HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE QUINZIÈME

 

CHAPITRE VI. — REPRISE D'ARMES EN VENDÉE

 

 

Le comte de Provence prend le titre de roi. — Sa lettre au pape. — Sa déclaration. — Instructions envoyées aux agents de Paris. — Politique occulte du prétendant. — Le parti du prétendant secrètement hostile à l'Angleterre. — Efforts de ce parti pour détourner des côtes de Bretagne l'expédition préparée en Angleterre. — Charette, opposé à Puisaye par les agents de Paris. — Hypocrisie de Charette. — L'abbé Guillot dépêché à Scépeaux en vue d'une diversion à opérer, au moment de la descente des émigrés en Bretagne. — Répugnance de Charette à seconder Puisaye. — Envoi de Scépeaux et de Béjarry à Paris ; caractère astucieux de cette démarche. — Enlèvement d'Allard. — Convois attaqués par les Vendéens. — Charette reprend les armes. — Son manifeste. — La foi des traités invoquée par Scépeaux. — Le poste des Essarts surpris par Charette, et ceux qui l'occupaient taillés en pièces.

 

Louis-Stanislas-Xavier, comte de Provence, n'eut pas plutôt appris la mort de l'enfant du Temple, qu'il se posa comme roi. Tout d'abord il manda au pape, par une lettre datée de Vérone, 24 juin 1795, que, devenu roi très-chrétien, son premier soin serait de faire fleurir la religion catholique et romaine dans son royaume[1].

Il publia, en outre, un manifeste qui commençait en ces termes : Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous nos sujets, salut.

Le comte de Provence s'était toujours piqué de littérature. Aussi s'étudia-t-il à châtier le style de son manifeste, moins remarquable toutefois sous le rapport de la forme que sous celui des concessions qui y étaient faites aux nécessités d'une situation encore bien incertaine.

Après avoir tracé un noir tableau des conséquences de la Révolution, il demandait aux Français ce qu'ils avaient gagné à remplacer des despotes sanguinaires par des despotes hypocrites. Comme source du mal il signalait l'esprit de révolte, et, comme remède, un prompt retour au gouvernement monarchique, non tel que l'avaient fait les abus qui s'y étaient successivement introduits, mais tel que l'avait organisé l'ancienne constitution monarchique. C'était cette ancienne constitution dans toute sa pureté qu'il s'agissait de rétablir. Quant aux abus, son frère et souverain seigneur, le roi défunt, était occupé à les détruire, au moment même où son peuple, dont il brûlait d'assurer la prospérité, avait comblé pour lui la mesure du malheur. Mais ce que Louis XVI n'avait pu, lui, Louis XVIII, l'accomplirait. Aux criminels auteurs des erreurs du peuple, il voulait bien accorder leur pardon, se contentant de les abandonner à leur conscience ; mais point de pardon pour ceux qui avaient voté la mort du roi ou envoyé la reine à l'échafaud. En renfermant sa vengeance dans ces étroites limites, il prouvait assez sa résolution de ne tolérer aucun acte de vengeance particulière. Mais qu'on s'attendît à voir la fermeté unie à la clémence ! Et malheur à ceux qui chercheraient à séduire le peuple ! S'il s'asseyait sur ce trône, tout fumant encore du sang de sa famille, ce n'était point pour satisfaire un sentiment d'ambition, mais pour exercer son droit, qu'il saurait défendre.

Le manifeste se terminait par un engagement solennel de ne jamais oublier les services des héros invincibles désignés par Dieu pour la défense du trône et de l'autel. Les dernières paroles étaient celles-ci :

Illustres armées catholiques et royales, dignes de servir de modèle à tous les Français, recevez ce témoignage de satisfaction de votre souverain.

Donné dans le mois de juillet de l'an de grâce mil sept cent quatre-vingt-quinze, le premier de notre règne[2].

En même temps, le Conseil de Louis-Stanislas envoyait aux agents de Paris des instructions portant que la mission de ceux-ci devait être :

De faire connaître, le plus tôt possible, le désir qu'avait le roi d'aller, dès que les circonstances le lui permettraient, se mettre à la tête de ses braves serviteurs ;

De promettre le pardon à ceux qui abjureraient leurs erreurs, à l'exception de ceux qui avaient sur leurs mains le sang de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de madame Élisabeth ;

De combattre comme calomnieuse la supposition d'un démembrement du royaume, dans le cas d'une restauration ;

De répandre et d'appuyer par des commentaires le manifeste déjà publié ;

De s'efforcer enfin de rassurer les esprits sur la crainte d'un retour à l'ancien régime, et de prôner, comme distincte de ce régime, l'antique constitution de la monarchie, à laquelle il s'agissait de revenir[3].

Restait à savoir de quelle manière le Conseil entendait l'antique constitution de la monarchie. Voici, aux termes des Instructions, de quels éléments on devait la considérer composée :

Religion catholique, apostolique et romaine, religion de l'État ;

La couronne transmissible d'aîné mâle en aîné mâle ;

Division du corps social en trois ordres distincts : clergé, noblesse, Tiers État ;

États généraux investis du pouvoir de proposer leur vœu sur les lois qui leur paraîtraient utiles, avec droit attribué au monarque de convoquer les États ou de les dissoudre ;

Formation des États généraux par la réunion des députés des trois ordres, appelés à s'assembler et à opiner séparément — leur unanimité requise pour exprimer le vœu des États ;

Concentration entre les mains du roi des pouvoirs législatif et exécutif, comprenant le droit de faire la paix et la guerre, celui de disposer de la force à l'intérieur, celui de faire grâce, celui de régler la perception et l'emploi du revenu public, — avec cette réserve que le roi ne pourrait, sans le consentement des États généraux, ni aliéner le domaine de la couronne, ni établir des contributions nouvelles, ni augmenter les anciennes ;

Enfin, comme gardiens et dépositaires des lois, les Parlements.

Le passage suivant contenait tout ce qui avait rapport au chapitre des garanties :

Le roi, soumis lui-même aux lois, doit s'y conformer dans tous les actes du pouvoir exécutif. Les officiers de justice doivent être librement institués par lui ; mais il ne peut les révoquer arbitrairement, et leurs offices ne deviennent vacants que par mort, démission volontaire ou forfaiture préalablement jugée. La justice doit être rendue, entre toutes les personnes et sur toutes les choses, même dans les contestations concernant le domaine de la couronne, par les tribunaux que les lois ont établis, selon les formes qu'elles ont prescrites, conformément aux décisions qu'elles ont portées. Nul Français ne peut être privé de sa liberté qu'avec l'observation des formes légales. Nul Français ne peut être poursuivi et puni pour une action que la loi n'a pas défendue. Toutes lettres closes ou patentes expédiées par le roi ou en son nom, contre la disposition des lois, sont nulles et comme non avenues. Il est défendu aux juges et aux autres officiers publics de les exécuter. Toutes lettres de surséance en matière criminelle, toutes celles en matière civile, à moins qu'elles ne soient demandées par la majorité des créanciers, toute évocation arbitraire, toute commission de justice, tout relief particulier de prescription et de laps de temps sont également nuls et comme non avenus[4].

 

Tel était le développement donné par les Instructions à cette phrase de la Déclaration du prétendant : Cette antique et sage constitution, dont la chute a entraîné votre perte, nous voulons lui rendre toute la pureté que le temps avait corrompue, toute la vigueur que le temps avait affaiblie 2[5].

En d'autres termes, le Prétendant promettait des garanties, mais après s'être réservé le pouvoir nécessaire pour les violer impunément !

La partie des instructions où la politique occulte du prétendant se trouve dévoilée mérite d'autant plus d'être citée ici textuellement qu'elle constitue, dans l'histoire de la Révolution, un document aussi curieux que nouveau :

Le roi n'ayant pas à sa disposition la force qui subjugue et ne pouvant déterminer le mouvement des grandes armées qui agissent au dehors, paraît devoir s'occuper essentiellement d'influencer l'opinion dans l'intérieur du royaume et de communiquer aux moyens qui y sont employés par les autres Puissances une direction utile à ses vues.

Ce grand but exige beaucoup de mesure, de prudence et d'adresse de la part de ceux qui sont chargés de guider et d'exécuter.

Les agents du roi dans l'intérieur doivent s'attacher d'abord à détruire les calomnies de toute espèce qu'on cherche à accréditer sur sa personne et, particulièrement, sur son projet, perfidement supposé, de consentir au démembrement d'une partie de la France pour assurer sa domination sur le reste. Ils doivent combattre ou faire combattre, soit par les journaux, soit par des écrits multipliés, tous les systèmes qui s'éloignent de celui que Sa Majesté a l'intention et l'intérêt de rétablir. Ils doivent répandre, beaucoup plus qu'elle ne l'a été jusqu'à présent, la déclaration que Sa Majesté a fait publier, faire connaître de plus en plus ses principes de modération et de clémence, annoncer son invariable détermination de corriger les abus de notre ancienne monarchie, en opposant des obstacles invincibles à leur renaissance, et se préparer à devenir les organes secrets de tous les sentiments que Sa Majesté jugera à propos de manifester.

Ils doivent chercher à s'assurer de quelques hommes importants, soit par leur ascendant personnel, soit par leurs relations, les lier au parti du roi par des espérances ultérieures, et étendre successivement, le plus qu'il sera possible, ces intéressantes conquêtes. Ils doivent s'attacher à bien connaître eux-mêmes et à faire bien connaître au roi ces différentes factions, leurs principaux chefs, la faction des vrais Républicains, celle des Fédéralistes, celle des Terroristes, celle des Modérés, celle des Constitutionnels qui ne seraient pas éloignés de concourir au rétablissement du roi, pourvu qu'il se soumît à leur système ; celle des Constitutionnels qui veulent une autre dynastie ; celle des Constitutionnels qui portent M. le duc d'Orléans ; celle avec laquelle l'Espagne est en relation ; celle que fait mouvoir la Maison d'Autriche ; celle qui a des liaisons avec la Cour de Berlin ; celle qui est excitée et entretenue par l'Angleterre.

Les agents du roi doivent discerner parmi ces factions celles dont ils doivent chercher à se rapprocher et celles dont ils ne peuvent tirer d'utilité qu'en les mettant entre elles, soit par de fausses, soit par de vraies confidences, dans une telle opposition qu'elles se combattent et se détruisent mutuellement.

La plus dangereuse de toutes est celle qui se propose l'élévation de M. le duc d'Orléans. C'est à la combattre, à la poursuivre, à la terrasser, qu'il faut employer sans délai et sans interruption tous les moyens que les circonstances pourront indiquer.

La faction que l'Espagne cherche à diriger et celle que l'Angleterre favorise paraissent être les seules dont il soit possible de seconder les opérations.

Quel que soit le motif qui ait' déterminé l'Espagne à cesser les hostilités contre la France ; quel que soit celui qui la porte à former avec le gouvernement actuel des liaisons ultérieures ; qu'elle ait été, qu'elle soit influencée à cet égard par un sentiment d'effroi juste ou exagéré, par la connaissance de l'épuisement de ses finances ou par des mouvements et des intrigues intérieures de la Cour, on ne saurait douter qu'elle ne conserve le désir le plus sincère du rétablissement de la Monarchie française et la disposition la plus vraie à donner cette direction secrète à ses rapports avec les membres du gouvernement français, en se soumettant à toute la circonspection que sa situation présente lui impose.

On en a pour garants, non-seulement les sentiments personnels de Leurs Majestés catholiques pour le roi, l'intérêt commun de la grandeur et de la gloire de leur auguste Maison, mais l'intérêt essentiel et invariable de leur couronne et de leur empire.

Aucune des Puissances continentales de l'Europe, excepté la France, n'offre des relations essentiellement intéressantes à l'Espagne ; l'Angleterre ne lui en présente que d'alarmantes ; la France seule peut lui assurer un appui solide et indispensable ; mais ce ne sera jamais la France-République, ce sera la France-Monarchie, et Monarchie absolue.

C'est en considérant le Cabinet espagnol sous un point de vue aussi évidemment vrai, que le système politique qu'il paraît avoir adopté doit être mûrement pesé dans le Conseil du roi.

Si le ministère espagnol, après avoir essayé en vain d'inspirer à la Coalition une marche conforme aux vrais intérêts de la Maison de Bourbon, s'est convaincu que celles des Puissances coalisées dont le système est le moins défavorable, ne regardent le rétablissement de la Monarchie française que comme un objet secondaire ; que toutes font des vœux pour son affaiblissement ; que quelques-unes d'elles semblent ambitionner le démembrement de plusieurs de ses provinces et s'égarer même assez pour désirer son entière dissolution, le ministère espagnol devait-il, en épuisant ses ressources particulières, continuer à concourir à un plan aussi désastreux ? Ne pouvait-il pas, ne devait-il pas penser qu'en versant dans l'intérieur du royaume une médiocre partie des sommes que coûterait une nouvelle campagne, il pourrait y déterminer un mouvement vraiment essentiel à la cause commune de la France et de l'Espagne, et parvenir à relever le trône en suivant secrètement, constamment et adroitement, le système reconnu le plus propre à assurer le succès de ce grand dessein ?.

Nous nous égarerions si nous pensions réussir par des moyens directs., mais nous en avons d'indirects à notre disposition, dont nous devons nous empresser de profiter.

Le double rôle que M. d'Entraigues joue avec franchise et avec succès auprès du roi et du Cabinet espagnol nous offre à cet égard une ressource importante.

Il paraît essentiel que M. d'Entraigues s'occupe incessamment de ce grand objet et qu'il y emploie tous les moyens de son intelligence et de son expérience de la Cour d'Espagne, en les dirigeant par sa correspondance personnelle ou en les faisant circuler par celle de M. de Campos, et, surtout, de M. de Las Casas. Il ne l'est pas moins que le secrétaire d'ambassade que le roi destine à M. d'Havre soit annoncé par lui comme un homme sur lequel il compte personnellement et dont il a déterminé le choix, et qu'il reçoive une instruction qui, combinée avec M. d'Entraigues et le Conseil du roi, le mettra en mesure de remplir d'aussi grandes vues.

La faction que l'Angleterre favorise dans l'intérieur n'est pas moins importante à diriger que celle que l'Espagne cherche à mettre en mouvement. Les agents du roi doivent d'abord s'attacher à bien discerner si ceux qui dirigent cette faction anglaise sont d'accord avec ceux qui portent la faction de la Maison d'Autriche, et à éclairer le roi sur ce point capital.

Cette faction sera reconnue par lesdits agents comme dépendante ou comme indépendante de toute autre impulsion. Si elle est dépendante de la faction autrichienne, ils ne négligeront rien pour l'en détacher, en l'éclairant sur les vrais intérêts de l'Angleterre, qui ne sont pas d'accord avec ceux qu'on peut supposer au Cabinet de Vienne, et ce n'est qu'après s'être bien assuré de sa conviction à cet égard, qu'il sera possible d'en venir, avec beaucoup d'adresse, à quelques ouvertures, qui, suivant les circonstances, pourront devenir plus confidentielles.

Si la faction anglaise est indépendante, les agents du roi chercheront à bien démêler ses vues particulières, et essayeront, ou de l'éclairer en la dirigeant de bonne foi vers notre but, ou de l'égarer en l'y dirigeant également, mais en lui persuadant ou en lui faisant persuader qu'elle marche vers le sien, et en lui dissimulant surtout notre espérance de vraie régénération et de restauration solide.

Plus la faction anglaise intérieure sera adroitement persuadée à cet égard, plus nous trouverons à l'extérieur de facilités auprès du Cabinet britannique pour l'engager à fournir tous les secours que nous réclamerons en faveur des provinces de l'Ouest et du Sud-Est de la France.

Le grand obstacle que nous aurons toujours à craindre avec l'Angleterre, c'est qu'en lui supposant même une intention sincère d'un rétablissement quelconque du roi, elle subordonne l'activité de ses démarches à l'intérêt qu'elle croit avoir de n'en faire jamais d'assez décisives pour relever solidement sa seule et ancienne rivale, dont elle connaît trop bien les inépuisables ressources pour ne pas la redouter encore, même au milieu de ses ruines.

Nos agents intérieurs, après avoir bien saisi toute l'étendue de ce vaste plan, s'attacheront à maintenir, étendre et assurer leurs communications et leur concert avec la Vendée et la Bretagne ; ils établiront aussi un autre canal de correspondance avec ceux qui, rapprochés de M. Drake, et surtout de M. de Wickham, s'efforceront de diriger l'emploi successif de leurs moyens dans les différentes provinces, qui chacune auront un chef principal à qui on laissera la latitude du choix exclusif de ses agents particuliers.

Le duc de LAVAUGUYON,

Le baron de FLACHSLANDEN.

Le marquis de JAUCOURT[6].

 

L'importance de ce document n'a pas besoin d'être signalée : on voit combien les sympathies du prétendant et de ses conseillers étaient prononcées en faveur de l'Espagne ; quelle opinion ils avaient de l'égoïsme, de la fourberie des autres Puissances coalisées, sur lesquelles cependant la cause de la royauté s'appuyait, et quelle secrète hostilité, quelle injurieuse défiance ils nourrissaient contre l'Angleterre, dont cela ne les empêchait pas de mendier les secours !

C'est cette défiance à l'égard du gouvernement anglais qui donne la clef des intrigues par lesquelles une fraction considérable du parti royaliste combattit les plans de Puisaye, l'homme de Pitt, comme on l'appelait. Pour les agents de Paris, lui donner un successeur en Bretagne eût été un coup de fortune ; mais ce n'était pas chose facile. Ils s'arrêtèrent donc à l'idée d'entraver à ce point l'expédition préparée contre les côtes de cette province par les Anglais, qu'on se vît forcé de la diriger sur un pays aux ordres d'un autre chef. Ce chef était Charette, et ce pays, la portion du Poitou qu'occupait son armée[7].

Rien de plus téméraire qu'un pareil projet : comment se flatter de faire agir et subsister des troupes régulières sur une surface de quelques lieues, où Charette n'avait réussi à se maintenir que parce qu'elle était coupée par des marais, par des bois, par des ravins, et presque entièrement dévastée[8] ? Mais, aux yeux du prétendant, de ses conseillers et de ses agents, Charette avait sur Puisaye l'avantage décisif de ne pas aimer les Anglais et de ne vouloir relever que de lui-même, dans l'œuvre du rétablissement de la monarchie.

A l'époque où s'ourdissait cette intrigue, c'est-à-dire au commencement du mois de juin 1795, Charette n'attendait plus qu'une occasion favorable pour lever le masque. De son hypocrisie et de son astuce il existe un témoignage irrécusable, c'est la lettre qu'il écrivit à Louis-Stanislas-Xavier, en réponse à celle que ce prince lui avait adressée le 1er février. On se rappelle en quels termes elle était conçue : Monseigneur, la lettre dont Votre Altesse Royale vient de m'honorer transporte mon âme, etc.[9]. Tel était le langage que Charette tenait secrètement à Louis-Stanislas-Xavier le 10 juin, et le 8, l'avant-veille, il avait signé, de concert avec Sapinaud, Debruc, Fleuriot, de Couëtus, Stofflet, Bernier, une déclaration publique, adressée aux représentants du peuple, dans laquelle il protestait de sa soumission aux lois de la République, et parlait avec une émotion bien jouée de cette nation grande et généreuse qui voulait réunir ses enfants sous la même loi. Et ce qu'il y avait de plus odieux dans ces mensonges, de plus odieux que le mensonge même, c'était son but, qui était d'amener les représentants du peuple à retirer de la contrée les nombreux bataillons dont les bras et le courage pourraient être plus utilement employés pour la tranquillité générale[10].

Ainsi, c'était avec la pensée du renouvellement de la guerre civile dans le cœur, que Charette demandait, au nom de la tranquillité générale, le retrait des troupes dont la présence mettait obstacle à l'exécution de ce dessein sacrilège !

Cependant, Puisaye, à Londres, pressait les préparatifs d'une descente sur les côtes de Bretagne. Le moment fixé pour l'expédition approchant, il chargea d'Allègre et de Boisberthollet d'aller en donner avis aux principaux officiers de l'arrondissement de Vannes, réunis en assemblée extraordinaire, au bourg de Grand champ, à trois lieues d'Auray[11].

Là, il fut arrêté que l'abbé Guillot se rendrait avec toute la célérité possible auprès de M. de Scépeaux pour lui faire part de la détermination des ministres anglais et l'engager à s'entendre avec les généraux Charette, Sapineau, Stofflet, sur la reprise des hostilités, qui devait avoir lieu, toute affaire cessante, son but immédiat étant de favoriser par une diversion la descente projetée[12].

L'abbé Guillot part sur-le-champ, arrive, après cinq jours de marche, à Saint-James en Anjou, près Segré, et instruit Scépeaux du motif de son voyage. Celui-ci déclare qu'il ne veut rien confier au papier, mais qu'il va se rendre de sa personne en Vendée, sans aucun délai, afin de s'y concerter avec Charette, Stofflet et Sapineau, sans le concours desquels il ne peut prudemment rien entreprendre[13].

Scépeaux partit en effet le soir même, et prévint Charette que les émigrés et les Anglais étaient au moment de faire voile pour la Bretagne ; que l'heure était venue de faciliter le débarquement, en forçant les républicains à diviser leurs forces[14].

Mais il n'entrait nullement dans les vues de Charette qu'un autre que lui eût l'honneur de faire triompher la cause des royalistes. La nouvelle qui lui était apportée cadrait trop peu d'ailleurs avec les renseignements envoyés par les agents de Paris, pour qu'il y ajoutât foi. Il croyait à la descente, mais il croyait qu'elle aurait lieu sur les côtes soumises à son commandement, et non sur celles de Bretagne, où l'influence de Puisaye dominait[15]. Il ne se pressa donc point de reprendre les armes, ne voulant en venir là qu'après avoir mis le plus possible les chances de son côté. Il fit mieux : pour endormir la vigilance des républicains et inspirer à la Convention une fausse sécurité, il donna mission à Béjarry, son adjudant général, et au vicomte de Scépeaux d'aller réclamer, à Paris, le payement des indemnités promises aux royalistes qui avaient mis bas les armes[16].

C'est en parlant de cet acte de basse hypocrisie que Puisaye ose écrire : L'insincérité de Charette n'était pas coupable. Et la raison qu'il en donne, c'est que en concourant à ce que l'expédition ne fût pas reçue en Bretagne, Charette se conformait aux ordres qui lui étaient transmis au nom de son souverain ![17]

Quoi qu'il en soit, des événements difficiles à maîtriser vinrent précipiter le dénouement et pousser Charette à une levée de boucliers dont il ne retardait le signal que pour en assurer le succès.

Au premier rang des Vendéens figurait un nommé Allard, qui avait d'abord servi dans les charrois de l'armée républicaine, puis s'était jeté dans le parti ennemi[18]. Cet homme, comme c'est l'usage parmi les transfuges, outrait le zèle. Informés qu'il s'était mis à la tête d'un attroupement de Vendéens entre Esnay et Palluau, les républicains s'en émurent, et l'adjudant général Cortez fut chargé de l'enlever, ce qu'il fit. Allard fut amené aux Sables, et embarqué pour la Rochelle avec un certain Descloudis, petit seigneur de Saint-Gervais, que, peu de temps auparavant, on avait surpris conduisant, en costume de toucheur de bœufs, dans le Bocage, une voiture chargée de blé et soigneusement recouverte de cendres[19].

A cette nouvelle, l'irritation des Vendéens fut extrême. Un convoi de blé passait entre Luçon et le Givre : ils fondent sur les treize voitures dont il se composait, et les dirigent vers le Bocage, après avoir massacré les gens de l'escorte. Le 6 messidor (24 juin), nouvelle violation, et plus horrible encore, de la foi jurée. Cette fois, non contents de se jeter, entre Lamothe-Achard et Palluau, sur un convoi de dix mille rations de pain et d'eau-de-vie, qu'escortaient quatre cents hommes d'infanterie, lés rebelles, abusant d'une victoire due à une trahison, ôtent des caissons les subsistances qu'ils contenaient, y entassent les prisonniers, et, chose effroyable, y mettent le feu[20] !

Le mouvement était donné : Charette se décida. Sans s'arrêter au danger qu'allaient courir Scépeaux et Béjarry, que lui-même avait envoyés à Paris et auxquels son brusque retour à la guerre civile pouvait coûter la vie, il rassemble ses soldats, proclame solennellement devant eux Louis XVIII, et annonce la reprise d'armes à toute la Vendée par un violent manifeste daté de Belleville, 26 juin 1795[21].

Ce manifeste commençait ainsi :

Enfin le moment est venu de déchirer le voile qui couvre depuis longtemps les véritables causes secrètes du traité de la pacification de la Vendée, et de faire connaître aux braves Vendéens, à tous les bons Français et à l'Europe entière, les motifs qui nous ont conduits à cette apparence de conciliation avec la soi-disant République française[22].

 

Ces motifs — Charette ne craignait pas de le déclarer — avaient été, de la part des Vendéens, le désir d'obtenir, non pas une paix parfaite et durable, ce qui n'était pas possible, du moins quelques instants de relâche aux maux dont ils avaient été les tristes témoins[23].

Il était impossible d'avouer avec plus de cynisme que la paix jurée n'avait été qu'un mensonge de la révolte aux abois.

Venaient ensuite des plaintes amères sur ce que les chefs des Chouans avaient été arrêtés, et sur ce qu'on avait désarmé les soldats et les cavaliers des armées vendéennes, auxquels les républicains eux-mêmes avaient procuré des armes — reproche étrangement contradictoire !

Enfin le manifeste dénonçait comme coupable d'avoir empoisonné le fils de Louis XVI, le parti qui gouvernait alors la France, parti que Charette désignait sous le nom de Secte impie et barbare[24].

Ainsi se ralluma cette affreuse guerre dont Puisaye lui-même a précisé en ces termes les résultats : La guerre royaliste a consommé près d'un million d'hommes[25]. Il eût été plus exact encore de dire : près d'un million de Français.

Scépeaux, à la nouvelle de la reprise des hostilités, quitta brusquement Paris pour retourner à son poste. Comme il traversait Angers, il est reconnu : on l'arrête. Mais il invoque la foi des traités, et on lui rend aussitôt sa liberté[26]. Il en profita si bien, que, quelques jours après, il était à la tête du camp de Pontron, l'épée à la main[27] !

Pendant ce temps, Charette, comme nous l'avons raconté, avait rompu la pacification sans dénoncer la trêve, et surpris le poste des Essarts[28], dont les défenseurs républicains n'eurent pas à invoquer, eux, la foi des traités ; car Charette les tailla en pièces sans leur donner le temps de se reconnaître.

 

 

 



[1] State papers, Annual Register, vol. XXXV, p. 253.

[2] Voyez le texte dans le vol. XXXV, p. 254-262 de l'Annual Register, State papers.

[3] Instructions du Conseil du roi aux agents. Voyez les Papiers de Puisaye, vol. LXXXIV. Manuscrits du British Museum.

[4] Papiers de Puisaye, vol. LXXXIV. Manuscrits du British Museum.

[5] Papiers de Puisaye, vol. LXXXIV.

[6] Papiers de Puisaye, vol. LXXXIV.

[7] Mémoires de Puisaye, t. IV, p. 94.

[8] Cette remarque, qui nous a paru fort juste, est de Puisaye lui-même.

[9] Nous l'avons citée par anticipation dans le tome XI de cet ouvrage.

[10] Voyez le texte de cette déclaration dans Savary, Guerres des Vendéens et des Chouans, t. V, p. 122-124.

[11] Papiers de Puisaye. Note de l'abbé Guillot, vol. CVIII. Manuscrits du British Museum.

[12] Papiers de Puisaye. Note de l'abbé Guillot, vol. CVIII.

[13] Papiers de Puisaye. Note de l'abbé Guillot, vol. CVIII.

[14] Papiers de Puisaye. Note de l'abbé Guillot, vol. CVIII.

[15] Mémoires de Puisaye, t. VI, p. 125.

[16] Mémoires de Puisaye, t. VI, p. 123, 226.

[17] Mémoires de Puisaye, t. VI, p. 226.

[18] Mémoires sur la Vendée, par un ancien administrateur militaire, p. 193-195.

[19] Mémoires sur la Vendée, etc., p. 193 et 195.

[20] Mémoires sur la Vendée, etc., p. 196.

[21] La vraie date de la reprise d'armes par Charette semble avoir été ignorée de l'abbé Guillot et de Puisaye, puisque le premier, dans la Note manuscrite que nous avons sous les yeux, et le second, dans ses Mémoires, présentent la reprise d'armes comme postérieure au débarquement des émigrés à Quiberon, tandis qu'elle lui est antérieure, ce débarquement ayant eu lieu seulement le 27 juin. Ce qui a pu induire en erreur, et l'abbé Guillot, et Puisaye, c'est que Scépeaux était à Paris lorsque Charette, qui l'y avait envoyé, reprit les armes. Mais, comme nous l'avons dit, ce dernier fut poussé par les circonstances à se déclarer plus tôt qu'il ne l'aurait fait s'il eût choisi son heure.

[22] Voyez le texte dans Savary, Guerres des Vendéens et des Chouans, t. V, p. 129-135.

[23] Savary, Guerres des Vendéens et des Chouans, t. V, p. 129-135.

[24] Savary, Guerres des Vendéens et des Chouans, t. V, p. 129-135.

[25] Papiers de Puisaye. Lettre de Puisaye à M. G. Ellis, en date du 3 novembre 1813. Manuscrits du British Museum.

[26] Biographie universelle et portative des contemporains, publiée sous la direction de Rabbe, Boisjolin et Sainte-Preuve. Art. Scépeaux.

[27] Biographie universelle et portative des contemporains, publiée sous la direction de Rabbe, Boisjolin et Sainte-Preuve. Art. Scépeaux.

[28] Voyez le chapitre les Émigrés à Quiberon, ci-avant.