HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME NEUVIÈME

LIVRE DIXIÈME

 

CHAPITRE XIII. — NÉCROLOGE

 

 

Procès et mort des Girondins. — Mort d’Olympe de Gouges, d’Adam Lux. — Procès et mort du duc d Orléans. — Mort de madame Roland. — Procès et mort de Bailly. — Critique historique.

 

D’une sphère toute radieuse, il nous faut passer à la région des ténèbres : nous voici comme à l’entrée des catacombes. Dieu ! quelle foule confuse et mêlée de fantômes livides ! Vergniaud et ses amis, Adam Lux, le duc d’Orléans, le général Coustard, madame Roland, Bailly ! Quelle succession rapide de funérailles ! Que de partis divers dévorés à la fois ! Et quel spectacle que celui de Philippe-Égalité allant presque se rencontrer face à face avec Marie-Antoinette sur la planche de l’échafaud !

Dans cette séance du 5 septembre, dont nous avons déjà rendu compte et où furent prises des mesures si terribles, l’orateur de la députation des Jacobins avait dit : Il est temps que l’égalité promène la faux sur toutes les têtes ; il est temps d’épouvanter tous les conspirateurs[1]. Ces mots désignaient les Girondins prisonniers.

On se rappelle avec quels égards ils furent traités immédiatement après le 31 mai : loin de songer alors à les immoler, leurs ennemis leur firent un genre de captivité qui ressemblait à une invitation de fuir. Non seulement on leur permit de circuler dans Paris, accompagnés d’un seul gendarme, mais l’indemnité de dix-huit francs par jour dont jouissaient les membres de la Convention leur fut continuée[2]. Les invectives, naturelles si l’on veut, mais incessantes et furieuses, dont ils poursuivirent leurs vainqueurs ; les lettres où ils traitaient publiquement les membres du Comité de salut public d’imposteurs et d’assassins[3] ; l’idée qu’ils donnèrent à la Montagne de la profondeur et du caractère inapaisable de leurs ressentiments[4] ; la guerre civile que leurs amis fugitifs coururent déchaîner d’un bout de la France à l’autre, et les preuves acquises de leur participation au projet de soulever les provinces contre la capitale[5] : voilà ce qui les perdit.

Douter que les Girondins, s’ils eussent triomphé, eussent été aussi implacables envers le parti adverse que celui-ci le fut envers eux, ce serait bien peu connaître le cœur humain et bien mal comprendre les orages de la Révolution française. Longtemps avant que les choses en fussent venues au point de rendre une guerre à mort entre les deux partis tout à fait inévitable, longtemps avant le 31 mai, Louvet demandait ardemment qu’on ne laissât pas jouir Robespierre de l’impunité physique[6]. Guadet, nous l’avons vu, avait été le premier à invoquer contre ses adversaires l’appui de l’échafaud. Qu’on médite ces paroles de Louvet dans ses Mémoires : J’affirme que Charlotte Corday ne dit à aucun de nous un mot de son dessein. Et si de pareilles actions se conseillaient, et qu’elle nous eût consultés, est-ce donc sur Marat que nous eussions voulu diriger ses coups ?Humilions-nous devant les desseins de la Providence ; c’est elle qui a voulu que Robespierre et ses complices vécussent assez longtemps pour s’entre-détruire[7]. Plus loin, Louvet emploie cinq pages à développer cette prodigieuse calomnie que c’est par les Montagnards que Toulon a été livré aux Anglais[8]. Et il faut voir avec quelle légèreté triomphante, avec quel barbare enjouement il parle de la mort du montagnard Beauvais, victime des mauvais traitements que lui infligèrent dans sa prison les royalistes : Cent voix se sont élevées pour l’accuser de trahison. Pour être à jamais dispensé de répondre, il prend le parti de mourir[9].

Dans le récit d’une entrevue qu’il eut avec Robespierre au sujet des Girondins prisonniers, Garat raconte qu’ayant exprimé le désir d’être un de leurs défenseurs officieux, il aperçut un sourire amer sur les lèvres de Robespierre, qui lui dit : Ils riraient bien eux-mêmes s’ils pouvaient vous entendre. Eux vous auraient fait guillotiner très-officieusement. — Cela se peut, répondit Garat ; mais, pour juger de ce que je dois aux autres, je n’attends pas que je puisse savoir ce qu’ils jugent me devoir. En tout, je crois qu’ils auraient peu guillotiné. Robespierre reprit : Peu est bon ![10]

Est-ce à dire que Girondins et Montagnards fussent tous des hommes altérés de sang ? Loin de là. Mais que de fois n’a-t-on pas vu des guerriers, humains d’ailleurs, pousser la victoire jusqu’à l’extermination de l’ennemi ? Et quelle bataille que la Révolution française ! Rien ne montre mieux à quelle sombre fatalité obéissaient alors les événements, que l’inaction de ceux qui, comme Danton, auraient voulu sauver les Girondins. Lorsque Garat alla solliciter en leur faveur l’intervention de ce dernier : Je ne pourrai pas les sauver, s’écria l’homme qui avait mis l’audace à l’ordre du jour ; et de grosses larmes roulèrent le long de ce visage dont les formes auraient pu servir à représenter celui d’un Tartare[11].

Le premier Girondin qu’on exécuta fut Gorsas, un des instigateurs de la révolte départementale. Revenu secrètement à Paris, il s’y était caché chez une femme nommée Brigitte, qui tenait un cabinet de lecture, au Palais-Royal. Ses relations avec cette femme étant connues, l’imprudence était grave : il y mit le comble, en paraissant au cabinet de lecture, sans autre précaution que d’avoir son chapeau rabattu sur ses yeux. Découvert, il fut conduit à l’échafaud le 7 octobre[12].

Dès le 3, Amar s’était présenté à la tribune de la Convention, et, après avoir demandé que les portes de la salle fussent gardées, il avait lu un acte d’accusation qui concluait : 1° à maintenir le décret qui avait déjà déclaré traîtres à la patrie vingt et un représentants ; 2° à en traduire trente-neuf autres devant le tribunal révolutionnaire ; 3° à envoyer en détention dans une maison d’arrêt soixante-quatorze de leurs collègues, signataires d’une protestation contre le 31 mai et le 2 juin. Ces propositions furent adoptées. Selon Billaud-Varenne, on eût dû voter par appel nominal, afin que chacun se prononçât et se montrât armé du poignard qui devait percer le sein des traîtres. Robespierre fit observer très-sagement qu’on ne devait pas supposer la Convention divisée en deux classes, l’une composée des amis du peuple, l’autre ne renfermant que des conspirateurs et des traîtres. La modération de sa politique éclata d’une manière plus frappante encore dans l’ardeur qu’il mit à empêcher qu’on n’étendît aux signataires de la protestation contre le 31 mai le formidable préliminaire de la mise en accusation. Pourquoi s’étudier à multiplier les coupables ? Était-il juste de confondre, avec les meneurs systématiques d’une faction qui avait mis la France en feu, de faibles esprits qui s’étaient laissé séduire ? Fallait-il transformer en crimes des signatures surprises ? Nous avons déjà eu occasion de rappeler que cette noble résistance à des colères iniques ne fut pas sans provoquer des murmures ; et la manière dont Robespierre les affronta compte au nombre des faits par où a éclaté ce grand courage civil, sa vertu la plus remarquable, et jusqu’ici la moins remarquée[13].

Il aurait dû aller plus loin ; il aurait dû, étouffant la haine dans son cœur, courir une aventure qui eût à jamais honoré sa mémoire, en essayant d’arracher à l’échafaud, non pas les soldats du parti contraire seulement, mais les chefs ; et lui seul peut-être en avait le pouvoir. La République eût-elle été compromise pour avoir épargné les restes d’un parti presque entièrement ruiné alors, et qui, avant de la troubler, l’avait si vaillamment servie ? Mais telle n’est pas la logique des passions arrivées à leur paroxysme. Robespierre n’eut ni la force d’âme ni la force d’intelligence nécessaires pour démêler ce qui, dans son appréciation des événements, ne venait que de ses rancunes personnelles. Il y a un mot de lui qui en laisse entrevoir la profondeur, précisément parce que la forme est celle du dédain. Garat s’étant écrié en sa présence : Est-ce que la Convention souffrira qu’ils soient jugés par un tribunal érigé contre toutes leurs réclamations ? il répondit : Ce tribunal est assez bon pour eux ![14]

Ce fut le 24 octobre que les Girondins détenus furent amenés à l’audience. Ils étaient vingt et un, savoir : Brissot, Vergniaud, Gensonné, Duperret, Carra, Gardien, Valazé, Jean Duprat, Sillery, Fauchet, Ducos, Fonfrède, Lasource, Beauvais, Duchâtel, Mainvielle, Lacaze, Lehardy, Boileau, Antiboul, Vigée.

Comme on vivait vite en ce temps-là ! Les accusés semblaient avoir occupé pendant un siècle la scène du monde, et la plupart d’entre eux avaient à peine atteint cet âge dont parle Dante :

Nel mezzo del cammin di nostra vita.

Ducos et Mainvielle n’avaient pas vingt-huit ans ; Fonfrède et Duchâtel n’en avaient que vingt-sept ; Vergniaud, déjà si célèbre, était dans — sa trente-cinquième année, et Brissot ne touchait pas encore à la quarantaine[15] !

Le greffier fit lecture de l’acte d’accusation. Et à quoi bon s’arrêter ici à en développer la trame ? Les fautes des Girondins, leurs oscillations, leur soif de domination, leurs injustes mépris à l’égard de la Montagne si vite changés en accès de rage, leur déchaînement contre Paris, leurs efforts pour décentraliser la Révolution, et, quand le salut de la République était au prix de l’unité, leur recours à la guerre civile, tout cela n’est que trop connu du lecteur ! Qu’il rassemble les faits qui sont restés dans sa mémoire après avoir attristé son âme ; qu’il y ajoute les plus venimeux commentaires dont il puisse supposer le génie de la haine capable ; qu’il se figuré les mots hypocrisie, complot, trahison, substitués à chaque instant aux mots faiblesse, esprit de parti, passions aveugles. et il aura le réquisitoire que les infortunés Girondins eurent à subir comme un avant-goût du supplice ! Détestable mensonge, fureur indigne : Amar osait accuser Brissot d’avoir médité la ruine de nos colonies, parce qu’il avait généreusement travaillé à l’émancipation des noirs ; d’avoir poussé à l’assassinat des patriotes au Champ de Mars, parce qu’il avait fait entendre le premier cri de républicain dont se fût ému Paris ; d’avoir voulu étouffer la liberté naissante sous le poids de l’univers conjuré, parce qu’il avait fait déclarer la guerre aux rois[16] ! C’était prendre, pour le flétrir, ce qui sera, dans l’Histoire, l’éternel honneur de son nom.

Mais, hélas ! ni lui ni ses amis ne comprirent qu’à de semblables imputations il n’y avait à répondre que par le silence. Quand on comparaît devant la victoire, eût-elle le masque de la justice sur le visage, on ne se défend pas ; on remet sa cause à Dieu, à la postérité ; on s’enveloppe dans son manteau, et l’on meurt.

Or, non-seulement les accusés se défendirent, mais ils se défendirent mal, les uns désavouant pour leur compte personnel des actes accomplis en commun, les autres s’excusant de ce qui leur était un titre de gloire, d’autres rejetant les fautes les plus graves sur des absents, sur Guadet, sur Barbaroux[17]. Ils donnèrent à leurs ennemis l’orgueilleux plaisir de les entendre déclarer :

Vigée, que si l’établissement du Comité des Douze avait été une intrigue, il y était étranger[18] ;

Boyer-Fonfrède, que son opinion avait été contraire aux arrestations ordonnées par les Douze, et à la formation d’une garde départementale[19], et qu’il n’avait voté pour aucun mandat d’arrêt[20] ;

Gensonné, qu’il blâmait les emportements de Guadet à l’égard du maire de Paris[21] ;

Jean Duprat, qu’il avait d’abord désapprouvé la journée du 31 mai, mais que, la France ayant parlé, il approuvait maintenant cette journée[22].

Gardien chercha à se sauver en inculpant ses collègues, et Vigée le lui reprocha en pleine audience[23].

Brissot eut la faiblesse de dire qu’afin de ménager le gouvernement anglais, il s’était étudié à faire rapporter le décret d’amitié et de protection aux peuples qui voudraient reconquérir leur liberté[24].

Vergniaud affirma n’avoir dîné que quatre ou cinq fois chez Roland, et eut l’air de se défendre d’avoir été dans l’intimité de Brissot et de Gensonné[25].

Mais où la situation des prévenus devint véritablement lamentable, ce fut lorsque Boileau prononça ces paroles, qui, du reste, ne le dérobèrent pas au bourreau : Si l’établissement de la Commission des Douze est la suite d’un complot, il paraît que les meneurs ne m’en ont nommé membre que pour inspirer de la confiance ; car j’avais, ainsi que la Montagne, voté la mort du tyran, et si j’ai été quelquefois opposé aux patriotes qui la composent, je suis à présent désabusé, et franc Montagnard[26]. Il avait écrit, de sa prison, à Léonard Bourdon une lettre qu’on lut à l’audience, et qui contenait cette phrase meurtrière : Il est clair à mes yeux qu’il a existé une conspiration contre l’unité de la République, comme il est clair que les Jacobins ont toujours servi la République[27]. Un des accusés prenant tout à coup la place de l’accusateur ! Quoi de plus fatal ?

Les témoins appelés furent Pache, Chaumette, Hébert, Destournelles, Chabot, Léonard Bourdon, Deffieux ; et, comme on devait s’y attendre, leurs dépositions furent marquées au coin des passions du moment, celle de Chabot surtout.

Garat, parlant d’une conversation qu’il avait eue, quelque temps auparavant, avec Chabot et Robespierre, raconte ce qui suit : Chabot, je dois cette justice à sa mémoire, Chabot qui, durant toute la conversation, se promenait souriant toujours à Robespierre, et souriant quelquefois à moi à la dérobée, osa dire et soutenir qu’il fallait (pour juger les Girondins) un autre tribunal que le Tribunal révolutionnaire. Je proposai de le former de jurés élus dans les départements et de le faire siéger à Paris. Chabot trouvait cela grand et beau[28]. Par quel soudain revirement l’ex-capucin fut-il amené à composer, pour en accabler les Girondins, le long récit, moitié histoire, moitié roman, dont l’artificieux tissu les enveloppa ? Il venait d’épouser la sœur d’un riche banquier, et il avait mis la main au fond de certaines intrigues d’argent, dont la découverte probable lui donnait le frisson[29] ; affecta-t-il de demander la tête des Girondins dans le lâche espoir de racheter la sienne ? Et sa déposition lui fut-elle inspirée par la plus cruelle de toutes les passions humaines, la peur ?

Une circonstance de ce triste procès mérite d’être rapportée, parce qu’elle est caractéristique, à cause de sa puérilité même. Lorsque Destournelles, ministre des contributions publiques, fut interrogé sur ses noms, il hésita. Est-il indispensable, dit-il, que je déclare le prénom qui me fut donné à ma naissance ?Oui. — Je le profère à regret, ce prénom : c’est Louis ![30]

Il n’est pas inutile non plus de rappeler que, Vergniaud ayant exprimé son étonnement de voir des membres de la municipalité et de la Convention, ennemis et accusateurs connus de la Gironde, déposer contre elle, Chaumette répondit : Ce n’est ni comme membres de la Convention ni comme magistrats que nous sommes appelés ici, c’est comme témoins. Les accusés n’ont pas élevé cette difficulté, lorsqu’après avoir voté l’acte d’accusation contre Marat, quelques-uns d’entre eux ont déposé contre lui ![31] Les prévenus gardèrent le silence.

Il n’est pas vrai, comme on l’a tant dit et répété, que les Girondins n’aient été jugés que sur les opinions précédemment émises par eux : dans le cours du procès, le président et l’accusateur public furent amenés à déclarer le contraire d’une manière expresse et à diverses reprises[32]. Les opinions des accusés ne furent traduites que comme servant à éclairer ou à corroborer les faits d’où résultait la preuve de leur participation à des tentatives de guerre civile. Une lettre saisie chez Lacaze, et que son cousin lui avait écrite en réponse à une autre de lui, portait : Votre dernière lettre, mon cher cousin, m’avait fait naître quelque espoir de salut, mais celle que je reçois aujourd’hui me l’ôteIl faut une insurrection générale contre cette ville abominable (Paris) ; il faut l’écraser. Celte insurrection se prépare, soyez-en sûr, mon cher Lacaze, et vous la verrez bientôt éclater[33]. Vergniaud avait écrit dans le même sens à ceux de Bordeaux : Il est encore temps de vous montrer, hommes de la Gironde ![34] Bien qu’on ne reproduisît pas les originaux des lettres dont on s’armait contre lui, il s’en reconnut l’auteur dans un langage à la fois touchant et noble, rejetant sur un accès de douleur et de désespoir ces inspirations déplorables. Si je vous rappelais mes motifs, peut-être vous paraîtrais-je plus à plaindre qu’à blâmer[35].

Ce qui est vrai, c’est que, parmi des accusations malheureusement trop méritées, il s’en produisit dont l’iniquité était révoltante, et, par exemple, celle qui tendait à rendre la Gironde complice des avilissants désordres du 10 mars. Fabre d’Églantine alla jusqu’à dire : J’appelle sur le vol du garde-meuble la responsabilité de Roland et de la coalition dont il faisait partie[36]. A quoi Vergniaud répliqua, avec l’indignation méprisante d’une grande âme blessée : Je ne me crois pas réduit à l’humiliation de me justifier d’un vol[37].

Les débats se prolongeaient ; et, quoique l’attitude des accusés n’eût pas été sans témoigner de quelque faiblesse, leur caractère ineffaçable de républicains, le souvenir de leurs anciens services, leur jeunesse, l’éloquence de Vergniaud, l’amitié de Ducos et de Fonfrède, leur présence même sur ces bancs où ils n’étaient venus s’asseoir que par dévouement à un parti dont la plupart des fautes leur étaient étrangères, tout semblait de nature à réveiller l’intérêt public. Une vile inquiétude s’empare du cœur d’Hébert ; il court aux Jacobins, et y éclate en plaintes homicides sur ce qu’il existe un projet d’arracher des scélérats au glaive des lois ; sur ce que les accusés sont les plus astucieux des hommes ; sur ce que des journalistes menteurs s’étudient à altérer la physionomie des audiences, pour intéresser l’opinion au sort des coupables. Chaumette voue à l’exécration quiconque ose défendre un assassin du peuple. Arrivent des émissaires de sociétés populaires, demandant que le jugement soit hâté, et une députation envoyée, dans ce but, à l’Assemblée nationale. A quoi bon des témoins et des formes pour juger des hommes qu’il eût fallu condamner tout de suite ![38]

Cet indigne vœu fut exaucé dès le lendemain, par l’envoi d’une députation jacobine à la Convention. Requise d’affranchir le tribunal révolutionnaire de ces formes qui sont saintes précisément parce qu’elles sont quelquefois gênantes, l’Assemblée n’osa pas voiler à ce point la statué de la Justice, mais elle n’osa pas davantage refuser une loi qui permettait aux jurés de fixer le terme des procès criminels au moment précis où ils se considéreraient comme suffisamment éclairés. Robespierre proposa de décréter que le jury ne serait interrogé à cet égard par le président qu’après trois jours de débats, ce qui fut adopté[39].

En fixant de la sorte une limite au droit monstrueux d’étrangler les causes judiciaires, Robespierre eut-il en vue d’adoucir ce que la mesure avait de violent ? Ah ! un plus impérieux devoir lui était imposé : celui de la combattre ! Il y a d’ailleurs ici une chose qui le condamne : le procès des Girondins durait depuis quatre jours, et la disposition leur devenait conséquemment applicable.

C’est à cette occasion que, sur la remarque de Billaud-Varenne, on donna officiellement au Tribunal criminel extraordinaire le nom de Tribunal révolutionnaires[40], qui jusqu’alors n’avait été employé que parmi le peuple. Triste, triste baptême, quand on songe qu’il fut marqué par la mort des premiers fondateurs de la République !

Eux, cependant, avec cette légèreté qui tenait à leur nature d’artistes, mais que l’exaltation de leur foi politique ennoblissait, ils employaient, dans leur prison, l’intervalle des audiences à jouer la comédie de leur fin prochaine. C’était ordinairement à minuit que cela commençait, au milieu de ténèbres contre lesquelles luttait faiblement la funéraire lueur d’une seule bougie. Montés sur des lits que de hautes planches séparaient, ils y figuraient le jury, tandis que, placé devant eux sur une table, un de leurs compagnons jouait le rôle d’accusé. Accusateur public, juges, greffier, rien ne manquait à la composition de cette parodie lugubre. L’accusé était invariablement condamné ; après quoi, et sans retard, l’horrible appareil se développait. Alors, on saisissait le patient, on lui liait les mains, et on l’exécutait fictivement sur la barre d’un lit. Quelquefois, l’accusateur public devenant accusé à son tour, c’est-à-dire étant condamné, puis exécuté, on le faisait revenir des enfers, couvert d’un drap blanc, pour qu’il racontât les tortures qu’il endurait dans l’autre monde et prédit aux jurés qu’ils auraient leur tour[41].

Le plus gai de ce groupe illustre était le jeune Ducos. A l’occasion de l’arrestation du député Bailleul à Provins, il composa un pot-pourri dont les premiers vers étaient :

AIR : Un jour de cet automne.

Un jour de cet automne,

De Provins revenant.

Quoi ! sur l’air de la Nonne,

Chanter mon accident ?

Non, mon honneur m’ordonne

D’être grave et touchant, etc.[42].

 

Du reste, l’humeur satirique de Ducos, ses saillies, sa gaieté inaltérable, n’ôtaient rien à l’élévation de son âme. Tendrement attaché à Fonfrède, auquel il avait voulu rester uni jusque dans la mort, il lui était une consolation suprême et un appui. Lorsqu’il arrivait à Fonfrède de s’attendrir en pensant à sa femme, à ses enfants, il se cachait de Ducos pour pleurer[43]

Quant aux autres Girondins, Riouffe, parlant de leur attitude, dit que Brissot, grave et réfléchi, avait le main-lien du sage luttant avec l’infortune ; que Gensonné, recueilli en lui-même, se montrait uniquement préoccupé du bonheur du peuple ; que Vergniaud était tour à tour enjoué, sérieux, éloquent ; que Valazé laissait deviner dans l’éclat de son regard inspiré quelque résolution magnanime. Le jour où, pour la dernière fois, ils se rendirent à l’audience, Valazé remit à Riouffe une paire de ciseaux qu’il avait sur lui, en lui disant avec un sourire de triomphante ironie : Ceci est une arme dangereuse, on craint que nous n’attentions sur nous-mêmes. Vergniaud avait du poison, mais en trop petite quantité pour que chacun en eût sa part : il le jeta[44].

Le 30 octobre, Fouquier-Tinville requit la lecture de la loi sur l’accélération des jugements criminels. Ainsi que le tribunal l’avait mandé au Comité de salut public, les débats duraient depuis cinq jours, et cependant on n’avait encore entendu que neuf témoins, la nature particulière de la cause transformant chaque déposition en un long historique des événements. Que la défense de chacun des accusés eût le caractère général qu’avaient présenté les divers témoignages, il n’y avait pas à en douter. Le procès menaçait donc de durer encore longtemps. Qu’importe ! Etait-ce une raison pour que l’arrêt prévînt la défense ? Et quelle considération, dans ce monde, est supérieure à la justice ? Soit conscience, soit pudeur, le jury déclara que sa religion n’était pas suffisamment éclairée, et les interrogatoires continuèrent. Mais, à six heures du soir, Antonelle, organe du jury, ayant déclaré la cause entendue, les jurés se retirèrent dans la chambre du conseil, pendant que les accusés étaient emmenés par les gendarmes. Le verdict du jury fut affirmatif, il fut unanime ; et les accusés ramenés à l’audience, entendirent prononcer leur arrêt : c’était la mort !…

Ce qui se passa dans ce moment redoutable, quel autre qu’un témoin oculaire pourrait le raconter dignement ?

J’étais assis, avec Camille Desmoulins, sur le banc placé devant la table des jurés. Entendant la déclaration du jury, il se jette tout à coup dans mes bras. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! c’est moi qui les tue ! Mon Brissot dévoilé ! Ah ! mon Dieu, c’est ce qui les tue ! A mesure que les députés rentrent, les regards se tournent vers eux. Le silence le plus profond régnait dans la salle. L’accusateur public conclut à la peine de mort. L’infortuné Camille, défait, perdant l’usage de ses sens, laissait échapper ces mots : Je m’en vais, je m’en vais, je veux m’en aller. Il ne pouvait sortir. A peine le mot fatal mort est-il prononcé, Brissot laisse tomber ses bras, sa tête se penche subitement sur sa poitrine. Gensonné, pâle et tremblant, demande la parole sur l’application de la loi. Boileau, étonné, élevant son chapeau en l’air, s’écrie : Je suis innocent ; et, se tournant vers le peuple, il l’invoque avec véhémence. Les accusés se lèvent spontanément : Nous sommes innocents, peuple ; on vous trompe. Le peuple reste immobile. Les gendarmes les serrent et les font asseoir. Valazé tire de sa poitrine un stylet et se l’enfonce dans le cœur : il expire. Sillery laisse tomber ses deux béquilles ; et, le visage plein de joie, se frottant les mains : Ce jour est le plus beau de ma vie. L’heure avancée, les flambeaux allumés, les juges et le public fatigués d’une longue séance (il était minuit), tout donnait à cette scène un caractère sombre, imposant et terrible. Boyer-Fonfrède, entrelaçant Ducos dans ses bras : Mon ami, c’est moi qui te donne la mort. Son visage était baigné de larmes. Ducos le presse contre son cœur : Mon ami, console-toi, nous mourrons ensemble. L’abbé Fauchet, abattu, semblait demander pardon à Dieu. Lasource contrastait avec Duprat, qui respirait le courage et l’énergie. Carra conservait son air de dureté. Vergniaud paraissait ennuyé de la longueur d’un spectacle si déchirant[45].

 

Quand ils furent pour sortir, quelques-uns d’entre eux eurent la déplorable idée de jeter des assignats au peuple : A nous, amis ! Le peuple, pour toute réponse, foula aux pieds les assignats[46]. En même temps, le tribunal décidait que la charrette qui devait conduire les condamnés à l’échafaud y conduirait aussi le cadavre de Valazé. La foule s’écoula au cri de : Vive la République ! Périssent tous les traîtres ![47]

Ceux des prisonniers de la Conciergerie qui s’intéressaient au sort des Girondins attendaient l’issue du procès avec angoisse. Tout à coup, un chœur de voix éclate dans l’escalier de la prison. C’étaient les condamnés qui chantaient :

Allons, enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé :

Contre nous de la tyrannie

Le couteau sanglant est levé !

Les chants durèrent toute la nuit, interrompus quelquefois par une saillie de Ducos, et, plus souvent, par des entretiens dont le sujet était… la France[48] !

Le lendemain, ils furent conduits au supplice, dans cinq charrettes, ayant avec eux un compagnon muet et livide, Valazé. Rien ne leur restait plus de cette humaine infirmité qui, devant le tribunal, avait trahi chez quelques-uns d’entre eux un reste d’attachement à la vie ! La tête nue, les mains liées derrière le dos, leur habit jeté négligemment autour de leur cou, et les bras en manches de chemise, tels les représente une méchante gravure du temps qu’on ne saurait regarder sans que les larmes viennent aux yeux[49] ; mais cette humiliation infligée au corps disparaissait dans le rayonnement de l’âme, et c’était le front haut, c’était d’un air vainqueur qu’ils s’acheminaient vers les demeures éternelles. Au cri de : Vive la République ! poussé autour d’eux, quelques-uns répondaient par le même cri. D’autres, comme Brissot, semblaient plongés dans une méditation profonde et gardaient le silence, pensant peut-être à certaines paroles de Vergniaud, bien cruellement réalisées ; car la Révolution, semblable à Saturne, dévorait ses enfants. Le temps était pluvieux, le ciel était sombre. Au pied de la guillotine, ils s’embrassèrent les uns les autres et se mirent à entonner d’une voix forte ce refrain des hommes libres : Plutôt la mort que l’esclavage[50] !

Le chœur allait s’affaiblissant de plus en plus : bientôt, une seule voix se fit entendre ; puis… les chants avaient cessé.

Ô deuil qui ne finira pas ! Ô Révolution ! Ô République ![51]

La première condamnation qui suivit celle des Girondins fut la condamnation d’Olympe de Gouges, pauvre femme dont tout le crime était d’avoir, par enthousiasme irréfléchi, par horreur du sang versé, par vanité littéraire, par fol amour du bruit, combattu aveuglément la Révolution, que, non moins aveuglément, elle avait d’abord servie. Devant le tribunal, elle se déclara enceinte ; et cette déclaration, si elle n’eût été reconnue inexacte, l’eût sauvée. Le 2 novembre, elle fut conduite à l’échafaud, où Adam Lux monta le surlendemain[52], et qui attendait de plus fameuses victimes, le duc d’Orléans d’abord.

Nous avons fouillé avec le plus grand soin les documents historiques, pour y découvrir en quoi ce prince avait pu mériter que la Révolution le frappât, et toutes nos recherches ont été vaines. Pas un acte, pas une parole de lui, qu’il soit possible de citer comme preuve, ou qu’il trahissait la Révolution, ou qu’il aspirait secrètement à la couronne. Mais, par la fatalité d’une situation sans exemple, la calomnie le vint assaillir de tous les côtés à la fois, et il se trouva mettre contre lui tous les partis l’un après l’autre : les Constitutionnels, parce qu’il figura parmi les ennemis du trône ; les Girondins, parce qu’ils le virent assis sur les bancs de la Montagne ; les Montagnards, parce que sa présence dans leurs rangs les désigna au soupçon d’être bien moins ses alliés que ses complices. De la dissolution de ses mœurs et des désordres de sa vie privée, il n’existe que de trop nombreux témoignages ; mais que son dévouement aux principes révolutionnaires ait manqué de sincérité, voilà ce que rien ne démontre ; et son procès moins que toute autre chose.

La trahison de Dumouriez et les rapports de ce général avec le duc de Chartres ayant amené la Convention à croire à l’existence d’un parti orléaniste dans l’armée, elle avait décrété, le 4 avril, que les citoyens Sillery et Égalité père ne pourraient sortir de Paris sous aucun prétexte, et, le 6 avril, le décret suivant avait été rendu : Tous les membres de la famille des Bourbons seront mis en état d’arrestation, pour servir d’otages à la République. Pendant cette dernière séance, Philippe-Egalité était au Palais-Royal, où il dînait en tête-à-tête avec M. de Monville, un de ses intimes. Tout à coup, Merlin (de Douai) entre, annonçant que l’arrestation du prince vient d’être ordonnée. A cette nouvelle, le prince se frappe le front, et s’écrie : Est-il possible ? Après tant de marques de patriotisme ! Après tant de sacrifices ! Quelle ingratitude ! Qu’en dites-vous, Monville ? Celui-ci assaisonnait une sole, et se trouvait avoir exprimé, en ce moment même, le jus d’un citron ; il répondit, sans se déranger : Ils font de Votre Altesse ce que je fais de ce citron, et il en jeta les deux moitiés dans la cheminée[53].

Conduit à Marseille, Philippe-Égalité eut à y subir, le 7 mai, un interrogatoire qu’il soutint avec le plus remarquable sang-froid. On produisit contre lui des lettres qu’on prétendait lui avoir été adressées par Mirabeau ; mais Voidel, qu’il avait choisi pour défenseur, démontra jusqu’à l’évidence que ces lettres étaient fabriquées[54].

Au bout de six mois, il était transféré des prisons de Marseille dans celle de la Conciergerie, à Paris ; et, le 6 novembre, il comparaissait devant le tribunal révolutionnaire. Rien de plus misérable, de plus dérisoire, que les griefs dont l’accusation s’arma contre lui : il avait confié sa fille aux soins de madame Sillery-Genlis, qui, depuis, avait émigré ; il avait été en relation avec Brissot ; il avait un jour dîné chez Ducos ; sa fille avait fait en Angleterre un voyage suspect ; il avait été lié, pendant son séjour à Londres, avec des créatures de Pitt ; Sillery, son ami, avait voté contre la mort de Louis XVI, tandis que lui votait pour, etc.[55]… Les réponses de Philippe-Égalité témoignèrent d’une fermeté et d’une présence d’esprit peu communes. La seule charge sérieuse consistait dans un propos qu’on lui attribuait et qu’il nia ; il aurait, dans une certaine occasion, dit à Poultier : Que me demanderas-tu quand je serai roi ? Et celui-ci aurait répondu : Un pistolet pour te brûler la cervelle[56]. Un pareil fait méritait qu’on en fit la preuve ; et de la preuve, nulle trace n’existe. Pourquoi, lui fut-il demandé, souffriez-vous qu’on vous appelât prince ? Il répondit : J’ai fait ce qui dépendait de moi pour l’empêcher. J’avais même fait afficher à la porte de ma chambre que ceux qui me traiteraient ainsi seraient condamnés à l’amende en faveur des pauvres[57]. Tout fut inutile. Son crime, aux yeux de ses juges, était, non d’avoir été appelé prince, mais de l’être. On le condamna comme complice de la conspiration contre l’unité et l’indivisibilité de la République[58].

Il entendit son arrêt sans changer de visage. Reconduit dans sa chambre, qui faisait partie de l’appartement du concierge, il déjeuna gaiement, mangea des huîtres, et but les deux tiers d’une bouteille de vin de Bordeaux[59]. Il déclara n’éprouver aucun sentiment amer à l’égard des républicains de la Convention, des Jacobins, des véritables patriotes, ajoutant : Ma condamnation vient de plus haut et de plus loin[60].

Le général Coustard avait été condamné en même temps que lui : ils furent placés, l’un et l’autre, sur la charrette fatale, avec trois individus obscurs, dont l’un, royaliste ardent, se plaignait d’aller au supplice en si mauvaise compagnie. Le duc d’Orléans était vêtu d’un frac vert, gilet de piquet blanc, culotte de peau, bottes parfaitement cirées ; il était coiffé et poudré avec recherche. Une fierté, mêlée de mépris, animait son visage, couvert de boutons d’un rouge très-vif. Son indifférence hautaine ne fit place à l’émotion qu’un instant, à la vue de l’inscription Propriété nationale, mise en gros caractères sur la façade de son palais. Madame de Buffon, sa maîtresse, était dans le pavillon formant le coin de la rue des Bons-Enfants, penchée a une des croisées du palais. Il aborda la guillotine sans le moindre trouble ; et aux valets de bourreau qui se mettaient en devoir de lui ôter ses bottes, il dit : C’est du temps perdu ; vous me débotterez bien plus aisément mort ; dépêchons-nous[61].

La Gironde ayant péri, le couteau s’abaisserait-il, insatiable, sur la tête de celle qui avait été l’âme de la Gironde, son orgueil, sa gloire, sa poésie ? La République aurait-elle la force d’immoler cette illustre républicaine, madame Roland ? Des hommes se rencontreraient-ils, capables de tuer froidement une femme, et une femme qui était un grand homme ? La Révolution n’avait-elle pas assez du sang d’une reine, et peut-on concevoir aujourd’hui qu’elle n’ait pas hésité à écraser sous le même niveau. quel niveau, grand Dieu ! madame Roland et Marie-Antoinette ! Ah ! il n’est fibre du cœur qui ne tressaille à ces souvenirs. Son procès. Mais on le connaît déjà, c’était celui de la Gironde. Elle mourut, comme l’aurait pu faire la mère, ou, plutôt, une sœur des Gracques. Habillée de blanc et ses longs cheveux noirs épars jusqu’à sa ceinture, elle descendit : Ô liberté ! que de crimes on commet en ton nom ![62] Était-ce un anathème ? Non, puisqu’en apostrophant ainsi la statue de la liberté, elle s’inclina en signe de respect devant l’austère déesse qui la tuait et la fera vivre à jamais !

Roland, réfugié aux environs de Rouen, apprit la mort de sa femme, et vint se tuer sur la grande route. Un poteau sur sa fosse, et une inscription qui transmît à la postérité le souvenir de la fin tragique de ce ministre pervers, voilà ce que demanda, pour cet infortuné, la haine inexorable de l’esprit de parti[63] !

Parmi les victimes de ce cruel mois de novembre 1795, il en est une dont la mort mérite d’autant mieux d’arrêter notre attention, qu’elle a donné lieu à une foule de récits infidèles dont c’est notre devoir de relever les exagérations et de condamner les mensonges à l’oubli.

Nous avons raconté dans les plus grands détails le massacre du Champ de Mars en 1791, et l’on a pu voir combien notre récit différait de ceux de tous nos prédécesseurs. Qui oserait, après avoir lu ce livre, mettre en doute le caractère criminel des fureurs qui assignent au 17 juillet 1791 une place parmi les dates sanglantes ? Le lecteur ne doit pas oublier, s’il veut être juste :

Que, le 17 juillet 1791, les pétitionnaires du Champ de Mars avaient, avant de se réunir, fait les déclarations et rempli les formalités requises ;

Que l’inviolabilité de la loi les couvrait ;

Qu’ils en avaient reçu l’assurance solennelle du procureur-syndic de la Commune lui-même ;

Que l’aspect du peuple rassemblé, le 17 juillet, au Champ de Mars, était celui d’une fête paisible, les maris ayant amené leurs femmes, les mères leurs enfants, et les vendeuses de pain d’épices, ainsi que les marchands de gâteaux de Nanterre, parcourant d’un air joyeux les groupes de cette foule, aux mains de laquelle pas une arme ne brillait ;

Que trois officiers municipaux, envoyés pour constater l’état des choses, furent enchantés de ce qu’ils virent et entendirent, prirent connaissance de la pétition déposée sur l’autel de la Patrie, la trouvèrent parfaitement légale, l’approuvèrent, et retournèrent présenter à l’Hôtel de Ville Un rapport non-seulement favorable, mais presque admiratif ;

Que, malgré cela, et pour frapper un grand coup qui délivrât les constitutionnels de la peur des républicains et la bourgeoisie de la peur du peuple, l’ordre de charger les armes sur la place de Grève même fut donné à la garde nationale par les magistrats de l’Hôtel de Ville, Bailly en tête ;

Qu’aucun faux bruit, aucune rumeur mensongère, ne furent épargnés pour enivrer de fureur les bourgeois en uniforme ;

Que le Champ de Mars fut assailli soudainement, et par toutes les issues, de manière à fermer à ceux qu’il renfermait toute voie de salut ;

Que le drapeau rouge, très-petit d’ailleurs et presque invisible, ne fut pas déployé à la tête des troupes, comme la loi l’exigeait ;

Qu’aucune des trois sommations légales prescrites pour l’exécution de la loi martiale ne fut faite ;

Que la garde nationale répondit par une décharge en l’air à quelques pierres lancées des glacis, où se tenaient des provocateurs, séparés de la foule, et qu’au contraire elle fit une décharge meurtrière sur la multitude pressée autour de l’autel de la Patrie, multitude inoffensive, désarmée, qui n’avait provoqué personne, et qui se composait en partie de femmes, d’enfants, de vieillards ;

Que la cavalerie fut poussée aussitôt après contre cette masse éperdue, et le champ de la Fédération fraternelle inondé de sang[64] !

Si de telles abominations avaient pu aisément sortir de la mémoire du peuple, il y aurait certes à s’en étonner, et quel nom, dans son esprit, résumait toute cette lamentable histoire ? Un seul, hélas ! le nom de Bailly.

Bailly était un philosophe égaré dans l’arène des passions politiques, et voué à un rôle qui ne convenait ni à ses habitudes, ni à ses penchants, ni à son caractère. Très-ferme devant le péril, il était sans force contre les obsessions d’un entourage ami. L’horreur du mensonge allant chez lui jusque-là qu’il refusait de le supposer possible dans les autres, l’excès même de son honnêteté ne l’exposait que trop à devenir, en certains cas donnés, l’instrument et le jouet des pervers[65]. Aussi, qu’il n’ait encouru la responsabilité sinistre du 17 juillet 1791 que par faiblesse, par entraînement, faute d’avoir connu la vérité, qu’on mit un art perfide à lui dérober jusqu’au dernier moment, c’est ce que tout autorise à affirmer. Mais la politique est moins facile à fléchir que l’Histoire.

Bailly comparut devant le Tribunal révolutionnaire, le 10 novembre. Quelque temps auparavant, il avait adressé à ses concitoyens une lettre que terminaient ces paroles touchantes : Je n’ai gagné à la Révolution que ce que mes concitoyens y ont gagné, la liberté et l’égalité. J’y ai perdu des places utiles, et ma fortune est presque détruite. Mais, pour être heureux dans le repos de ma retraite, j’ai besoin, mes chers concitoyens, de votre estime. Je sais bien que tôt ou tard vous me rendrez justice, mais j’en ai besoin pendant que je vis et que je suis auprès de vous[66].

L’accusation porta sur deux points : la fuite de Varennes, qu’on reprochait à l’ancien maire de Paris d’avoir favorisée, et la fusillade du Champ de Mars. De ces deux chefs d’accusation, le premier était absurde ; le second provoqua, il faut bien le dire, des dépositions accablantes, appuyées de documents officiels que l’Histoire ne saurait taire sans manquer à sa mission. Un limonadier, nommé Nicolas Chrétien, déclara avoir vu dix-neuf personnes tuées sous ses yeux, au Champ de Mars, tandis que beaucoup d’autres, fuyant les charges furieuses de la cavalerie, couraient se précipiter dans la rivière[67]. Robert Patris, imprimeur, vint affirmer, comme s’étant trouvé sur les lieux au moment du massacre, que les gardes nationaux avaient tiré, — circonstance grave, — non du côté d’où quelques pierres étaient parties, mais du côté opposé[68]. Durand, ex-officier municipal, rendit compte des efforts inutiles qu’il avait faits, le 17, à l’Hôtel de Ville, pour empêcher la proclamation de la loi martiale[69]. Coffinhal fit une peinture effroyable des scènes de carnage auxquelles il avait assisté, et cita ce mot d’un des égorgeurs : La Fayette est tué, mais nous ferons tomber autant de têtes qu’il avait de cheveux[70]. On produisit un certificat signé de Desmousseaux, procureur-syndic de la Commune, et constatant qu’elle avait reçu, le 16, notification légale de la réunion projetée pour le lendemain[71]. On lut le procès-verbal des commissaires de la municipalité, Leroux, Hardy et Regnault, témoignant de l’ordre qui régnait au Champ de Mars et du bon esprit qui animait les pétitionnaires.

A tout cela que pouvait opposer l’infortuné Bailly ? Il déclara qu’il avait ignoré ce qui se passait ; qu’il avait cru à ce qu’on lui disait d’un rassemblement d’hommes soldés par les cours étrangères ; qu’il ne se rappelait pas si Desmousseaux lui avait parlé le 17 ou le lendemain de la notification qu’on lui présentait ; que, quant au rapport des trois commissaires, il pensait n’en avoir eu connaissance que le lendemain[72]. Comme il se rejetait sur la nécessité d’obéir à l’Assemblée nationale, l’accusateur public donna lecture d’une lettre de Treilhard, président de l’Assemblée à cette époque ; or cette lettre ne contenait pas l’ordre de déployer le drapeau rouge, elle se bornait à recommander au maire de Paris les mesures les plus sûres et les plus vigoureuses pour arrêter ces désordres et en connaître les auteurs[73]. Une des charges les plus terribles produites contre l’accusé était de n’avoir pas proclamé la loi martiale avant d’ouvrir le feu, conformément aux prescriptions formelles de la loi ; sa défense à cet égard se réduisit à dire que son intention était de faire les sommations préliminaires voulues, mais que l’impatience des gardes nationaux ne lui en avait pas laissé le temps[74]. En somme, les réponses de Bailly prouvaient de reste que, le 17 juillet, il n’avait vu, entendu, agi, que par les yeux, les oreilles et les mains d’autrui. Vous étiez donc un être nul dans le conseil ? lui-demanda l’accusateur public[75] ; et un des jurés fit cette remarque ironique : Il paraît que le 17 juillet, le maire de Paris n’était qu’un être de représentation[76]. Eh ! sans doute, Bailly n’avait été que cela ! C’est ce qui absout sa mémoire, et c’est ce qui lui eût sauvé la vie, s’il eût été jugé par de calmes philosophes, dans un temps de repos, au lieu de l’être par des esprits implacables, dans un temps d’orage. Il fut condamné à l’unanimité des voix[77] !

Interpellé de dire s’il n’avait aucune réclamation à élever contre l’application de la peine, il prononça ces paroles remarquables : J’ai toujours fait exécuter la loi, je saurai m’y soumettre, puisque vous en êtes l’organe[78].

Une autre de ses réponses doit être rappelée, parce qu’elle prouve à la fois, et combien l’âme de Bailly était honnête, et combien furent coupables les violences qu’il eut à expier, non pour les avoir voulues, mais pour ne les avoir pas assez vite comprises. Le président du tribunal lui ayant demandé s’il avait eu connaissance qu’au 17 juillet il existât un complot tendant au massacre des patriotes, il répondit : Je n’ai pas eu connaissance de ce complot ; mais l’expérience m’a donné lieu de penser, depuis, qu’il en existait un à cette époque ![79]

Ramené à la Conciergerie, Bailly se montra plein de cette gaieté française dont lui-même avait dit qu’elle équivaut au stoïcisme. Il invita son neveu Bathéda à une partie de piquet ; et, s’arrêtant au milieu de la partie, il lui dit, avec un sourire : Mon ami, reposons-nous un instant, et prenons une prise de tabac ; demain je serai privé de ce plaisir, puisque j’aurai les mains liées derrière le dos[80]. Un de ses compagnons de captivité lui reprochait tendrement, le 11 novembre au soir, de les avoir trompés en leur laissant entrevoir la possibilité d’un acquittement : Je vous apprenais, répondit-il, à ne jamais désespérer des lois de votre pays[81].

La sentence devait être exécutée le 12. Il se leva de bonne heure après avoir joui d’un sommeil tranquille, prit du chocolat, et s’entretint longtemps avec son neveu. Il était très-calme. Toutefois, comme il avait remarqué, la veille, qu’on avait fortement excité les spectateurs contre lui, cette impression lui revenant, il prit deux tasses de café à l’eau, disant à ceux qui l’entouraient et qu’il voyait tout en larmes, qu’il avait un voyage difficile à faire, et qu’il se défiait de son tempérament[82]. Midi venait de sonner. Il adresse un dernier adieu à ses compagnons ; et, avec la gravité d’un philosophe, avec la sérénité d’un homme de bien, il monte sur la charrette fatale, les mains liées derrière le dos.

Est-il vrai qu’il eut à subir la fatigue d’une marche de deux heures, aggravée par de continuels outrages ; qu’on le conduisit d’abord à la place de la Révolution, puis au Champ de Mars ; que l’instrument de mort fut placé au bord de la Seine, sur un tas d’ordures, à un endroit choisi de telle sorte que Bailly pût apercevoir, au moment suprême, la maison de Chaillot, où il avait composé ses ouvrages ; que, pendant cette opération, qui dura très-longtemps, on le traîna plusieurs fois autour du Champ de Mars ; qu’on lui fit porter, sur ce nouveau calvaire, les pièces de l’instrument du supplice ; qu’on agita tout près de sa figure le drapeau rouge enflammé ; et qu’à un misérable qui lui reprochait de trembler il fit cette réponse théâtrale : Oui, je tremble, mais c’est de froid ! Voilà ce que les historiens de la Révolution ont mis une complaisance particulière à raconter, chacun d’eux renchérissant sur son prédécesseur et ajoutant un horrible détail de plus à cet horrible tableau. Eh bien ! rien de tout cela n’est vrai[83] ; la vérité, la voici :

L’arrêt portant que l’exécution aurait lieu sur l’esplanade entre le Champ de Mars et la Seine[84], ce fut là que l’on conduisit directement le condamné. Il était une heure un quart, lorsqu’on atteignit la place où, aux termes du jugement, l’échafaud avait été dressé. A l’aspect de la charrette, des hommes qui l’attendaient crièrent que la terre sacrée du champ de la Fédération ne devait pas être souillée du sang de celui qu’ils appelaient un grand criminel. On démonta donc l’instrument du supplice, on le transporta pièce à pièce dans un des fossés, et on le remonta de nouveau. Bailly, durant ces affreux préparatifs, demeurait impassible. La pluie tombait, une pluie froide et pénétrante ; elle inondait le corps et la tête du vieillard. Le voyant frissonner, un des spectateurs lui crie : Tu trembles, Bailly ? Lui, avec une simplicité et une douceur sublimes : Mon ami, j’ai froid[85]. Ce furent ses dernières paroles. Il descendit dans le fossé ; le bourreau brûla le drapeau rouge, comme le jugement le prescrivait ; la sentence funèbre s’exécuta, des clameurs sanguinaires retentirent, et tout fut dit[86].

Qui les poussa, ces clameurs ? Et à qui revient la responsabilité historique de l’opération inutile et barbare qui prolongea l’agonie de l’infortuné Bailly ? Son biographe, l’illustre et savant François Arago, répond à la question en ces termes : Il n’y eut autour de l’échafaud de Bailly que des misérables, rebut de la population, accomplissant à prix d’argent le rôle à eux assigné par trois ou quatre riches cannibales[87]. Ce qui est certain, c’est que Mérard Saint-Just, l’ami intime de l’ancien maire de Paris, cite par initiales le nom d’un homme qui, le jour même du supplice, se vantait publiquement d’avoir électrisé les quelques acolytes qui, avec lui, exigèrent le déplacement de l’échafaud[88]. Ce qui est encore certain, c’est que les guichetiers de la Conciergerie, — sans qu’on puisse s’expliquer le fait autrement que par l’hypothèse d’un salaire donné et reçu, — s’emportèrent contre Bailly à des violences auxquelles nul autre accusé ne fut soumis, pas même l’Admiral, après sa tentative manquée d’assassinat sur la personne de Collot-d’Herbois. Un compagnon de captivité du vénérable magistrat raconte qu’avant de le remettre aux gendarmes qui devaient le conduire au tribunal, les guichetiers se le renvoyaient, comme un homme ivre, de l’un à l’autre, en criant : Tiens, voilà Bailly ! A toi Bailly ! Prends donc Bailly ! Et ils riaient aux éclats, les infâmes, de l’air grave que conservait le philosophe[89] !

Que le souvenir des cruelles scènes du Champ de Mars, souvenir éloigné déjà, mais toujours vivant, disposât le peuple à recevoir les impulsions de la haine, cela n’est pas douteux ; et c’est ce que ne comprirent que trop bien les ennemis de l’homme qui, dans le premier acte de la Révolution, avait si courageusement et si efficacement joué le principal rôle. Il y a un mot de Bailly, dont l’importance historique est capitale. Après sa condamnation, il dit : Je meurs pour la séance du Jeu de Paume, et non pour la funeste journée du Champ de Mars ![90]

 

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Note critique.

Relativement à la mort de Bailly, le narrateur qui a servi de guide à tous ceux qui ont suivi, c’est Riouffe. Or qu’était Riouffe ? Un jeune homme passionné à l’excès, d’une violence que chaque ligne de son livre atteste, et qu’une incarcération injuste avait exaspéré. Ses Mémoires sont pleins d’erreurs matérielles, que nous aurons occasion de relever. Bornons-nous, en ce moment, à celles dont son ouvrage a été la source. Et d’abord, comment Riouffe, qui était alors en prison, a-t-il pu savoir, seconde par seconde, ce qui se passait au dehors ? Ecoutons-le parler : Si on demande d’où nous sommes si bien instruit, qu’on sache que c’était par le moyen du bourreau, qui, pendant une année entière, n’a cessé un seul jour d’être appelé dans cette horrible demeure, et qui racontait aux geôliers ces abominables et admirables circonstances. Ainsi, des propos de bourreau, passant parla bouche de geôliers, et rédigés de mémoire, longtemps après, par un homme naturellement disposé à présenter les choses sous un jour aussi odieux que possible, voilà où les historiens ont puisé. — Je ne parle pas ici de M. Michelet, qui, j’ignore pourquoi, n’a raconté ni la mort de Bailly ni celle du duc d’Orléans. Mais, quelque sombre que soit le tableau tracé par Riouffe, — on a vu d’après quelles autorités, — les écrivains qui l’ont pris pour guide ont mis la plus étrange émulation à renchérir l’un sur l’autre. M. de Barante, dans son Histoire de la Convention, t. III, p. 512, édition Méline, assure que le trajet dura deux heures ; que le condamné fut accablé d’injures ; que parfois on lui jetait de la boue ; qu’on dressa l’échafaud parmi des ordures, etc. Sur quelles autorités s’appuie l’auteur ? Il n’en cite aucune, et il est bien manifeste qu’il a pris tout cela des Mémoires de Riouffe. Or pas une de ces circonstances qui soit mentionnée dans le récit officiel de l’exécution, tel que le donne le Bulletin du Tribunal révolutionnaire, cité dans l’Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 129. Ce que Riouffe ne dit pas, et ce que M. de Barante ajoute de son autorité privée, c’est que les insulteurs étaient les misérables stipendiés de la Commune. Mais M. de Barante donne-t-il, à cet égard, une seule preuve ? Non. Invoque-t-il un seul témoignage ? Non. Fournit-il un seul indice ? Non.

Dans son Histoire de la Révolution, t. III, p. 267, édition Méline, M. Thiers va plus loin que M. de Barante. Suivant lui, on aurait élevé la guillotine sur le bord de la Seine, vis-à-vis le quartier de Chaillot, où Bailly avait passé sa vie et composé ses ouvrages ; on lui aurait fait faire plusieurs fois le tour du Champ de Mars ; et, ne trouvant pas probablement que ce fût assez de lui jeter de la boue, M. Thiers imagine des coups de pied et des coups de bâton. Inutile de demander à M. Thiers ses autorités ; son livre, sur ce point, est toujours muet ; et Riouffe lui-même n’a pas cru devoir parler de coups de pied et de coups de bâton. Il est absurde de supposer que ceux qui, à l’arrivée de Bailly, vociférèrent que sa présence souillait le champ de la Fédération, l’y aient introduit, un moment après, pour lui en faire parcourir l’enceinte. Cette remarque, qui appartient à M. François Arago, est décisive. Et, quant à l’idée si savamment cruelle d’élever la guillotine sur un tas d’ordures, au bord de la rivière, pour que l’infortuné pût apercevoir de là la maison où il avait composé ses ouvrages, cette idée, remarque encore M. François Arago, se présenta si peu à l’esprit de la multitude, que la sentence s’exécuta dans le fossé. entre deux murs ! Et c’est en effet ce que constate le compte rendu officiel de l’exécution par le Bulletin du Tribunal révolutionnaire. (Voyez l’Histoire parlementaire, t. XXXI, n° 129.)

Si M. Thiers est allé plus loin que M. de Barante, combien M. de Lamartine est allé plus loin que M. Thiers ! Le trajet de deux heures, constaté par M. de Barante, devient, dans M. de Lamartine, et grâce à un progrès naturel, un trajet de trois heures. (Voyez l’Histoire des Girondins, t. VII, p. 273.) M. Thiers s’était borné aux coups de pied et aux coups de bâton, M. de Lamartine veut qu’on ait contraint le condamné à lécher de sa langue le sol où avait coulé le sang du peuple ! Il fait porter à Bailly les lourds madriers qui supportent le plancher de la guillotine, par une poétique réminiscence de la scène du Calvaire, sans se souvenir que Bailly avait les mains liées derrière le dos ! Il affirme (p. 272) que ce fut la populace, la horde, qui exigea l’érection de la guillotine au Champ de Mars ; et il ignore que le choix de l’emplacement fait partie de l’arrêt même rendu par le Tribunal révolutionnaire ! Il représente des hommes qui se disaient amis ou parents des victimes du Champ de Mars portant un drapeau rouge en dérision, à côté de la charrette, au bout d’une perche ; et il n’a pas lu dans le texte de l’arrêt : Le drapeau rouge sera attaché derrière la voiture et traîné jusqu’au lieu de l’exécution, où il sera brûlé par l’exécuteur des jugements ! Ainsi du reste !

Mais les récits que j’examine ne pèchent point seulement par addition ; ils pèchent par omission, d’une manière non moins frappante et non moins significative. Ni M. de Barante, ni M. Thiers, ni M. de Lamartine ne parlent de ce remarquable aveu de Bailly : L’expérience m’a donné lieu de penser, depuis, qu’il existait un complot à cette époque. Ni M. de Barante, ni M. Thiers, ni M. de Lamartine ne citent ces paroles, plus remarquables encore, du condamné : Je meurs pour la séance du Jeu de Paume, et non pour la funeste journée du Champ de Mars. Ni M. de Barante, ni M. Thiers, ni M. de Lamartine ne font précéder le compte rendu de l’exécution de celui du procès. Il est vrai que, dans ce cas, ils n’auraient pu dire : le premier, que Bailly se défendit patiemment contre des dépositions mensongères ; le second, que, depuis Tacite, la vile populace n’a pas changée ; le troisième, que Bailly avait parlé en sage et agi en magistrat, quand les agitations sanglantes commencèrent à souiller les victoires du peuple. Voilà donc ce qu’on fait de l’histoire, grand Dieu !

En ce qui touche le procès et la mort des Girondins, que de choses à dire, si l’espace le permettait ! Nous ne nous arrêterons pas au récit mélodramatique qu’en a présenté M. de Lamartine. Ce ’qui appartient à l’imagination et au rêve s’y trouve tellement mêlé à ce qui appartient à l’histoire, que le seul travail du triage exigerait un ouvrage spécial.

M. Michelet, sacrifiant à des sympathies généreuses les austères devoirs de l’historien, a mis un soin particulier à taire toutes les circonstances défavorables au parti que la tendresse de son âme avait adopté dès l’abord.

M. de Barante, tout en avouant que chacun des accusés chercha à se justifier personnellement, et que les contumaces furent chargés par leurs amis présents au procès, trouve moyen de conclure que leur attitude au procès était noble, et leur fait honneur de la supériorité que leur langage, leurs manières et leur physionomie leur donnaient sur leurs vils ennemis.

Les détails nous entraîneraient trop loin. Contentons nous d’appeler l’attention du lecteur sur une circonstance qui n’est malheureusement pas sans gravité. S’il est un fait historiquement démontré, c’est celui qui nous montre quelques-uns des condamnés criant au peuple : A nous, amis ! lui jetant des assignats, et le peuple, pour toute réponse, foulant les assignats aux pieds. Le compte rendu officiel du procès, les Révolutions de Paris, le récit de Vilate lui-même, ne laissent aucun doute, soit sur la réalité de cette triste aberration, soit sur son caractère, soit sur l’impression produite. Eh bien, voici comment la scène est racontée par M. de Barante, t. III, p. 303 : Ils jetèrent des assignats à la foule, sans doute par mépris, sachant bien que ceux des spectateurs qui applaudissaient à leur condamnation étaient payés pour ce rôle. Mais comment concilier cette explication, et avec le cri : A nous, amis ! et avec le mouvement de violente indignation dont la foule fut saisie ? M. de Barante, pour se tirer d’embarras, a eu recours à un moyen bien simple : il a passé sous silence l’une et l’autre circonstance. Mais c’est la version de M. de Lamartine qui est curieuse. Je cite textuellement : Quelques-uns jettent au même instant des poignées d’assignats, non, comme on l’a cru, pour faire appel à la corruption et à l’émeute, mais pour léguer au peuple, comme les Romains, une monnaie désormais inutile à leur propre vie. La foule se précipite sur ce legs des mourants et paraît s’attendrir ! (Histoire des Girondins, t. VII, p. 43.) M. Michelet, lui, ne dit pas un mot de tout cela, et, franchement, le silence vaut encore mieux que certaines explications. Quant à M. Thiers (t. III, p. 263, édition Méline), il écrit : Quelques-uns d’entre eux ont le tort de jeter quelques assignats, comme pour engager la multitude à voler à leur secours ; mais elle reste immobile. Ceci est beaucoup plus exact ; seulement, il ne l’est pas que la multitude soit restée immobile. Le compte rendu officiel de la séance porte que le peuple foula aux pieds les assignats, les mit en pièces, au milieu des cris de Vive la République ! Vilate se contente de dire que le peuple murmura. (Voyez les Mystères de la Mère de Dieu dévoilés, chap. XIII.) Au reste, à part ce que M. Thiers raconte de la dernière nuit des Girondins, son récit de leur procès et de leur mort est, sans comparaison, le plus sérieux et le plus véridique de tous ceux qui avaient été faits jusqu’à présent. Je l’ai dit plusieurs fois déjà, et je ne saurais me lasser de le répéter : il y aurait un livre spécial à écrire sur les fausses histoires de la Révolution française.

 

 

 



[1] Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 41.

[2] Voyez le tome VIII de cet ouvrage, chapitre XI.

[3] Voyez le tome VIII de cet ouvrage, chapitre XII.

[4] Voyez ce que dit à ce sujet Levasseur, dans ses Mémoires.

[5] Voyez plus bas dans le compte rendu de leur procès.

[6] De son propre aveu. (Voyez ses Mémoires, p. 54.)

[7] Mémoires de Louvet, p. 115.

[8] Mémoires de Louvet, p. 176-180.

[9] Mémoires de Louvet, p. 179.

[10] Mémoires de Garat. (Voyez t. XVIII de l’Histoire parlementaire, p. 441.)

[11] Mémoires de Garat, p. 446.

[12] Histoire parlementaire, t. XXIX; p. 174.

[13] Voyez la séance du 5 octobre 1793, dans l’Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 175-182.

C’est une chose bien curieuse et bien triste que l’art avec lequel l’esprit de parti, quand on lui donne à tenir la plume de l’histoire, sait empoisonner par ses commentaires ce qu’il n’espère pas pouvoir condamner à l’oubli par ses omissions. Dans son Histoire de la Convention, (t. III, p. 296, édit. Méline), M. de Barante dénature en ces termes le caractère de la protection si noblement et si courageusement accordée par Robespierre, en cette occasion, à des hommes qui étaient ses ennemis. Comprenant combien il pourrait avoir besoin des votes de la Plaine, il se proposait de ménager ce reste du parti modéré, et surtout de s’assurer de ses votes. Étrange anachronisme ! Est-ce qu’on était alors à la veille du 9 thermidor ? Est- ce que Robespierre avait besoin ou pouvait prévoir qu’il aurait besoin de la Plaine ? Est-ce qu’il est supposable qu’il songeât à faire publiquement sa cour au parti modéré, lui qui, si peu de temps après, signalait l’exagération et le modérantisme comme les deux écueils où risquait de se briser la République ; lui qui s’arma contre Hébert, pour détourner le premier de ces deux périls, et poussa la crainte du second jusqu’à laisser frapper Danton et Camille ? Pourquoi chercher à une action bonne en elle-même des motifs invraisemblables et impossibles, quand les motifs qui purent l’inspirer se présentent si naturellement ? Est-il dans l’histoire un seul acte honorable ou glorieux qu’il ne fût aisé de rendre vil, au moyen d’interprétations pareilles ?

Autre exemple, — et tiré de la même page, — des altérations historiques dont l’esprit de parti est capable : M. de Barante écrit, à propos d’un des députés qu’on arrêta dans cette séance du 5 octobre : L’un d’eux fut dénoncé pour le fait grave d’avoir remis la clef de sa chambre à un de ses amis. Qui ne croirait, à lire cette phrase, que, pendant la Révolution, remettre la clef de sa chambre à un de ses amis était réputé crime ? Or, la vérité toute nue, la voici : au moment de sortir de la salle, un des membres, mis en état d’arrestation, remit à un député du côté droit deux clefs, ce qu’il était assez naturel d’attribuer au désir de dérober aux investigations de la justice des papiers importants. Ce qui fut dénoncé à l’Assemblée, ce fut la circonstance, et non le député. Il prétendit que la clef remise était celle de sa chambre, et personne au monde ne songea à lui en faire un crime. Seulement, par mesure de précaution et pour la raison que nous avons dite, Billaud-Varenne obtint qu’on envoyât la clef au Comité de sûreté générale. (Voyez, sur ce point, l’Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 181.)

[14] Mémoires de Garat, dans l’Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 445.

[15] Voyez le procès des Girondins, t. XXIX de l’Histoire parlementaire, p. 410 et suiv.

[16] Voyez le procès des Girondins, t. XXIX de l’Histoire parlementaire, p. 413 et 414.

[17] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 452.

[18] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 453.

[19] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 454.

[20] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 455.

[21] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 457.

[22] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 111.

[23] Voyez le procès des Girondins, t. XXIX de l’Histoire parlementaire, p. 4

[24] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 11.

[25] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 13.

[26] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 455.

[27] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 98.

[28] Mémoires de Garat, t. XVIII de l’Histoire parlementaire, p. 445.

[29] Voyez le chapitre suivant.

[30] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 470.

[31] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXIX, p. 466.

[32] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 15 et 20.

[33] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 20 et 21.

[34] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 20.

[35] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 25.

[36] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 88.

[37] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 88.

[38] Séance des Jacobins du 7 brumaire (28 octobre).

[39] Séance de la Convention du 8 brumaire (29 octobre).

[40] Séance de la Convention du 8 brumaire (29 octobre).

[41] Riouffe, Mémoires d’un détenu, dans les Mémoires sur les prisons, t. I. — Éclaircissements historiques, note a.

[42] Mémoires sur les prisons, t. I. — Éclaircissements historiques, note c.

[43] Voyez, à ce sujet, une scène que Riouffe raconte dans ses Mémoires, comme en ayant été témoin, p. 52.

[44] Riouffe, Mémoires d’un détenu, p. 50 et 51.

[45] Vilate, Mystères de la Mère de Dieu dévoilés, chap. XIII.

[46] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 123. — Voyez aussi, à ce sujet, les Révolutions de Paris, de Prudhomme, n° 215.

[47] Procès des Girondins, Histoire parlementaire, t. XXX, p. 123.

[48] Riouffe, p. 54 et 55.

[49] Voyez le numéro des Révolutions de Paris, qui concerne la mort des Girondins.

[50] Voyez le numéro des Révolutions de Paris, qui concerne la mort des Girondins.

[51] Voyez, sur les inexactitudes nombreuses et graves auxquelles a donné lieu le récit de la mort des Girondins, la note critique placée à la suite de ce chapitre.

[52] Numéros 66 et 67 du Bulletin du Tribunal révolutionnaire, 2e partie.

[53] Montgaillard, t. IV, p. 145, après avoir raconté ce fait caractéristique, ajoute : Nous en garantissons l’exactitude.

[54] Dulaure, Esquisses historiques, t. II, chap. X, p. 475.

[55] Voyez l’interrogatoire, n° 73 et 74 de la 2e partie du Bulletin du Tribunal révolutionnaire.

[56] Voyez l’interrogatoire, n° 73 et 74 de la 2e partie du Bulletin du Tribunal révolutionnaire.

[57] Voyez l’interrogatoire, n° 73 et 74 de la 2e partie du Bulletin du Tribunal révolutionnaire.

[58] Voyez l’interrogatoire, n° 73 et 74 de la 2e partie du Bulletin du Tribunal révolutionnaire.

[59] Montgaillard, t. IV, p. 150.

[60] Montgaillard, t. IV, p. 151.

[61] Nous empruntons ce tableau à l’abbé Montgaillard, peu suspect de partialité bienveillante à l’égard de Philippe-Egalité, et qui dit : Nous garantissons ces détails aussi positivement que si nous avions été témoin auriculaire et oculaire. Au reste, tous les récits s’accordent sur le courage extraordinaire que ce prince déploya à ses derniers moments.

[62] Mémoires de Riouffe, p. 57.

[63] Lettre des représentants du peuple envoyés dans le département de la Seine-Inférieure, Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 145.

[64] Nous renvoyons le lecteur, pour la preuve de ces faits, au cinquième volume de cet ouvrage, au chapitre intitulé Massacre du Champ de Mars.

[65] C’est ainsi que l’illustre François Arago apprécie Bailly dans la belle Notice biographique qu’il lui a consacrée. (Voyez les Œuvres complètes de François Arago, t. II.)

[66] Œuvres de Fr. Arago, t. II, p. 405.

[67] Voyez le procès de Bailly, dans l’Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 121.

[68] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 122.

[69] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 122.

[70] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 119.

[71] Voyez le texte de ce certificat. (Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 110.)

[72] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 107.

[73] Voyez la lettre de Treilhard. (Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 109 e 110.)

[74] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 120.

[75] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 117.

[76] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 116.

[77] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 128.

[78] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 129.

[79] Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 108.

[80] Notice biographique de Bailly, par François Arago, t. II, des Œuvres complètes de ce dernier, p. 406.

[81] Notice biographique de Bailly, ubi supra, p. 406.

[82] Souvenirs de M. Beugnot, cités par M. François Arago, dans la Notice biographique de Bailly, ubi supra, p. 411.

[83] Voyez la note critique placée à la suite de ce chapitre.

[84] Voyez le texte du jugement, dans l'Histoire parlementaire, t. XXXI, p. 129.

[85] Voyez, sur ce point, la Notice biographique de Bailly, par François Arago, p. 415.

[86] Voyez la note critique placée à la suite de ce chapitre.

[87] Notice biographique de Bailly, ubi supra, p. 411.

[88] Notice biographique de Bailly, ubi supra, p. 418.

[89] Beugnot, cité par M. François Arago, ubi supra, p. 417.

[90] Notice biographique de Bailly, p. 417.