HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME HUITIÈME

LIVRE NEUVIÈME

 

CHAPITRE VI. — TRIOMPHE DE MARAT

 

 

Emportements inattendus de Pétion. — Il se donne à la Gironde. — Mot profond de Danton : N'entamez pas l'Assemblée. — Décret d'arrestation contre Marat. — Indignation dans Paris. — Modération de Robespierre. — Motion de Danton à rencontre du décret du 15 décembre 1792. — Lettre orgueilleuse de Marat à l'Assemblée. — Adresse violente approuvée par les Montagnards. — Mot cruel de Camille Desmoulins. — Marat décrété d'accusation. — Fête donnée aux Liégeois. — Pétition pour l'expulsion de vingt deux Girondins. — La question de l'appel au peuple de nouveau soulevée par les Girondins. — Vergniaud la fait écarter par une inspiration de généreux patriotisme. — La pétition contre les vingt-deux improuvée comme calomnieuse. — Lutte entre la majorité de la Convention et la Commune. — Composition du tribunal révolutionnaire ; ses premières sentences. — Fouquier-Tinville. — Marat en prison. — Son acquittement. — Il est porté en triomphe. — Mort et funérailles de Lazouski.

 

Jusqu'alors Pétion n'avait fait que côtoyer le parti de la Gironde, dont les qualités, plus brillantes que solides, ne semblaient pas faites pour gagner un homme de sa trempe. Mais les tempêtes populaires l'ayant toujours un peu effrayé, même à l'époque où il lui était donné de les conduire, il avait fini par pencher décidément à droite ; et c'est ce que ne lui pardonnait pas Robespierre, si longtemps son émule et son ami.

Le 12 avril, Pétion ayant réclamé la censure d'un membre de la Montagne pour un motif futile : Et moi, s'écria Robespierre, je demande la censure, de ceux qui protègent les traîtres.

Pétion, s'élançant à la tribune : Je demanderai en effet que les traîtres et les conspirateurs soient punis.

Robespierre : Et leurs complices !

Pétion : Oui, leurs complices, et vous-même. Il est temps que toutes ces infamies finissent ; il est temps que les traîtres et les calomniateurs portent leurs têtes sur l'échafaud, et je prends ici l'engagement de les poursuivre jusqu'à la mort.

Robespierre : Réponds aux faits.

Pétion : C'est toi que je poursuivrai[1].

Rien de plus violent que les natures contenues, lorsqu'il leur arrive d'être emportées hors de leur sphère : Pétion se déchaîna avec tant de fureur contre ces mêmes Jacobins dont il avait été l'idole, que Marat, dans son compte rendu de la séance, put écrire : Le bonhomme était dans les convulsions depuis cinq quarts d'heures ; je m'approche... Il avait les yeux hagards, la face livide, la bouche couverte d'écume[2]. Marat, il est vrai, était un de ceux que Pétion avait attaqués avec le plus de virulence, l'appelant un vil scélérat, et ajoutant : Je me suis honoré de ses calomnies ; il n'avilit que ce qu'il touche[3].

Guadet prit ensuite la parole pour se laver personnellement des imputations de Robespierre, ce qu'il fit dans ce style âpre et provoquant qui lui était propre, jusqu'à ce qu'enfin, passant du rôle d'accusé à celui d'accusateur, il s'égara jusqu'à apostropher Robespierre en ces termes : Le complice de Cobourg, c'est toi ! Rappelant, comme l'avait fait Vergniaud, mais avec beaucoup moins de réserve, que le décret du bannissement de tous les Bourbons avait été proposé par la Gironde et repoussé par la Montagne, il renvoya aux Jacobins l'accusation de complicité avec le duc d'Orléans ; et quanta Dumouriez, à côté de qui l'avait-on vu, lors de son passage à Paris, aller se montrer dans les spectacles ? Ici, le nom de Danton étant tombé des livres de l'orateur, une voix tonnante l'interrompit : Ah ! tu m'accuses, moi !... Tu ne connais pas ma force ![4]... Sans s'émouvoir, il continue, attaque Fabre d'Églantine, attaque Santerre, et, arrivant à Marat, donne lecture d'un document signé de l'Ami du peuple et émané du club des Jacobins. C'était un sombre appel fait à leurs frères des départements. On y désignait la Convention comme le siège d'une cabale vendue à la cour d'Angleterre. Marat cria de sa place : C'est vrai. A ces mots, les trois quarts de l'Assemblée se lèvent spontanément : A l'Abbaye !... Qu'il soit décrété d'accusation !... Le tumulte était à son comble. Marat, d'un air dédaigneux : Pourquoi ce vain batelage, et à quoi bon ? On cherche à jeter au milieu de vous une conspiration chimérique, afin d'étouffer une conspiration malheureusement trop réelle. Le reste fut sur ce ton. Et les galeries d'applaudir, tandis que, sur leurs bancs, les Girondins s'agitaient, outrés de tant d'insolence.

Leur parti était pris de frapper Marat. En vain Danton essaya de détourner le coup, et prononça cette parole profonde : N'entamez pas la Convention !... En vain Marat lui-même voulut bien condescendre à expliquer qu'il n'avait signé l'écrit en question que comme président de la société des Jacobins, et sans l'avoir lu, il fut décrété, sur un vif discours de Fonfrède, que Marat serait envoyé à l'Abbaye, et qu'un rapport serait présenté dès le lendemain, touchant le décret d'accusation à fulminer contre lui[5].

Ainsi fut donné par ceux-là mêmes qu'on allait proscrire le signal des proscriptions ! Marat, au sortir de la séance, fut tellement entouré et protégé par la foule[6], qu'il n'eut pas de peine à gagner un asile sûr.

A cette nouvelle, la Commune s'indigna, les sections prirent feu, les faubourgs grondèrent. La signification du précédent que les Girondins venaient d'établir n'était que trop claire : une fois la Convention entamée, qui pouvait dire où l'on s'arrêterait ? De Marat à Robespierre, de Robespierre à Danton, de Danton aux autres Montagnards, la pente paraissait singulièrement glissante. Les plus ardents révolutionnaires tremblèrent pour eux-mêmes ; mais ne se fiant qu'à leur audace du soin de leur salut, ce fut en chassant de l'Assemblée les Girondins, qu'ils résolurent d'empêcher qu'on en chassât la Montagne. L'effervescence fut donc extrême. C'est ce que Marat avait prévu, et c'est ce qu'il avait orgueilleusement annoncé, lorsqu'au moment du vote, il avait demandé que, si on le frappait, on le fît accompagner par deux gendarmes au club des Jacobins, afin qu'il y prêchât la paix[7].

Le fait est qu'une insurrection eût peut-être éclaté alors, si des voix influentes n'eussent conjuré le péril, et si Robespierre, entre tous, n'eût calmé l'entraînement des esprits. Il comprit fort bien que lier l'origine d'une révolte populaire au nom de Marat, ce serait fournir aux imputations de la Gironde un semblant de vérité et aux préventions des départements un aliment dangereux. Il se présente aux Jacobins, leur signale les inconvénients d'une politique violente, et obtient d'eux qu'ils se répandront dans les sections pour y recommander le calme[8].

Le lendemain, aussi ferme que modéré, il adjurait la Convention de rejeter sans la lire une proclamation récente de Cobourg, et faisait décréter peine de mort contre quiconque proposerait de négocier ou de traiter avec des puissances ennemies, tant qu'elles n'auraient pas préalablement reconnu d'une manière solennelle l'indépendance de la nation française, et la souveraineté, l'indivisibilité, l'unité de la République[9].

Danton avait appuyé cette motion, mais avec un déplorable appendice que l'Assemblée se laissa imposer par lui, et qui consistait à déclarer que la Convention nationale ne s'immiscerait en aucune manière dans le gouvernement des autres puissances. Dès lors que devenait le devoir de solidarité si noblement proclamé par la Convention, à l'heure de ses plus formidables dangers ? Que devenait l'héroïque décret du 15 décembre 1792[10] ? Mais tel est le triste effet des dissensions intestines, qu'en absorbant l'attention des partis, elles la détournent des grands intérêts de la patrie. Dans la circonstance dont il s'agit, par exemple, c'est à peine si l'on prit le temps d'examiner la motion que, d'une manière si soudaine, Danton venait de jeter dans l'Assemblée, tant l'affaire de Marat préoccupait ! Une lettre de lui avait été annoncée, et de toutes parts on demandait à en connaître le contenu. Fonfrède en donna lecture. Jamais assemblée n'avait été bravée à ce point. Marat déclarait qu'il ne se laisserait point arrêter, sa proscription n'étant que le résultat d'un complot liberticide. Il ajoutait : Avant d'appartenir à la Convention j'appartenais à la patrie ; je me dois au peuple, dont je suis l'œil[11]. Rien de plus propre à précipiter le vote. Un curieux incident le retarda sans le conjurer. La veille, Guadet n'avait cité, de l'adresse reprochée à Marat, que les passages qui servaient le mieux la haine des Girondins ; mais quand on en fut venu à lire l'adresse tout entière, il se trouva qu'elle renfermait, à côté de phrases factieuses, des adjurations vraiment patriotiques : Aux armes, républicains ! volez à Paris, c'est le rendez-vous de la France : Paris doit être le quartier-général de la République. Point de délai, ou la liberté est perdue. Si nous sommes attaqués avant votre arrivée, nous saurons combattre et mourir, et nous ne livrerons Paris que réduit en cendres[12]. Ces paroles eurent dans l'âme des Montagnards le retentissement du tambour lorsqu'il bat le pas de charge. Dubois-Crancé s'écrie : Si cette adresse est coupable, décrétez-moi d'accusation, car je l'approuve ; et aussitôt les membres de l'extrémité gauche se lèvent d'un mouvement impétueux : Nous l'approuvons tous ! nous sommes prêts à la signer ! La salle retentissait de ces cris et des applaudissements des tribunes. Le peintre David, Thirion, Dubois-Crancé, Camille Desmoulins, s'élancent vers le bureau, suivis d'une centaine de leurs collègues, et signent. A cette vue, Granet propose l'envoi de l'adresse et des signatures aux départements, aux armées : proposition grave, qui pouvait conduire à la guerre civile. Un député, nommé Tavaux, en fit l'observation ; mais l'idée de soumettre aux départements la décision de la querelle souriait naturellement aux Girondins. Gensonné lança, comme un défi mortel à la Montagne, la proposition de l'appel au peuple. Alors un membre obscur, le député Vernier, eut une inspiration qui mérite sa place dans l'histoire des élans généreux.

Citoyens, s'écria-t-il pénétré de douleur, puisque nous sommes arrivés à un tel degré de discorde et de défiance réciproque, qu'il nous est impossible, au poste où nous sommes, de bien servir la patrie, que les deux partis montrent du civisme ; que les plus passionnés de part et d'autre, devenus simples soldats, se rendent à l'armée pour y donner l'exemple de la soumission et du courage.

Pendant ce temps, on voyait des membres de l'extrême gauche aller et venir du bureau à leurs places : c'étaient les signataires de l'adresse qui, avertis de l'imprudence de leur démarche par le discours de Gensonné, couraient un à un rayer leur signature. Un seul se fit honneur de ne pas retirer la sienne ; ce fut Camille Desmoulins, car la fermeté hors de propos est un des traits qui marquent la légèreté d'esprit. Heureux encore s'il s'en fût tenu là ; mais Barbaroux n'eut que trop raison de flétrir comme une provocation au meurtre ces cruelles paroles d'un homme qui, pourtant, était loin d'être cruel : Les meneurs — il désignait de la sorte les Girondins — savent que les quarante-huit sections de Paris doivent venir vous demander l'expulsion des vingt-deux royalistes complices de Dumouriez, et comme ils voient le vaisseau prêt à être submergé, ils se disent : Mettons le feu à la Sainte-Barbe, et puisque nous allons périr dans deux ou trois jours. La fin se perdit dans le tumulte.

La proposition de Gensonné ayant été ajournée au lundi suivant, et l'accusation reprise contre Marat, l'appel nominal, que ne cessèrent d'interrompre les applaudissements ou les murmures des tribunes, et qui dura toute la nuit, donna les résultats suivants :

Pour le décret d'accusation : 220

Contre : 92

Pour l'ajournement : 7

Chiffre des récusations : 48

Nombre total : 367[13]

Une fête auguste et touchante vint reposer un peu du spectacle de ces convulsions les âmes qu'elles attristaient.

L'entrée des Autrichiens dans Liège avait chassé de cette ville, si véritablement française par le cœur, tous ceux qui avaient concouru à la donner à la Révolution et à la France. Est-il besoin de dire avec quel amour Paris avait reçu les fugitifs ? Il leur fallait une salle pour tenir leurs assemblées et conserver leurs archives : la Commune s'empressa de leur en offrir une dans l'enceinte même de l'Hôtel de ville, et leur installation donna lieu, le 14 avril, à la Fête de l'hospitalité. La Porte Saint-Martin leur avait été désignée comme point de réunion. Des députations de tous les corps constitués allèrent les y chercher pour les conduire au siège de l'autorité municipale. Le cortège était immense. Nul ornement vain, pas d'étalage. Le chariot sur lequel on avait placé les archives de la mairie de Liège était simplement décoré des couleurs nationales. En tête le buste de Brutus, la statue de la Liberté, et, sur une bannière, ces mots :

Les tyrans passeront,

Les peuples sont éternels.

Quand on fut arrivé à l'Hôtel de ville, l'enthousiasme, jusque-là contenu avec peine, déborda. Tous se précipitaient à l'envi, impatients de presser dans leurs bras les enfants adoptifs de la France ; on les appelait des noms les plus doux, on les embrassait en pleurant. Chaumette trouva ce mot heureux : Bientôt Paris sera dans Liège, il faut maintenant que Liège soit dans Paris. Un Liégeois, cité pour avoir échappé par miracle à l'échafaud dressé par les vainqueurs, était modestement caché dans la foule : on l'en fit sortir, et une couronne de chêne lui fut posée sur la tête. Le lendemain, on lisait dans le journal de Prudhomme : Le cœur a fait seul les frais de cette fête. Les tyrans, avec tout leur or, n'en peuvent jamais donner de pareilles[14].

Cependant, la menace de Camille Desmoulins semblait au moment de se réaliser. Sur quarante-huit sections, trente-cinq venaient d'adopter une pétition qui concluait à l'expulsion des principaux Girondins. Cette pétition fut approuvée par la Commune de Paris, et, le 14 avril, les commissaires chargés de lire le papier fatal parurent, le maire en tête, à la barre de l'Assemblée. Le langage des pétitionnaires, qui avaient choisi Rousselin pour organe, était à la fois terrible et mesuré. Pas un mot contre la majorité de la Convention : on la déclarait pure, au contraire, parce qu'elle avait frappé le tyran[15]. Toute intention anarchique était solennellement désavouée. Mais le temple de la liberté serait-il comme ces asiles de l'Italie, où les scélérats trouvaient l'impunité en y mettant le pied ?[16]

La question était donc d'examiner si la Convention ne renfermait pas de ces scélérats auxquels il faut refuser le droit d'asile ; et la pétition, parmi les membres de l'Assemblée, en comptait vingt-deux qu'elle disait coupables du crime de félonie envers le peuple souverain : Brissot, Guadet, Vergniaud, Gensonné, Grangeneuve, Buzot, Barbaroux, Salles, Biroteau, Pontécoulant, Pétion, Lanjuinais, Valazé, Hardy, Lehardy, Louvet, Gorsas, Fauchet, Lanthénas, Lasource, Valady, Chambon[17].

Le maire de Paris, Pache, sommé de faire connaître s'il entendait signer un document semblable, répondit aussitôt : Je ne suis point du nombre des pétitionnaires.

Le Conseil général m'a seulement chargé de les accompagner. Au reste, pour prévenir tout doute à cet égard, je vais signer[18]. Et il signa, aux applaudissements des tribunes.

Fonfrède eut alors un mouvement admirable : Si la modestie, s'écria-t-il, n'était pas un devoir, je m'offenserais de ce que mon nom n'a pas été inscrit sur la liste honorable qui vient de vous être présentée. A ce trait, les trois quarts de l'Assemblée se levant : Et nous aussi, tous, tous !

Les pétitionnaires avaient subordonné l'expulsion des vingt-deux au vœu qu'émettrait à cet égard la majorité des départements, consultée : Fonfrède, s'emparant de cette conclusion avec beaucoup de hardiesse et d'habileté, rappela que la souveraineté du peuple ne se pouvait exprimer que par les Assemblées primaires. Qu'on se hâtât de les invoquer, et qu'on les interrogeât : il ne s'y opposait pas, quant à lui. Que si la guerre civile sortait de là, eh bien, la faute en serait aux pétitionnaires !

Avertis par cette adhésion inattendue de la faute qu'ils avaient commise en invoquant l'intervention de la province, les ennemis de la Gironde reculèrent. Le Montagnard Thirion enveloppa dans une âpre sortie contre la droite l'aveu que la pétition était mauvaise ; et, le soir même, la Commune arrêta qu'une nouvelle députation serait envoyée à la Convention, pour bien expliquer que l'intention des sections avait été, non d'en appeler aux Assemblées primaires, mais de provoquer le châtiment des traîtres ; ce qui revenait à ceci : Point de jugement, mais l'exécution d'un jugement non rendu[19].

Danton, quoique les Girondins n'eussent rien épargné pour lui flétrir le cœur, s'inquiétait généreusement de leurs périls. Une sympathie dont il ne put jamais se défendre le portait à les protéger, et, d'autre part, il ne se pouvait résoudre à le faire ouvertement, tant ils avaient irrité son orgueil[20] ! Un moyen lui restait : pousser en avant ses amis ; et c'est celui qu'il employa. A son instigation, — du moins le bruit en courut alors[21] — Phélippeaux, dans la séance du 16, proposa de déclarer par un décret que la Convention, voulant sauver la République, elle regarderait comme de mauvais citoyens ceux qui demanderaient sa dissolution en tout ou en partie ; qu'en conséquence, elle improuvait l'adresse présentée au nom des sections de Paris. Il semble que les Girondins eussent pu se contenter d'une semblable victoire, que leur assurait le concours des amis de Danton unis aux membres du Marais.

Mais eux se croyaient en droit d'exiger davantage, fiers qu'ils étaient de leur domination sur l'Assemblée, dont les derniers votes venaient d'élever Lasource à la présidence, et Lehardy, Chambon, Pontécoulant, à la qualité de secrétaires[22]. Ils insistèrent donc, au risque d'embraser la France, pour que l'épuration de l'Assemblée eût lieu, au moyen des Assemblées primaires, mises en mouvement sur toute la surface du pays[23]. En cette occasion décisive, un seul d'entre eux eut la force d'aimer sa patrie plus que son parti et que lui-même ; dans la séance du 20 avril, Vergniaud prononça ces paroles, qui honorent à jamais sa mémoire : La convocation des Assemblées primaires est une mesure désastreuse. Elle peut perdre la Convention, la République, la liberté ; et s'il faut, ou décréter cette convocation, ou nous livrer aux vengeances de nos ennemis, si vous êtes réduits à cette alternative, citoyens, n'hésitez pas entre quelques hommes et la chose publique. Jetez-nous dans le gouffre et sauvez la patrie[24]. C'était là plus qu'un beau mouvement, c'était un grand acte. La Gironde garda un silence magnanime, et la question fut vidée par un décret ainsi conçu : La Convention nationale improuve, comme calomnieuse, la pétition qui lui a été présentée par trente-cinq sections de Paris, adoptée par le Conseil général de la Commune. Le présent décret sera envoyé aux départements[25].

L'Assemblée ne s'en tint pas là. Sachant que des arrêtés entachés d'usurpation avaient été pris par la Commune, elle mande, séance tenante, les officiers municipaux, et les somme de produire le registre de leurs délibérations : ceux-ci obéirent, mais sans témoigner ni crainte ni embarras. On lut le registre : les arrêtés portaient que le Conseil général de la Commune se considérerait en état de révolution tant que les subsistances ne seraient pas assurées ; qu'on le frapperait tout entier en frappant pour opinion un de ses membres, ou un président de section, ou même un simple citoyen ; qu'un comité de correspondance avec les quarante-quatre mille municipalités, établi précédemment, serait mis en activité et composé de neuf membres ; enfin que la pétition présentée le 15 avril et concluant à l'expulsion des vingt-deux serait tirée à douze mille exemplaires[26]. Comment en douter ? La Commune entendait, à l'égard de la Convention, se poser en pouvoir rival. Robespierre jeune se hâta de pallier l'audace de cette tentative, en invoquant la nécessité, et en protestant du respect de la municipalité parisienne pour la représentation nationale[27]. Camboulas, tour à tour combattu par Valazé et Lanjuinais, voulait qu'on accordât aux officiers municipaux les honneurs de la séance. Cette proposition, mise aux voix, donne lieu à une épreuve douteuse. Grand tumulte.

Deux heures sont employées à résoudre la question de l'appel nominal, violemment soulevée. Pendant ce temps, ceux de la droite, soit fatigue, soit colère, s'étaient successivement retirés. Les Montagnards, restés maîtres du champ de bataille, votèrent en faveur des officiers municipaux les honneurs de la séance, quand la séance était finie, c'est-à-dire à une heure du matin[28].

Deux jours après, l'acte d'accusation contre Marat était expédié au ministre de la justice, et par lui à l'accusateur public, qui, le 23 avril, le fit signifier à Marat. Le soir même, ce dernier se constitua prisonnier ; mais à la manière dont on le traita, il put juger, sur-le-champ, qu'il ne courait pas de sérieux périls. Un bon lit avait été porté dans la prison ; on servit à l'Ami du peuple un souper, préparé au dehors. Les officiers municipaux, comme s'ils eussent cru à la possibilité d'un empoisonnement, affectèrent d'accompagner les plats, et firent venir des carafes d'eau bien cachetées[29]. Sans compter que, dès la veille, plusieurs sections, entre autres celle des Quatre-Nations et celle des Quinze-Vingts, avaient nommé chacune quatre commissaires pour veiller à la sûreté du prisonnier[30].

Il est à remarquer que les jurés devant qui Marat était à la veille de comparaître appartenaient presque tous à ce qu'on nomme la classe moyenne : c'étaient des imprimeurs, des orfèvres, des médecins, des chirurgiens, des marchands, des peintres, des épiciers, parmi lesquels trois ou quatre artisans. Mais l'esprit qui animait ce tribunal n'en était pas moins très-révolutionnaire. On y voyait figurer : comme juges : Liébaud, Pesson, Montané, etc.[31] ; et comme substitut de l'accusateur public, Fouquier-Tinville[32], ce juge de Saint-Quentin, qui devait suspendre le couteau de la guillotine sur tant de têtes, sur celle de Camille Desmoulins, notamment, quoiqu'il lui eût écrit, le 20 août 1792 : Je me flatte que vous voudrez bien intercéder pour moi auprès du ministre de la justice, pour me procurer une place, soit dans ses bureaux, soit ailleurs. Vous savez que je suis père d'une nombreuse famille et peu fortuné. Mon fils aîné, âgé de seize ans, qui a volé aux frontières, m'a coûté et me coûte beaucoup. Je rappelle à votre souvenir Deviefville, notre parent commun[33]. Et là dessus, Fouquier se mettait sous la protection de Camille, qu'il qualifiait de mon cher parent.

Le tribunal révolutionnaire depuis le 10 mars, époque de son établissement, jusqu'au 24 avril, date de la comparution de Marat, se trouvait avoir prononcé plus d'acquittements que de condamnations[34] ; mais la nature de ces condamnations, rapprochée de leur cause, signalait un étrange excès de rigueur. Et, par exemple, il y avait à peine six jours qu'une pauvre servante, nommée Jeanne-Catherine Cler, avait été condamnée à la peine de mort, pour avoir tenu, dans plusieurs lieux publics et à diverses reprises, des propos tendant à provoquer le massacre de la Convention et le rétablissement de la royauté[35]. La mort, pour des propos tenus par une cuisinière ! Isnard appela sur ce fait l'attention de l'Assemblée, et l'empressement qu'elle mit à passer à l'ordre du jour n'est pas un des indices les moins frappants du tour implacable qu'avait donné aux esprits une situation sans exemple dans l'histoire. Isnard lui-même, comme effrayé de son propre courage, avait dit : Nous sommes tous d'accord que celui qui, malicieusement et à dessein, tiendrait des propos tendant au royalisme, doit être puni de mort ![36] Mais plus le tribunal révolutionnaire paraissait enclin à ne pas faire quartier au royalisme, plus il était naturel qu'il se montrât indulgent à l'égard d'accusés tels que Marat. Nul doute que, conformément aux termes de l'accusation, il n'eût prêché le pillage et le meurtre, demandé un dictateur, poussé à l'avilissement de la Convention. Mais, disait le peuple, contre qui a-t-il prêché le pillage ? Contre les voleurs en grand qui nous affament, contre les accapareurs. Et pourquoi a-t-il demandé un dictateur armé d'un pouvoir irrésistible ? Pour mieux nous délivrer de nos ennemis. Et quel motif l'a porté à poursuivre de ses invectives la majorité de la Convention ? La crainte de voir par elle la Révolution périr. De sorte que les exagérations mêmes de Marat et ses fureurs étaient son titre de gloire, aux yeux de tous ces milliers d'hommes qui se traînaient alors, dans Paris, entre le patriotisme et les déceptions, entre l'enthousiasme et la faim.

Aussi le procès de Marat remua-t-il profondément les faubourgs. Dès le matin du 24 avril, l'immense foule de ceux qui se paraient du nom de sans-culottes inonda toutes les salles du palais, tous les corridors, toutes les cours, toutes les rues adjacentes[37]. Marat ne se défendit point, il accusa, et se vanta. Lui coupable, lui l'apôtre et le martyr de la liberté ! Les coupables, c'étaient les Girondins, qui avaient dilapidé les biens nationaux, travaillé à pervertir l'esprit public, et diffamé les plus purs patriotes. Avec beaucoup d'habileté, Marat fit observer que, s'il était loisible à la faction des hommes d'État de le perdre, sous un faux prétexte, rien n'empêcherait qu'on ne passât de lui à Robespierre, à Danton, à Collot d'Herbois, à Camille Desmoulins... et où s'arrêterait-on ? Il n'avait pas fini de parler que sa victoire était certaine ; et elle fut telle, que le peuple lui accorda sur-le-champ les honneurs du triomphe. L'acquittement à peine prononcé, on entoure Marat, on l'embrasse, on le soulève, on le couronne de laurier, et, au bruit d'un tonnerre d'applaudissements et de cris, on l'emporte. Ils firent halte au haut du grand escalier, pour que les citoyens pussent me mieux voir. Depuis le Palais jusqu'à la Convention, les rues et les ponts étaient couverts d'une foule innombrable qui criait : Vive la République, la liberté et Marat ! Des spectateurs sans nombre aux croisées répétaient ces applaudissements. Plus de deux cent mille hommes bordaient les rues. sur les marches des églises, ils formaient des amphithéâtres où ils étaient entassés. Il ne s'est pas commis le plus léger désordre. Le voilà, ce bon peuple, si longtemps calomnié par les libellistes aux gages de Roland ![38]

Durant cette marche triomphale, la Convention discutait le projet de constitution présenté par Condorcet. Robespierre avait prononcé, sur le droit de propriété, le beau discours que nous avons cité plus haut, et Saint-Just venait de descendre de la tribune, après avoir lu un projet de constitution où se trouve inscrit cet admirable article : Le peuple français vote la liberté du monde[39]. Tout à coup, un gendarme est aperçu penché vers le président et lui parlant à voix basse ; David demande communication de cette confidence : c'étaient Marat et le peuple qui approchaient. A cette nouvelle, plusieurs membres sortent précipitamment de la salle ; d'autres veulent qu'on lève la séance. Précédé par les clameurs du dehors, un homme à longue barbe se présente à la barre et dit : Nous vous amenons le brave Marat. Marat a toujours été l'ami du peuple, et le peuple sera toujours pour Marat. L'homme qui parlait ainsi était ce sapeur qui, au 10 août, avait pris le dauphin dans ses bras et l'avait porté sur le bureau de l'Assemblée. Il ajouta : S'il faut que la tête de Marat tombe, la tête du sapeur tombera avant la sienne. La permission de défiler devant la Convention est demandée par le peuple, accordée, et le défilé commence. Mais voilà que des acclamations redoublées annoncent l'arrivée de Marat. Il entre, le front ceint d'une couronne de laurier.

Ce fut, dans les tribunes, un véritable délire : ceux-ci agitaient leurs chapeaux ; ceux-là, de joie, jetaient en l'air leurs bonnets rouges. Lui : Législateurs du peuple français. Je vous présente un citoyen qui vient d'être complètement justifié. Il vous offre un cœur pur. Il continuera de défendre, avec toute l'énergie dont il est capable, les droits du peuple. Les transports se renouvelant, Danton, avec beaucoup de finesse, vanta ce beau spectacle, où il affectait de ne voir qu'une preuve du respect de tout bon Français pour la Convention. Il engagea ensuite le peuple à se retirer, ce qu'il obtint sans peine[40].

Aux Jacobins, lorsque Marat y parut, mêmes transports. On lui voulut offrir de nouvelles couronnes : il les écarta d'une main dédaigneuse, recommandant aux patriotes de se défendre de l'enthousiasme. Rien, du reste, qui prouvât que tant d'hommages eussent, ou étonné son orgueil, ou adouci son âme. Ce qui semblait le toucher le plus dans sa victoire, c'était la défaite des Girondins : il se félicita de leur avoir mis la corde au cou[41].

La Gironde, de son côté, frémissait de rage ; et, dans le journal qui lui servait d'écho, Girey-Dupré écrivit : Ce jour est un jour de deuil pour tous les amis de la liberté. Un autre triomphe sur lequel la Gironde n'eut pas moins à gémir fut celui que, précisément à la même époque, les Jacobins décernèrent aux cendres de Lazowski. Ce Polonais, un des vainqueurs du 10 août, venait de mourir à Vaugirard., empoisonné, dirent les Jacobins, emporté par une fièvre inflammatoire, fruit des veilles et de l'eau-de-vie, dit madame Roland dans ses Mémoires[42], où elle le représente : dans la première période de sa vie, élégant, bien coiffé, arrondissant un peu les épaules, marchant sur le talon, faisant jabot ; puis, dans la seconde période, lorsqu'il fut devenu cher aux faubourgs, ayant la face enluminée d'un buveur et l'œil hagard d'un assassins[43].

Mais il faut se défier des jugements que dictent l'esprit de parti et la haine. Passionnée à l'excès, madame Roland n'était que trop portée à voir les choses et les hommes à travers ses ressentiments ; et ce qu'elle s'était une fois figuré, elle n'éprouvait à l'affirmer ni hésitation ni scrupule[44].

Ce qui est certain, c'est que les honneurs rendus à Lazowski furent extraordinaires. Robespierre prononça son oraison funèbre ; la section du Finistère, à laquelle le défunt appartenait, garda son cœur ; et la Commune adopta sa fille[45].

Nous touchons à la chute de la Gironde.

 

 

 



[1] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 401 et 402.

[2] Publiciste de la République française, n° 169.

[3] Voyez le discours de Pétion, t. XXV de l'Histoire parlementaire, p. 405.

[4] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 417.

[5] Séance du 12 avril 1793.

[6] Publiciste de la République française, n° 169.

[7] Discours de Lecointre au club des Jacobins, séance du 12 avril 1793.

[8] Discours de Lecointre au club des Jacobins, séance du 12 avril 1793.

[9] Séance du 13 avril 1793.

[10] C'est ce que, dans son Histoire de la Révolution, liv. X, chap. VII, p. 475, M. Michelet relève avec une émotion généreuse ; mais son aveugle prévention à l'égard de Robespierre lui fait commettre une grave erreur qui se trouve être une grave injustice. Il présente la triste proposition faite à l'Assemblée par Danton, comme un gage de dépendance donné par lui à Robespierre, et il dit : A l'appui d'une motion de Robespierre, Danton fit décréter que, etc. Si M. Michelet eut lu plus attentivement les termes de cette motion de Robespierre dont il parle, il eût vu qu'elle n'avait trait en aucune sorte à la non-intervention de la France dans les affaires des autres peuples, mais se rapportait exclusivement à la nécessité de ne transiger point avec l'ennemi. Ce fut à la suite, et non à l'appui de cette motion, que Danton émit l'idée de cette politique chacun chez soi, chacun pour soi, dont le blâme doit conséquemment retomber sur lui seul. Nous renvoyons ceux qui voudraient vérifier ce point sur les textes, au tome XXV de l'Histoire parlementaire, p. 445.

[11] Séance du 13 avril 1793.

[12] Séance du 13 avril 1793.

[13] Voyez, pour plus de détails concernant cette séance, l'Histoire parlementaire, t. XXV, depuis la page 414 jusqu'à la page 463.

[14] Révolutions de Paris, n° 198.

[15] Voyez le texte de cette pétition dans l'Histoire parlementaire, t. XXVI, p. 5-7.

[16] Histoire parlementaire, t. XXVI, p. 6.

[17] Histoire parlementaire, t. XXVI, p. 7.

[18] Il n'est donc pas exact de dire, comme fait M. Michelet dans son Histoire de la Révolution, liv. X, chap. VII, p. 471 : Le cauteleux Pache, balbutia d'abord qu'il était seulement chargé d'accompagner la pétition. On insistait ; il signa. Ceci est un exemple de la manière dont l'histoire peut être modifiée par un simple procédé de peintre.

[19] Cette remarque amère, mais juste, est de M. Michelet, Histoire de la Révolution, liv. X, chap. VII, p. 473.

[20] Mémoires de Levasseur, t. I, chap. V, p 208.

[21] Mémoires de Levasseur, t. I, chap. V, p 211.

[22] Marat dénonce ces choix avec violence dans le n° 176 de son journal.

[23] C'est ce que Lasource avait proposé formellement dans la séance du 16 avril 1793.

[24] Voyez le discours de Vergniaud dans l'Histoire parlementaire, t. XXVI, p. 81 et 82.

[25] Décret du 20 avril 1793.

[26] Ces arrêtés avaient été pris à l'Hôtel de ville, sur la motion de Chaumette, dans une séance tenue le 18 avril 1793.

[27] Voyez son discours reproduit textuellement dans l'Histoire parlementaire, t. XXVI, p. 85 et 86.

[28] Séance du 20 avril 1793.

[29] C'est Marat lui-même qui donne ces détails dans le n° 179 du journal qu'il publiait alors sous le titre de Publiciste de la République française.

[30] Publiciste de la République française, n° 179.

[31] Aux termes du décret du 10 mars 1793 (art. 4), le premier juge élu présidait ; et en cas d'absence, il était remplacé par le plus ancien d'âge. — Voyez Histoire Parlementaire, t. XXV, p. 59-62.

[32] Voyez la liste des membres composant le tribunal extraordinaire dans la collection des Procès-verbaux de la Convention, t. VII (13 mars 1793).

[33] Voyez cette lettre reproduite en entier dans la Biographie de Camille Desmoulins, par M. Ed. Fleury, t. I, chap. VIII, p. 275 et 274.

[34] Voici les chiffres : 4 condamnations à mort et 6 acquittements, comme on peut s'en convaincre en lisant les audiences des 6, 7, 10, 15, 17 et 18 avril 1793.

[35] Audience du 18 avril 1793.

[36] Séance du 19 avril 1793.

[37] Publiciste de la République française, n° 179.

[38] Compte rendu de Marat, n° 191 du Publiciste de la République française.

[39] Voyez les Documents historiques placés à la fin de ce volume.

[40] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XXVI, p. 142-144.

[41] Séance des Jacobins, 24 avril 1793.

[42] Tome I, Portraits, p. 162. — Édition P. Faugère. — Paris, 1864.

[43] Mémoires de Mme Roland, t. I, p. 161 et 162.

[44] Nous en donnerons plus loin une preuve frappante, à propos de la description qu'elle fait de la demeure de Marat.

[45] Commune, séance du 28 avril 1793.