HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE QUATORZIÈME

 

CHAPITRE IV. — FAMINE

 

 

Disette au milieu de l'abondance. — Cupidité des gros cultivateurs. — Fraudes dans le commerce des blés. — Le peuple avait supporté la faim en 1794 avec un calme et dans un silence héroïques ; ses plaintes et ses clameurs en 1795 ; raison de ce changement. — Remarquable aveu de Thibaudeau. — Les morts calomniés. — L'appui des agioteurs et des accapareurs indispensable au gouvernement thermidorien : son impuissance à combattre la famine factice, expliquée par là. — Achats de grains. — Consommation de Paris au mois de mai 1795. — Ce qu'il en coûtait au gouvernement pour nourrir le peuple. — L'État volé par les spéculateurs. — Immense désordre. — Machinations contre-révolutionnaires pour empêcher les arrivages. — Émeutes sur le passage de convois de grains. — Pillages organisés. — Les prêtres, fauteurs de troubles. — L'anarchie partout. — Souveraineté de l'égoïsme individuel proclamée ; conséquences. — Le gouvernement a de la peine à faire protéger les arrivages. — Armée persuasive proposée par Gossuin. — Langage de la presse thermidorienne au milieu de la détresse publique. — Optimisme affecté par le Journal du Bonhomme Richard. — Excès des souffrances du pauvre. — La disette du pain compliquée de celle du charbon. — Composition du Comité de Salut public à cette époque. — Une insurrection de la faim imminente.

 

Pendant que les économistes de la réaction cherchaient, sans le pouvoir découvrir, un moyen d'arrêter la chute des assignats, le peuple mourait littéralement de faim.

Et pourquoi ? Parce que, sous l'empire du régime de désordre qu'avait inauguré la réaction, la subsistance du peuple était devenue la proie des marchands d'argent, des usuriers, des accapareurs, de tous les vautours à face humaine. En 1793, il y avait eu disette aussi, mais les récoltes avaient été mauvaises, et le pauvre ne pouvait accuser de ses maux que la nature. En 1795, au contraire, la famine avait cela de particulièrement effroyable, qu'elle se déclarait au sein de l'abondance annoncée par les récoltes de 1794, qui avaient été magnifiques[1]. C'était une disette factice, une disette née en partie de la cupidité des gros cultivateurs, auxquels Richoux put reprocher de faire peser sur le peuple une oppression plus cruelle encore que celle dont les nobles d'autrefois le rendaient victime[2]. La cherté des blés était si grande, qu'avec la valeur de quatre sacs, les laboureurs payaient le prix d'une ferme très-considérable[3]. Souvent, ils refusaient de livrer leurs denrées, à moins qu'on ne leur offrît de l'or en échange, et ce fait fut dénoncé avec beaucoup d'amertume par la section de l'Observatoire, dans la séance du 11 germinal (31 mars)[4]. Peu de jours après, Garnier (de Saintes), en mission dans les environs de Paris, écrivait à la Convention : L'avarice entre pour beaucoup dans la famine factice qui nous poursuit[5] ; et Laurent appelait l'attention de l'Assemblée sur cette circonstance significative, que le commerce des blés se faisait pendant la nuit[6].

Le 25 ventôse (15 mars), un décret avait fixé la ration journalière de chaque habitant de Paris à une livre de pain, et décidé que l'ouvrier en recevrait à l'avenir une livre et demie, mais ce décret n'avait pas reçu d'exécution.

Rien de plus caractéristique que la scène du 7 germinal (27 mars). Ce jour-là, on vit une multitude de femmes assiéger la Convention. Elles étaient furieuses, et une d'elles fut entendue criant anathème sur l'Assemblée. Toutes voulaient être admises : vingt seulement obtinrent d'entrer. Or, quel fut le langage de celle qui porta la parole pour tant de mères au désespoir ? Nous venons vous demander du pain. Un décret porte qu'il nous sera délivré une livre de pain par jour : ce matin, on n'a voulu nous en donner qu'une demi-livre. Personne n'a consenti à la recevoir. Personne ne peut, avec quarante sous par jour, acheter des denrées qui suppléent au défaut de la viande[7].

Encore si la distribution des farines s'était faite avec un peu d'égalité ! Mais non : il y avait des sections dans lesquelles on ne recevait pas plus d'un quarteron de pain par jour[8]. Et quant au riz distribué comme supplément, à quoi servait-il à ceux qui n'avaient ni bois ni charbon pour le faire cuire[9] ?

Nous avons dit, dans un précédent volume, avec quel calme héroïque le peuple de Paris avait traversé le terrible hiver de 1794. La ration de pain n'était que d'une once, alors ; la corde de bois se vendait quatre cents livres ; les fontaines ayant gelé, l'eau se payait jusqu'à vingt sous la voie, et, dans les rues, devenues le théâtre des scènes les plus tragiques, on avait vu des pères de famille scier leur bois de lit pour faire cuire les aliments de leurs enfants[10]. Eh bien, dans cette agonie de tout un peuple, pas un murmure ne s'était fait entendre ; pas une voix ne s'était élevée contre la Convention ; pas une main ne s'était étendue avec menace vers les dépôts dans lesquels le Comité de salut public avait emmagasiné les objets d'absolue nécessité[11]. Que pouvait la faim, que pouvait la soif, que pouvait le froid, contre l'enthousiasme républicain et son souffle vivifiant ? Sous le régime que les Thermidoriens ont appelé depuis la tyrannie de l'infâme Robespierre, le peuple avait été fier de souffrir pour ce qui était, à ses yeux, le grand combat de la liberté.

Mais la tyrannie de l'infâme Robespierre ne fut pas plutôt abattue, que tout changea. Ce même peuple dont le stoïcisme avait été si prodigieux, se montra tout à coup impatient de la souffrance, irritable à l'excès, et prompt à accuser de ses maux ceux qui avaient charge de ses destinées. On lit dans les Mémoires du Thermidorien Thibaudeau ces lignes qu'il a sans doute tracées par mégarde, n'en soupçonnant pas la portée : La disette et la cherté des subsistances que les sans-culottes avaient supportées si patiemment quand Robespierre les flattait, leur servait maintenant de prétexte pour crier et s'armer contre un pouvoir qui ne les dédommageait plus de la rareté du pain, au moins par des caresses et de l'influence[12]. En d'autres termes, tous ces sacrifices virils, toutes ces fortes vertus, qui avaient marqué d'un cachet impérissable la période précédente, n'étaient plus maintenant qu'un souvenir ; ce que la Révolution avait rendu facile, la contre-révolution le rendait impossible ; et le lendemain du jour où les Thermidoriens avaient triomphé, le peuple se trouvait avoir tout perdu, tout, et par conséquent le pouvoir. d'endurer la faim. Voilà ce que les chefs du parti dominant comprenaient bien, malgré leurs efforts pour le cacher ; et cette idée leur rongeait le cœur. Aussi ne manquaient-ils pas, toutes les fois qu'un cri d'angoisse montait vers eux, d'y répondre par une insulte jetée à la mémoire de Robespierre.

Le 13 ventôse (3 mars), Boissy d'Anglas disait : Dans un pays que Robespierre et ses complices affamaient pour l'asservir et asservissaient pour l'affamer, etc.[13]. C'était là une des phrases sacramentelles du moment. Par malheur, le peuple n'avait nullement cessé de souffrir de la faim depuis la mort du tyran et de ses complices !

Le 7 germinal (27 mars), Pelet, qui occupait le fauteuil à la Convention quand les femmes s'y présentèrent éperdues, disait : La gloire des bons citoyens dépend de votre bonheur, citoyennes. La faction criminelle qui a régné sur la France pendant deux ans a ruiné l'agriculture, détruit le commerce, anéanti nos ressources. Depuis le 9 thermidor, la forme de la République a changé ; la justice a été mise à l'ordre du jour. Déjà beaucoup de maux ont été réparés : pour les réparer tous, la Convention a besoin du calme et de la vertu du peuple[14].

Vains discours ! Jamais à ce peuple infortuné ses maux n'avaient paru plus cuisants que depuis la chute de la faction criminelle. Les dominateurs du jour avaient beau lui dire et lui répéter que les coupables c'étaient les morts, cette inepte calomnie, loin de le convaincre et de l'apaiser, l'indignait. Il ne se repentait pas d'avoir déployé une constance presque surhumaine, alors que la disette était le résultat de l'inclémence des saisons, mais il n'en maudissait qu'avec plus de violence ce qu'il regardait maintenant comme le résultat d'une politique réactionnaire et d'une administration déplorable.

Ce n'est pas qu'il y eût parti pris, de la part du gouvernement, de négliger les mesures d'urgence que réclamait la situation et dont son propre intérêt lui faisait une loi. Seulement, il ne pouvait donner suite à ces mesures, parce que, lancé sur la pente de la contre-révolution, il avait besoin de l'appui des agioteurs, des marchands d'argent, des accapareurs, de tous ceux contre qui la question était de défendre le pain des pauvres.

Sous la pression des journées orageuses de germinal, un décret avait été rendu, ordonnant que le pain fût distribué de préférence aux ouvriers et aux indigents, le riz et le biscuit aux personnes aisées[15]. A cette même époque, le gouvernement avait acheté pour cinquante millions de grains[16]. La consommation de Paris étant, au mois de mai 1795, de huit mille quintaux par jour, et le pain coûtant quatre livres au gouvernement, qui le donnait à trois sous[17], il est aisé de se faire une idée de l'étendue de la dépense. Et ce qui tendait à la rendre de plus en plus lourde, c'était l'avidité sans scrupules comme sans frein des spéculateurs avec lesquels l'État était condamné à traiter. Il n'était sorte de manœuvre à laquelle ces misérables n'eussent recours pour augmenter les embarras que créait au gouvernement la détresse publique et le contraindre ainsi à subir leurs conditions, quelles qu'elles fussent. Une de ces manœuvres consistait à répandre de sinistres rumeurs, artificieusement calculées dans le but d'ajouter aux alarmes, déjà si vives, de la population. Savez-vous, disait aux Parisiens, en parlant de ceux qui spéculaient sur la famine, le Journal du Bonhomme Richard, savez-vous ce qu'ils veulent ? Ils veulent faire encore souscrire le gouvernement pour des marchés de farine à cinq ou six mille francs le sac ![18]

On ne croirait pas à quel point le désordre était arrivé, s'il n'eût été publiquement attesté par ceux-là mêmes qui avaient intérêt à en faire un mystère. Empêcher les arrivages était devenu le mot d'ordre de quiconque aspirait à compléter la contre-révolution. Sur toutes les routes, les convois destinés pour Paris étaient arrêtés ; partout les cultivateurs étaient excités à ne tenir aucun compte des réquisitions, et ils étaient d'autant plus disposés à ouvrir l'oreille à ces instigations inhumaines, qu'elles leur donnaient l'espoir de vendre plus cher leurs denrées[19]. Du 13 au 26 germinal (4-15 avril), le pillage des subsistances eut lieu sans discontinuation à Saint-Brice, à Bonneuil, à la Chapelle, à Évreux, à Vernon, à Dreux, à Chantilly. Les cultivateurs, à Provins, refusèrent de battre les grains pendant la semaine de Pâques. A Montdidier et dans les communes environnantes, l'obstacle mis aux arrivages eut cela de caractéristique que, pour y mieux pousser la population, l'on y sonna le tocsin[20].

A Villers-Cotterêts, les femmes ne voulant pas laisser partir une voiture de grains, le représentant du peuple Laurent, faute de pouvoir faire tirer le sabre contre des femmes, se fit apporter des fouets de poste. La menace eut plein succès, et Laurent fut fort applaudi par la Convention, lorsqu'il vint à la Tribune raconter cet exploit. Il ajouta : Si je n'avais pas trouvé de fouets, j'aurais fait venir des pompes[21]. Malheureusement, il était rare que la chose tournât au comique.

A Évreux, par exemple, le représentant du peuple Bernier, ayant appris qu'un convoi était au moment d'être pillé, et étant arrivé, accompagné de six gendarmes seulement, au moment où déjà les femmes étaient en train de délier les sacs, une d'elles, furieuse, saisit la bride de son cheval, tandis que le bâton se levait sur lui et qu'on l'accablait d'une grêle de pierres qui lui mirent le visage tout en sang. Il fallut composer avec la sédition, et, pour sauver le convoi, accorder aux sections, qui étaient au nombre de sept, une voiture par section[22].

Ce fut bien pis encore à Amiens. Là, le représentant du peuple Bô fut jeté par terre, traîné par les cheveux ; on lui marcha sur le corps, et on se disposait à le pendre, lorsque, par bonheur, la force armée se présenta[23].

Dans mainte commune, ces désordres avaient une sorte de caractère officiel. A Vernon, quinze voitures furent pillées sous les yeux des autorités constituées, qui, non-seulement n'empêchèrent rien, mais firent elles-mêmes la distribution du butin aux pillards[24]. Ailleurs, il advint que des grains ayant été mis en état de réquisition par le représentant du peuple en mission dans le pays, le maire, suivi d'une foule en délire, s'avança le pistolet à la main, et, non content de déclarer qu'on n'obéirait pas à la réquisition, foula insolemment aux pieds la cocarde nationale[25].

Lorsque Laurent porta ces faits à la connaissance de la Convention, l'indignation y fut extrême. Mais aucune mesure préservatrice ne sortit de ces violents transports, et la séance se passa en stériles déclamations contre le fanatisme, André Dumont voyant partout la main du prêtre réfractaire, et rien de plus[26].

Il y avait certainement du vrai dans les dénonciations d'André Dumont. De l'ardeur des prêtres à fomenter les troubles des campagnes, on avait mille preuves. Ici ils défendaient aux cultivateurs d'entendre la messe avec la cocarde tricolore ; là, ils poussaient secrètement la population à s'emparer des églises ; à Soissons, les grands vicaires promettaient l'absolution aux prêtres constitutionnels, si ces derniers consentaient à prêcher que garder les domaines nationaux c'était marcher dans le chemin qui mène à l'enfer[27]. Les efforts du clergé pour saper les fondements de la République n'étaient donc pas douteux. Mais quoi ! Poursuivre l'artisan tonsuré de quelque machination bien noire, empêcher le commerce de dégénérer en brigandage, protéger tout un peuple d'affamés contre une bande d'accapareurs, on ne le pouvait plus sans être montré au doigt et désigné à l'assassinat comme Jacobin. Ne pas accorder une impunité absolue au crime, quand il portait la livrée de la contre-révolution, c'eût été être un Terroriste ! De là une anarchie sans exemple et sans limites. C'est à l'anarchie que nous devons tous les fléaux qui nous désolent, s'écriait douloureusement Jean-Bon Saint-André, dans la séance du 15 germinal (14 avril)[28]. Et c'était là le vrai mot de la situation.

Aussi la gauche de la Convention avait-elle éclaté en rires ironiques, le jour où Boissy-d'Anglas était venu annoncer que, pour combattre les refus systématiques des cultivateurs, le gouvernement avait recommandé aux représentants envoyés dans les districts d'employer la force[29].

On juge quelles armes tout cela fournissait aux ennemis de la Révolution. Les fauteurs de troubles comptaient à ce point sur l'impunité, qu'à Paris, dans la section du Bonnet de la Liberté, ils payèrent quatre cents livres d'eau-de-vie à des femmes, pour qu'elles fissent main basse sur des sacs de farine destinés à une autre section[30]. La calomnie avait longtemps opéré dans l'ombre : c'était au grand jour maintenant qu'elle distribuait ses poisons. On vit de hardis imposteurs s'en allant montrer, de groupe en groupe, des morceaux de très-beau pain, et ils furent entendus disant à ceux qui leur demandaient où ils l'avaient pris : N'en a pas qui veut ; c'est du pain de député[31]. Cette calomnie, imaginée pour rendre la Convention odieuse, prit si bien, que, pour la réfuter, plusieurs représentants du peuple crurent devoir se passer de pain[32].

Le désordre, dans l'administration, n'était pas moindre que partout ailleurs. Certains agents, chargés des approvisionnements de Paris, n'en livraient qu'une partie, et versaient l'autre dans des magasins particuliers, où le sac se vendait jusqu'à deux mille livres, et était revendu ensuite trois mille livres. Garnier (de Saintes) qui, de Rozay, mandait ces détails à Boissy-d'Anglas, ajoutait : Il existe au Palais-Royal des hommes qui sont les courtiers d'un pareil commerce, ainsi que des milliers d'individus dans Paris, lesquels ont du pain à discrétion en le payant cher, lorsque le peuple est réduit à un quarteron. C'est l'abondance de ces hommes qui fait la véritable détresse de l'ouvrier et du pauvre[33].

Dans une autre lettre du même au même, datée de Rozay, 4 floréal an III (23 avril 1795) on lit :

Je demande à hauts cris la force armée ; car déjà plusieurs de mes meilleurs greniers ont été pillés. A Égalité — Bourg-Égalité, aujourd'hui Bourg-la-Reine, près Sceaux —, j'ai fait désarmer une commune entière qui était organisée en corps de brigands. Une plus dangereuse ici, celle de Rebais, qui a une population plus considérable, exerce tous les jours des pirateries, et mes moyens ne me permettent pas son désarmement. Je suis réduit à quelques patrouilles insignifiantes[34]...

Mais cette force armée que les Commissaires de la Convention demandaient à hauts cris, pour parler le langage de Garnier (de Saintes), rien n'était plus difficile que de l'obtenir. Lorsque, à des époques antérieures, la ville de Paris s'était trouvée en peine de sa subsistance, l'énergie des citoyens, prompts à s'armer et à partir pour aller protéger les arrivages, lui avait été d'un puissant secours ; mais depuis que la réaction avait inauguré, à la place du principe de la fraternité humaine, la souveraineté de l'égoïsme individuel, tout service qui exigeait du dévouement tendait de plus en plus à devenir impossible. Les volontaires manquèrent donc à l'appel ; et à ceux qui les pressaient, au nom de l'intérêt commun, ils répondirent en invoquant leur droit de rester chez eux[35] ! Vainement Dubois-Crancé essaya-t-il de faire revivre la fameuse théorie du salut public ; vainement parla-t-il de traiter comme déserteur quiconque refuserait de marcher à l'ennemi ; — car quel autre nom donner à ceux qui faisaient métier d'affamer le peuple ? — Dubois-Crancé lui-même retira sa motion, sur l'assurance donnée par Gossuin que le Comité militaire avait pris les mesures convenables, assurance que Gossuin fit suivre de cette recommandation singulière : Il faut que l'armée qu'on envoie aux environs de Paris soit une armée persuasive[36].

Cette armée persuasive, on la mit sous le commandement de Barras, auquel on adjoignit Rouyer[37].

Pendant ce temps, les organes du parti thermidorien s'étudiaient, avec une sollicitude croissante, à détourner de lui, en la rejetant sur des causes générales, la responsabilité de tant de maux. Baladère, dans la feuille intitulée : l'Ami de la Convention et le Défenseur du peuple, conjurait les Parisiens de ne pas perdre de vue que la nécessité d'entretenir des armées immenses avait presque doublé la consommation des vivres, aussi bien que celle du fer, des draps, des souliers, des chevaux. De son côté, le Journal du Bonhomme Richard publiait un dialogue imaginaire, dont le passage suivant indique assez le but et l'esprit :

GROGNON : Ah, si la sainte Montagne existait, d'accord avec les bons Jacobins, ça irait bien mieux… Dis-moi, bel esprit, avons-nous du pain ?

BON-GOSIER : Ne fallait-il pas donner du pain à nos enfants sur la frontière ? Tu sais qu'un soldat a bon appétit. Ce n'est donc rien que douze cent mille hommes attachés au même râtelier, dont la plupart mangeaient, dans les campagnes, avant la guerre, des pommes de terre, du blé noir, des haricots, des fèves, des navets ?[38]

Pour mieux calmer le peuple, la presse thermidorienne affectait, au milieu de la détresse publique, un optimisme imperturbable, et le Bonhomme Richard affirmait que le gouvernement, au dehors, avait fait d'énormes achats ; que la récolte prochaine s'annonçait comme devant être admirable ; qu'il n'était pas vrai qu'on songeât à l'accaparer tout entière, ou qu'on coupât des blés en vert ; que ces fausses rumeurs étaient répandues par des ennemis de la chose publique ; que le gouvernement était là qui saurait bien, sans toucher à la propriété, subvenir à la subsistance du peuple ![39]

Où il faut des remèdes, c'est trop peu que des promesses vagues. L'aspect de Paris devenait sombre ; il semblait que déjà l'on entendît venir du fond des faubourgs ce bruit sourd qui annonce les orages populaires. Dans la séance du 16 floréal (5 mai), Dubois-Crancé développa, comme moyen de salut, un système qui consistait à faire payer l'impôt en nature sur le pied des estimations de 1790.

Tout le monde sait, dit-il, que la contribution foncière de la France avait été portée, en 1790, à 300 millions, représentatifs du cinquième de son produit net. Le quintal de blé valait alors 10 livres ; le seigle, 7 livres ; l'orge, 6 livres ; la paille, 1 livre.

Supposons 1.500.000 hommes aux armées et 900.000 hommes à Paris et dans les communes environnantes, vous aurez un total de 2.400.000 âmes à nourrir. Donnez-leur une livre de pain par jour, la consommation montera à 15 millions de quintaux de blé. S'il entre un tiers de seigle, le blé à consommer sera représentatif de 9 livres par quintal et d'une somme de 118 millions de livres.

Si vous vendez le pain au taux modéré de 4 sous la livre, il entrera au trésor national une somme de 98 millions.

Et après avoir posé ces chiffres, Dubois-Crancé présentait en ces termes les résultats de son calcul :

Sur une somme de 300 millions, qu'on estimait être, en 1790, le cinquième du produit net de la France, le prélèvement que vous ferez en nature de 13 millions de quintaux de blé pour la nourriture des armées et de Paris, équivaudrait à 118 millions.

Celui que vous ferez de 9 millions de foin, 9 millions de paille, etc., pour la nourriture de 250.000 chevaux servant dans la cavalerie ou employés au service des camps, répondrait à la valeur de 37 millions.

TOTAL . . . . . . . 155 millions.

Ainsi, ce qui vous a coûté par an 3 milliards ne vous coûtera que 155 millions. Encore rentrera-t-il au trésor 98 millions, produit de la vente de votre blé à 4 sous, dans Paris et les communes environnantes[40].

 

Bourdon (de l'Oise) combattit ce système, en se fondant sur ce que la perception en nature exigerait une armée de préposés, une armée de fermiers, une armée de collecteurs ; sur ce qu'il faudrait une foule de magasins où les denrées pourriraient ; sur ce que les frais seraient énormes, etc., etc.[41]. Toutefois, l'idée ne lui paraissait pas de nature à être repoussée sans examen. De fait, c'était une idée renouvelée de cet illustre Vauban, qui avait montré, unis en lui à un degré si remarquable, le génie du financier et celui du soldat.

Cependant, chaque jour ajoutait à l'horreur de cette situation à laquelle les dominateurs du moment cherchaient en vain une issue. Il eût été difficile de trouver sur la terre un peuple aussi malheureux que l'était alors celui de Paris[42]. Le 29 floréal (18 mai), la distribution n'avait été que de deux onces de pain par personne ; le lendemain, cette ration fut diminuée. Chacun sentit qu'on était à la veille d'une catastrophe. Les rues retentissaient de plaintes. Le pauvre s'étonnait et s'irritait de cette cupidité effrénée qui avait fait centupler le prix de denrées qu'il savait abondantes ; il avait peine à concevoir qu'on osât étaler à ses yeux, comme pour insulter à ses souffrances, une profusion de comestibles tels que la sensualité la plus raffinée n'en aurait pu inventer de plus délicats ; il se demandait comment il arrivait qu'il n'y eût aucun moyen d'augmenter la quantité ou d'améliorer la qualité de ce que l'on continuait à nommer le pain de l'égalité, alors qu'on trouvait de la farine pour cette quantité prodigieuse de gâteaux, de brioches et de biscuits qui, dans toutes les rues, dans toutes les promenades, sur toutes les places publiques, tourmentaient le regard et narguaient la faim d'une population aux abois[43].

A ces murmures sur la disette du pain s'en joignaient d'autres, non moins violents, sur la disette du charbon. On touchait à l'époque où, ordinairement, les chantiers étaient remplis, et voilà qu'ils étaient tous vides. Pendant les rigueurs de l'hiver, on avait dit aux Parisiens que la glace seule s'opposait à la descente des trains et des bateaux dont la Seine était chargée ; or, les glaces étaient fondues, et ni trains ni bateaux ne paraissaient. En quoi consistaient les chantiers ambulants de l'immense ville ? En quelques charretées de bois qu'on vendait à un prix excessif ; car des spéculateurs infâmes n'avaient pas honte de vendre jusqu'à trois ou quatre cents livres le bois qui avait été promis aux sections sur le pied de quarante livres la voie, et les engagements pris par les administrateurs envers les citoyens auxquels il avait été délivré des bons, étaient inhumainement violés[44].

Il était difficile que d'un pareil état de choses ne sortît pas une tempête. Rovère, membre du Comité de sûreté générale, courut annoncer à la Convention qu'un mouvement se préparait. Selon lui, une conspiration avait été ourdie de longue main, dont le caractère était avant tout politique. Mais, ainsi que le raconte Beaulieu, Rovère ayant mêlé à son rapport une ridicule histoire d'œufs rouges qui, remis aux prisonniers jacobins, à un moment donné, devaient être le signal de l'insurrection, l'on regarda ce prétendu complot comme chimérique, et il fut nommé par dérision la conspiration des œufs rouges[45].

La vérité est qu'il n'y avait rien dans ce qui se passait à Paris qui ressemblât à un complot, à moins que l'on n'appelle ainsi la disposition où étaient quelques jeunes gens hardis de profiter des circonstances pour rétablir la prééminence des patriotes, et les relations par eux entretenues avec quelques membres de la Montagne, Goujon et Bourbotte entre autres[46]. Les royalistes poussèrent-ils à un mouvement ? Oui, s'il faut en croire la déposition d'une fille Migelli, qui figura dans les troubles dont nous allons présenter le tableau. Cette fille, qui fut plus tard condamnée à mort par le tribunal criminel du département de la Seine, déclara devant les juges que c'étaient les émigrés et les royalistes qui l'avaient portée à commettre les délits dont on l'accusait, et qu'ils lui avaient fait prêter serment, ainsi qu'à d'autres femmes, — elle refusa de les nommer, — d'assassiner les représentants du peuple[47].

L'équité exige qu'on n'admette pas légèrement une imputation d'une telle gravité. Ce qui est probable, c'est que les patriotes, d'une part, et, d'autre part, les royalistes, voyant la colère du peuple au moment d'éclater, se tinrent prêts à tirer parti de l'occasion.

Chose étrange ! devant un péril que tout présageait, la Convention demeurait impassible, et le Comité de salut public inerte ! Beaulieu, qui était au cœur des événements, attribue l'inaction des Thermidoriens, en ces heures tragiques, à la crainte où ils étaient de se mettre trop complètement à la merci de leurs alliés les royalistes[48], leur politique étant de s'appuyer sur ces derniers contre les Jacobins, mais sans toutefois se donner des maîtres.

Les membres qui composaient le Comité de salut public étaient alors Treilhard, Fermont, Vernier, Rabaud Pommier, Doulcet de Pontécoulant, Cambacérès, Aubry, Tallien, Gillet, Roux (de la Haute-Marne), Sieyès, Laporte, Rewbell, Merlin (de Douai), Fourcroy, Lacombe (du Tarn).

De ces hommes, quelques-uns avaient donné à la Révolution des gages sanglants, et leur passé, qui les poursuivait de visions funèbres, leur faisait de l'avenir, si la royauté l'emportait, un sujet d'effroi. Mais inutilement auraient-ils voulu tenir longtemps encore la balance entre deux principes qui se repoussaient ; et, en attendant que le progrès de la réaction leur donnât à combattre l'insurrection du royalisme, ils eurent à combattre l'insurrection de la faim.

 

 

 



[1] Histoire parlementaire, t. XXXVI, p. 409.

[2] Moniteur, an III, n° 208.

[3] Discours de Tallien, dans la séance du 24 floréal (13 mai 1795). Moniteur, an III, n° 238.

[4] Moniteur, an III, n° 194.

[5] Moniteur, an III, n° 212.

[6] Moniteur, an III, n° 208.

[7] Moniteur, an III, n° 190.

[8] Députation de la section de la Fraternité, séance du 12 germinal (1er avril 1795). Moniteur, an III, n° 194.

[9] Députation de la section de la Fraternité, Moniteur, an III, n° 194.

[10] Mercier, le Nouveau Paris, t. III, chap. XC. — Voyez le tome X de cet ouvrage, livre XI, chap. V, in fine.

[11] Voyez tome X du présent ouvrage, livre XI, chap. V, in fine.

[12] Mémoires de Thibaudeau.

[13] Moniteur, an III, n° 166.

[14] Moniteur, an III, n° 190.

[15] Moniteur, an III, n° 195.

[16] Moniteur, an III, n° 195.

[17] Discours de Dubois-Crancé. Moniteur, an III, n° 230.

[18] Journal du Bonhomme Richard, n° 12.

[19] Voyez le discours de Boissy-d'Anglas, dans la séance du 7 germinal an III (27 mars 1795). Moniteur, an III, n° 190.

[20] Rapport de Roux, au nom du Comité de Salut public, dans la séance du 25 germinal (14 avril 1795). Moniteur, an III, n° 208.

[21] Discours de Laurent. Moniteur, an III, n° 208.

[22] Moniteur, an III, n° 207.

[23] Moniteur, an III, n° 208.

[24] Rapport de Roux. Moniteur, an III, n° 204.

[25] Rapport de Laurent, dans la séance du 25 germinal (14 avril). Moniteur, an III, n° 208.

[26] Voyez cette séance. Moniteur, an III, n° 208.

[27] Voyez la lettre de Garnier (de Saintes), dans le Moniteur, an III, n° 212.

[28] Moniteur, an III, n° 208.

[29] Discours de Boissy-d'Anglas. Moniteur, an III, n° 190.

[30] Rapport d'Ysabeau, au nom du Comité de sûreté générale. Moniteur, an III, n° 225.

[31] Discours de Prieur (de la Marne), dans la séance du 12 germinal (1er avril). Moniteur, an III, n° 195.

[32] Voyez dans le compte-rendu de la séance du 12 germinal, la déclaration de Boissieu et de plusieurs autres. Moniteur, an III, n° 195.

[33] Lettre autographe de Garnier (de Saintes) à Boissy-d'Anglas. — Catalogue de lettres autographes dont la vente a eu lieu le 18 mai 1861 et les jours suivants. (Laverdet, expert ; n° 57.)

[34] Catalogue de lettres autographes, ubi supra, Laverdet, expert ; n° 135.

[35] Voyez le discours de Dubois-Crancé, dans la séance du 21 germinal (10 avril 1795). Moniteur, an III, n° 204.

[36] Séance du 21 germinal (10 avril 1795). Moniteur, an III, numéro 204.

[37] Séance du 26 germinal (15 avril 1795). Moniteur, an III, numéro 208.

[38] Journal du Bonhomme Richard, n° 5.

[39] Journal du Bonhomme Richard, n° 12.

[40] Moniteur, an III, n° 230.

[41] Moniteur, an III, n° 235.

[42] Ce sont les propres termes dont se servent les Annales patriotiques, numéro du 30 floréal (19 mai).

[43] Voyez le discours de l'orateur de la députation de la section de Beauconseil. Moniteur, an III, n° 244.

[44] Tout ceci n'est qu'une reproduction à peu près textuelle des plaintes que fit entendre la députation de la section de Beauconseil, dans la séance du 1er prairial (20 mai 1795). Voyez le Moniteur, an III, n° 244.

[45] Beaulieu, Essais historiques sur les causes et les effets de la Révolution de la France, t. VI, p. 77.

[46] Mémoires de Levasseur, t. V, chap. II, p. 15.

[47] Fréron, Mémoire historique sur les massacres du Midi, p. 42.

[48] Voyez Essais historiques sur les causes et les effets de la Révolution, t. VI, p. 177-178.