demandé que la République retînt jusqu'à la paix les quatre places fortes occupées par ses troupes ; mais l'Espagne ayant repoussé cette condition, le gouvernement français n'insista pas, et consentit à traiter sur la base de l'intégrité absolue du territoire espagnol. Ce qui avait été envahi sur l'Espagne, il proposa de le restituer[22], moyennant cession à la France de la partie espagnole de l'île de Saint-Domingue. A cette époque, l'île de Saint-Domingue était en proie aux horreurs d'une anarchie qui en rendait la possession beaucoup plus onéreuse que profitable. Il n'était donc pas à craindre que le Cabinet de Madrid opposât, sur ce point, une résistance sérieuse. Et en effet, la proposition, soumise au conseil d'État, y fut reconnue admissible à l'unanimité[23].

Restait une question à résoudre. Charles IV se croyait engagé d'honneur à réclamer la mise en liberté du Dauphin. La mort de l'enfant du Temple, qui arriva sur ces entrefaites, trancha un nœud qu'il eût été, peut-être, difficile de dénouer.

Rien ne s'opposait donc à ce que la paix fût conclue au commencement de juillet. Et cependant la guerre se prolongea jusqu'à la fin du mois, par la raison assez ridicule, que le gouvernement espagnol perdit plusieurs jours à découvrir la trace d'Yriarte, qu'on croyait à Berlin ou à Vienne, lorsqu'on le nomma ministre plénipotentiaire, et auquel on expédia deux courriers, sans pouvoir obtenir de ses nouvelles[24].

On a écrit que la cause déterminante de la paix entre l'Espagne et la France fut l'épouvante dont la Cour de Madrid fut saisie, en apprenant que l'armée de Moncey avait franchi l'Èbre ; qu'elle s'était maintenue sur les bords de ce fleuve, et que, de là, elle menaçait la Castille. C'est là une de ces erreurs que se plaisent à répandre les écrivains qui préfèrent l'avantage de flatter les passions nationales à l'honneur de servir la vérité. Jomini dit en termes exprès : La paixmit un terme aux sollicitudes de Moncey, qui acheva, heureusement pour sa gloire, une campagne dont l'issue pouvait être encore douteuse, malgré son brillant début[25]. Le fait est que les efforts de Moncey pour se jeter sur Pampelune furent constamment déjoués par l'habileté des généraux espagnols Crespo et Filangieri, qui apportèrent dans leurs mouvements stratégiques beaucoup de promptitude et de coup d'œil. S'il est vrai qu'après avoir pris possession de Vitoria et de Bilbao, il se crut en état de pousser jusque sur l'Èbre la brigade de Miollis, qui pendant quelques heures occupa le château de Miranda, il est vrai aussi que, le même jour, 24 juillet, Miollis en fut expulsé par les Castillans, non sans avoir perdu plusieurs des siens, et, entre autres, Mauras, commandant des chasseurs des Montagnes. Cet échec, l'impossibilité où étaient les républicains de tenir Bilbao, et la crainte de voir l'ennemi revenir en Biscaye et menacer les communications de l'armée, forcèrent Moncey à concentrer ses forces sur Puenta-de-la-Reina, afin de resserrer Pampelune ; et là fut le terme des opérations militaires de la campagne de 1795 en Espagne, pour ce qui concernait l'armée des Pyrénées occidentales[26].

Quant à celle des Pyrénées orientales, la fortune de la guerre ne lui était pas plus favorable. Dans les premiers jours de juillet, à la suite d'un ordre donné au général Sauvet d'aller fourrager entre la Fluvia et la Ter, Schérer et Urrutia en étant venus aux mains, le combat fut tel que les deux partis purent s'attribuer la victoire. Urrutia, dans un rapport publié par la Gazette de Madrid du 4 juillet, présenta la bataille de Pontos comme décidément gagnée par lui. Mais, selon Jomini, Schérer, en se disant vainqueur, s'abusa moins que le comte Urrutia ; et le résultat semble conclure comme Jomini, puisque Sauvet mit son convoi à l'abri, et ramena dans son camp trois cents chariots de grains, outre de nombreux troupeaux[27]. D'autre part, il est certain que le combat de Pontos augmenta la confiance d'Urrutia à ce point, qu'il détacha aussitôt, de Girone, le général Cuesta avec une forte division, le chargeant de chasser les Français de la Cerdagne espagnole, ce qui fut accompli.

Cuesta se préparait à attaquer Mont-Louis, lorsqu'une grande nouvelle retentit dans les deux camps. Aussitôt, les soldats, des deux côtés, déposent leurs armes et courent se jeter dans les bras les uns des autres. Cette nouvelle était celle du traité signé à Bâle, le 22 juillet 1795, entre la France et l'Espagne[28].

Par ce traité, qui valut à Manuel Godoy, de la part de son maître, de nouvelles faveurs et le titre de Prince de la Paix, la France restituait toutes ses conquêtes au delà des Pyrénées, et acceptait la médiation de l'Espagne en faveur de Naples, de Parme, de la Sardaigne et du pape.

De son côté l'Espagne cédait aux Français sa part de l'île de Saint-Domingue, et s'engageait à leur payer, pendant cinq ans, une sorte de tribut annuel de cent chevaux andalous, mille moutons et cent béliers[29].

Ces avantages étaient certainement peu en rapport avec les sacrifices qu'avait coûtés à la nation française une guerre si meurtrière, si prolongée ; et le prince de la Paix a pu avec quelque raison s'écrier dans ses Mémoires : Qu'on me cite un autre traité où la France ait été aussi facile, aussi accommodante ![30] Au fond, comme il en fait encore la remarque, l'acquisition de la partie espagnole de Saint-Domingue était si peu désirable, que la République n'eut la pensée d'en prendre possession que quatre ans après[31].

Cela n'empêcha pas les Thermidoriens de triompher d'un traité qui était leur ouvrage et dont Tallien avait ébauché les préliminaires[32].

Pour ce qui est des royalistes, ceux d'entre eux qui, comme Puisaye, n'avaient cessé de prôner le patronage de l'Angleterre, éprouvèrent une satisfaction secrète d'un résultat qui semblait donner raison à leurs préférences. Ceux, au contraire, dont toutes les espérances s'étaient tournées vers l'Espagne se répandirent en plaintes amères sur ce qu'ils appelaient une véritable trahison. Mais il est à remarquer que cet événement n'altéra point, du moins en apparence, les prédilections des conseillers du prétendant. Ils attribuèrent ou feignirent d'attribuer la décision du Cabinet de Madrid à la pression des circonstances, et se plurent à supposer qu'il n'avait renoncé à servir la cause royaliste par l'épée qu'afin de se mieux mettre en état de la servir par l'intrigue. Les instructions qu'ils envoyèrent aux agents de Paris furent rédigées dans cet esprit[33].

Quoi qu'il en soit, et à supposer que le gouvernement français eût raison de considérer la seconde[34] paix de Bâle comme une victoire diplomatique, c'était peu pour compenser les revers de la campagne de 1795, si différente de la campagne de 1794, et par la gloire acquise, et par les résultats obtenus.

Au commencement du mois de mars, le nombre des armées de la République se trouvait réduit à huit, savoir :

Armée

de Rhin et Moselle : général en chef

PICHEGRU.

de Sambre et Meuse

JOURDAN.

du Nord

MOREAU.

d'Italie

KELLERMANN.

des Pyrénées occidentales

MONCEY.

des Pyrénées orientales

PÉRIGNON.

remplacé à la fin de mars par

SCHÉRER.

des côtes de l'Ouest

CANCLAUX.

des côtes de Brest et de Cherbourg

HOCHE[35].

La paix de Bâle ayant laissé disponibles les forces employées du côté de l'Espagne, ordre fut expédié à l'armée des Pyrénées orientales de s'acheminer vers l'Italie, où Kellermann fut invité à tout préparer pour reprendre l'offensive[36]. Et en effet, sur cette partie du théâtre de la guerre, la campagne s'était jusqu'alors passée en escarmouches insignifiantes. Quoiqu'il régnât entre les Sardes et les Autrichiens une mésintelligence qui, loin de diminuer par la séparation des troupes des deux nations, n'avait fait que s'accroître, cette circonstance n'avait amené, en faveur des républicains, aucun résultat décisif ; une attaque des Sardes sur le mont Genèvre avait été repoussée ; on avait dépensé beaucoup de temps à dresser des plans ; et c'était là à peu près tout[37]. Plus tard, il est vrai, les choses changèrent de face ; et il fut donné à Schérer, qui remplaça Kellermann dans les premiers jours d'octobre, de remporter sur le baron Devins une victoire qui coûta aux Autrichiens 7.000 hommes, dont 5.000 prisonniers, outre d'énormes magasins de fourrages et plus de 80 pièces de canon[38]. Mais cette bataille, demeurée célèbre sous le nom de bataille de Loano, fut gagnée à la fin du mois de novembre ; et, à cette époque, la Convention avait cessé d'exister.

Que si maintenant nous parcourons d'un regard le reste de nos frontières, quel triste spectacle ! Nulle part les changements apportés à la situation par le 9 thermidor n'apparurent d'une manière plus frappante que dans la dégénérescence des armées. Les jeunes gens que la loi d'août 1793 avait appelés à la défense de la patrie refusant de quitter leurs foyers et restant impunis ; ceux qui étaient sous les drapeaux, excités à la désertion par leurs familles ; les vertus militaires qui avaient marqué la campagne de 1794 et commandé l'admiration de l'Europe, bannies de nos camps ; la discipline absolument ruinée ; les soldats tout entiers au pillage, parce que les tribunaux militaires acquittaient les coupables, pour n'être pas accusés de terrorisme : qualification justement odieuse, qu'un certain parti prodiguait alors indistinctement à tous les hommes énergiques, telle est la peinture qu'a tracée de l'état des armées, à cette époque, l'homme le mieux placé pour en juger, c'est-à-dire le général Jourdan[39].

Hoche écrivait, de son côté[40] : Le luxe a reparu dans les armées, et, semblables à des pachas, nos généraux ont huit chevaux à leur voiture. C'en est assez, et cette campagne verra s'écrouler plus d'une réputation.

Mais ce qui devait être encore plus fatal au succès de nos armes que le luxe des généraux, c'était la perfidie de celui d'entre eux que le gouvernement thermidorien avait le plus comblé de faveurs et d'éloges. Pichegru, nommé, le 13 ventôse (3 mars), commandant en chef de l'armée de Rhin et Moselle, portait la trahison dans son cœur. On trouvera plus loin le détail des négociations dont le flétrissant souvenir est lié pour jamais à la mémoire de ce général.

Le premier échec que les Français éprouvèrent sur le Rhin vint de la présomptueuse confiance avec laquelle le gouvernement insista sur la nécessité d'assiéger Mayence pendant l'hiver. Son but était d'assurer les conquêtes de la campagne précédente, que menaçait effectivement la possession de Mayence par les Autrichiens. Mais entreprendre avec quelque chance de succès, sur la rive gauche du Rhin, le siège d'une place que toute une armée soutenait sur la rive droite, on ne l'aurait pu qu'après avoir franchi le fleuve et battu les Impériaux. D'ailleurs, on n'avait nul moyen de réunir les bouches à feu et l'immense attirail qu'exigeait une opération de cette importance ; et, enfin, le pays, sur lequel avaient pesé tant d'armées, était épuisé d'une manière absolue. Ces considérations furent présentées avec beaucoup de force et de clarté par Kléber, dans un mémoire qu'il adressa au Comité de salut public, en réponse à l'ordre d'aller prendre le commandement de la portion de l'armée de Rhin et Moselle restée devant Mayence. Kléber jugeait l'entreprise dont on le chargeait, en capitaine expérimenté, et ne voulait point compromettre sa réputation militaire. Mais il ne fut point écouté. Les Thermidoriens se rappelaient les prodiges qu'avaient accomplis les armées républicaines, sans songer qu'eux-mêmes avaient mis un terme à l'enthousiasme sacré qui avait rendu possibles ces prodiges ! Le siège fut donc commencé, et les prédictions de Kléber ne se réalisèrent que trop : les chevaux périrent faute de fourrage ; les soldats privés de subsistances et exténués de fatigue, allèrent mourir dans les hôpitaux ; et il fallut finir par se borner à perfectionner les lignes qui enveloppaient le front de la place[41].

Le 7 avril, Kléber écrivait à Jourdan :

On me dit que tu es à Coblentz avec les représentants Gillet et Cavaignac. Eh bien, profite, si tu m'aimes, de cette circonstance pour me demander, sans quoi, je resterai accroché à l'armée du Rhin. Mes chevaux filent sur Crevelt ; ils sont partis le 3, je comptais les suivre le 5 ; le 4 au soir, une lettre du Comité de salut public m'enjoint de rejoindre l'armée du Rhin, pour en prendre le commandement jusqu'à l'arrivée de Pichegru... Cette armée, excellente au fond, mais détruite, dénuée par l'ineptie, ne demande point un commandant provisoire, mais un chef doué de tous les talents, de toute l'énergie possible ; et Kléber n'est pas l'homme qu'il faut. Je ne suis quelque chose, moi, qu'avec toi ; que quand tu m'as encadré dans mes devoirs, etc. Tire-moi donc d'ici, je t'en conjure. Non-seulement tu me rendras service, mais tu serviras encore la cause publique. Il me tarde bien de t'embrasser[42].

 

Cette armée dans laquelle Kléber brûlait de rentrer était celle de Sambre et Meuse. Elle se trouvait alors dans un état peu florissant : forcée de vivre par la voie des réquisitions, elle avait épuisé les contrées de la rive gauche du Rhin et aurait été bientôt forcée de les abandonner si elle n'eût reçu quelques secours de la Hollande ; il lui manquait trente mille chevaux, trois mille caissons et autant de voitures pour les services de l'artillerie, du génie, des vivres et fourrages[43]. En revanche, elle avait à sa tête un homme qui aux talents d'un capitaine familiarisé avec la victoire joignait les vertus du citoyen.

Nous avons dit que le gouvernement français jugeait nécessaire de porter le théâtre de la guerre sur la rive droite du Rhin. Le temps exigé parles préparatifs du passage donnant lieu de penser que les Autrichiens tenteraient de secourir Luxembourg qu'investissaient alors quatorze mille hommes, Pichegru reçut ordre de s'opposer au mouvement prévu. Celui-ci objecta l'affaiblissement de l'armée de Rhin et Moselle, les privations dont elle souffrait depuis longtemps, les fatigues essuyées par elle pendant un hiver rigoureux. Il n'en fallut pas davantage : le Comité de salut public, qui avait une confiance sans bornes dans Pichegru, ne prit pas la peine d'approfondir les motifs qu'il alléguait, et il l'autorisa à rappeler les vingt-quatre mille hommes qui investissaient Luxembourg, pendant qu'il envoyait à Jourdan l'ordre de les faire remplacer et d'opérer un mouvement général sur sa droite, de manière à pouvoir, au besoin, soutenir son collègue[44].

Le 15 avril, l'armée de Sambre et Meuse, dont la force s'élevait à quatre-vingt-six mille combattants, occupa les positions suivantes : vingt-quatre mille six cents hommes aux ordres du général Hatry, sous les murs de Luxembourg ; vingt mille formant l'aile gauche sous ceux de Lefebvre, le long du Rhin depuis Uerdingen jusqu'à Sinzig ; vingt-six mille sept cents commandés par Kléber, entre Andernach et Coblentz, et quatorze mille huit cents bordant le Rhin, depuis Coblentz jusqu'à Bingen, sous le commandement de Marceau. L'armée de Rhin et Moselle, un peu moins forte, occupait divers camps depuis Mayence jusqu'à Huningue[45].

Jourdan s'étonne, dans ses Mémoires manuscrits, que empereur d'Autriche qui avait sur le Rhin une armée de cent quatre-vingt mille combattants, n'ait point cherché à sauver une place d'une aussi haute importance que Luxembourg. Il fait remarquer que Mayence et Ehrenbreitstein offraient des points de passage d'où cent cinquante mille hommes pouvaient facilement déboucher et marcher sur Trèves ; auquel cas, les deux armées de la République qui n'auraient plus eu de communication entre elles et qui étaient affaiblies des vingt-cinq mille hommes détachés devant Luxembourg, se seraient trouvées hors d'état de résister à une masse imposante, les accablant alternativement de tout son poids. Quel motif paralysa l'armée autrichienne ? Manquait-elle des ressources indispensables pour entrer en campagne ? Ou bien, le Cabinet de Vienne méditait-il une autre opération ? Jourdan croit que le projet de l'Autriche était de faire pénétrer ses armées par la haute Alsace, en Franche-Comté, où les émigrés comptaient d'assez nombreux partisans, et où l'on pouvait s'attendre à rencontrer moins d'obstacles pour s'avancer sur Paris[46].

Quoi qu'il en soit, le maréchal Bender, gouverneur de Luxembourg ne fut point secouru, et, comme ses approvisionnements étaient consommés, il capitula. La capitulation fut signée le 7 juin. La garnison, forte de neuf mille hommes, sortit avec les honneurs de la guerre, déposa ses armes et ses drapeaux sur les glacis, et fut conduite au-delà du Rhin, après avoir prêté serment de ne servir contre la République que lorsqu'elle aurait été échangée. Huit cents bouches à feu, dont quatre cent cinquante en bronze, mille milliers de poudre et une immense quantité de fers coulés tombèrent au pouvoir du vainqueur[47].

Tandis que Jourdan remplissait ainsi son double devoir de citoyen et de soldat, Pichegru se préparait à la trahison.

Ce fut entre le prince de Condé et Pichegru que s'ouvrirent les négociations infamantes dont celui-là même a révélé le secret, qui en fut l'intermédiaire principal.

Au mois d'avril 1795, le prince de Condé avait dû occuper avec son armée le cantonnement de Mulheim, en Brisgaw. Sa situation était loin d'être ce qu'elle apparaissait de loin à beaucoup de royalistes français qui, sur la foi du nom que portait ce prince, le croyaient investi d'un pouvoir considérable et jouissant d'un grand crédit auprès des Puissances coalisées. La vérité est qu'il commandait un corps mal payé et mal discipliné ; qu'il était entouré de courtisans qui le trompaient, en lui représentant la France toute prête à embrasser ses genoux ; que les Cours de Pétersbourg et de Vienne le berçaient de promesses illusoires ; que les comtes de Provence et d'Artois ne l'aimaient pas, et que, si les Anglais lui donnaient de l'argent, c'était pour qu'il l'employât à tout autre chose qu'à augmenter l'illustration militaire de sa maison : témoin les trente-six mille louis qu'ils lui firent remettre, en avril, à Mulheim, pour dépenses secrètes sur la rive gauche[48]. Enlever à la République ses défenseurs, en tâchant de gagner les officiers et en poussant les soldats à la désertion, tel était l'objet des dépenses secrètes sur la rive gauche ; et les banquiers de cette agence de corruption étaient Crawford et Wickam, ce Wickam que, dans son Histoire du dix-huitième siècle, Schlosser flétrit du nom de méprisable intrigant[49].

La trahison de Pichegru !… La plume hésite avant de tracer de tels mots ; et l'historien se demande, frappé de stupeur, l'explication d'un aussi triste mystère. Pichegru était alors au zénith de sa réputation ; la France aimait à saluer en lui un de ses plus grands capitaines ; le gouvernement le regardait presque comme l'arbitre des destinées du pays ; rien de plus élevé que ce qu'il possédait déjà, ne semblait pouvoir tenter son ambition ; son orgueil n'avait à se plaindre d'aucune préférence accordée à un autre ; loin de là, des généraux, Jourdan par exemple, qui avaient rendu plus de services que lui à la République, avaient reçu moins de louanges et moins de faveurs : quelle fatalité inconcevable le précipita dans les voies de la trahison ?

Si, comme Jomini l'assure[50], il était adonné au vin et aux femmes, il est bien certain qu'il n'avait pas le moyen de satisfaire ce double penchant ; car il ne possédait pas de fortune particulière ; et son traitement journalier de général en chef n'était que de cent cinquante livres, somme réduite à ce point par l'extrême dépréciation du papier, qu'elle lui permettait à peine de se procurer du vin pour sa table, et qu'il fut un jour obligé de vendre deux de ses chevaux, faute d'avoir de quoi pourvoir à des dépenses de première nécessité[51].

Mais il est difficile de comprendre que des mobiles d'une nature ignoble agissent souverainement sur une âme illuminée par le génie et capable de vastes desseins. Faut-il supposer que Pichegru aspirait au rétablissement de la monarchie, par l'effet d'une conviction sincère et forte ? Même dans ce cas, il y a lieu d'être surpris qu'il n'ait pas vu combien peu les circonstances se prêtaient à une parodie du rôle de Monk, et sur quelle carte douteuse il jouait son honneur.

Quoi qu'il en soit, et malgré ce mot de ses instructions secrètes à un des négociateurs du prince de Condé : Je n'ai pas envie de faire le second tome de Dumouriez[52], c'est bien après le nom de ce traître, que le sien prendra place dans l'histoire des traîtres.

De tous les intrigants au service du parti royaliste, nul n'était plus rompu aux habitudes d'une politique souterraine que Maurice Rocques, comte de Montgaillard[53] : ce fut à lui que le prince de Condé donna les pleins pouvoirs nécessaires pour traiter avec Pichegru[54].

Les offres faites à ce dernier étaient magnifiques. On lui écrivit : qu'il serait nommé maréchal de France et gouverneur d'Alsace ; qu'on lui accorderait le cordon rouge, le château de Chambord avec son parc et douze pièces de canon enlevées aux Autrichiens, un million argent comptant, deux cent mille livres de rentes, et un hôtel à Paris ; que la ville d'Arbois, sa ville natale, porterait le nom de Pichegru, et serait exempte de tout impôt pendant quinze ans, etc., etc.[55].

Furent adjoints à Montgaillard, dans cette négociation, un bourgeois de Neufchâtel, nommé Antoine Courant, homme de beaucoup de sang-froid, d'une présence d'esprit rare, parlant très-bien plusieurs langues[56], et un autre habitant de Neufchâtel, Fauche-Borel.

Quoique né dans une République et d'une famille protestante qu'avait chassée de France la révocation de l'édit de Nantes, Fauche-Borel s'était pris d'enthousiasme pour la cause royaliste, avait accueilli beaucoup d'émigrés dans un atelier d'imprimerie qu'il tenait à Neufchâtel, et s'était mis à imprimer en leur faveur toutes sortes de brochures[57]. Si le désintéressement de son zèle en égala l'ardeur, c'est ce que le passage suivant du mémoire de Montgaillard autorise à mettre en doute : Les promesses qu'on lui fit et dont il exigea la signature avant toute chose furent : un million, l'imprimerie royale, l'inspection générale de la librairie de France, la charge de conseiller d'État et le cordon de Saint-Michel[58].

Toujours est-il que Fauche-Borel, dans les négociations du prince de Condé avec Pichegru, accepta les périlleuses fonctions de porteur de messages. Sa première entrevue avec le général eut lieu le 14 août 1795. Il était muni d'une lettre contenant la preuve de l'authenticité de sa mission, et rien de plus : Pichegru en ayant exigé une autre plus explicite[59], Fauche-Borel repartit aussitôt pour Bâle, où il arriva, les portes fermantes[60]. Montgaillard l'attendait. Il passa la nuit à rédiger les instructions du prince de Condé, à dresser un état des récompenses qui devaient être accordées au général ainsi qu'à son armée, et Fauche reprit la poste à sept heures du matin[61].

Le prince de Condé demandait que Pichegru se déclarât sur la rive gauche et y fît proclamer la royauté par son armée ; qu'il arborât le drapeau blanc sur tous les clochers qui bordent le Rhin, depuis Huningue jusqu'à Mayence ; qu'il envoyât aussitôt à Mulheim un trompette, les yeux bandés, pour informer le prince que l'armée républicaine avait reconnu le roi et pour l'inviter à se rallier à cette armée ; qu'il livrât Huningue incontinent comme place de sûreté, avec liberté d'y établir un pont de bateaux ; qu'il arrêtât les représentants du peuple près l'armée du Rhin, et les fit conduire à Mulheim les fers aux mains et aux pieds[62], pour en être disposé ainsi qu'il appartiendrait.

Le but de ce plan, observe Montgaillard, et le motif de l'insistance du prince de Condé à le faire adopter, étaient ceux-ci : il cherchait à hasarder le moins possible, et à se ménager en même temps une influence décisive dans le nouvel ordre de choses[63].

Mais ce n'était pas de là sorte que l'entendait Pichegru. Sur l'accueil qu'il fit au plan du prince de Condé, voici ce que Fauche-Borel raconte :

A l'heure indiquée, je me trouvai au rendez-vous que m'avait fixé le général, mais je ne pus lui parler : il était forcé de partir avec son état-major. Cependant il m'aperçut, et son regard sembla me dire de le suivre. J'arrivai presque sur ses pas à son quartier-général, à Altkirch, près Strasbourg. Je me fis annoncer comme ayant sept caisses de vin de Champagne à lui livrer et désirant savoir où je devais les déposer. Il comprend le vrai sens de cette annonce, descend au jardin. Je l'accompagne, chapeau bas. Couvrez-vous, me dit-il, et, surtout, écartons toute apparence de mystère. Ensuite il prend la lettre du prince, la lit, me la rend pour n'avoir rien sur lui qui pût le compromettre, et fait verbalement la réponse suivante, que je crois rendre mot pour mot : Assurez le prince qu'il peut compter sur moi ; je serai digne de la confiance qu'il daigne m'accorder, mais ce qu'il me propose ne peut avoir lieu. Je connais le soldat : il ne faut pas lui donner le temps de penser au premier mouvement ; il faut l'entraîner et non chercher à le décider. Dès que je l'aurai comme transporté sur la rive droite du Rhin, je serai sûr de lui. Que le prince me désigne lui-même le point du fleuve le plus favorable pour qu'en le passant je me réunisse à son armée. Je crois que Neubourg ou Steinstadt serait l'endroit le plus avantageux, à cause de la position militaire du prince. Qu'il m'indique le jour et l'heure, ainsi que la quantité d'hommes et l'espèce d'armes qui lui conviennent. En passant, je laisserai mes pontons, comme si ma première colonne devait être suivie de la seconde, et, aussitôt sur la rive droite, je proclamerai la royauté. Par ce moyen, douze ou quinze mille des miens se joindront à l'armée du prince ; nous marcherons bras-dessus bras-dessous ; les places de l'Alsace s'ouvriront devant nous, et en quinze jours nous serons à Paris. Mais il faut que le prince s'entende avec les Autrichiens, pour qu'ils restent sur nos derrières[64].

 

Ainsi, Pichegru voulait bien trahir, mais à la condition qu'on le laisserait trahir à sa manière ; et c'est à quoi le prince de Condé ne put se résoudre à consentir. Au fond, que lui importait ce que Pichegru pouvait penser et désirer ? D'une part, il le considérait comme un instrument de sa gloire personnelle ; d'autre part, il se défiait de lui, ainsi que se défient des traîtres ceux-là mêmes qui les emploient. Montgaillard raconte que Fauche-Borel ayant rapporté au prince de Condé, en preuve de la sincérité du général, qu'il était allé jusqu'à le baiser sur la joue, le prince s'écria : Pichegru se sent de son ancien métier. Il est donc toujours soudard et crapuleux ! Voilà comme sont ces gens-là ! Épanchement de corps de garde, voilà tout[65].

Une expression favorite du prince de Condé, en parlant de ceux qu'il cherchait à corrompre, était celle-ci : La foi punique de ces gens-là.

Aussi insista-t-il sur la reddition préalable par Pichegru de Huningue et de Strasbourg. Mais, sur ce point, la résistance du général fut indomptable. Dans ses instructions à M. Courant, il écrivait : Je ne donnerai pas Huningue au prince ; cette place ne lui servirait de rien. Point de petits paquets. Il s'agit d'un grand projet, et non pas d'une expédition à la Dumouriez. Je n'ai pas envie de faire le second tome de ce général[66].

Une autre difficulté, c'était l'argent : il en aurait fallu beaucoup, et le prince de Condé en manquait[67]. Parmi les officiers avec lesquels Fauche-Borel réussit à lier l'intrigue, il y en avait de si pauvres, qu'un d'eux, l'adjudant général Badouville, reçut en cadeau une montre et du linge[68].

De son côté, Pichegru était fort pressant, quoiqu'il eût soin d'employer un langage de nature à le sauver du reproche de cupidité. Je n'ai nul besoin d'argent pour moi, écrivait-il, je n'en veux point ; mais il m'en faut pour mes soldats, car la royauté est pour eux au fond d'une bouteille de vin[69].

Si dans ces tristes lignes, Pichegru ne calomniait point ses soldats, on en doit conclure que la réaction avait exercé sur l'esprit de l'armée une bien funeste influence et substitué de bien vils mobiles à ceux qui avaient si longtemps rendu les Républicains invincibles !

Il résulte du récit de Fauche-Borel que les Autrichiens furent mis au courant des négociations du prince de Condé avec Pichegru[70]. Selon Montgaillard, au contraire, le prince tenait à ce que les Autrichiens restassent dans une ignorance profonde de ce qui se passait et défendit qu'on en donnât la moindre communication, soit à Clairfayt, soit à Wurmser[71].

Quoi qu'il en soit, les négociations traînèrent à ce point, que Pichegru vit arriver le moment où il cessa d'être libre de suivre le plan d'abord proposé par lui, le Comité de salut public ayant envoyé aux deux armées de Jourdan et de Pichegru l'ordre péremptoire de passer le Rhin.

L'intention du Comité était que l'armée de Sambre et Meuse, celle que Jourdan commandait, ne tentât le passage à Rheinsfeld que quand celle de Rhin et Moselle l'aurait effectué vers Strasbourg, et se serait emparée de Manheim. Il était effectivement très-avantageux et conforme aux règles de l'art de la guerre de percer le centre de la ligne des Autrichiens morcelée sur une immense étendue ; mais Jourdan représenta :

Que Pichegru aurait beaucoup de peine à aborder sur la rive droite, en présence des forces concentrées devant lui ;

Que quatre mille hommes suffisaient pour arrêter une armée à Rheinsfeld, tant le Rhin est encaissé dans cet endroit ;

Qu'une tentative au-dessus de Dusseldorf présentait de plus grandes chances de succès, surtout si Pichegru, par de sérieuses démonstrations, retenait l'ennemi dans le Brisgaw ;

Qu'il était impossible de réunir des équipages de pont entre Mayence et Manheim, les moyens de transport manquant pour cela ;

Qu'il était possible, au contraire, d'en faire arriver de la Hollande sur le bas Rhin, et moins difficile d'en rassembler sur la partie supérieure de son cours, derrière quelqu'une des îles dont il est parsemé ;

Que, d'ailleurs, rien ne s'opposait à ce que la droite vînt se réunir à la gauche, dès que celle-ci aurait atteint les bords du Mein, et à ce que les deux armées, leur jonction opérée, prissent une nouvelle base d'opération[72].

 

Les idées de Jourdan ayant été adoptées par le Comité de salut public, il fut décidé que deux grandes attaques auraient lieu : l'une par l'armée de Rhin et Moselle, entre Huningue et Brisach ; l'autre, par l'armée de Sambre et Meuse dans le duché de Berg. Le général du génie Dejean fut chargé de rassembler en Hollande des équipages de pont pour cette dernière attaque ; et Jourdan commença vivement ses préparatifs sur le bas Rhin.

Il avait en tête Clairfayt, dont le quartier général était à Gross-Gerau, et dont la droite, aux ordres de Verneck, s'étendait jusqu'aux confins du territoire prussien au-dessous de Dusseldorf.

Quant à l'armée autrichienne du haut Rhin, Wurmser, qui venait d'en prendre le commandement, menaçait de pénétrer en Alsace avec 80.000 hommes, non compris le corps de Condé[73].

Si Jourdan avait eu à la suite de son armée des équipages de pont attelés, il aurait pu par ses manœuvres tromper son adversaire, lui dérober des marches, faire naître habilement l'occasion de lancer ses bateaux à l'eau, et jeter sur la rive opposée des troupes qui s'y seraient retranchées, en attendant que les ponts eussent été établis ; mais ce moyen, jugé jusqu'alors indispensable, n'était pas à la disposition de Jourdan, ce qui le mettait dans l'impossibilité de cacher le point sur lequel il voulait tenter son opération. Il ne lui restait donc d'autre ressource que de tâcher de diviser les forces de l'ennemi, et, dans ce but, il résolut de former trois attaques.

Comme les équipages de pont de la Hollande ne pouvaient dépasser Essenberg, vis-à-vis les confins du territoire prussien, sans courir le risque d'être coulés bas par les Autrichiens, il fallut rapprocher de ce point celui de l'attaque principale, que facilitaient d'ailleurs la configuration du cours du fleuve et l'existence d'une île près d'Uerdingen. Quatorze batteries enveloppèrent le coude que forme le Rhin dans cette partie, depuis Bockum jusqu'à Angerort, et croisèrent leurs feux sur la rive droite ; trois bataillons, jetés dans l'île, se retranchèrent et élevèrent trois redoutes ; on transporta avec des peines infinies des bateaux de Venloo à Uerdingen pour passer les troupes destinées à protéger l'établissement du pont, et d'autres, loués à Duisbourg pour le même objet, descendirent de la Roër à Essenberg, tandis que deux bataillons, désignés pour faire le service de pontonniers, s'exerçaient à manier la rame.

La direction de cette attaque fut confiée à Kléber, ainsi que celle de la seconde attaque, qui ne devait être qu'un coup de main sur Dusseldorf, place défendue seulement par des troupes palatines, et à portée d'être bombardée, de la rive gauche.

Il fut décidé que la troisième attaque serait dirigée sur Neuwied, pour inquiéter l'ennemi sur ses chances de retraite, dans le cas où les Français forceraient le passage, et l'obliger conséquemment à tenir sur ce point ses principales forces.

Grâce au zèle et à l'activité du capitaine d'artillerie Tirlet, un équipage de pont, réuni à Mosel-Weirs près Coblentz, après deux mois de soins et de peines, fut transporté en arrière de Weissenthurm. Des redoutes battirent le cours du Rhin depuis Coblentz jusqu'à Andernach, et des batteries placées sur les hauteurs de Weissenthurm, plongèrent sur la ri ve opposée, ce qui permit aux Français de s'emparer de l'île de Neuwied, où ils en élevèrent de nouvelles. Enfin, un pont volant, construit à Mosel-Weirs sous la direction de Tirlet, descendit, pendant la nuit, de la Moselle sur le Rhin, et vint se placer derrière l'île de Neuwied, sans avoir été endommagé par le feu des batteries de la rive droite.

Malgré ces dispositions, le passage du Rhin était encore incertain, attendu que Pichegru, bien loin de se préparer à l'attaque dont il était chargé, ne faisait même pas de démonstrations ; de sorte que les généraux ennemis, sans inquiétude de ce côté, firent descendre des renforts sur le bas Rhin[74].

Le comte d'Erbach, campé dans l'anse d'Uerdingen, avec environ quinze mille hommes, avait élevé une ligne de retranchements et des batteries, de Bockum à Angerort ; une seconde ligne, partant de la redoute placée vis-à-vis l'extrémité gauche de l'île d'Uerdingen, passait en avant de Mundelheim et aboutissait à Dam ; une troisième, appuyée au même point que la seconde, s'étendait par Saarn jusqu'à Bockum, et une autre ligne demi-circulaire, partant d'Ehingen, se prolongeait sur Angerort.

Ainsi, c'était jusqu'à Angerort seulement que les Autrichiens gardaient la ligne droite du Rhin : ils n'avaient pas jugé nécessaire de s'étendre jusqu'au village d'Eichelkamp, parce que ce village, faisant partie du duché de Berg, était compris dans la ligne de neutralité convenue avec la Prusse.

Heureusement pour les Français, il se trouva que l'électeur Palatin n'ayant pas rappelé son contingent de l'armée de l'empire, avait par là violé la condition à laquelle étaient attachés les privilèges de la neutralité. Les commissaires de la Convention décidèrent donc que les Français pouvaient, sans enfreindre le traité avec la. Prusse, passer le Rhin à Eichelkamp ; et cette circonstance ne servit pas peu à faciliter l'entreprise. L'attaque fut fixée au 6 septembre ; et Jourdan, arrivé la veille à Crevelt, se mit à la tête de son aile gauche.

Ce jour-là même, 5 septembre, à huit heures du soir, les bateaux, réunis à Essenberg, ayant été remontés en face d'Eichelkamp, l'avant-garde, aux ordres de Lefebvre, se rendit au point d'embarquement. Tilly la suivit et se plaça en seconde ligne. Six bataillons de Grenier étaient dans l'île d'Uerdingen, et le reste de sa division en arrière de Bodberg. Grenier ne devait faire embarquer ses troupes que quand, par le débarquement de celles de Lefebvre et le feu de l'artillerie, l'ennemi serait forcé de s'éloigner des bords du Rhin. Championnet laissa trois bataillons dans les batteries devant Dusseldorf et se porta à l'embouchure de l'Erfft. Ces mouvements furent exécutés avec tant d'ordre, tant de silence, que l'ennemi n'en eut aucune connaissance et resta dans la plus parfaite sécurité.

A une heure du matin, trois mille hommes entrent dans les bateaux et débarquent sans obstacle. Lefebvre, en abordant à la rive droite, envoie prévenir le commandant des postes prussiens que l'armée française passe sur Eichelkamp comme territoire ennemi, mais qu'elle respectera le territoire du roi de Prusse. Puis, il réunit ses troupes, se porte sur la route de Duisbourg, tourne à droite, s'avance sur l'Aggerbach, rencontre à Spick quelques bataillons que le comte d'Erbach, informé de l'approche des Français, avait envoyé défendre le passage d'Aggerbach, entre au pas de charge dans le village, culbute les Autrichiens, et répare le pont, qui avait été rompu.

Au premier coup de fusil, les batteries françaises avaient déployé leur feu et réduit au silence celles de l'ennemi. Grenier reçoit l'ordre de commencer son passage. Malheureusement, ses bateaux touchent sur un banc de sable, et sont contraints de revenir derrière l'île.

Pendant que ceci se passait sur la gauche, les embarcations de Championnet débouchaient de l'Erfft, et ses grenadiers, débarquant sur la rive droite, enlevaient les redoutes autrichiennes. Marchant à leur tête, le général Legrand se présente sous les murs de Dusseldorf, somme le gouverneur de lui ouvrir ses portes, et ne lui accorde que dix minutes pour délibérer. Les dix minutes s'écoulent. Aussitôt les batteries de la rive gauche, tirant sans relâche sur la ville, y jettent l'épouvante. La capitale du duché de Berg allait être brûlée : elle se soumit. Les Français prennent possession de Dusseldorf, et Championnet continue de faire passer son infanterie.

A 7 heures du matin, toute l'infanterie de Lefebvre était sur la rive droite, et celle des généraux Tilly et Grenier commençait de passer.

Lorsque le jour permit de distinguer les objets, Jourdan se porta en avant et s'aperçut que l'ennemi opérait sa retraite sur Ratingen, sous la protection de deux mille chevaux restés en bataille à portée du canon. Apprenant que Lefebvre avait enlevé le poste de Spick et que Championnet s'était rendu maître de Dusseldorf, le comte d'Erbach avait abandonné les bords du fleuve.

Les Français trouvèrent sept pièces de canon sur le champ de bataille. Le passage du Rhin venait de leur coûter seulement deux cents hommes.

Quel bruit n'avait pas fait dans le monde, au dix-septième siècle, le passage du Rhin par Louis XIV ! Avec quels élans d'admiration n'avait-il pas été célébré par les orateurs, les peintres, les statuaires, les poètes ! Eh bien, le passage du Rhin par Jourdan, quoique effectué avec des moyens infiniment moindres, en des circonstances beaucoup plus défavorables, et devant des forces bien autrement imposantes, émut à peine l'opinion, parce que la nouvelle en fut portée à Paris dans un moment où les esprits étaient ailleurs. Le Comité de salut public, qui ne manquait jamais de faire précéder d'un rapport pompeux l'annonce des plus faibles succès, se contenta de faire lire à la tribune les dépêches de Jourdan, auquel il écrivit, néanmoins : Vous avez exécuté, général, une des plus belles opérations militaires dont l'histoire des hommes ait conservé le souvenir[75].

Les instructions adressées à Jourdan, immédiatement après le passage du Rhin, étaient contenues dans ce peu de mots : Obliger l'ennemi à évacuer le duché de Berg et la partie de la Vettéravie comprise entre le Mein, le Rhin et la ligne de neutralité. Celles de Pichegru lui prescrivaient de tenter le passage du Rhin à Oppenheim, pour couper toute communication entre la droite et le centre des armées autrichiennes, et forcer les troupes qui se reployaient devant l'armée de Sambre et Meuse, à se jeter sur le haut Mein, en les devançant sur la partie inférieure de son cours. Si cet Le entreprise présentait trop de difficultés, Pichegru devait diriger ses moyens offensifs contre Manheim, et contraindre le gouverneur à ouvrir ses portes par la menace d'un bombardement, ce qui donnait à l'armée de Rhin et Moselle le double avantage d'un passage facile et d'une bonne tête de pont sur le fleuve.

Ce plan n'était pas mal conçu, et les dispositions des généraux ennemis en rendirent l'exécution facile. Clairfayt, après avoir laissé à Heidelberg une division aux ordres du général Kosdanowich, se porta sur la Lahn, au soutien de son aile droite, tandis que Wurmser resta fort inutilement sur le haut Rhin ; de sorte que, Pichegru ayant peu d'obstacles à surmonter, on devait s'attendre à voir les deux armées républicaines opérer leur jonction dans le pays de Darmstadt, et séparer celles de l'Empire[76].

La trahison de Pichegru fit évanouir ces belles espérances.

Resserrée entre le Rhin et la ligne de neutralité, dans un pays dépourvu de tout, où il lui fallut séjourner fréquemment pour attendre les convois de la rive gauche, l'armée de Sambre et Meuse, après avoir remonté le fleuve en chassant l'ennemi devant elle, atteignit les bords du Mein le 25 septembre.

De son côté, conformément aux ordres reçus et grâce à l'énergique résistance de Merlin (de Thionville)[77], Pichegru s'était vu contraint de sommer le gouverneur de Manheim de rendre la place, le menaçant, en cas de refus, de la réduire en cendres ; et, le 18 septembre, sous l'impression de cette menace, la ville avait capitulé.

Le moment était donc venu où Pichegru, d'après ses instructions, aurait dû s'avancer avec la majeure partie de ses forces sur le Mein, pour couper la retraite à Clairfayt et opérer sa jonction avec Jourdan. Au lieu de cela, il se borna à porter sur Heidelberg un corps de dix mille hommes qui, peu de jours après, fut complètement battu[78].

La Convention, en nommant, par son décret du 5 mars, les généraux en chef des armées de Sambre et Meuse, de Rhin et Moselle et du Nord, avait décidé que, dans le cas où elles devraient agir de concert, le commandement général serait donné à Pichegru : le Comité de gouvernement jugea l'heure arrivée de faire l'application de cette disposition, et en informa Jourdan par une lettre où était exprimée l'assurance qu'en lui le désintéressement du grand citoyen étoufferait les susceptibilités du soldat[79].

Jourdan méritait certes cet hommage, mais il méritait plus que cet hommage ; et la France ne tarda point à expier cruellement l'arrêté qui subordonnait à un homme par qui elle était trahie, le modeste, l'illustre vainqueur de Wattignies et de Fleurus !

Réunir les troupes disponibles pour attaquer Clairfayt dans le Darmstadt, avant l'arrivée de Wurmser, stationné dans le haut Rhin, telle était alors la seule chose qu'il fût possible d'entreprendre ; car les armées françaises étaient dans le plus absolu dénuement et ne comptaient pas cent soixante mille hommes sous les armes[80].

Mais la résistance obstinée de Pichegru paralysa tout, et rien ne put le décider à sortir de l'inaction systématique dans laquelle il retenait ses troupes sur la rive gauche. Bientôt il devint manifeste qu'il y avait parti pris, de sa part, de ne point seconder l'armée de Sambre et Meuse, Alors les Commissaires autorisèrent Jourdan, par un arrêté, à rester dans sa position, en attendant de nouveaux ordres. De plus, ils mirent sous son commandement les divisions de Rhin et Moselle campées devant Mayence, et le chargèrent de faire bombarder cette place, non sans avoir invité Pichegru à tenir l'ennemi en échec devant Manheim par de fausses attaques, et, sur le haut Rhin, par des démonstrations de passage. Mais rien n'avait été préparé pour l'attaque de Mayence, et Kléber essuya tant de tracasseries de la part de l'état-major de Pichegru, qu'il écrivit à Jourdan[81] : Je viens te déclarer que, dussé-je être arrêté, lié, garrotté et même guillotiné, je ne continuerai pas à commander les quatre divisions de l'armée de Rhin et Moselle.

Pendant ce temps, l'armée de Sambre et Meuse souffrait tellement de la disette que, sans le secours des pommes de terre, elle se serait débandée. L'impulsion donnée aux esprits depuis le 9 thermidor ayant détruit le règne des fortes vertus, les soldats, sous prétexte de chercher des subsistances, se livraient à l'insubordination et au pillage ; les officiers murmuraient, délibéraient, parlaient d'envoyer des députés à la Convention, pour se plaindre de la détresse de l'armée. Jourdan, désespéré, offrit sa démission : le gouvernement la refusa[82].

Sur ces entrefaites, Wurmser s'étant rapproché de Manheim et ayant envoyé à Clairfayt un renfort de vingt-cinq mille hommes, celui-ci conçut le projet de tomber, avec des forces supérieures, sur la gauche de l'armée de Sambre et Meuse, en passant le Mein à Seligenstadt et Rumpeinheim. C'est ce qu'il ne pouvait faire qu'en franchissant la ligne de neutralité ; mais il savait de reste qu'il n'avait aucune opposition à craindre de la part des Prussiens. Et, en effet, dans la nuit du 10 au 11 octobre, il passa le Mein sans obstacle.

Cette manœuvre, tant vantée, n'offrait pourtant rien de bien remarquable, observe Jourdan, dès que l'inaction calculée de Pichegru laissait à l'ennemi toute la liberté de ses mouvements, et que les Autrichiens pouvaient prendre une direction où il n'était pas permis au général français de se porter[83]. Mais il n'en est pas moins vrai que l'armée de Sambre et Meuse eût été exposée au danger d'être anéantie, si Clairfayt n'eût mis beaucoup de mollesse à profiter de son avantage. Jourdan, après des retards qui, de son propre aveu, étaient imprudents, dut se décider à battre en retraite. Il ne lui restait plus d'autre parti à prendre que de repasser le Rhin : c'est ce qu'il fit après une marche rétrograde pendant laquelle il fut harcelé, harassé, mais non entamé par l'ennemi.

La plupart des auteurs qui ont raconté la campagne de 1795 ont jeté sur Jourdan le blâme de cette retraite. La lettre suivante qu'il reçut du gouvernement le justifie.

Général, nous aimons à vous rendre la justice que vous méritez ; nous approuvons la retraite que vous avez ordonnée, et nous sommes convaincus qu'elle était indispensable. Nous l'attribuons, comme vous, à la pénurie dans laquelle s'est trouvée l'armée que vous commandez, à l'augmentation inattendue du corps de Clairfayt, enfin à la ligne de neutralité, si gênante pour vous, et que le prince de Hohenlohe a si mal garantie. Nous vous avons félicité lorsque vous avez conduit l'armée de Sambre et Meuse à la victoire : nous vous félicitons de l'avoir arrachée, par une retraite heureuse, à une perte presque inévitable[84].

 

Le gouvernement ne disait pas tout, parce qu'il ne savait pas tout. La vérité est que le succès de la campagne fut compromis sans retour par la trahison de Pichegru ; par l'insurmontable opposition qu'il mit à la jonction des forces de la République ; par son refus de seconder l'armée de Sambre et Meuse ; par la situation déplorable où un tel refus plaça les troupes de Jourdan, et enfin par cette inaction funeste qui permit à Wurmser d'envoyer à Clairfayt des renforts dont l'arrivée devait être et fut décisive[85].

A ces causes, il en faut joindre une autre, bien triste à constater. Depuis qu'on ne pouvait plus, sans être accusé de terrorisme, maintenir vigoureusement la discipline, avoir l'œil sur les traîtres, et faire sortir la victoire de l'irrésistible élan de l'enthousiasme républicain, non-seulement on avait vu le pillage et l'insubordination s'introduire dans les armées ; non-seulement on avait vu confier le commandement général des forces militaires de la nation à un général qui la trahissait, au moment même où il la trahissait, mais il semblait que l'âme du soldat fût changée. Jourdan raconte, comme une chose qui eût été impossible dans les campagnes précédentes, qu'à la suite d'un des engagements qui marquèrent sa retraite, les Autrichiens firent sept cents prisonniers parmi lesquels il ne se trouva que treize blessés : Tant, s'écrie-t-il d'un ton navré, la résistance avait été molle ! Il ajoute : Un semblable trait n'aurait pas dû se rencontrer parmi tant d'actions héroïques qui illustrèrent cette guerre ; et c'est une douleur d'être obligé de le rappeler[86].

 

 

 



[1] Voyez la Biographie universelle, article Charles IV.

[2] Et c'est ce qui résulte d'un examen impartial des faits exposés dans les Mémoires du prince de la Paix, traduits en français, d'après le manuscrit espagnol, par J.-Q. Esménard. MDCCCXXXVI.

[3] Mémoires du prince de la Paix, ch. XX, p. 222-223.

[4] Jomini, Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution, t. VII, p. 102.

[5] Jomini, Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution, t. VII, p. 103.

[6] C'est ce que Jomini donne clairement à entendre, Histoire, etc., des guerres de la Révolution, t. VII, p. 104.

[7] Jomini, Histoire, etc., des guerres de la Révolution, t. VII, p. 108-112.

[8] Mémoires du prince de la Paix, t. I, ch. XXIV, p. 273, et Jomini, Histoire, etc., des guerres de la Révolution, t. VII, p. 107.

[9] Mémoires du prince de la Paix, t. I, p. 270.

[10] Mémoires du prince de la Paix, t. I, p. 271.

[11] Mémoires du prince de la Paix, t. I, p. 271.

[12] Biographie universelle, art. Charles IV.

[13] Biographie universelle, art. Charles IV.

[14] C'est ce que Manuel Godoy lui-même dit clairement dans ses Mémoires, t. I p. 282.

[15] On se rappelle en quels termes s'expriment sur ce point les Instructions aux agents de Paris, citées plus haut dans le chapitre intitulé : Reprise d'armes en Vendée.

[16] Cette femme célèbre n'avait point oublié son pays natal, dit Manuel Godoy, en parlant du tour que ne tardèrent pas à prendre les négociations. Voyez les Mémoires du prince de la Paix, t. I, p. 285.

[17] Moniteur, 1790, n° 137.

[18] Schlosser, Histoire du dix-huitième siècle, traduite en anglais par Davison, t. VI, p. 609.

[19] Mémoires du prince de la Paix, t. I, p. 284-285.

[20] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. III, p. 165.

[21] Mémoires du prince de la Paix, t. I, p. 284-285.

[22] Mémoires du prince de la Paix, t. I, ch. XXV.

[23] Mémoires du prince de la Paix, t. I, ch. XXV.

[24] C'est Manuel Godoy lui-même qui nous apprend cette circonstance Voyez les Mémoires du prince de la Paix, t. I, p. 287-288.

[25] Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution, t. VII, p. 125.

[26] Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution, t. VII, p. 125. Rapprochez du récit de Jomini ce qu'on lit dans les Mémoires au prince de la Paix, t. I, p. 289.290.

[27] Jomini, Histoire militaire et critique des guerres de la Révolution, t. VII, p. 131.

[28] Mémoires du prince de la Paix, t. I, p. 284.

[29] Schlosser, Histoire du dix-huitième siècle, traduite en anglais par Davison, t. VI, p. 611.

[30] Mémoires du prince de la Paix, t. I, ch. XXVI, p. 299.

[31] Mémoires du prince de la Paix, t. I, t. I, p. 295.

[32] Mémoires du prince de la Paix, t. I, p. 285.

[33] Voyez dans les Papiers de Puisaye, vol. LXXXIV, Manuscrits du British Museum, le document signé par le duc de la Vauguyon, le baron de Flachslanden et le marquis de Jaucourt.

[34] La première, on s'en souvient, était celle qui avait été conclue avec la Prusse.

[35] Savary, Guerres des Vendéens et des Chouans, t. IV, p. 390.

[36] Jomini, Histoire, etc., des guerres de la Révolution, t. VII, liv. IX, ch. LIII.

[37] Jomini, Histoire, etc., des guerres de la Révolution, t. VII, liv. IX, ch. LIII.

[38] Jomini, Histoire, etc., des guerres de la Révolution, t. VII, p. 321.

[39] Ce qui précède est tiré textuellement de son manuscrit, qui est en notre possession.

[40] Correspondance de Hoche. Lettre de Hoche à son frère, en date du 9 germinal an III.

[41] Mémoires manuscrits du maréchal Jourdan.

[42] Nous extrayons textuellement cette lettre du manuscrit du maréchal Jourdan. Les points placés à la suite du nom de Pichegru se trouvent dans le manuscrit.

[43] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[44] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[45] Ces détails sont extraits textuellement du manuscrit du maréchal Jourdan.

[46] Ces détails sont extraits textuellement du manuscrit du maréchal Jourdan.

[47] Mémoires manuscrits du maréchal Jourdan.

[48] Mémoire concernant la trahison de Pichegru, rédigé en l'an VI, par M. R. de Montgaillard, p. 8. Paris, germinal, an XII.

[49] Traduction de Davison, vol. VI, p. 610.

[50] Histoire militaire et critique des guerres de la Révolution, t. VII, liv. VIII, ch. XLVI, p. 62.

[51] R. de Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru, p. 37.

[52] R. de Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru, p. 34.

[53] Frère de l'abbé de ce nom.

[54] R. de Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru, p. 9.

[55] Pièce trouvée à Venise dans le portefeuille du comte d'Entraigues, Voyez le Moniteur, an V, n° 355.

[56] Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru, p. 10-11.

[57] Michaud jeune, Biographie universelle, au mot Fauche-Borel.

[58] Mémoire concernant la trahison de Pichegru, p. 10.

[59] Précis historique des différentes missions dans lesquelles M. Louis Fauche-Borel a été employé pour la cause de la monarchie, p. 3. 1815.

[60] Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru, p. 14.

[61] Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru. De meilleure heure, selon le récit de Fauche.

[62] Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru, p. 26-27.

[63] Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru, p. 28.

[64] Précis historique des différentes missions dans lesquelles M. Louis Fauche-Borel a été employé pour la cause de la monarchie, p. 3-6.

[65] Mémoire sur la trahison de Pichegru, p. 25.

[66] Mémoire sur la trahison de Pichegru, p. 34.

[67] Fauche-Borel, Précis historique, etc., p. 7.

[68] Jomini, Histoire militaire et critique des guerres de la Révolution, t. VII, p. 62.

[69] Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru, p. 53.

[70] Fauche-Borel, Précis historique des différentes missions, etc., p. 6.

[71] Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru, p. 30.

[72] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[73] Le manuscrit de Jourdan étant un document tout à fait inédit, et le passage du Rhin ne pouvant être mieux raconté que par celui qui le conçut et l'exécuta, nous avons cru devoir ne nous écarter en rien du texte qui est sous nos yeux, nous bornant à dégager le récit de quelques détails stratégiques de nature à n'intéresser que les gens du métier.

[74] Ceci, comme tout ce qui se rapporte au passage du Rhin, est tiré textuellement, il ne faut pas l'oublier, du manuscrit de Jourdan, dont le récit lèverait tous les doutes sur la trahison de Pichegru, s'il y en avait de possibles.

[75] Mémoires manuscrits et inédits du maréchal Jourdan.

[76] Mémoires manuscrits et inédits du maréchal Jourdan.

[77] Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru, p. 47-48.

[78] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[79] Ceci est le résumé de la lettre qu'il reçut et qu'il reproduit textuellement dans son manuscrit.

[80] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[81] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[82] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[83] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[84] Manuscrit du maréchal Jourdan.

[85] Dans ses Souvenirs de la Révolution et de l'Empire, t. I, Charles Nodier s'étudie à laver Pichegru, auquel il avait été personnellement attaché, du reproche de trahison. Par malheur les faits qui la prouvent sont trop clairs, et Charles Nodier ne les discute pas : il se borne à nier l'autorité des témoignages de Montgaillard et de Fauche-Borel, dans un petit morceau de littérature très-fin, très-spirituel, très-amusant, mais qui ne saurait constituer une défense sérieuse.

[86] Manuscrit du maréchal Jourdan.