HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME HUITIÈME

LIVRE NEUVIÈME

 

CHAPITRE V. — PASSIONS ET IDÉES

 

 

Création du Comité de salut public. — Accusations d'orléanisme échangées. — Brissot attaque Robespierre. — Pétition contre les Girondins. — Tentatives conciliatrices de Danton. — Discours de Robespierre contre la Gironde. — Réponse de Vergniaud. — Scènes déplorables de fureur. — Les athlètes étaient des penseurs. — Doctrine de Robespierre et des Jacobins mise en regard de celle de Condorcet et de la Gironde. — Discours de Robespierre sur la propriété. — Conclusion philosophique.

 

La Révolution française eut cela de remarquable que chaque péril nouveau lui fut un surcroît de force. De même que la prise de Verdun n'avait servi qu'à enflammer ses colères, la défection de Dumouriez n'aboutit qu'à concentrer son action.

Les commissaires de diverses sections ayant formé à l'Evêché une assemblée centrale de salut public, et cette réunion ayant été dénoncée par la section du Mail comme attentatoire à l'unité du pouvoir, la Convention se hâta de rendre un décret qui, après avoir félicité la section du Mail de son patriotisme, appelait le peuple à compter sur la fermeté indomptable de ses mandataires[1].

Et en effet, dès le 4 avril, la Convention s'emparait de la direction immédiate des troupes, par l'envoi aux armées du Nord et des Ardennes de huit commissaires, Carnot, Gasparin, Bries, Duhem, Roux-Fazillac, Duquesnoy, Dubois-Dubois, Delbret. Ils avaient pour mission de rétablir les communications militaires, de mettre les places fortes en état de défense et de faire pénétrer sous la tente toute grande parole prononcée dans la Convention[2].

C'était une mesure sans précédent, et qui préparait au monde le prodigieux spectacle d'une assemblée de jurisconsultes, d'artisans, d'avocats, de marchands, d'artistes, imprimant de loin son esprit à des légions innombrables, et faisant trembler les plus fiers capitaines, à la tête de leurs armées !

L'autorité des représentants du peuple en mission devant avoir un double caractère aux yeux du soldat, il fut décidé que leur costume même l'indiquerait, et qu'ils porteraient : un chapeau rond, orné de trois plumes aux trois couleurs ; une écharpe en ceinture, et pendu à un baudrier de cuir noir, un sabre nu[3].

En même temps, la Convention décrétait le remplacement de Dumouriez par Dampierre et celui de Beurnonville par Bouchotte. Conformément à une pétition de la Commune lue par Chaumette[4], elle votait la formation d'un camp de quarante mille hommes sous Paris[5].

A la voix de Danton, elle décidait qu'une garde du peuple serait créée, et le prix du pain mis en rapport avec le salaire de l'ouvrier, sauf à la classe riche à payer l'excédant[6]. Enfin, pour imprimer au tribunal révolutionnaire une activité plus formidable, elle supprimait la commission des Six, sur la proposition de Marat[7], et, sur celle de Charlier, elle autorisait l'accusateur public à poursuivre désormais d'office tous les conspirateurs, à l'exception des députés, des généraux et des ministres, à l'égard desquels l'Assemblée retenait l'initiative de l'accusation[8].

Un Comité de défense générale ou de salut public existait déjà ; mais, composé de vingt-cinq membres, il était trop nombreux, parlait beaucoup, n'agissait pas. Ses débats, d'ailleurs, avaient été rendus publics, ce qui achevait d'en faire un corps discutant, là où les circonstances demandaient un pouvoir silencieux, se décidant vite et frappant fort. Pour comble de malheur, on y avait mis en présence, dans un but de conciliation, des hommes qui, tels que Vergniaud et Robespierre, ne pouvaient se trouver face à face sans se combattre. Barère fit vivement ressortir les vices d'une pareille organisation, dans un discours où il proposait un nouveau plan, et appelait les Girondins avec leurs éternelles appréhensions de la dictature, les grands enfants de la Révolution[9].

Les vues de Barère sont sur-le-champ adoptées ; lui-même est chargé de les rédiger législativement, en compagnie de Mathieu, de Thuriot, de Danton, d'Isnard ; et le 6 avril, sur un rapport de ce dernier, après un court débat, il est décrété :

Qu'un COMITÉ DE SALUT PUBLIC, composé de neuf membres de la Convention nationale, sera formé par appel nominal ; Que ce comité délibérera en secret ;

Qu'il aura charge de surveiller et d'accélérer l'action ministérielle ;

Qu'il pourra suspendre, à la condition d'en informer sans délai l'Assemblée, les arrêtés du Conseil exécutif, lorsqu'il les jugera contraires au bien public ;

Qu'il aura droit de prendre, en cas d'urgence, des mesures de défense générale, extérieure et intérieure ;

Que ses arrêtés, signés de la majorité de ses membres délibérants, au nombre des deux tiers au moins, seront exécutés immédiatement par le Conseil exécutif[10].

 

Comme garantie contre l'abus possible d'un tel pouvoir, on décida que la trésorerie nationale demeurerait indépendante de son action, et qu'il ne serait établi que pour un mois[11]. Chaque semaine, il devait présenter à la Convention un rapport par écrit de ses opérations et de la situation de la République[12].

Ainsi naquit ce fameux COMITÉ DE SALUT PUBLIC en qui la Révolution concentra bientôt toute sa terrible vitalité, et dont le seul souvenir fait, aujourd'hui encore, frissonner la terre[13]. Au fond, c'était une dictature à plusieurs têtes qu'on venait de créer, et ceux qui la fondèrent ne furent pas sans le comprendre. Ils sentirent aussi qu'avec le pouvoir de tout sauver, une semblable dictature aurait le pouvoir de tout dévorer. Cependant ils n'hésitèrent pas, comptant leurs propres dangers pour peu de chose, là où il s'agissait de la patrie. Et en cette circonstance, comme toutes les fois qu'il avait fallu pourvoir au salut de la mère commune, Girondins et Montagnards furent unanimes. Seuls, parmi les premiers, Buzot et Biroteau avaient ex- primé quelques craintes[14].

Toutefois, l'émotion secrète de l'Assemblée se vit à l'extrême prudence qui détermina ses choix. Ils furent calculés de façon à écarter également, et le despotisme de la Gironde, et celui de la Montagne. Danton se trouva au nombre des élus, non parce qu'il était Montagnard, mais parce que, depuis sa trop fameuse réplique à Lasource, il semblait être revenu à des sentiments de conciliation : témoin cet admirable cri qui, tout récemment encore, s'était échappé du fond de son cœur : Quelle qu'ait été la différence des opinions, la majorité d'entre nous n'en veut pas moins la République. Rapprochons-nous, rapprochons-nous fraternellement. Il y va du salut de tous[15].

Voici comment fut composée la liste de ceux qui, les premiers, firent partie du nouveau comité : Barère, Delmas, Bréard, Danton, Cambon, Jean Debry, Guyton-Mor- veau, Treilhard, Delacroix. Les suppléants furent La Réveillère-Lépeaux, Lasource, Isnard, Lindet, Thuriot, Dubois-Crancé, Fonfrède, Merlin, Cambacérès[16]. D'où il résulte que l'influence de la Gironde ne fut représentée avec quelque éclat que dans la liste des suppléants ; et quant à l'influence de Robespierre, si souvent accusé d'aspirer à la dictature, c'est à peine si dans l'énumération qui précède on en découvre la trace.

Mais lorsqu'on crée des armes de cette pesanteur, on doit s'attendre à les voir tôt ou tard saisies par des mains assez fortes pour les manier : Robespierre avait beau être écarté du Comité de salut public ; sa place y était marquée d'avance.

Ici va être reprise, pour ne plus s'arrêter qu'à la catastrophe finale, la trop célèbre lutte engagée entre les Montagnards et les Girondins. Ces hommes que leur union eût rendus invincibles, et qui, contre les rois, se montrèrent toujours si glorieusement d'accord, les voilà qui vont s'abandonner, les uns à l'égard des autres, à toutes sortes de visions malsaines et de soupçons délirants.

La défection de Dumouriez, tel fut le champ de bataille. Vous étiez les amis de ce traître, crièrent les Montagnards à leurs adversaires ; et ceux-ci de répliquer : Dumouriez était l'instrument des ambitieux projets de d'Orléans, votre complice.

Il est juste de faire remarquer que Robespierre n'avait pas attendu la défection de Dumouriez pour s'élever contre l'orléanisme. Dès le 27 mars, invitant l'Assemblée à tenir l'œil sur la conduite du général, il avait formellement proposé que, dans la huitaine, on expulsât tous les Bourbons, tant du territoire français que de celui qu'occupaient alors les armées[17]. Mais l'Assemblée avait passé à l'ordre du jour, et la Montagne elle-même s'était refusée, en cette circonstance, à appuyer le tribun soupçonneux[18].

Est-il vrai que, lorsque Robespierre fut revenu à sa place, Massieu lui demanda comment il se faisait qu'après avoir combattu, dans le temps, la motion de Louvet, il vînt la reproduire aujourd'hui, à quoi Robespierre aurait répondu : Je ne puis pas expliquer mes motifs à des hommes prévenus et qui sont engoués d'un individu : mais j'ai de bonnes raisons pour en agir ainsi, et j'y vois plus clair que beaucoup d'autres. C'est ce que raconte dans ses Mémoires le conventionnel Thibaudeau[19], et ce qu'ont répété, d'après lui, plusieurs historiens[20]. Mais il y a ici une erreur manifeste. Massieu ne pouvait pas demander à Robespierre l'explication d'une inconséquence dans laquelle celui-ci n'était pas tombé. Le jour où Louvet avait proposé l'expulsion des Bourbons, Robespierre n'assistait pas à la séance, et le soir, au club des Jacobins, il déclara expressément que, s'il se fût trouvé à la Convention, il eût voté pour la motion de Louvet, parce qu'elle était conforme aux principes[21].

Ce qui peut être vrai, ou du moins n'a rien d'invraisemblable, c'est que Robespierre ait effectivement dit à Massieu, comme Thibaudeau le rapporte : Comment est-il possible de croire qu'Egalité aime la République ?... Tant qu'il sera en France, elle sera toujours en péril. Je vois parmi nos généraux son fils aîné ; Biron, son ami ; Valence, gendre de Sillery, son courtisan. Ses autres fils sont élevés par la femme de Sillery[22]. Tout ceci est très-conciliable avec le caractère défiant de Robespierre ; et quant à la fin de la conversation, telle que Thibaudeau la retrace, elle s'accorde assez avec le langage que Robespierre tenait en public[23] : Les Girondins n'ont fait la motion d'expulser les Bourbons que parce qu'ils savaient bien qu'elle ne serait pas adoptée. Ils n'ont supposé à la Montagne le projet d'élever Égalité sur le trône que pour cacher leur dessein de l'y porter ensuite. — Mais où sont les preuves ? Les preuves ! les preuves ! Veut-on que j'en fournisse de légales ? J'ai là-dessus une conviction morale. Au surplus, les événements prouveront si j'ai raison. Prenez garde que ce ne soit trop tard[24].

Voilà de quels soupçons les chefs des deux partis contraires étaient travaillés, quand s'engagea la lutte suprême.

Déjà, dans la séance du 5 avril, Robespierre avait dirigé contre Brissot une attaque spécieuse, mais en réalité très-injuste et froidement violente[25]. Car, après avoir été lui- même dénoncé tant de fois, avec tant d'acharnement, Robespierre avait fini par embrasser le triste rôle de dénonciateur. Brissot n'eut pas de peine à se justifier[26], et l'Assemblée se hâta de passer à l'ordre du jour ; mais ce n'était là que l'annonce d'un engagement plus général, plus meurtrier.

Le 8 avril, la section de Bon-Conseil envoyait déclarer à la Convention que la voix publique condamnait les Vergniaud, les Guadet, les Gensonné, les Brissot, les Barbaroux, les Louvet, les Buzot, et plusieurs autres membres, sur la tête desquels on laissait la hache comme suspendue dans les ténèbres. Le même jour, la Convention rendait un décret ordonnant que tous les membres de la famille de Bourbon, y compris Philippe-Egalité, seraient détenus à Marseille.

Le 9, Rebecqui donnait sa démission, fondée, entre autres motifs, sur ce que Robespierre n'avait pas été puni de mort pour avoir demandé un régulateur[27].

Enfin, le 10, Pétion, indigné, venait lire à la tribune une adresse que la section de la Halle-au-Blé avait fait circuler dans Paris, et où l'on disait que Roland méritait l'échafaud ; que la majorité de la Convention était cor- rompue ; que, dans son propre sein, elle cachait la ligue qui voulait vendre la France aux tyrans[28].

Toutes les haines firent explosion à la fois. Ici Pétion flétrissant l'adresse ; là, Danton proposant une mention honorable. A ces mots, applaudissements de la Montagne, clameurs des galeries, et murmures de la Droite se confondent. Les députés se précipitent de leurs bancs, et courent se former dans la salle en groupes tumultueux. Au milieu du désordre, on apercevait le visage pâle et sévère de Pétion à la tribune. Danton s'élance pour l'y remplacer ; on le repousse, et plusieurs voix crient : Restez là, Pétion ! D'autres : Nous mourrons, mais pas seuls ! Duperret : Nos enfants vengeront notre mort. Danton ne se possédait pas de colère ; il poussa ce cri, comme un lion eût poussé un rugissement : Vous êtes des scélérats ! Et Biroteau de lui répondre : La dictature sera ton dernier crime. Je mourrai républicain, et tu mourras tyran. Le président s'était couvert, et ce ne fut que lorsque l'émotion universelle se fut épuisée par son excès même, que Pétion parvint à se faire entendre. Avec une véhémence qui ne lui était pas ordinaire, il signale dans l'adresse de la Halle-au-Blé un sanglant outrage à la Convention, et demande qu'on en traduise les auteurs devant le tribunal révolutionnaire[29].

A son tour, Danton prend la parole, et il étonne l'Assemblée par sa sagesse, lui qui vient de l'épouvanter par ses fureurs. Il l'adjure de ne point s'absorber dans le ressentiment de ses propres injures, quand elle a toute sou énergie à déployer contre les Autrichiens. Il lui montre le danger d'irriter hors de propos les sections : Que devez-vous répondre au peuple, quand il vous dit des vérités sévères ? Vous lui devez répondre... en sauvant la République. Eh ! depuis quand, vous doit-on des éloges ? Êtes- vous à la fin de voire mission ?... Ce qu'il faut, c'est vaincre les ennemis, rétablir l'ordre dans l'intérieur, et faire une bonne constitution. Une constitution ! Nous la voulons tous, la France la veut ; et elle sera d'autant plus belle, qu'elle sera née au milieu des orages de la liberté ![30]

Le but manifeste de Danton était de calmer les esprits ; mais on eût dit que la Gironde ne voulait pas être sauvée. Boyer-Fonfrède taxa de perfidie[31] une modération qu'il eût mieux fait d'imiter ; et Guadet compara l'opinion publique, telle que les Montagnards la comprenaient, au croassement de quelques crapauds : grossièreté à laquelle Marat répliqua par une autre grossièreté, non moins déplorable, en lui criant de sa place : Tais-toi, vil oiseau ![32] Mais loin de se taire, Guadet avait hâte d'épancher tout le fiel de cette amère éloquence qui le caractérisait. Il fit revivre, sans que rien l'y autorisât, l'irritant souvenir du 10 mars ; il prononça le mot conspiration, il nomma Robespierre. L'imprudent orateur oubliait ce que, dans une séance précédente, Barère avait dit de la plus funeste dictature qu'on eût alors à redouter : la dictature de la calomnie[33]. Robespierre, qui avait déjà préparé son acte d'accusation contre la Gironde, releva ce défi.

Une faction puissante, dit-il, conspire avec les tyrans de l'Europe pour nous donner un roi, avec une espèce de constitution aristocratique. Expliquant alors en quoi ce système convenait à la grande ligue dont Pitt était l'âme : aux nobles, dont l'ambition par là se sentirait ranimée ; aux bourgeois riches, à qui l'égalité faisait horreur ; à tous ceux enfin qui dans les changements politiques ne voient qu'une proie à saisir, il se mit à tracer un tableau terrible de la conduite des Girondins depuis le commencement de la Révolution. Il les représenta dressant dès le début l'épouvantail de la loi agraire, sonnant les paniques, marquant au front quiconque ne les préférait pas à la liberté, et, pour capter la faveur des âmes égoïstes ou pusillanimes, coupant en quelque sorte la Révolution en deux. Ah ! sans doute ils avaient frappé sur la Cour, sur les émigrés, sur les prêtres, et cela d'une main violente, mais à quelle époque ? Quand ils avaient le pouvoir à conquérir... Le pouvoir une fois conquis, comme leur ferveur s'était vite ralentie ! Comme ils s'étaient hâtés de changer de haines ! Et avec quelle émotion, trop peu dissimulée, ils s'étaient étudiés à panser les blessures qu'ils avaient faites, à couvrir le trône ébranlé ! Mais il avait peu duré, le rêve d'or de leur ambition ; il avait fallu retomber dans la foule obscure : et aussitôt on les avait vus revenir à toute leur fougue révolutionnaire, recommencer l'assaut de la royauté, pousser le peuple sur la place publique, fomenter le 20 juin, et ne chercher dans la victoire du 10 août que leurs portefeuilles perdus. Ils les y retrouvèrent en effet ; et par Servan, Clavière, Roland, remis en possession du ministère, ils furent encore une fois les maîtres ; mais leurs efforts pour empêcher la déchéance, leur empressement à proposer la nomination d'un gouverneur du prince royal, et leur opposition à la politique qui incarcéra Louis XVI, voilà ce qu'il était désormais impossible aux républicains d'oublier. Cependant Brunswick pénétrait au cœur de la France, Paris allait avoir l'épée de l'Autrichien tout entière dans ses flancs ; et eux les dominateurs, eux les gardiens officiels de la Révolution, à quoi songeaient-ils pendant ce temps ? A fuir ! Oui, un projet de fuite fut le projet de salut que les ministres girondins, Roland, Servan, Clavière, Lebrun, avaient osé mettre en avant, et peut-être eussent-ils déserté la capitale avec l'Assemblée législative, avec le trésor public, avec la famille royale prisonnière, si Danton, alors ministre de la justice, ne les eût arrêtés, si Paris ne se fût levé frémissant et sublime. On savait le reste, et comment l'ennemi avait été rejeté hors des frontières, la Convention convoquée, la royauté abolie. Oh ! certes, c'était alors le moment de s'occuper du bonheur public, et de consolider la République en la faisant bénir. Et à quoi s'étaient appliqués les Girondins ? A remplir la Convention de leurs jalouses fureurs ; à l'entretenir de dénonciations sans fin ni mesure contre la municipalité de Paris, contre la majorité des députés de Paris, contre Paris lui-même ; à propager la ridicule fable d'une dictature imminente ; à réveiller calomnieusement, pour en accabler leurs rivaux, les souvenirs pleins de sang de l'Abbaye ; à appeler enfin ; du fond de leurs départements, des fédérés qui vinssent tenir la capitale en respect. Mais, ô force toute-puissante de la vérité ! à peine admis au foyer de la ville sainte, les fédérés, soudainement convertis à la cause du peuple, avaient couru sur la place du Carrousel serrer dans leurs bras les Parisiens calomniés, et jurer devant les magistrats populaires une haine éternelle aux tyrans.

Robespierre rappela ensuite, sous une forme historique à travers laquelle perçait l'amertume du réquisitoire, les obstacles que les Girondins avaient opposés au châtiment de Louis XVI ; leur appel au peuple, appel à la guerre civile ; leur ardeur à soulever l'Europe contre la France, quand la France regorgeait encore d'ennemis intérieurs, et se présentait, pour soutenir un choc sans exemple, avec un roi félon sur le trône, des ennemis de la Révolution au ministère, des complices de l'ennemi à la tête des armées, et, partout où n'était pas le désordre, la trahison. Ah ! si les débuts de la lutte avaient été marqués par des perfidies et des revers, à qui la faute ? Elle ne pouvait être à celui qui avait tant dit et répété : Avant de déclarer la guerre aux étrangers, détruisez les ennemis du dedans : punissez une Cour parjure ; changez les états-majors, peuplés de ses satellites ; changez les généraux qu'elle a nommés ; fortifiez nos places frontières ; préparez la victoire à la veille du combat ; et n'oubliez pas, hommes d'un monde nouveau, que le meilleur moyen d'étendre l'empire de notre révolution est dans les progrès de la philosophie et dans le spectacle du bonheur de la France.

Ainsi amené sur le terrain de la guerre, l'orateur y suivit pas à pas la marche tortueuse de Dumouriez, depuis le jour où il avait si poliment reconduit aux frontières une armée d'invasion qui eût dû rester ensevelie dans les plaines de la Champagne et de la Lorraine, jusqu'au mo- ment néfaste où, par la plus impudente des trahisons ; il avait levé le voile. Inutile d'ajouter que, dans le discours de Robespierre, l'histoire des crimes de Dumouriez était liée à celle de l'amitié du général avec Brissot et de ses connexions, d'une part avec la famille d'Orléans, d'autre part avec la Gironde.

Je demande, dit Robespierre en terminant, que les individus de la famille d'Orléans soient traduits devant le tribunal révolutionnaire, ainsi que Sillery, sa femme, Valence, et tous les hommes spécialement attachés à cette maison ; que le tribunal soit également chargé d'instruire le procès de tous les autres complices de Dumouriez. Oserai-je nommer ici des patriotes aussi distingués que messieurs Vergniaud, Guadet et autres ? Je n'ose pas dire qu'un homme qui correspondait jour par jour avec Dumouriez doit être au moins soupçonné de complicité ; car, à coup sûr, cet homme est un modèle de patriotisme, et ce serait une espèce de sacrilège que de demander le décret d'accusation contre M. Gensonné. Aussi bien, suis-je convaincu de l'impuissance de mes efforts à cet égard, et je m'en rapporte, pour tout ce qui concerne ces illustres membres, à la sagesse de la Convention[34].

 

Tel fut cet acte d'accusation. Le talent de Robespierre y jeta des lueurs singulièrement funèbres, et l'on est tenté de comparer l'ironie qui le termine à la lame d'une épée qui vous entre dans le sein. Quel art il mit, ce sincère et sombre grand homme, à se tromper lui-même pour acquérir le droit de haïr en toute sûreté de conscience ! Et c'est là précisément ce qui navre. La plupart des faits étaient vrais si l'on veut, mais les inductions !. Quoi ! parce qu'on pouvait reprocher aux Girondins un certain esprit d'intrigue, le goût de la domination, trop de légèreté dans le choix de leurs instruments, et à l'égard de leurs ri- vaux, une manie de provocation poussée quelquefois jusqu'à la rage, la Gironde n'était qu'un amas de traîtres, et son passage à travers tant d'orages qu'un long complot contre la République ! Vergniaud foudroya ces conclusions iniques dans un discours qui est un chef-d'œuvre d'animation éloquente, et qui serait mieux que cela encore, si l'indignation n'y parlait quelquefois le langage de la fureur et de l'injustice ; témoin les passages que voici : Ma voix qui, de cette tribune, a porté la terreur dans ce palais, d'où elle a concouru à précipiter le tyran, la portera aussi dans l'âme des scélérats qui voudraient substituer leur tyrannie à celle de la royauté. Nous, modérés ! Je n'étais pas modéré, le 10 août, Robespierre, quand tu étais caché dans ta cave... etc. Vergniaud fut plus noblement inspiré quand il prononça ces belles et mélancoliques paroles : Quelques hommes ont paru faire consister leur patriotisme à tourmenter, à faire verser des larmes : j'aurais voulu qu'il ne fit que des heureux. On cherche à consommer la Révolution par la terreur : j'aurais voulu la consommer par l'amour. Je n'ai pas pensé que semblables aux prêtres et aux farouches ministres de l'inquisition, qui ne parlent de leur Dieu de miséricorde qu'au milieu des bûchers, nous dussions parler de liberté au milieu des poignards et des bourreaux[35].

Mais, hélas ! le sentiment élevé que ces mots exprimaient était loin du cœur de la plupart des Girondins.  Aussi fatalement, aussi complètement que leurs adversaires, ils appartenaient désormais à la haine. La haine avait envahi l'âme de Louvet comme celle de Robespierre. La virulence de Guadet eût été difficilement surpassée. Pétion lui-même, qui depuis quelque temps penchait de plus en plus du côté de la Gironde, le grave Pétion était devenu méconnaissable.

Le lendemain du débat entre Vergniaud et Robespierre, il se passa dans la Convention une scène qui montre bien à quel noir degré de profondeur les soupçons réciproques et un antagonisme de chaque jour avaient conduit les passions. Marat ayant dit aux Girondins : Je vais vous faire une proposition qui vous forcera dans vos derniers retranchements : je demande que la tête d'Egalité soit mise à prix comme celle de Dumouriez, et Lecointre ayant relevé avec beaucoup d'aigreur cette insinuation calomnieuse, on vit tout à coup s'avancer vers la gauche qui murmurait, et s'avancer avec des cris menaçants, un grand nombre de membres du côté droit ; si bien qu'un vrai combat fut au moment de s'engager, et que le Girondin Duperret tira son épée. Sommé d'expliquer cet acte de délire, il prétendit qu'il avait aperçu au milieu de la salle un Montagnard tenant un pistolet à la main, et que ce spectacle l'avait jeté dans une sainte fureur. Mais, ajouta-t-il, s'il m'était arrivé de frapper un représentant du peuple, je vous jure que je me serais brûlé la cervelle.

Et l'Assemblée se sépara en désordre, sous l'impression de ce cri, dont les voûtes de la salle retentissaient encore. A l'Abbaye l'assassin ! tandis que, de son côté, Marat semblait s'applaudir d'avoir poussé au chaos, et se retirait en murmurant : On connaît maintenant les complices des Capets[36].

Arrêtons-nous ici un instant. On se tromperait fort si du récit qui précède on concluait que la Révolution en était venue à n'être plus que le choc sans cesse renouvelé d'animosités toutes personnelles. Ce qui constitue au contraire son immortelle grandeur, c'est le pouvoir qu'elle eut de mener de front, et les batailles où le sang des siens coula goutte à goutte, et les études par où elle travaillait au bonheur des générations futures. Oui, au sortir de l'arène dans laquelle ils venaient d'éclater encolérés tragiques, ces rudes athlètes s'environnaient de silence et de solitude, commandaient le calme à leur cœur pour ne plus écouter que le bruit de leurs pensées, et passaient à méditer sur l'affranchissement de la race humaine les nuits qui succédaient à des journées pleines d'orages. Comment se défendre d'un sentiment mêlé de tristesse et de respect lorsque, en rapprochant les dates, on s'aperçoit que, dans le temps où Robespierre et Vergniaud ne semblaient occupés que de leur querelle, le premier préparait sa fameuse Déclaration des droits de l'homme, pendant que de concert avec Condorcet, Gensonné, Barère, Thomas Paine, Pétion, Sieyès et Barbaroux, le second mettait la dernière main au projet de constitution qui devait régler les destins de la République[37] ? Et combien redouble l'admiration douloureuse qu'inspire le spectacle de tant de travaux poursuivis à travers tant de combats, quand on songe au caractère magnanime et tranquille de ces travaux ! Que le lecteur nous permette donc de le transporter, d'un élan rapide, de la lutte des passions à celle des idées. Aussi bien, l'une, dans la Révolution, correspondit toujours à l'autre ; et c'est ce qu'il est facile d'établir en mettant en regard la déclaration des droits que Robespierre fit adopter aux Jacobins le 21 avril, et celle que Condorcet plaça en tête du projet de constitution présenté à l'Assemblée le 17 du même mois.

DOCTRINE DE ROBESPIERRE ET DES JACOBINS

Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l'homme et le développement de toutes ses facultés.

Les principaux droits de l'homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence et la liberté.

Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales.

L'égalité des droits est établie par la nature : la société, loin d'y porter atteinte, ne fait que la garantir contre la force, qui la rend illusoire.

La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer à son gré toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe, et la loi pour sauvegarde.

Le droit de s'assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de l'impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si évidentes de la liberté de l'homme, que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.

La loi doit être égale pour tous.

La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société ; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.

Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu'ils sont les organes et les exécuteurs de la loi.

Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté ou contre la propriété d'un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle et des formes qu'elle prescrit, est arbitraire et nul ; le respect même de la loi défend de s'y soumettre, et si on veut l'exécuter par violence, il est permis de le repousser par la force.

La loi est l'expression libre et solennelle de la volonté du peuple.

La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi.

Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.

Toute possession, tout trafic qui viole ce principe, est essentiellement illicite et immoral.

La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.

Les secours nécessaires à l'indigence sont une dette sacrée du riche envers le pauvre ; il appartient à la loi de déterminer de quelle manière elle doit être acquittée.

Les citoyens dont les revenus n'excèdent pas ce qui est nécessaire à leur subsistance sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques.

Les autres doivent les supporter progressivement, selon l'étendue de leur fortune.

La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens.

Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun titre que la confiance du peuple.

Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l'autorité appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en sont l'objet, mais ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l'exercice.

Le peuple est le souverain : le gouvernement est son ouvrage et sa propriété ; les fonctionnaires publics sont ses commis.

Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi.

Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais le vœu qu'elle exprime doit être respecté comme le vœu d'une portion du peuple qui doit concourir à former la volonté générale.

Chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d'exprimer sa volonté avec une entière liberté ; elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maitresse de régler fa police et ses délibérations.

Pour que ces droits ne soient pas illusoires, et l'égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans  compromettre leur existence ni celle de leurs familles.

Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.

La résistance à l'oppression est la conséquence de tous les autres droits de l'homme et du citoyen.

Il y a oppression contre le corps social lorsqu'un seul de ses membres est opprimé.

Il y a oppression contre chaque membre quand le corps social est opprimé.

Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection du peuple entier et de chaque portion du peuple est le plus saint des devoirs.

Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre lui-même tous ses droits.

Dans l'un et l'autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l'oppression est le dernier raffinement de la tyrannie.

Dans tout État libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l'abus de l'autorité de ceux qui gouvernent.

Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible est vicieuse.

Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions ou des récompenses, mais comme des devoirs publics.

Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n'a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.

Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires ; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect.

Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entr'aider, selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État.

Celui qui opprime une seule nation se déclare l'ennemi de toutes.

Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

Les rois, les aristocrates, les tyrans quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature1[38].

DOCTRINE DE CONDORCET ET DE LA GIRONDE

Le but de toute réunion d'hommes en société étant le maintien de leurs droits naturels, civils et politiques, ces droits doivent être la base du pacte social : leur reconnaissance et leur déclaration doivent précéder la constitution qui en assurera la garantie.

Les droits naturels, civils et politiques des hommes, sont la liberté, l'égalité, la sûreté, la propriété, la garantie sociale et la résistance à l'oppression.

L'égalité consiste en ce que chacun puisse jouir des mêmes droits.

La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui n'est pas contraire aux droits d'autrui ; ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits.

Tout homme est libre de manifester sa pensée et ses opinions. — La liberté de la presse (et tout autre moyen de publier ses pensées) ne peut être interdite, suspendue, ni limitée. — Tout citoyen doit être libre dans l'exercice de son culte.

La loi doit être égale pour tous, soit qu'elle récompense, ou qu'elle punisse, ou qu'elle réprime.

Tout citoyen appelé ou saisi par l'autorité de la loi, et dans les formes prescrites par elles, doit obéir à l'instant ; il se rend coupable parla résistance.

La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chaque citoyen pour la conservation de sa personne, de ses biens et de ses droits. — Nul ne doit être appelé en justice, accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. — Tout autre acte exercé contre un citoyen est arbitraire et nul. — Ceux qui solliciteraient, expédieraient, signeraient, exécuteraient ou feraient exécuter ces actes arbitraires sont coupables et doivent être punis. — Les citoyens contre qui l'on tenterait d'exécuter de pareils actes, ont le droit de repousser la force.

Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la loi.

Nul ne doit être puni qu'en vertu d'une loi établie, promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.

La loi qui punirait des délits commis avant qu'elle existât serait un acte arbitraire. L'effet rétroactif donné à la loi est un crime.

La loi ne doit décerner que des peines strictement et évidemment nécessaires à la sûreté générale : elles doivent être proportionnées au délit et utiles à la société.

Le droit de propriété consiste en ce que l'homme est maitre de disposer à son gré de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus et de son industrie.

Nul genre de travail, de commerce et de culture ne peut lui être interdit ; il peut fabriquer, vendre et transporter toute espèce de production.

Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre lui-même ; sa personne n'est pas une propriété aliénable.

Nul ne peut être privé de la moindre portion de sa propriété sans son consentement, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité.

Les secours publics sont une dette sacrée de la société, et c'est à la loi à en déterminer l'étendue et l'application.

Nulle contribution ne peut être établie que pour l'utilité générale et pour subvenir aux besoins publics.

Tous les citoyens ont droit de concourir, personnellement ou par leurs représentants, à l'établissement des contributions publiques.

L'instruction est le besoin de tous, et la société la doit à tous ses membres.

Tous les citoyens sont admissibles à toutes les places, emplois et fonctions publiques. Les peuples libres ne peuvent connaître d'autres motifs de préférence que les talents et les vertus.

La garantie de ces droits repose sur la souveraineté nationale.

Cette souveraineté est une, indivisible, imprescriptible et inaliénable.

Elle réside essentiellement dans le peuple entier, et chaque citoyen a un droit égal de concourir à son exercice.

Nulle réunion partielle de citoyens et nul individu ne peuvent s'attribuer la souveraineté, exercer aucune autorité et remplir aucune fonction publique sans une déclaration formelle de la loi.

Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa constitution. Une génération n'a pas le droit d'assujettir les générations futures, et toute hérédité dans les fonctions est absurde et tyrannique.

Il y a oppression lorsqu'une loi viole les droits naturels, civils et politiques qu'elle doit garantir.

Il y a oppression lorsque la loi est violée par les fonctionnaires publics dans son application à des faits individuels.

Il y a oppression lorsque des actes arbitraires violent les droits des citoyens contre l'expression de la loi.

La garantie sociale ne peut exister, là où les limites des fonctions publiques ne sont pas clairement déterminées par la loi, et où la responsabilité de tous les fonctionnaires publics n'est pas assurée.

Tous les citoyens sont tenus de concourir à cette garantie et de donner force à la loi lorsqu'ils sont appelés en son nom.

Les hommes réunis en société doivent avoir un moyen légal de résister à l'oppression.

Dans tout gouvernement libre, le mode de résistance aux différents actes d'oppression doit être réglé par la constitution.

Quel rapprochement ! avec quelle clarté il nous montre, venant aboutir au contraste de quelques maximes fortes et concises, ce grand dualisme dont nous avons suivi tout au travers des siècles, dans le premier volume de cet ouvrage, l'étonnante et pathétique histoire ! Les voilà donc face à face, après leur commune victoire sur le principe d'autorité, ces deux principes d'individualisme et de fraternité, entre lesquels, aujourd'hui encore, le monde balance, invinciblement ému ! D'un côté la philosophie du rationalisme pur, qui divise ; d'un autre côté la philosophie du sentiment, qui rapproche et réunit. Ici Voltaire et Condorcet, là Jean-Jacques Rousseau et Robespierre.

Qu'on lise d'un œil attentif la profession de foi girondine, rien de plus admirable au point de vue des garanties que l'individu peut invoquer. De sa route ont été écartés tous les obstacles qui pourraient gêner sa marche. Veut-il épancher son âme, raconter à ses semblables ce qui se passe dans les régions de sa pensée, se choisir un Dieu qui ne soit point celui des autres et l'adorer fièrement, courir à la fortune par des voies qui lui soient propres, tirer enfin de lui-même la règle de sa vie ? libre à lui, pourvu qu'il n'empêche pas le voisin d'en faire autant. Alors seulement il devient coupable et doit être puni ; car, où un individu souffre par le fait d'un autre, il y a mal, selon la doctrine girondine, et il peut y avoir crime. Mais dans l'exposé de cette doctrine, tel que le trace Condorcet, pas un mot qui implique que ce soit un mal ou un crime que de manquer au devoir de fraternité. Il y a oppression, dit Condorcet, lorsqu'une loi viole les droits qu'elle doit garantir. Et que dit Robespierre ? Il y a oppression contre le corps social lorsqu'un seul de ses membres est opprimé. Donc, aux yeux de Condorcet et des Girondins, la société n'est guère autre chose qu'un système de garantie, qu'une sorte de mécanisme ingénieux, imaginé pour permettre à chaque individu de se mouvoir à sa guise le plus librement possible. Mais la notion d'un lien sympathique entre tous ces individus, lesquels ont, après tout, des intelligences qui demandent à se pénétrer, des sentiments qui vibrent à l'unisson et des âmes qui s'attirent ; mais ce que l'existence d'un pareil lien a d'inévitable et de sacré ; mais les obligations qu'il impose ; mais la solidarité qui en découle, voilà ce qui manquerait à la conception girondine d'une manière absolue, sans l'article où l'instruction est proclamée une dette sociale.

Combien plus profonde et plus élevée nous apparaît la conception jacobine, telle que nous venons de la voir formulée par Robespierre ! Et d'abord, elle repose sur cette belle affirmation, dont il n'est trace dans l'exposé girondin : Les hommes de tous les pays sont frères. La fraternité humaine est par conséquent le pivot autour duquel tout doit graviter. Aussi, quelle différence entre les deux doctrines sur des points d'une importance majeure ! D'où vient, par exemple, que dans sa définition de la liberté, Condorcet oublie la justice, que Robespierre, lui, donne pour règle à la liberté ? Où les Girondins font de la propriété un droit absolu et individuel, les Jacobins en font un droit relatif et social. Robespierre ne dit pas, comme Condorcet, que tout homme est le maître de disposer à son gré de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus, de son industrie ; il déclare que la propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi ; et, comme il a eu soin d'établir d'avance qu'une loi évidemment injuste n'est pas une loi, comme d'ailleurs la nature des lois est de se modifier à mesure que les sociétés se perfectionnent, il en résulte que la conception jacobine ôte au droit de propriété ce caractère inflexible et absolu que la conception girondine lui donne, Dans la seconde, la préoccupation du droit individuel est si dominante, que nul genre de travail, de commerce ou de culture ne peut être interdit ; la première, au contraire, soumet toute possession et tout trafic à des lois de conscience, à des principes de justice, qui, une fois violés, constituent des trafics illicites et des possessions immorales, tant est vive ici la préoccupation du devoir social ! Le droit au travail hautement reconnu, la richesse considérée à l'égard du pauvre comme une dette, la dispense d'impôt en faveur de quiconque a simplement de quoi vivre, la fortune donnée pour mesure à l'établissement d'un impôt progressif, les fonctions publiques définies des devoirs publics, le lien qui doit unir les citoyens d'un même État étendu aux diverses nations qui peuplent la terre, l'obligation prescrite à tous les peuples libres de se dévouer à la défense de tous les peuples opprimés, en un mot la proclamation du principe de la fraternité humaine partout et toujours, voilà ce qui marque d'un cachet impérissable la profession de foi de Robespierre.

Cette profession de foi, il la développa lui-même à la tribune de la Convention, dans un discours qu'il convient de citer ici.

Discutant le principe de la propriété :

Je vous proposerai, dit-il, d'abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété ; que ce mot n'alarme personne. Ames de boue ! qui n'estimez que l'or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu'en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant peur, n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles ; il ne fallait pas une révolution sans doute pour apprendre à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes ; mais nous n'en sommes pas moins convaincus que l'égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu'à la félicité publique. Il s'agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de procurer l'opulence. La chaumière de Fabricius n'a rien à envier au palais de Crassus. J'aimerais bien autant pour mon compte être l'un des fils d'Aristide, élevé dans le prytanée aux dépens de la République, que l'héritier présomptif de Xerxès, né dans la fange des cours pour occuper un trône décoré de l'avilissement du peuple et brillant de la misère publique.

Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété ; il le faut d'autant plus qu'il n'en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.

Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c'est que la propriété ; il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu'il appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : Voilà mes propriétés, je les ai achetés tant par tête. Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux, et qui croit l'univers bouleversé depuis qu'il n'en a plus, il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.

Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne ; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire dont ils ont joui de toute antiquité d'opprimer, d'avilir, et de s'assurer légalement et monarchiquement les vingt-cinq millions d'hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.

Aux yeux de tous ces gens là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi votre déclaration des droits semble-t-elle présenter la même erreur en définissant la liberté, le premier des biens de l'homme, le plus sacré des droits qu'il tient de la nature ? Nous avons dit avec raison qu'elle avait pour bornes les droits d'autrui : pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes ? Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l'exercice de la propriété, et vous n'avez pas dit un mot pour en déterminer la nature et la légitimité, de manière que votre déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans.

 

Robespierre fit ensuite ressortir avec beaucoup de force l'importance des lacunes que présentait la déclaration girondine : On dirait qu'elle a été faite pour un troupeau de créatures humaines parqué sur un coin du globe, et non pour l'immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour[39].

C'étaient là de grandes pensées. La Droite elle-même ne put se défendre de manifester son émotion ; et, cette fois, ce fut au milieu d'applaudissements unanimes[40] que Robespierre descendit de la tribune.

Ah ! on peut le rendre tant qu'on voudra responsable de maux qu'il n'eut pas puissance d'empêcher ou de crimes qu'il combattit ; on peut le vouer aux furies... l'homme qui écrivit les lignes citées plus haut, s'est creusé sur un de ces sommets au-dessous desquels se forment les nuages, un tombeau où ne saurait le troubler le vix victis de l'histoire !

Mais pour avoir été incomplètes, les croyances des Girondins n'en méritent pas moins notre hommage. Avoir voulu la souveraineté du peuple, la liberté de conscience, les franchises de la pensée, l'inviolabilité du foyer domestique, l'égalité devant la loi, la proportionnalité entre les délits et les peines, la victoire de la vertu et du talent sur les privilèges de la naissance, l'instruction à tous. avoir vécu et être mort pour cela, c'est déjà certes un assez beau titre de gloire.

Qu'ils soient donc bénis, les soldats de l'une et de l'autre armée qui, en commun et avec des convictions également intrépides, poursuivirent la conquête de tant et de si nobles choses, qu'ils soient bénis ! Et puisqu'il nous faut revenir sur le tableau de leurs luttes intestines, qu'une compassion respectueuse leur tienne compte au moins du désintéressement de leurs colères.

 

 

 



[1] Séance du 2 avril 1793.

[2] Séance du 4 avril 1795.

[3] Décret du 4 avril 1793.

[4] Séance du 3 avril 1793.

[5] Décret du 5 avril 1793.

[6] Décret du 5 avril 1793.

[7] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 241.

[8] Décret du 5 avril 1793.

[9] Voyez ce discours dans l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 288-293.

[10] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 301.

[11] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 301.

[12] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 301.

[13] A committee of public salvalion whereat the world still shrieks and shudders. Carlyle, The French Revolution, vol. III, p. 176.

[14] Voyez les détails de cette séance dans le XXVe tome de l'Histoire parlementaire, p. 297-301.

[15] Séance du 4 avril 1793.

[16] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 307.

[17] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 144.

[18] Mémoires de René Levasseur, t. I, p. 170.

[19] Mémoires de Thibaudeau, t. I, chap. III, p. 21.

[20] On trouve dans le passage de Thibaudeau, cité dans les Mémoires de René Levasseur, t. I, chap. V, p. 170 et 171.

[21] Voyez la séance des Jacobins du 16 décembre 1792. — Nous avons déjà eu occasion delà citer dans le volume précédent, livre VIII, chap. VIII.

[22] Mémoires de Thibaudeau, t. I, chap. III, p. 21.

[23] Voyez le discours prononcé par lui au club des Jacobins, séance du 16 décembre 1793.

[24] Mémoires de Thibaudeau, t. I, chap. III, p. 21.

[25] Voyez, dans le t. XXV de l'Histoire parlementaire, p. 256-261, ce discours où on ne trouve qu'une récapitulation de faits déjà connus du lecteur.

[26] Voyez, t. XXV de l'Histoire parlementaire, p. 202-265, sa réplique à laquelle, pour la même raison que ci-dessus, nous ne croyons pas devoir nous arrêter.

[27] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 115.

[28] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 320 et 321.

[29] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 323-327.

[30] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 328.

[31] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 331.

[32] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 331.

[33] Discours de Barère, séance du 5 avril 1795.

[34] Ce discours de Robespierre, qui est d'une longueur extrême, se trouve en entier dans l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 337-360.

[35] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 378.

[36] Séance du 11 avril 1793.

[37] Ce fut en effet le 17 avril 1793 que ce projet de constitution fut soumis à l'Assemblée, qui s'en occupa par intervalles jusqu'au 27 mai ; et quant à la Déclaration des droits, de Robespierre, elle fut rédigée à la même époque, comme le prouve le n° 399 du Journal des Jacobins, qui fixe au 21 avril 1793 l'adoption de ce document par la société-mère.

[38] Voyez le premier de ces deux exposés de principes dans le tome XXVI de l'Histoire parlementaire, p. 95-97, et le second dans le tome XXIV de la même compilation, p. 106 et 107.

[39] Séance du 24 avril 1793.

[40] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XXVI, p. 153.