HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME HUITIÈME

LIVRE NEUVIÈME

 

CHAPITRE IX. — LES GIRONDINS À LYON

 

 

A Lyon, deux partis en présence. — Les royalistes groupés sous le drapeau de la Gironde. — La force de ce parti dans la bourgeoisie. — Chalier, ses fureurs, son dévouement, son influence. — Rovère, Legendre et Bazire à Lyon. — Mot de Bazire. — Mot de Legendre. — Conduite des trois commissaires. — Arrêté du 14 mai, relatif à la réquisition et à un emprunt forcé en vue de la Vendée. — Déchaînement des réactionnaires lyonnais. — Excès du parti opposé. — Le municipal Sautemouche. — Serment proposé par Chalier. — Contre-révolution imminente à Lyon. — Les représentants du peuple Nioche et Gauthier y arrivent. — Journée du 29 mai 1793. — Victoire des Girondins à Lyon. — La municipalité lyonnaise est dissoute. — Arrestation de Chalier.

 

Arrêtons-nous ici un instant. La catastrophe à raconter demande, pour être bien comprise, qu'on n'en détache aucun des événements qui s'y rapportent. La veille du jour où les Girondins succombèrent à Paris, ils triomphaient à Lyon ; et la nature de leur triomphe dans cette seconde ville montre combien leur défaite, dans la première, fut indispensable.

Deux partis, à Lyon, étaient en présence.

L'un comprenait, groupés confusément sous le drapeau de la Gironde, un certain nombre de républicains, timides mais sincères ; beaucoup de royalistes, que l'amour du repos rapprochait des Girondins[1] ; d'artificieux agents de la noblesse, qui n'arboraient les couleurs de la République que pour la perdre ; enfin, les contre-révolutionnaires de foute nuance : prêtres réfractaires, émissaires de l'étranger, anciens nobles, agioteurs, princes de la finance ou de la fabrique[2]. Quoique formé d'éléments certes très-hétérogènes, ce parti agissait avec une unité formidable, n'ayant encore, à cette époque, qu'un but, l'extermination des Jacobins ; qu'un mobile, la haine ; qu'une préoccupation, la peur. Sa force était dans les intérêts bourgeois ; son principal appui, dans l'administration départementale. A la Gironde appartenaient ou étaient censés appartenir les hommes qu'il mettait en avant, tels que le négociant Nivière-Chol ou le médecin Gilibert ; et il disposait d'un journal dont le propriétaire, Carrier, passait pour un des stipendiés de Roland[3].

L'autre parti, celui des Jacobins, était adossé à la Commune. Il représentait, dans cette ville de Lyon, pleine de pauvres travaillant au luxe des riches, la pâle légion des ouvriers en soie, proscrits de la civilisation moderne, que croyait conduire à la terre promise l'homme le plus étrange et le plus divers qu'ait produit la Révolution.

Parler de Lyon, c'est nommer Chalier.

Chalier était de petite taille. Il avait le teint bilieux, la démarche convulsive. Né en Piémont, l'extrême vivacité de son geste exagérait jusqu'à la pantomime italienne, et donnait à son éloquence, toute en images, un relief bizarre. Une perruque poudrée couvrait sa tête chauve[4]. Quoiqu'il lançât continuellement la menace et l'anathème, il avait ces lèvres épanouies qui sont le siège de la bonté ; et que de fois les larmes brûlantes dont il portait la source dans son cœur, montant soudain à ses yeux, en noyèrent la fauve étincelle ! Jamais la tendresse et la fureur ne se disputèrent une âme avec plus d'acharnement. Jamais homme ne montra plus étroitement confondus en lui le miséricordieux ami des damnés de ce monde, le tribun en délire, le sage, le bouffon, l'énergumène, le martyr[5]. Pour donner une idée du cerveau de ce puissant malade, il faudrait pouvoir peindre le chaos vu à la lueur des éclairs. Il eut des colères frénétiques, mais qui ressemblaient aux désespoirs de l'amour. Il est certain qu'il aimait le peuple, comme une mère aime son enfant, du fond des entrailles.

Destiné d'abord à l'état ecclésiastique, puis professeur d'espagnol et d'italien, il avait fini par se livrer au commerce des étoffes : il y acquit de la fortune, et n'en servit qu'avec plus de violence la cause de la misère[6] : tant il est vrai que la passion de la justice, ainsi qu'une robe de Nessus, l'enveloppait en le consumant !

Un amer génie, qui n'écrivit jamais que devant un crucifix et une tête de mort desséchée', le royaliste Chassagnon, avait connu Chalier avant 1789, lorsque celui-ci, jeune encore, était venu se fixer à Lyon ; voici comment il le dépeint : Je le vis à l'école des Dominicains ; des cantharides le travaillaient jusqu'à la moelle des os ; il avait été piqué de la tarentule ; il se démenait comme un saltimbanque, il bondissait comme une pythie ; il poursuivait les faces mélancoliques, comme les oiseaux de nuit recherchent les voûtes sombres. Les têtes sont rétrécies, me disait-il, et les âmes de glace ; le genre humain est mort... Ô créateur, fais jaillir la lumière !... Le grand Être a fait de belles choses ; mais il est trop tranquille. Si j'étais Dieu, je remuerais les montagnes, les étoiles, les fleuves, l'Océan ; je renverserais la nature, pour la renouveler[7]... Et, aux approches du soir, l'énergumène s'en allait arroser le petit jardin d'un ami, dont le pavillon était à deux pas de la ville ; et là, tout le ravissait en extase : la moindre fleur, une feuille, un brin d'herbe ; il croyait posséder un vaste champ, habiter un désert lointain[8].

Quelle secousse ne dut pas imprimer à une nature de cette trempe la Révolution française ! Sans l'attendre, il avait parcouru, en pèlerin de la liberté, Naples, l'Espagne, le Portugal, repoussé de partout. Le soleil de 89 se lève, et voilà Chalier à Paris, frappant à la porte de Loustalot. Qui êtes-vous ?Un ami des hommes. — Soyez le bienvenu. Ils s'entretinrent des maux qui affligeaient la famille humaine. Soudain, Chalier tombe dans une noire rêverie ; il rappelle le poignard de Caton. Mais Loustalot, sévèrement : Est-ce que ta tâche est finie ? Il faut être utile, il faut vivre[9]. Chalier reprit la route de Lyon dans un état d'exaltation voisin de la démence. Il avait rapporté des pierres de la Bastille : il les baisait avec transport, les donnait à baiser aux passants, se mettait à genoux dans les rues, et couvrait de pleurs les affiches qui promettaient la liberté[10].

Bientôt, ce patriotisme fougueux lui valut l'écharpe municipale, et l'éclat de son intégrité l'office de juge. Il devint l'idole du peuple. Il fallait le voir, au club central des Jacobins, roulant les yeux, écumant, se tordant les bras !

Il criait aux révolutionnaires : Sans-culottes, levez-vous ! La sans-culotterie remplace la royauté. Va-nu-pieds, mes chers camarades, embrassons-nous. Je vous chausserai[11].

Il disait aux riches : Vous, qui ronflez sur l'ouate, ré- veillez-vous ; la trompette sonne, il faut voler au combat. Vous vous frottez les yeux, vous bâillez, vous faites les enfants ! Une épouse, une Laïs charmante, vous enlace de ses bras voluptueux... Vite, vite ! le dernier baiser !... et habillez-vous ![12]

S'adressant aux soldats républicains : Évitez le duel, c'est l'épilepsie du courage. Socrate, ayant reçu un soufflet, répondit au brutal qui venait de le frapper : Si ma joue avait été couverte d'un casque, vous vous seriez blessé la main[13].

Il disait encore : Ô Français, ô Athéniens, enfants de dix coudées, peuple que la Révolution a grandi, et auquel il faut toujours des oripeaux et des grelots, que signifient ces noms empruntés et retentissants de Brutus, de Guillaume Tell, de Scévola ?... Soyons économes, et mettons ces beaux noms en réserve comme des prix d'attente[14].

Contre les malheureux qu'on essayait d'acheter ou qui se vendaient, il s'emportait en ces termes : Vils mendiants, un assignat vous éblouit : peut-il compenser une seule goutte de voire sang auguste ? Ne sentez-vous pas la souveraineté qui circule dans vos veines ? Sachez, ah ! sachez que vous êtes des rois, et plus que des rois[15]. Tantôt il mêlait le rire à la menace ; tantôt il trouvait des accents d'une douceur infinie. Lors de l'irruption du club central, la femme du concierge s'écriait en pleurant : On veut faire mourir de chagrin ce saint homme, le bon Chalier, l'ami des pauvres. Je l'entends tous les jours. Il prêche l'Évangile., et je connais sa bienfaisance[16].

Il était bon, en effet, avec les humbles, désintéressé, généreux[17]. S'il fut digne d'être aimé de ceux qui connurent sa vie intérieure, c'est ce dont témoignent de reste, et l'affection courageuse que lui garda jusqu'à la fin sa gouvernante, et le dévouement absolu de ses disciples ; car il eut des disciples, et qui se paraient de son amitié, comme de leur principal titre d'honneur : témoin une brochure scientifique que deux d'entre eux publièrent sous ce titre : Découverte pour, etc. ; par les citoyens Lauras et Bernascon, amis intimes de Chalier[18].

Quels furent ses crimes : Rien que des paroles. Il en prononça de sanglantes, en effet, mais à l'adresse d'adversaires dont le langage n'était pas moins effréné que le sien. Tremblez, lisait-on, dans une brochure publiée à Lyon contre les Jacobins, tremblez, brigands ! Souvenez-vous que les assassins de Charles-Stuart sont tombés sous les coups des vrais Anglais ; le même sort vous attend[19]. C'était le ton de l'époque. En ce qui touche la guillotine, la seule différence entre Chalier et ses ennemis fut qu'il se contenta d'en parler, et qu'eux la dressèrent[20], justifiant de la sorte ce mot de Bazire : Ceux qui disent de couper les têtes ne sont pas ceux qui les coupent ![21]

Nous avons raconté comment, au mois de février, les Girondins, unis aux royalistes, saccagèrent le club central des Jacobins lyonnais, et comment, pour pacifier Lyon ou le contenir, la Convention y envoya Rovère, Legendre et Bazire. Ils trouvèrent la ville en pleine réaction. Le Directoire y était en lutte ouverte avec la municipalité. A la première de ces autorités, le ministre de la guerre Beurnonville avait adressé, en guise de garde prétorienne, deux bataillons de Marseillais tout dévoués à Barbaroux ; et ces soldats de la Gironde allaient arrachant les affiches révolutionnaires, chantant les louanges de Barbaroux et de Roland, interrompant le spectacle, dans les théâtres, par des chants imprécatoires contre Marat, et se répandant en d'effroyables menaces. Un d'eux osa écrire à Legendre, à propos de Chalier et des siens, qu'il porterait leurs boyaux en bandoulière, et garderait leurs crânes pour boire à la santé des vrais républicains[22]. A l'égard de Chalier, surtout, le déchaînement des Girondins était tel, que la municipalité dut lui donner une garde pour sa sûreté personnelle[23].

En ces circonstances, la conduite des trois commissaires fut sage et ferme. En réponse à une pétition qui tendait à opposer à la Commune les sections, brusquement convoquées, ce qui risquait de mettre la ville en feu, Legendre déclara qu'il irait lui-même dissoudre les factieux à main armée, ajoutant : J'y périrai sans doute. Eh bien ! ils partageront mon corps par morceaux aux quatre-vingt-quatre départements pour attester leur infamie[24]. Le parti réactionnaire fut tenu en respect, le club des Jacobins rétabli, la garde marseillaise renvoyée. Mais, en même temps et avec non moins de vigueur, les commissaires réprimaient les excès du parti contraire. Ils mirent en prison trois municipaux, accusés de malversation et d'abus d'autorité ; rendirent la liberté au substitut du procureur de la Commune, injustement frappé par elle, et renvoyèrent devant le tribunal révolutionnaire à Paris, pour menées coupables, le maratiste Laussel[25].

Ces mesures eussent rétabli le calme, peut-être, si calmer Lyon eût été possible. Les trois commissaires partis, la flamme reprend. Profitant du passage de Dubois-Crancé, Albitte, Nioche et Gauthier, attendus à l'armée des Alpes, les Jacobins lyonnais demandent que l'exemple du département de l'Hérault soit suivi, que les patriotes soient appelés au secours de la Vendée ; et, sur leurs sollicitations pressantes, il est décidé, le 14 mai, par les corps administratifs réunis, en présence et avec le concours des conventionnels Dubois-Crancé, Albitte, Nioche et Gauthier, qu'une armée révolutionnaire de huit bataillons sera formée, au moyen de réquisitions personnelles adressées aux plus patriotes et aux plus braves ; que, pour son entretien, on ouvrira un emprunt forcé de six millions ; que des huit bataillons civiques, les deux premiers équipés marcheront immédiatement contre les Vendéens rebelles, avec quatre pièces de canon, et accompagnés de deux commissaires du la Commune ; que quiconque, étant requis, refuserait, sera noté d'infamie, et, dans le cas contraire, inscrit sur une liste portant ces mots : Noms des citoyens qui ont bien mérité de la patrie ; que des secours seront assurés aux familles que le départ de leurs chefs laisserait sans pain ; que celui-là sera rayé du livre des républicains qui aurait porté atteinte à la propriété, déserté son poste, ou reculé devant l'ennemi[26].

Cet arrêté, où semblait revivre le génie de Home républicaine, ne contenait rien qui n'eût été proposé par l'Hérault, sanctionné par la Convention, exécuté par la capitale. Mais il imposait des sacrifices dont l'idée seule transporta de fureur : les royalistes, parce que leur cœur était en Vendée ; la plupart des riches, parce que l'emprunt forcé les concernait ; les Girondins, parce que l'initiative venait de leurs adversaires. Ce fut donc un concert de malédictions. Ils affectèrent de ne voir dans l'armée révolutionnaire que l'embrigadement de quelques milliers d'assassins[27]. Organisation d'égorgeurs d'élite, de coupe-têtes, tas ensanglanté de misérables dressés au pillage et au meurtre, voilà de quelles qualifications leur rage se servit pour désigner les recrues de la République en danger[28]. L'établissement projeté d'un tribunal révolutionnaire à Lyon ne les irritait pas moins, et lorsque, en l'interdisant, la Convention leur eut enlevé[29] ce texte d'injures, ils se rejetèrent sur l'institution, suivant eux abominable, d'un Comité local de salut public !

Il est juste d'ajouter que, de leur côté, les Jacobins lyonnais prêtèrent le flanc par des actes où il n'y avait ni modération ni prudence. L'article de l'arrêté du 14 mai qui faisait dépendre la perception de l'emprunt forcé de mandats impératifs, avec terme fatal de vingt-quatre heures, était d'une rigueur excessive et fut rigoureusement exécuté. On put raconter que Sautemouche, officier municipal, était allé demander quatre mille livres à deux sœurs[30], dont l'une, lui voyant un sabre nu à la main, était morte de frayeur[31]. Chalier avait inscrit plusieurs noms de contre-révolutionnaires sur une liste qu'il appelait Boussole des patriotes, pour les diriger sur la mer du civisme ; était-ce le catalogue des victimes futures ? Ses ennemis le crurent, ou feignirent de le croire[32].

Ce qui n'est pas douteux, c'est qu'il avait proposé une formule de serment ainsi conçue : Je jure de maintenir la liberté, l'égalité, l'unité et l'indivisibilité de la République, la sûreté des personnes et des propriétés, ou de mourir en les défendant, et d'exterminer tous les tyrans du monde, ainsi que leurs suppôts, désignés sous les noms d'aristocrates, de Feuillantins, de modérés, d'égoïstes, d'accapareurs, d'usuriers, d'agioteurs et tous les inutiles citoyens de la caste sacerdotale, ennemie irascible de la liberté et protectrice du despotisme[33]. Exterminer !

Sous la plume d'un déclamateur violent, et rapproché du devoir de mourir en défendant la sûreté des personnes et des propriétés, une pareille expression pouvait bien ne pas signifier la mort ; mais il est des mots avec lesquels il ne faut pas jouer, en temps de révolution !

Le 26 mai, Dubois-Crancé, Albitte, Nioche et Gauthier étaient à Chambéry, lorsque tout à coup leur arrivent de Lyon deux dépêches, l'une annonçant le pillage d'un magasin de beurre fondu, malgré la présence des officiers municipaux et la réquisition de la force armée, l' autre parlant de l'imminence d'une contre-révolution. Sur-le-champ, ils décident que deux d'entre eux se rendront à Lyon, et qu'on y fera passer des troupes, avec un adjudant général pour les commander. Le 27, dans la soirée, Nioche et Gauthier entraient à Lyon. Là, ils apprennent que l'émeute populaire au sujet d'un accaparement de beurre est dissipée ; mais que les sections, où la bourgeoisie domine, ont voulu se mettre en permanence ; que le Directoire du département les y autorise ; que la municipalité s'y oppose ; que Lyon est à la veille d'un combat. Le lendemain, députation des sections, exigeant que la municipalité soit cassée. Les représentants du peuple demandent aux députés de motiver leur demande, et par écrit : ils promettent de le faire, se retirent ; mais, le 29, au lieu d'une pétition, c'est un ordre qu'ils apportent[34].

Déjà, en effet, Girondins et royalistes couraient aux armes, se choisissaient un chef, s'emparaient de l'arsenal, y établissaient un comité d'insurrection[35]. Au bruit de la générale, Nioche et Gauthier se hâtent vers la maison commune, siège des trois corps administratifs. Seuls les membres du Directoire étaient absents[36]. Une proclamation conciliatrice est aussitôt rédigée, et Nioche va la lire en personne aux rebelles qui commençaient à remplir les rues ; mais, loin de l'écouter, ils s'emparent de lui et le traînent à l'arsenal, où il est retenu[37].

Pendant ce temps, Bertrand, maire de la ville, et les officiers municipaux, se mettaient en défense, appelant autour de l'hôtel de ville le plus de citoyens qu'ils pouvaient, les exhortant à tenir bon contre les muscadins, leur distribuant des cartouches, et, s'il en faut croire une déclaration venue du camp ennemi, leur présentant du vin auquel était mêlée de la poudre[38].

Parmi les bataillons requis par la Commune, il s'en trouvait un, dit de Brutus, dont les dispositions n'étaient pas sûres. Un officier municipal, casque en tête et sabre à la main, s'avança pour le reconnaître, suivi de Ryard, chef de légion. L'un et l'autre, ils échangèrent quelques mots à voix basse avec Barbier, commandant du bataillon de Brutus, sur quoi, se tournant vers les siens : Citoyens, cria Barbier, j'espère que vous ne tournerez pas vos armes contre le peuple, et que vos corps serviront de rempart à vos magistrats[39]. Une réponse menaçante sortit des rangs : La municipalité a perdu notre confiance. Alors... ici les témoignages diffèrent. Selon les uns, Ryard mettant le sabre à la main, et Barbier élevant son chapeau en l'air, on tira de la terrasse de l'Hôtel de Ville deux coups de canon qui mirent le bataillon de Brutus en fuite[40] ; d'autres affirment que l'attaque vint de ce bataillon même ; qu'il fit suivre le cri à bas la municipalité ! d'une décharge qui renversa morts quelques patriotes placés sur le perron, et que les défenseurs de la Commune ne firent que riposter[41].

Ce qu'il y a de curieux, c'est que Barbier, conduit à l'Hôtel de Ville, fut accusé de trahison par les deux partis ; et pendant que les insurgés lui imputaient d'avoir perfidement mené sa troupe à la boucherie[42], un officier municipal lui mettait le pistolet sur la poitrine, et l'eût étendu à ses pieds, si Gauthier n'eût détourné le coup, et sauvé la vie de ce malheureux en le déclarant prisonnier[43].

Sur ces entrefaites, Nioche avait obtenu des rebelles d'aller porter leur vœu à la mairie, sauf à venir ensuite se remettre entre leurs mains[44] tant ils respectaient peu son titre de représentant du peuple, et la Convention, dont la majesté terrible était partout ailleurs si présente ! Un deuxième arrêté parut, empreint de modération, mais ferme : il prescrivait l'évacuation de l'arsenal, ordonnait aux citoyens armés sans réquisition de rentrer paisiblement chez eux, et promettait qu'il serait sursis à toute poursuite jusqu'à ce que la Convention eût prononcé[45]. Les insurgés répondirent à coups de fusil. Au milieu d'une foule sans armes, qui n'exprimait son indignation que par un profond silence[46], on vit l'armée girondine et royaliste défiler sur deux colonnes, le long des quais, celle qui avait pris le quai de la Saône faisant marcher à sa tête, pour qu'ils tombassent les premiers sous ses balles, les officiers municipaux Carteron et Sautemouche, ses prisonniers[47].

Les insurgés étaient au nombre de quatre mille, avaient huit pièces de canon, et, pour commandant, un nommé Madinier, maître apprêteur de draps[48]. La municipalité disposait de forces moins considérables, auxquelles, du reste, avait été donné l'ordre formel de se borner à la défensive, ce qui fut exécuté, ainsi que le prouve le lieu de l'engagement[49].

Du côté du Rhône, l'attaque ne réussit point : là, les assaillants furent repoussés et perdirent leurs canons ; mais du côté de la place des Carmes, l'affaire fut plus sérieuse. Pourtant, rien n'était décidé encore, lorsque, des postes avancés, arrivent des propositions d'accommodement. Gauthier s'avance sur la place et s'abouche avec les parlementaires. Malheureusement, on annonce aux assaillants qu'un renfort leur vient des campagnes circonvoisines. A cette nouvelle, un cri farouche retentit ; les pourparlers sont rompus ; des forcenés s'élancent sur Gauthier, qu'ils veulent mettre en pièces, et que, par un reste de pudeur, les parlementaires protègent contre ce lâche emportement[50]. Les défenseurs de la Commune s'étant repliés, l'hôtel de ville, attaqué à coups de canon, ne pouvait tenir longtemps : à cinq heures du matin, les assaillants y entrèrent.

La suite se devine ; la municipalité fut suspendue, et la persécution contre les Jacobins commença[51]. Dans un rapport officiel on lit : Des lettres reçues de l'étranger attestent qu'on y savait, huit jours à l'avance, le sort réservé aux patriotes[52].

Chalier, toujours très-zélé dans l'accomplissement de ses devoirs, s'était rendu à huit heures du matin le 29 mai, à son tribunal, qu'il n'avait quitté que vers le milieu de la journée, et il était rentré chez lui, accompagné de la Pia, sa gouvernante, et de Louis Bernascon, son meilleur ami[53]. Le bruit du canon s'étant fait entendre, on le pressait de se dérober au péril ; il refusa par conviction de son innocence et dignité. A son ami inquiet, à sa gouvernante en pleurs, il disait : Ne pouvez-vous être aussi tranquilles que je le suis ? Il fut arrêté le lendemain et traîné en prison. Sur la route, ses ennemis le frappaient, lui crachaient au visage. Il y en avait qui, pour le punir d'avoir aimé le peuple, s'écriaient : Faisons-le massacrer par le peuple ![54]

 

 

 



[1] Mémoires de l'abbé Guillon de Montléon, t. I, chap. V, p, 194.

[2] Voyez le rapport de Tallien à la Convention, séance du 25 février 1795.

[3] C'est ce qu'assure, d'après une lettre de Lebrun aux administrateurs du département, en date du 29 mars 1789, l'abbé Guillon de Montléon. — Voyez ses Mémoires, t. I, chap. V, p. 217.

[4] Biographie universelle.

[5] Voyez, à la suite des Mémoires de l'abbé Guillon de Montléon, la pièce extraordinaire intitulée Offrande à Chalier, par Chassagnon.

[6] Le Journal de Lyon, rédigé par ses plus mortels ennemis, l'appelait le brigand désintéressé.

[7] Mémoires de l'abbé Guillon de Montléon, t. I, p. 95.

[8] Offrande à Chalier.

[9] Offrande à Chalier.

[10] Biographie universelle.

[11] Offrande à Chalier.

[12] Offrande à Chalier.

[13] Offrande à Chalier.

[14] Offrande à Chalier.

[15] Offrande à Chalier.

[16] Offrande à Chalier.

[17] La vie, la mort et le triomphe de Chalier, p. 4. — Bibliothèque historique de la Révolution. — 1320, 1, 2. — British Museum.

[18] Bibliothèque historique de la Révolution française. — 1520, 1, 2. — British Museum.

[19] Voyez le rapport de Tallien à la Convention, séance du 25 février 1795.

[20] On le verra plus loin.

[21] Voyez les Mémoires de l'abbé Guillon de Montléon, t. I, p. 204.

[22] Voyez les Mémoires de l'abbé Guillon de Montléon, p. 209 et 210.

[23] La vie, la mort et le triomphe de Chalier, p. 8, ubi supra.

[24] C'est ce mot de Legendre qui lui a fait attribuer la fameuse phrase : Il faut dépecer le corps de Louis XVI en quatre-vingt-quatre morceaux pour les distribuer aux départements. Phrase atroce que l'abbé Guillon de Montléon cite avec complaisance, p. 202, tout en donnant, p. 206, celle que Legendre prononça véritablement et qui en diffère fort. La première, quoique reproduite par beaucoup d'historiens, qui n'ont fait que se copier les uns les autres, est au nombre des calomnies historiques aujourd'hui bien constatées.

[25] Tout ceci avoué par l'abbé Guillon de Montléon, dont le témoignage Ici n'est pas suspect. Voyez ses Mémoires, p. 219 et 220.

[26] Histoire parlementaire, t. XXVII, p. 414-421.

[27] Ce sont les expressions dont se sert l'abbé Guillon de Montléon, dont tout le livre, au reste, est écrit dans ce style, ce qui surprendra peu ceux qui, dans l'Avertissement placé en tête des Mémoires de l'abbé Guillon, liront que ses inclinations le portaient avec force à seconder l'honorable complot de la restauration du trône de saint Louis.

[28] Ainsi parle l'auteur d'un pamphlet forcené, intitulé Histoire de la Révolution de Lyon, p. 49. — Voyez la note placée à la suite de ce chapitre.

[29] Décret du 15 mai 1793.

[30] Mémoires de l'abbé Guillon de Montléon, p. 239.

[31] Cette dernière circonstance est consignée dans l'Histoire de la Révolution de Lyon, p. 50 ; mais il est à remarquer que l'abbé Guillon ne la mentionne pas. Voyez ses Mémoires, p. 239.

[32] Voyez ce qu'en dit l'auteur de l'Histoire de lu Révolution de Lyon, p. 50.

[33] Histoire parlementaire, t. XXVII, p. 124.

[34] Rapport de Gauthier, représentant du peuple, tant pour lui que pour son collègue Nioche, absent. — Fait à Grenoble, quartier général de l'armée des Alpes, 9 juin 1793.

[35] Récit du Journal de Lyon, feuille girondine ; reproduit dans l'Histoire parlementaire, t. XXVII, p. 424-443.

[36] Rapport de Gauthier.

[37] Rapport de Gauthier.

[38] Déclaration fournie par le bataillon du Mont-Blanc.

[39] Procès-verbal du bataillon de Brutus, tel que le donne, parmi les pièces justificatives, l'Histoire de la Révolution de Lyon.

[40] Récit du Journal de Lyon.

[41] Rapport de Gauthier.

[42] Récit du Journal de Lyon.

[43] Rapport de Gauthier.

[44] Rapport de Gauthier.

[45] Rapport de Gauthier.

[46] C'est ce qui résulte, même du récit girondin.

[47] Récit du Journal de Lyon.

[48] Mémoires de l'abbé Guillon, p. 252.

[49] Rapport de Gauthier.

[50] Rapport de Gauthier. — Le Journal de Lyon, après avoir supprimé les circonstances qui ajoutent à l'odieux de cette tentative de meurtre, la qualifie une fureur excusable.

[51] Le Journal de Lyon dit : Des arrestations nombreuses étaient inséparables du succès.

[52] Rapport de Gauthier.

[53] La vie, la mort et le triomphe de Chalier, p. 9.

[54] La journée du 29 mai, à Lyon, se trouve avoir fourni matière à des relations qui diffèrent prodigieusement l'une de l'autre. La seule qui inspire confiance, non-seulement par sou caractère officiel, mais par le ton de modération qui y règne, est celle du représentant du peuple, Gauthier. Le récit de Fain, dans le Journal de Lyon, et celui du pamphlet anonyme sur lequel l'abbé Guillon de Montléon s'est guidé, outre qu'ils se contredisent en plusieurs points, quoique écrits dans le même sens, ne présentent aucun des caractères de la vérité. N'eût-on à les juger que par leurs réticences, cela suffirait.

Le Journal de Lyon, il ne faut pas l'oublier, était le journal du parti victorieux, et il parlait dans un moment où ce parti, pour justifier sa victoire, avait un immense intérêt à noircir autant que possible les vaincus, emprisonnés alors et réduits au silence.

Quant au pamphlet anonyme, publié sous le titre de Histoire de la Révolution de Lyon, c'est un libelle de la plus violente et de la pire espèce. Pas une ligne qui n'y soit gonflée de venin ; pas un mot qui n'y soit une injure. L'auteur a placé à la suite de son livre une série de prétendues pièces justificatives, sans aucune indication qui puisse mettre le lecteur à même d'en vérifier l'authenticité. Heureusement, la main du faussaire se reconnaît à quelques-unes. Que penser, par exemple, d'une lettre qu'un émigré, Mis... de St. V., aurait adressée de Reinhausen à Chalier, le lendemain de son arrestation, et qui se termine ainsi : Tâchez toujours de vous couvrir du voile du patriotisme pour mieux nous servir. Votre projet a été fortement goûté du prince. Si cela réussit, nous serons trop heureux de pouvoir trouver un honnête homme comme vous. La calomnie est si grossière ici, qu'elle dénonce tout de suite le faux, et c'est avec raison que les auteurs de l'Histoire parlementaire, t. XXIV, p. 387-388, citent cette pièce comme une marque du peu de confiance que mérite l'Histoire de la Révolution de Lyon servant de développement et de preuve à une conjuration formée en France contre tous les gouvernements et contre l'ordre social.

Les auteurs de l'Histoire parlementaire ajoutent que la brochure dont il s'agit, donnée par M. Beuchot à la Bibliothèque de Paris, fut écrite, au moment du siège de Lyon, par un avocat nommé Guerre, et qu'elle est très-rare. Les deux assertions sont exactes. La première est confirmée par l'Avertissement en tête des Mémoires de l'abbé Guillon de Montléon (voyez la note de la page 11), et la seconde s'appuie sur ce fait, qu'après la prise de Lyon, tous ceux qui possédaient quelques exemplaires du venimeux pamphlet s'empressèrent de les détruire. Toutefois, le British Museum en possède un exemplaire, que nous avons consulté, et qui fait partie de la Bibliothèque historique de la Révolution française, n° 1520, 1, 2.

Si nous avons insisté sur ces détails, c'est parce que la principale source à laquelle on a recours pour connaitre et juger les événements de Lyon pendant la grande crise révolutionnaire, est précisément le livre de l'abbé Guillon de Montléon. Or, il importe de savoir que ce livre lui-même est tiré, en grande partie, et quant aux faits et quant aux prétendus documents qui les appuient, du pitoyable libelle de l'avocat Guerre. Comment en douter ? L'avertissement par où s'ouvrent les Mémoires de l'abbé royaliste met au premier rang des sources où il a puisé l'Histoire de la Révolution de Lyon, au 31 mai 1793, avec les pièces justificatives par M. l'av. Guer.., en 1793, brochure de 176 pages in-8°. Puis, viennent les lignes que voici : Notre premier volume la citera souvent ; et, comme le titre en est long, elle sera indiquée brièvement par les lettres M. et P.

Voilà ce dont nous prions le lecteur de se bien souvenir.