HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME HUITIÈME

LIVRE NEUVIÈME

 

CHAPITRE II. — LES FAUX TRIBUNS

 

 

Manœuvre des royalistes et de l'étranger pour armer la Révolution contre elle-même. — Anarchistes subalternes ; ils deviennent les instruments de ces manœuvres. — Paroles furieuses de Duhem contre la liberté de la presse. — Séance du 9 mars. — Accès de la salle refusé aux femmes. — La Convention décrète rétablissement d'un tribunal criminel extraordinaire. — Mise en liberté des prisonniers pour dettes ; abolition de la contrainte par corps — Le club des Jacobins, dans la soirée du 9 mars. — Varlet, Fournier l'Américain. — Les imprimeries de Gorsas et de Fiévée saccagées. — Paris ne se laisse pas entraîner. — Au faubourg Saint-Antoine, nul ne remue. — La Convention décrète qu'il faudra opter entre la qualité de représentant et celle de journaliste. — Frauduleuses démarches des fauteurs d'émeute. — La Commune les dénonce dans une vive proclamation au peuple. — Séance du 10 mars ; belles paroles de Barère ; Robespierre s'oppose à toute mesure prématurée contre Dumouriez. — Discours de Danton. — Cambacérès presse l'organisation du tribunal révolutionnaire. — Résistance courageuse de Buzot. — Projet de Lindet. — On décrète que le tribunal révolutionnaire aura un jury. — Décret sur l'organisation du tribunal révolutionnaire. — Banquet de la halle aux blés. —Visite des convives au club des Jacobins. —Fausse alarme répandue par Louvet. — Garat à l'Hôtel de Ville. — Panique au ministère de la guerre. — Calme parfait dans Paris. — Le royalisme pris la main dans l'émeute. — Marat demande l'arrestation de Fournier l'Américain. — Varlet conspué par le club des Jacobins. — Aveuglement de Louvet. — Discours de Vergniaud sur la tentative des 9 et 10 mars — Réponse de Marat. — Déclaration du ministre de la justice. — Vrai caractère du mouvement du 10 mars.

 

Les ennemis d'une révolution ne sauraient avoir de plus utiles complices que ceux qui l'exagèrent.

Les agents de Pitt et les conspirateurs royalistes le savaient de reste. L'agitation extraordinaire des premiers jours de mars, les soupçons éveillés par l'annonce des revers, l'impopularité croissante des Girondins, le cri poussé contre les généraux, le bruit répandu de certaines menées sourdes en faveur de Philippe-Égalité, les sombres nouvelles qui arrivaient de la province, tout, et jusqu'à l'enthousiasme avec lequel des milliers d'hommes s'élançaient aux frontières, semblait dire que, pour faire tourner au désordre l'héroïque emportement de Paris, il suffisait de quelques fous furieux mis en œuvre par des mains habiles : les agents de l'étranger et du royalisme trouvèrent leurs instruments tout prêts dans ces forcenés que roule toujours avec elle l'écume des grandes villes, aussitôt qu'elles bouillonnent.

Varlet, ambitieux de bas ordre qui colportait de place en place une petite tribune ambulante d'où il haranguait les passants[1] ; Champion et Desfieux, déclamateurs vulgaires ; Lazowski le Polonais, une de ces natures nerveuses et excitables que l'anarchie enivre comme le vin ; Fournier, enfin, l'assassin en chef des prisonniers d'Orléans, le planteur sanguinaire que, lors de l'affaire du Champ de Mars, on avait vu, après avoir saisi la bride du cheval de Lafayette et lui avoir tiré un coup de pistolet, se promener tranquillement dans Paris, tandis qu'on y traquait les patriotes[2]... tels furent les héros du mouvement projeté.

Le plan était de dissoudre la Convention, en s'appuyant des soupçons ou des haines de la Montagne, pour proscrire Les Girondins.

Décimer et bouleverser l'Assemblée, juste au moment où elle venait de se montrer si forte et si grande par son unanimité même, rien certes de mieux calculé, surtout dans le cas où l'on parviendrait à faire la nuit par l'étouffement du journalisme, et à désorganiser la défense du sol par la mise en accusation de Dumouriez.

Voici comment il fut procédé à l'exécution de ce plan odieux.

Le club des Jacobins n'avait rien d'une institution franc-maçonnique ; les admissions n'y étaient déterminées par aucune épreuve de nature à garantir d'une manière absolue la sincérité du membre admis, et l'entraînement de l'époque l'ayant rendu fort nombreux, il s'y était naturellement glissé des gens d'intrigue, de faux tribuns et des hommes vendus à l'étranger[3]. Il pouvait donc se former au sein de la Société des complots propres à la compromettre, alors même qu'elle en aurait eu horreur.

De là les discours qui marquèrent la séance du 8 mars aux Jacobins.

Pour préparer les esprits au coup qu'il s'agissait de frapper, les instigateurs du désordre s'étaient partagé les rôles. L'un déclara qu'il y avait urgence à régénérer la Convention ; un autre tonna contre la ligue des journalistes, contre Gorsas, contre Brissot ; un troisième, appuyant la proposition de rappeler Dumouriez, Dillon et Custine, s'écria : Dans chaque soldat je trouverai un général, et dans tous les généraux je ne trouverai pas un soldat. Saint-Huruge excita un violent tumulte en racontant qu'à Bruxelles une femme lui avait dit : Comme monsieur Égalité est aimable ! comme il est intéressant ! il faudrait en faire un gouverneur des Pays-Bas ![4]

Ces déclamations, quelle qu'en fût l'intention secrète, ne différaient pas assez, quant à la forme, de toutes celles dont la salle retentissait chaque jour, pour que le club s'en émût beaucoup. On écouta ; quelques-uns applaudirent aux mots les plus ardents, et l'on se sépara sans rien conclure[5].

Cependant, au dehors, l'agitation continuait ; mais une agitation généreuse, guerrière, tournée vers les dangers de la patrie et le devoir de la sauver, à tel point qu'il fallut un décret pour renvoyer les boulangers à leur fournil, et l'es employés des postes à l'expédition des dépêches[6]. Seulement, du milieu des groupes dispersés dans les rues, s'échappaient çà et là des propos étranges ; à la halle, on entendit des femmes dire bien haut : Ma foi ! il vaut mieux avoir un roi que de n'être pas sûr le matin de coucher dans son lit le soir ! Quelques-uns allaient répétant les malédictions furieuses dont, ce jour-là même, à la Convention, Duhem avait poursuivi la liberté de la presse : Il faut faire taire les insectes calomniateurs... ces folliculaires dont l'unique emploi est de corrompre l'esprit public, ces auteurs de journaux, ces courriers qui vont jeter l'alarme dans les départements. Je demande que la Convention chasse de son sein tous ces êtres immondes[7].

De semblables paroles, menaçantes pour Marat aussi bien que pour Gorsas, et qui, de la part de Duhem, ne trahissaient peut-être qu'un fanatique désir de fortifier le pouvoir révolutionnaire, avaient néanmoins, dans la circonstance, une portée particulièrement sinistre. La liberté de la presse, défendue avec sagesse, du haut de la tribune, par Fonfrède et Saint-André[8], le fut avec emportement par le journal de Prudhomme. Duhem, écrivait-il, tu es un mauvais citoyen, ou un lâche, choisis : un mauvais citoyen, si tu veux écarter des législateurs le seul frein capable de les retenir dans le devoir ; un lâche, si tu ne sais pas braver la calomnie[9]. Braver la calomnie ! Telle était en effet la dure nécessité que l'aveuglement des passions contraires imposait alors à tout combattant. Soit légèreté, soit mauvaise foi, les imputations fausses abondaient dans les journaux, quelle qu'en fût la couleur ; et, sous ce rapport, Brissot, il faut bien le dire, n'avait rien à envier à Marat.

Il résulte, par exemple, du procès-verbal de la section Bonne-Nouvelle, que le soir du 8 mars, Robespierre et Billaud-Varenne s'étant présentés à cette section comme commissaires, y tinrent la conduite commandée, en ces heures critiques, à tous les bons citoyens, exposant les dangers de la patrie, peignant la triste situation des soldats français en Belgique, et conjurant les patriotes de courir aux frontières, tandis qu'eux, représentants du peuple, s'occuperaient de combattre les ennemis du dedans, et de pourvoir aux besoins des familles que la défense du sol aurait privées de leurs appuis naturels. Le procès-verbal, après avoir constaté que l'assemblée partagea tous les sentiments de Billaud-Varenne et de Robespierre, ajoute qu'un citoyen nommé Poirier, ayant ensuite fait une proposition mal accueillie par l'assemblée, il s'ensuivit du tumulte. Le motionnaire fut non-seulement obligé de se retirer, mais attaqué, blessé grièvement. Il rentre, se plaint des violences qu'il vient de subir, reconnaît que son opinion est blâmable sans doute, mais qu'à l'assemblée seule il appartenait de le punir. Sur quoi, un membre de la députation invite les citoyens à faire régner la paix, à songer au moyen de repousser les ennemis, et la députation se retire au milieu des applaudissements[10].

Or, voici de quelle manière, le lendemain, ces faits étaient défigurés par le journal de Brissot : Robespierre et Billaud-Varenne étaient commissaires pour la section Bonne-Nouvelle. Robespierre y a parlé en véritable Mazaniello ; il a engagé le peuple à se lever contre ce qu'il appelle les intrigants et les modérés ; et le sens de ses paroles a été si bien saisi, qu'un canonnier qui l'accompagnait a fait la motion d'égorger les signataires des pétitions des huit et vingt mille. Une indignation générale a éclaté ; le canonnier s'est enfui, il a été blessé au milieu du tumulte, et Robespierre a fait l'éloge de cet excellent citoyen[11]. C'est par des mensonges de ce genre que la presse accoutumait les esprits à ne voir dans sa liberté sans contrôle que le pouvoir d'attiser les haines et d'empoisonner les sources de l'opinion : tendance funeste dont ne profitèrent que trop bien, ainsi qu'on va le voir, les anarchistes sincères, unis aux anarchistes hypocrites.

Dans la matinée du samedi 9 mars, des inconnus avaient occupé de fort bonne heure les avenues de la Convention ; un mot courait : ne laissez pas entrer les femmes[12] ! Elles furent effectivement repoussées, et les conventionnels, en entrant dans la salle, purent remarquer combien la physionomie habituelle des tribunes était changée.

Parurent successivement à la barre, Pache, Chaumette, Audouin, et tous les trois ils rendirent bon témoignage de l'élan patriotique et guerrier du peuple ; les deux premiers au nom de la Commune, le dernier comme orateur d'une députation de canonniers[13]. Mais il fallait qu'avec Paris la France entière marchât en avant. Carnot, d'une voix passionnée, demande que là Convention envoie quatre-vingt-deux de ses membres dans les départements pour pousser la nation sur les frontières, et cette motion est votée sur-le-champ.

Ce n'était pas assez : il importait que lorsqu'elle aurait le visage tourné vers l'ennemi, la France n'eût pas à regarder derrière elle ; et comment contenir l'ennemi intérieur ? Les évaluations les plus modérées ne portaient pas à moins de quinze ou vingt mille le nombre des émigrés qui avaient trouvé le secret de rentrer dans la capitale[14] ; une fouille récemment exécutée au Palais-Royal par Santerre, sur l'ordre du Comité de sûreté générale, avait montré la trahison reçue et cachée jusque sous le toit du libertinage[15] ; de la part des tribunaux ordinaires, nulle vigueur ; Brissot lui-même s'en plaignit[16]. Il y avait donc à prendre un parti ; et lequel ? Une seconde fois, opposer l'horreur du meurtre à l'excès du péril, et recommencer les affreuses scènes de septembre ? Impossible ; le massacre des prisonniers en septembre était resté le remords de Paris. Donc, plus de transports sanguinaires ! Mais il était naturel que, dans ce cas, la nécessité d'une justice sévère et prompte n'en parût que mieux, et c'est ce qui arriva. L'idée d'un tribunal révolutionnaire jugeant sans appel fut émise, on ignore par qui ; elle était dans l'air !

Dès le 8 mars, cette idée avait pénétré aux Jacobins, fait le tour des sections, et le 9, convertie en motion par Carrier, la Convention l'adoptait en ces termes, dont la rédaction appartient à Levasseur : La Convention décrète rétablissement d'un tribunal criminel extraordinaire, sans appel et sans recours au tribunal de cassation, pour le jugement de tous les traîtres, conspirateurs et contrerévolutionnaires[17].

Une seule voix avait protesté, celle de Lanjuinais, qui qualifia ce décret d'affreux, et demanda qu'on n'étendît dû moins cette calamité qu'au département de Paris[18].

La mise en liberté des prisonniers pour dettes, décrétée unanimement sur la proposition de Danton, et l'abolition de la contrainte par corps, votée sur la proposition de Saint-André, achevèrent de marquer cette séance, où venait d'être forgé à demi le grand glaive à deux tranchants qui fut, aux mains de la Révolution, l'arme de son salut d'abord, et ensuite celle de son suicide.

Tandis que l'Assemblée interrompait ses travaux, et dans l'intervalle qui séparait sa séance du jour de celle du soir, les Jacobins s'entretenaient des dangers de la chose publique, mais sans que rien, de leur part, annonçât des projets d'insurrection. Le désir exprimé par Desfieux qu'on arrêtât les journalistes contre-révolutionnaires ; la proposition faite par un militaire d'envoyer cent membres proclamer dans la Convention la souveraineté du peuple et demander la destitution de Gensonné, ainsi que le jugement de Roland et de Brissot, n'éveillèrent parmi les auditeurs d'autre idée que celle d'une pétition. Mais, même à cet égard, les esprits se partageant, et le président faisant observer que le club ne pouvait se permettre aucun acte collectif, il fut décidé que ceux qui voudraient présenter une pétition se réuniraient dans un local séparé, rien de plus. Et quant au reste de la séance, il fut consacré à recevoir trois députés de Louvain, que le président du club, Collot-d'Herbois, embrassa au milieu des acclamations, et à écouter divers rapports : l'un de quelques habitants de Givet sur l'horrible situation de cette ville, où, dirent-ils, il ne restait plus que cinq cents sacs de farine ; l'autre de Maulde, sur ses démêlés avec Lebrun ; le troisième enfin, d'un membre qui, récemment arrivé de Belgique, montra les prêtres fomentant des troubles à Louvain, la ville de Bruxelles livrée à la flottante direction du général Moreton, être pusillanime, véritable fille, et la ville d'Anvers remplie de femmes qu'on voyait agenouillées pendant des heures devant de bonnes vierges chargées d'une lanterne[19].

Tout cela prouve assez combien les préoccupations du club des Jacobins, le soir du 9 mars, étaient étrangères à l'idée de mettre Paris en feu ; mais ce à quoi le club des Jacobins ne pensait même pas, les Fournier, les Varlet, et ceux qui les poussaient ou qu'ils poussaient en avant, le voulaient d'une âme effrénée. A huit heures du soir, une bande d'hommes armés de pistolets, de sabres, de marteaux, se porte chez Gorsas, rue Tiquetonne, enfonce les portes, brise les presses. Gorsas, un pistolet à la main, se fait jour à travers ces forcenés, qui incendient la maison. De là, ils courent rue Serpente, placent des sentinelles aux deux extrémités de la rue, envahissent les bureaux de la Chronique ; et la sœur du propriétaire s'avançant, eux, les sabres levés : Si tu cries, tu es morte. Le drame honteux recommença ; l'imprimerie de Fiévée fut mise au pillage[20].

La Convention était rentrée en séance ; une lettre arrive qui l'instruit de ces désordres. Mais la lettre porte la signature d'un inconnu. Soit ce motif, soit stupeur, l'Assemblée ne laisse paraître aucune indignation, ne prend aucune mesure répressive, ou plutôt, prêtant l'oreille aux anathèmes de Lacroix contre certains empoisonneurs publics, et aux attaques de Billaud-Varenne contre Gorsas, elle décrète que désormais il faudra opter entre la qualité de représentant du peuple et celle de journaliste[21]. C'était briser la plume de Marat, ou l'arracher à son banc.

Toutefois, les conspirateurs avaient mal calculé : Paris ne remua pas ; le faubourg Saint-Antoine, fort occupé alors des enrôlements, ne se laissa point un seul instant distraire de sa besogne héroïque, et l'unique reproche que le journal de Prudhomme adressa au peuple, fut de ne s'être pas assez agité contre les agitateurs[22].

Ceux-ci ne se découragèrent pas, néanmoins. Le lendemain était un dimanche ; un grand banquet devait avoir lieu à la Halle au Blé ; ils comptèrent sur réchauffement des esprits. Les voilà donc qui, pendant la nuit, courent de quartier en quartier souffler la révolte pour le lendemain. Ils colportaient une espèce de manifeste qui faisait de l'invasion de la Belgique l'œuvre d'une faction impie, anathématisait Dumouriez, désignait la Gironde à toutes les haines, décriait comme dérisoire la ressource d'un tribunal révolutionnaire, et concluait à la nécessité de purger la Convention d'un certain nombre de mandataires infidèles[23].

Ce fut en se disant députés par le club des Cordeliers, c'est-à-dire au moyen d'un mensonge, que les porteurs de ce manifeste — ils étaient quatre seulement[24] — surprirent l'adhésion, bientôt après retirée, de la section des Quatre-Nations[25]. Là s'arrêta leur succès. En vain essayèrent-ils d'obtenir de la section du Finistère qu'on sonnât le tocsin, qu'on tirât le canon d'alarme. Qui êtes-vous ? leur demande-t-on. — Membres de la société des Jacobins, et l'arrêté que voici s'appuie sur beaucoup d'adhésions. — Voyons-les. On les examina ; elles n'étaient marquées du timbre d'aucune section[26].

Ces tentatives mêlées de fraude et d'audace ne furent pas plus heureuses auprès de la section des Gravilliers[27], et l'homme qui, aux Cordeliers, les déjoua, fut Marat lui-même[28].

Restait la Commune à tenter : les conspirateurs s'y transportent dans la journée du 10 ; mais leurs propositions sont vivement repoussées, et ils se retirent furieux, en traitant de scélérats Hébert et plusieurs de ses collègues[29].

Il était environ neuf heures. Arrive à l'Hôtel-de-Ville Santerre, dont les conspirateurs avaient juré la perte, et qu'ils devaient remplacer par Fournier[30]. Le populaire brasseur s'élève avec force contre les instigateurs de désordres ; puis, le Conseil général arrête qu'on enverra aux quarante-huit sections la lettre suivante, dont Réal donne lecture :

Citoyens, ouvrez les yeux. De grands dangers vous environnent. Des citoyens égarés demandent que les barrières soient fermées, que le tocsin sonne ; ils veulent une nouvelle insurrection. Rapprochez quelques événements, et vous serez à portée de juger les scélérats qui égarent les citoyens. Rappelez-vous que c'est au moment même où les colonnes ennemies attaquaient nos cantonnements, que l'on excitait à Paris les désordres dont nous avons gémi ; réfléchissez que c'est au moment où, après avoir pillé Liège, des armées de barbares marchent sur Givet, que l'on parle d'une insurrection qui anéantirait le recrutement et détruirait le seul centre d'autorité qui puisse sauver la chose publique. Citoyens, pour que nous soyons victorieux au dehors, il faut que la tranquillité règne au dedans. Des malveillants veulent la troubler ; déjouez leurs complots[31].

 

Ainsi, la Convention. se trouvait avoir contre elle une poignée de factieux obscurs, et pour elle tout Paris. De là le dédain qui parut dans son attitude. Aux cris d'alarme poussés par le député Gamon, à ses plaintes sur ce que, la veille, l'accès de la salle avait été refusé aux femmes, Duhem répondit : Les femmes s'occupent dans leur domicile à faire des chemises ou des guêtres pour les défenseurs de la patrie[32], et comme Gamon essayait de continuer malgré les murmures : Entendons-le, s'écria Danton d'un air méprisant ; les femmes aiment la vigueur, et les patriotes n'en manquent pas[33]. Personne ne possédait à un plus haut degré que Barrère- la faculté de saisir et de bien rendre, à de certaines heures, le sentiment général d'une grande assemblée. En cette circonstance, il trouva, pour raconter ce qui se passait dans l'âme de la Convention, des paroles vraiment belles : Je suis peu ému des orages ; c'est de leur sein que sort la liberté. — Les têtes des représentants du peuple sont bien assurées ; elles sont posées sur chaque département de la République, qui donc oserait y toucher ?La liberté est dans la force du caractère et la chaleur brûlante du cœur ; l'homme est toujours libre quand il veut l'être[34].

Robespierre, qui parla ensuite, n'exprima pas avec moins de bonheur et d'élévation les sentiments de l'As- semblée. Rejetant bien loin tout ce qui aurait pu ressembler au doute ou à la crainte, il affirma qu'il n'était point de revers réels pour des hommes[35]. Suivant lui, quelque affligeantes que fussent les nouvelles arrivées de la frontière, il n'y avait lieu ni de s'en étonner, ni de fléchir. Le courage des soldats de la France ne connaissait pas d'insurmontables périls, pourvu que ce courage fût dirigé par des mains sages et fermes, et que nulle trahison des chefs ne demeurât impunie. En conséquence, Robespierre demandait deux choses : la première, qu'on imprimât de l'activité au gouvernement par une organisation vigoureuse ; la seconde, qu'on ne laissât point flotter à là merci des généraux suspects les destinées de la guerre. Des présomptions terribles s'élevaient contre Stengel ; il fallait le mettre en accusation, et, s'il avait fui, confisquer ses biens. La conduite de certains officiers paraissait obscure ; il y fallait porter la lumière.

Quant à Dumouriez, la question était délicate. La victoire lui avait obéi jusqu'alors, et si l'on redoutait son cœur, on avait besoin de son génie. Le frapper, le menacer seulement, c'était courir le risque de ruiner la défense du sol. Robespierre le sentit bien, et sacrifiant à son patriotisme les instinctives et trop prophétiques répugnances qui l'obsédaient, il prononça ces mots remarquables : Dumouriez n'a eu jusqu'ici que des succès brillants ; ils ne me sont pas, à moi, une caution suffisante pour prononcer sur lui ; mais j'ai confiance en lui, parce que son intérêt personnel, l'intérêt de sa gloire même, sont attachés au succès de nos armes[36].

Danton s'élança impétueusement dans la voie que semblait lui ouvrir ce langage. Quand le soupçonneux Robespierre croyait nécessaire de couvrir le vainqueur de Jemmapes, lui, Danton, pouvait bien se permettre de le louer sans réserve. C'est ce qu'il fit. Puis, s'animant : Voulons-nous être libres ? marchons. Prenons la Hollande, et Carthage est détruite. Faites partir vos commissaires ; soutenez-les par votre énergie ; qu'ils partent cette nuit, ce soir ; qu'ils disent à la classe opulente : il faut que l'aristocratie de l'Europe, succombant sous nos efforts, paye notre dette, ou que vous la payiez. Le peuple n'a que du sang, il le prodigue. Allons, misérables ! Prodiguez vos richesses ! Voyez, citoyens, les belles destinées qui vous attendent. Quoi ! vous avez une nation entière pour levier, la raison pour point d'appui, et vous n'avez pas encore bouleversé le monde ![37] Au bruit des applaudissements, et comme ému lui-même jusqu'à l'ivresse par sa propre éloquence, Danton laissa échapper une phrase cruelle. Après avoir déclaré que les querelles intestines étaient pitoyables, devant l'ennemi ; que battre l'ennemi était la grande affaire ; qu'il répudiait, lui, comme traîtres à la patrie, et mettait sur la même ligne tous ceux qui le fatiguaient de leurs contestations particulières, il s'écria tout à coup, sans transition : Que la France soit libre, et que mon nom soit flétri ! Que m'importe d'être appelé buveur de sang ? Eh bien ! buvons le sang des ennemis de l'humanité, s'il le faut. Parole horrible, si elle eût été autre chose qu'une lave perdue dans l'éruption d'un volcan, et s'il ne l'eût rachetée aussitôt par un touchant appel à l'union. Point de débats, point de querelles, dit-il en terminant, et la patrie est sauvée[38].

Conformément aux vues de Robespierre, l'Assemblée venait de décréter que les généraux Stengel et Lanoue seraient traduits à la barre, lorsque Cambacérès se leva pour presser l'organisation du tribunal révolutionnaire. C'était, on l'a vu, la principale préoccupation du moment. Buzot, très-agité, se précipite à la tribune. Il venait y combattre le développement d'un despotisme dont il assura qu'il était enfin las lui-même ; alarmé de cette tendance de la Convention à concentrer tous les pouvoirs, il l'avertit de prendre garde à la tyrannie, non moins écrasante, quand elle est un seul corps à plusieurs têtes. On murmurait, il brava les murmures avec trop d'amertume peut-être, mais avec un courage pathétique. Comment lire sans attendrissement, quand on les rapproche du résultat final, les paroles suivantes : Je rends grâce de chaque moment de mon existence à ceux qui veulent bien me la laisser, je regarde ma vie comme une concession volontaire de leur part ; mais qu'ils me donnent au moins le temps de sauver ma mémoire de quelque déshonneur ![39]

Car, ainsi se peignait à l'imagination troublée de quelques membres de la Gironde, l'institution d'un tribunal dont le sombre avenir les frappait bien plus que la nécessité présente. Et certes, il n'y aurait eu rien à redire à leurs alarmes, si la Convention eût adopté le plan que présenta alors Lindet :

Le tribunal extraordinaire sera composé de neuf membres nommés par la Convention.

Ils ne seront soumis à aucune forme pour l'instruction.

Ils acquerront la conviction par tous les moyens possibles.

Il y aura toujours dans la salle un membre chargé de recevoir les dénonciations.

Le tribunal pourra poursuivre ceux qui, par leur conduite ou la manifestation de leurs opinions, auraient tenté d'égarer le peuple, etc., etc.[40].

 

Effroyable projet ! plus effroyable encore par ce qu'il donnait à entendre que par ce qu'il disait ! Il y eut un frémissement sur tous les bancs de la droite ; et Vergniaud, d'une voix altérée : On vous propose une inquisition mille fois plus redoutable que celle de Venise ; nous mourrons tous plutôt que d'y consentir[41]. Ce grand cri sorti d'une grande âme, retentit au fond de toutes les consciences. Et on le comprit bien mieux encore, après cette parole sauvage de Duhem : Quelque mauvais que soit ce tribunal, il est encore trop bon pour des scélérats[42].

Cambon s'éleva vivement contre l'établissement d'une tyrannie à laquelle nul ami de la liberté n'eût été sûr de se dérober.

Barrère cita ce passage de Salluste : Les Lacédémoniens ayant vaincu les Athéniens, les mirent sous le gouvernement de trente hommes. Ces hommes condamnèrent d'abord à mort des scélérats en horreur à tout le monde ; le peuple applaudit à leur supplice. Cette puissance s'accrut ensuite, et bientôt ils frappèrent arbitrairement les bons et les méchants, de sorte que la République, accablée sous le joug, fut punie de leur avoir donné confiance[43].

Qu'importait, en effet, que le glaive eût sa poignée dans la Convention, si sa pointe était partout ? Billaud-Varenne reconnut lui-même qu'il fallait du moins attacher un jury au tribunal révolutionnaire. En l'invoquant, ce tribunal redoutable, il lui était échappé de dire : Nous le voulons ! Et Barrère de répliquer : C'est ainsi que parlaient les rois de l'ancien régime[44].

La Convention décréta l'établissement d'un jury pour le tribunal révolutionnaire, et cela à une très-grande majorité[45]. Puis, la séance étant levée, on se retirait, quand soudain Danton s'élance à la tribune : Je somme tous les bons citoyens de rester à leur poste. Aux éclats de cette voix impérieuse, chacun regagne sa place ; un silence profond s'établit, et lui : Quoi ! au moment où notre position est telle que, Miranda battu, Dumouriez serait obligé de mettre bas les armes, vous pourriez vous séparer sans prendre les mesures qu'exige le salut de la chose publique ?... Ce soir, organisation du tribunal, organisation du pouvoir exécutif ; demain, mouvement militaire Que, demain, vos commissaires soient partis ; que la France entière se lève ; que la Hollande soit envahie, la Belgique libre, le commerce anglais ruiné ; que les amis de la liberté triomphent ; que nos armes, partout victorieuses, apportent aux peuples le bonheur, et que le peuple soit vengé[46].

Le jour était à son déclin. La séance, un moment interrompue, fut reprise dans la soirée même ; et le tribunal révolutionnaire organisé de la manière suivante :

Il sera établi à Paris un tribunal criminel extraordinaire, qui connaîtra de toute entreprise contre-révolutionnaire, de tous attentats contre la liberté, l'égalité, l'unité et l'indivisibilité de la République, la sûreté intérieure et extérieure de l'État, et de tous les complots tendant à rétablir la royauté, soit que les accusés soient fonctionnaires civils ou militaires, ou simples citoyens.

Le tribunal sera composé d'un jury, et de cinq juges qui appliqueront la loi, après la déclaration des jurés sur le fait.

Les juges ne pourront rendre aucun jugement, s'ils ne sont au moins au nombre de trois.

Les juges seront nommés par la Convention à la pluralité relative des suffrages, qui ne pourra néanmoins être inférieure au quart des voix.

Il y aura auprès du tribunal un accusateur public, et deux adjoints ou substituts, qui seront nommés par la Convention, comme les juges, et suivant le même mode.

Il sera nommé par la Convention douze citoyens du département de Paris et des quatre départements qui l'environnent, lesquels rempliront les fonctions de jurés, et quatre suppléants pour les cas d'absence, récusation ou maladie.

Une commission de six membres, pris dans la Convention, sera chargée de faire l'examen et le rapport de toutes les pièces, de rédiger et de présenter les actes d'accusation.

Les accusés qui voudront récuser un ou plusieurs jurés, seront tenus de proposer les causes de récusation par un seul et même acte ; le tribunal en jugera la validité dans les vingt-quatre heures.

Les jurés feront leur déclaration à haute voix.

Les jugements seront exécutés sans recours au tribunal de cassation[47].

 

Le titre 11 du décret statuait que les biens de ceux qui seraient condamnés à la peine de mort seraient acquis à la République, à la condition par elle de pourvoir à la subsistance des veuves et des enfants s'ils n'avaient pas de biens d'ailleurs[48].

Il est à noter que le premier article de ce décret, tel qu'on l'avait rédigé d'abord, était d'un vague effrayant ; il planait sur tous les conspirateurs, expression indéfinie, très-élastique de sa nature, et qui offrait à l'esprit de tyrannie des ressources variées, quelque direction que les événements lui vinssent donner. Voilà ce que Robespierre fit observer avec un sens profond : il demanda une rédaction plus précise ; Isnard la fit sur ses indications, et l'Assemblée l'adopta[49]. C'est celle qu'on vient de lire.

L'article qui imposait aux jurés l'obligation de délibérer et de voter à haute voix fut suggéré par Thuriot[50]. Tout le système de la TERREUR était là !

Tandis que la Convention poursuivait ainsi sa marche, Fournier, Varlet et leurs complices s'épuisaient en vains efforts pour soulever la capitale. On a vu qu'ils avaient fondé de perverses espérances sur un banquet civique que devait donner la section de la Halle au Blé. Ce banquet eut lieu effectivement dans la journée du 10, mais sans ouvrir carrière à d'autres sentiments que ceux de la fraternité civique et du patriotisme guerrier. Le couvert fut mis sous les piliers des halles ; tous les citoyens y furent invités, et chacun apporta à la table commune les mets qui composaient son repas particulier[51]. Festin héroïque !

La plupart des convives partaient, le lendemain, pour la frontière ; et combien peu avaient chance d'en revenir !

Mais là aussi se trouvait, épiant l'heure favorable, le petit groupe des agitateurs. Le repas finissait à peine, qu'ils crièrent : Aux Jacobins ! aux Jacobins ! L'idée d'une visite à ce club fameux était toujours sûre alors d'être bien accueillie : on se lève de table, et l'on se met en marche vers la rue Saint-Honoré.

C'était le soir : la Convention terminait sa séance, et le club des Jacobins avait ouvert la sienne. Les citoyens de la Halle au Blé se présentent au moment où Bentabole rendait compte des travaux de l'Assemblée nationale : il s'arrête ; les visiteurs sont accueillis avec transport, et ils défilent dans la salle, au milieu d'applaudissements qui se mêlent au son de la musique militaire et au bruit des tambours. L'enthousiasme était au comble : il y avait quelque chose de si touchant dans cette visite qui, de la part des enrôlés volontaires, était celle des adieux ! Les drapeaux tricolores se déployèrent ; de toutes les bouches partait ce cri : Vivent les défenseurs de la République ![52]

Les hommes du complot crurent l'occasion bonne pour changer cet enthousiasme en colère, d'autant que Bentabole, dans son compte rendu de la séance de la Convention, s'était plaint de certaines mesures, selon lui trop peu révolutionnaires[53]. Sans perdre un instant, Desfieux propose d'aller mettre en arrestation chez eux, de façon toutefois que rien ne leur arrive[54], les appelants, ceux qui avaient voté en faveur de Louis XVI, les Girondins, en un mot ; la motion est appuyée par un citoyen revêtu d'un habit militaire ; un autre prononce le mot : Vengeance, qu'il répète trois fois, précédé d'un commentaire féroce[55]. Mais, loin d'applaudir, la masse des Jacobins s'agite, comme surprise et indignée. L'orateur reprenant : Que signifie, s'écrie-t-il, l'inviolabilité ? Je la mets sous mes pieds. A ces mots, le tumulte redouble, devient immense. Plusieurs citoyens assiègent la tribune, sans parvenir à se faire entendre. Dans la confusion, les flambeaux s'éteignent, et l'assemblée se sépare, les uns disant qu'ils vont aux Cordeliers, les autres à la Convention[56].

Ainsi que la suite va le prouver, la plupart des Jacobins rentrèrent fort paisiblement chez eux ; et les agitateurs ne tardèrent pas à s'apercevoir, au calme de Paris, que leur coup était manqué.

Mais, soit exagération sincère de frayeur, soit désir instinctif de rendre leurs adversaires odieux, les plus emportés parmi les Girondins affectaient, dès cette époque, de s'entourer de précautions insultantes. Louvet assure, dans ses Mémoires, qu'il portait toujours sur lui des armes, et qu'il découchait toutes les nuits[57].

Ce soir-là, comme il rentrait dans sa maison, située rue Saint-Honoré, très-peu au-dessus des Jacobins, il apprit de Lodoïska, sa maîtresse, qu'il venait d'y avoir au club une scène très-tumultueuse ; qu'on y avait proféré mille horreurs, éteint les bougies, tiré les sabres ; que les Cordeliers allaient se mettre en mouvement ; que la Convention était menacée. Aussitôt Louvet court chez Pétion, où quelques-uns de ses amis étaient rassemblés, et il les trouve causant avec une tranquillité parfaite. Il avoue qu'il eut beaucoup de peine à leur souffler ses terreurs et à obtenir d'eux qu'ils n'iraient pas à la séance du soir, déjà commencée[58]. De là, il s'en va, de porte en porte, prévenir Valazé, Buzot, Salles, Barbaroux, Kervélégan. Ce dernier avait des relations particulières avec le bataillon des Brestois : il se rend en hâte au fond du faubourg Saint-Marceau, où stationnait ce bataillon, et l'avertit de se tenir sous les armes, prêt à marcher au premier coup de tocsin[59].

Brissot et Gensonné étaient, pendant ce temps, au ministère des affaires étrangères, avec Lebrun, Beurnonville, Clavière et Garat[60]. Des rapports leur sont envoyés, semblables à celui qui avait si fort alarmé Louvet. Que faire ? Après délibération, il est décidé que Lebrun et Garat iront sur-le-champ demander compte à la Commune de ce qui se passe[61].

Ils devaient naturellement s'attendre à traverser une ville livrée au désordre : quel fut leur étonnement ! Aux abords de l'Assemblée, aux environs de la salle des Jacobins, tout était profondément calme ; nulle animation dans les rues ; le seul bruit qu'on y entendît était celui de quelques rares patrouilles, qui marchaient d'un pas mesuré, et de la pluie qui tombait[62].

Pache reçut les deux ministres avec cet éternel repos de physionomie et d'âme[63] qui le caractérisait ; il les rassura, leur dit qu'en effet une députation était venue demander la fermeture des barrières et l'ordre de sonner le tocsin ; mais que, non contente de repousser ces propositions, la Commune avait écrit aux sections de redoubler de vigilance, leur remettant sous les yeux la loi qui prononçait la peine de mort contre quiconque ferait sonner le tocsin ou tirer le canon d'alarme[64].

Garat ne douta point de la bonne foi de Pache. Le nouveau maire de Paris lui avait toujours paru un homme incapable de rien haïr, même ses ennemis, et d'aimer autre chose que sa famille et la démocratie[65]. Il était loin de lui attribuer des projets sinistres, comme le faisaient si volontiers quelques Girondins et Beurnonville, qui l'appelait l'HOMME NOIR[66].

Au reste, une chose démontrait clairement, en cette occasion, la sincérité de Pache : c'était l'attitude de Paris. Les places publiques, les rues, les ponts, rien ne remuait ; pas un cri de sédition, aucun bruit de tocsin[67].

Et cependant, tel fut l'effet des alarmes répandues par Louvet et quelques autres, que Beurnonville sortit précipitamment du ministère de la guerre, tandis que, de son côté, Clavière allait demander un lit à un de ses amis, dans un quartier éloigné[68]. Plus sage et mieux avisé se montra Pétion, lui qui, grâce à un long maniement de la place publique, connaissait à fond les Parisiens. Quand, pour la seconde fois, Louvet le vint presser de pourvoir à sa sûreté, il se dirigea vers sa fenêtre, l'ouvrit, et, regardant le ciel : Il pleut, dit-il, il n'y aura rien[69].

De fait, la nuit se passa si tranquillement, que le lendemain 11 mars, on n'y fit pas même allusion, dans la séance de l'Assemblée. Ce fut dans celle du 12 seulement que la question se trouva ravivée par une adresse de la section Poissonnière, où l'on censurait la Convention ; où l'on réclamait le remplacement de Beurnonville, quoiqu'il eût donné sa démission la veille[70] ; où enfin l'on insistait pour la mise en accusation de Dumouriez[71]. Cela ressemblait trop à un dernier écho des clameurs poussées par les hommes à la suite de Fournier l'Américain et de Varlet. L'Assemblée s'indigne. Chazal déclare que le président de la section Poissonnière est un aristocrate bien connu. Lacroix montre du doigt le drapeau de la députation : il était orné de fleurs de lis et avait des cravates blanches ! Grande agitation. Une femme jette du haut des tribunes un ruban tricolore pour qu'on l'attache au drapeau, et plusieurs salves d'applaudissements saluent cette réparation à la République, à la France[72]. Nul doute que la section Poissonnière, souvent dénoncée par Marat[73], ne fût livrée aux intrigues royalistes ; mais elle n'en renfermait pas moins plusieurs républicains d'un patriotisme ardent, et par cela même facile à égarer : furieux d'avoir été pris au piège d'une démarche contrerévolutionnaire, ils déchirèrent les cravates blanches, les foulèrent aux pieds et mirent le bonnet de la liberté au bout de la pique, tandis que l'Assemblée se levant tout entière, éclatait en cris passionnés[74].

Isnard fut le premier à maudire dans ce qui venait de se passer les manœuvres de l'aristocratie, nouveau Protée, dit-il, qui prend le masque du patriotisme pour nous conduire à une désorganisation totale[75]. Il finit en recommandant la vigilance et l'union.

Marat paraît ensuite à la tribune, et, à peine a-t-il ouvert la bouche, qu'un mouvement étrange se fait dans l'Assemblée. On le regardait avec étonnement, on se demandait si c'était bien lui qui parlait, lui, Marat, l'infatigable accusateur de Dumouriez, lui, la tête de Méduse qui faisait reculer d'horreur les Girondins ! Il tonna contre les fauteurs de troubles. Il attaqua la section Poissonnière comme un repaire de conspirateurs royalistes, et les violences partielles des 9 et 10 mars comme une trame ourdie pour perdre la liberté. Il traita d'insensée, de perfide, la proposition de décréter d'accusation Dumouriez, qu'il déclara lié désormais par le succès de ses armes, et dont l'arrestation ne pouvait qu'ouvrir à l'ennemi les portes de la République. Il qualifia de crime atroce l'article d'une pétition où l'on demandait les têtes de Gensonné, Vergniaud et Guadet. Il se vanta de s'être opposé, de sa personne, aux groupes des assassins soudoyés par l'aristocratie. Il appela Fournier l'Américain un scélérat, qu'il fallait s'empresser d'arrêter, pour connaître ses complices et les abandonner tous à la justice du tribunal révolutionnaire[76].

De tels mots, tombant des lèvres de Marat, avaient un caractère inattendu, qui non-seulement surprit ceux de la Droite, mais les charma. Un instant ils sortirent de ce système de révoltante partialité qu'ils avaient adopté à l'égard de l'Ami du peuple[77], et un des leurs l'ayant insulté, le nom du provocateur fut aussitôt inscrit au procès-verbal avec censure[78].

Ils ne connaissaient pas encore à quel homme ils avaient affaire ! Dans le temps même où ils s'étudiaient ainsi à le ménager, il leur préparait un changement de scène, plus propre à les étonner que tout le reste et qui, cette fois, les révolta. Dans le cours de la même séance, et à quelques heures d'intervalle, ayant reparu, il sollicita de l'Assemblée un profond silence, attendu que ce qu'il avait à dire tenait essentiellement au salut public[79]. On se recueille, on l'écoute ; et lui : Il est possible que le président de la section Poissonnière et celui qui sert d'organe à cette section ne soient qu'égarés. Quant à moi, j'ai reçu une dénonciation dans laquelle on me dit qu'ils ne sont que des agents subalternes et que le foyer du complot est dans le sein de la Convention. A ce trait on le retrouve, et il est interrompu par des murmures mêlés à des éclats de rire. Sans se déconcerter, il continue, s'attaque au parti Roland, lui impute de vouloir détruire la République ; et les murmures redoublant, il leur oppose son exclamation favorite : Je vous rappelle à la pudeur[80]. Mais, tout en répétant qu'il n'aimait point les Hommes d'État — les Girondins — et qu'il saurait bien défendre la République contre leurs machinations, il affirma être prêt à les couvrir de son corps, pour peu qu'on attentât à leur sûreté, et il revint formellement sur la nécessité de mettre en accusation Fournier ; car, ajouta-t-il, c'est le chef de la bande ; je le lui ai ouï dire à lui-même dans la société des Cordeliers[81].

Ainsi, dans la condamnation des tentatives factieuses du 10 mars, Marat, très-calomnieusement, enveloppait la Gironde. C'était la pousser aux représailles ; et elle ne renfermait que trop de membres prêts à relever ce triste défi !

Il y fallait de l'audace, toutefois ; car le dernier mouvement et ses auteurs furent flétris, soit par les hommes de la Montagne, soit par le club des Jacobins, avec un ensemble et une vigueur sans exemple.

Le soir du 12 mars, les Jacobins se trouvant réunis, Varlet se présente avec assurance ; il se plaint du décret lancé contre Fournier, déclare qu'il veut partager son sort, attaque le modérantisme de la Commune, et se dispose à lire l'adresse par lui portée aux Cordeliers. Mais un horrible tumulte s'élève aussitôt, et des divers points de la salle, on crie à l'orateur : Nous ne sommes point ici aux Cordeliers ! L'ordre du jour ! Vainement un des complices de Varlet accourt à son aide, et dit que les coups frappés sur un patriote le sont sur la liberté ; que le décret est tyrannique ; qu'il faut en exiger le rappel : l'ordre du jour est adopté. Mais, comptant sur la puissance des déclamations violentes, Varlet est déjà remonté à la tribune, et on l'entend qui s'écrie : A quoi nous sert d'avoir brisé le sceptre de Capet s'il est passé aux mains de Roland et de Brissot ? Nous n'avons fait que changer de tyrans. Ici le tumulte recommence ; et Varlet s'obstinant à lire son adresse, le président, la tête couverte : Il est clair qu'on veut perdre les Jacobins. Un membre ajoute : Il y a dans la Convention des hommes qui ont bien mérité de la patrie. Quand on les met sous le couteau, que voulez-vous que devienne la République ? C'était le sentiment de l'Assemblée ; Varlet est forcé de descendre de la tribune. Prenant alors la parole, Billaud-Varenne s'élève vivement contre ces agitateurs qui, pour tout désorganiser, ont choisi le moment où la patrie était en péril. Dans leurs actes récents, dans leurs discours mêmes, il voit la preuve manifeste d'un complot formé pour dissoudre la Convention et ruiner le Jacobinisme. En termes indignés, il rappelle les circonstances qui doivent rendre suspectes à tout patriote éclairé l'exagération révolutionnaire de Fournier et ses fureurs. Il dénonce enfin la croisade prêchée contre ceux qui ont voté en faveur de Louis XVI comme une manœuvre de Pitt et une marque des soucis que la Convention donne aux ennemis de la France. A son tour, Bourdon vient raconter que, le 10 août, ce Fournier, marchant avec lui au château, avait disparu dès les premiers coups de feu. Varlet n'est pas mieux traité par Dufourny, qui demande, contre lui et Fournier, l'outrageante mesure du scrutin épuratoire. Le faux tribun veut répondre : la société refuse de l'entendre et décide sur-le-champ que le comité du club présentera le mode du scrutin épuratoire, dans un délai de trois jours[82].

Robespierre n'était pas homme à garder le silence, en cette occasion. Lui aussi, il se prononça solennellement contre des agitations d'une portée si évidemment suspecte ou fatale[83].

Qu'après cela, il se soit trouvé des esprits assez aveugles ou assez peu scrupuleux pour imputer aux Jacobins des désordres dont, avec tant d'énergie, ils réprouvaient la nature et châtiaient les auteurs, c'est ce qu'on ne concevrait pas, si le fanatisme de parti n'était capable de toutes Les erreurs et de tous les mensonges.

Il y avait alors à Paris un comité que Louvet appelle dans ses Mémoires le Comité Valazé[84]. Là se réunissaient à part les enfants perdus de la Gironde, ceux qui s'étudiaient continuellement et parvinrent quelquefois à la précipiter dans les résolutions extrêmes. Soit dessein formé de noircir coûte que coûte leurs adversaires, soit aveuglement de la haine, les membres du Comité Valazé ne manquèrent pas de s'armer contre la Montagne de la tentative des 9 et 10 mars, affectant d'en attribuer l'insuccès à la ferme attitude des Brestois, et prétendant, pour mieux irriter les Jacobins, que par bonheur leur courage avait mal servi leur violence.

Tel était, surtout, le langage de Louvet, dont Dussault a très-bien caractérisé dans les lignes suivantes l'intraitable emportement : Vous présidiez lorsque, dans la discussion des droits de l'homme, Legendre s'écria : Puisqu'on ne parle ici que des abus de la liberté de la presse, je demande à la défendre ; vous présidiez, et vous répondîtes avec une aigre vivacité à Legendre : La parole n'est pas à toi ; elle est là, là, là et là, montrant de l'index, et brusquement différents côtés de la salle. Tout le monde a pu s'apercevoir de la décomposition de vos traits, de l'altération de votre visage, de ces deux rayons de colère qui traversèrent vos yeux[85], et chacun a dû apprécier le ton dont vous parliez. Voilà Louvet tout entier ! Son cœur s'était livré si complètement à la haine, que sa propre cause lui devenait odieuse, plaidée par ses ennemis. Des 9 et 10 mars, il ne cessa de dire, — et qui sait ? il le croyait peut-être — que c'était l'œuvre des Montagnards, ajoutant avec une rage fanfaronne qui touche au ridicule : Les conjurés n'étaient que trois mille ; les Brestois étaient quatre cents : le moyen de risquer l'attaque ! Ils n'osèrent[86].

Mais, quelque injurieux qu'ils pussent être, de simples propos ne suffisaient pas à l'ardente inimitié de Louvet et du petit conciliabule dont il était l'âme : ce qu'il leur fallait, c'était une dénonciation en règle de la Montagne, et une dénonciation publique. Louvet fut au moment de s'en charger, et l'eût fait, si Vergniaud ne s'était offert pour porter la parole relativement aux derniers troubles[87].

Seulement, il arriva que Vergniaud comprit sa mission, comme il convenait à son caractère et à son génie. On ne l'avait vu que trop souvent, par insouciance ou paresse, céder à l'impulsion funeste de ses jeunes amis : cette fois, il resta lui-même. Rien de plus éloquent et de plus élevé que son discours du 15 mars. Après y avoir indiqué comment les contre-révolutionnaires, ayant quelques furieux pour instruments, étaient parvenus à pervertir les plus saines notions de la morale et du patriotisme, en désignant à des haines insensées les défenseurs du peuple, et en poussant les esprits à confondre le vertige de la colère avec l'énergie de l'âme, des actes de délire avec des mesures de salut public, et de mortels désordres avec la grande insurrection de la liberté : Alors, s'écriait-il douloureusement, il a été permis de craindre que la Révolution, comme Saturne, ne dévorât successivement tous ses enfants. Le feu des passions s'est allumé dans cette Assemblée ; et l'aristocratie, ne mettant plus de bornes à ses espérances, a conçu l'infernal projet de détruire la Convention par elle-même.

Ce projet, effectivement infernal, Vergniaud en établit l'existence par un vif et fidèle tableau des événements qui venaient de se passer. Il y montra, partout, derrière les fauteurs d'anarchie, la main du royalisme, et retrouva dans chacun de leurs mouvements le souffle de la contrerévolution. Puis, d'une voix qui, franchissant les murs de l'enceinte, s'adressait à la France :

Peuple infortuné, seras-tu plus longtemps la dupe des hypocrites qui aiment mieux obtenir tes applaudissements que les mériter, et surprendre ta faveur, en flattant tes passions, que te rendre un seul service ? Méconnaîtras-tu toujours le courage du citoyen qui, dans un État libre, ne pouvant tenir sa gloire que de toi, ose cependant te contrarier lorsqu'on t'égare, et brave jusqu'à ta colère, pour assurer ton bonheur ? (On applaudit.)

Les royalistes ont cherché à t'opprimer avec le mot de Constitution ; les anarchistes t'ont trompé par l'abus qu'ils ont fait du mot souveraineté ; peu s'en est fallu qu'ils n'aient bouleversé la République en faisant croire à chaque section que la souveraineté résidait dans son sein. Aujourd'hui, les contre-révolutionnaires te trompent sous les noms d'égalité et de liberté.

Un tyran de l'antiquité avait un lit de fer sur lequel il faisait étendre ses victimes, mutilant celles qui étaient plus grandes que le lit, disloquant douloureusement celles qui l'étaient moins pour leur faire atteindre le niveau. Ce tyran aimait l'égalité : et voilà celle des scélérats qui se déchirent par leurs fureurs. L'égalité pour l'homme social n'est que celle des droits. Elle n'est pas plus celle des fortunes que celle des tailles, celle des forces, de l'esprit, de l'activité, de l'industrie et du travail.

On te la présente souvent sous l'emblème de deux tigres qui se déchirent. Vois-la sous l'emblème plus consolant de deux frères qui s'embrassent. Celle qu'on veut te faire adopter, fille de la haine et de la jalousie, est toujours armée de poignards. La vraie égalité, fille de la nature, au lieu de les diviser, unit les hommes par les liens d'une fraternité universelle ; c'est elle qui seule peut faire ton bonheur et celui du monde. Ta liberté ! des monstres l'étouffent, et offrent à ton culte égaré la licence. La licence, comme tous les faux dieux, a ses druides qui veulent la nourrir de victimes humaines. Puissent ces prêtres cruels subir le sort de leurs prédécesseurs ! Puisse l'infamie sceller à jamais la pierre déshonorée qui couvrira leurs cendres !

Et vous, mes collègues, le moment est venu ; il faut choisir enfin entre une énergie qui vous sauve et la faiblesse qui perd tous les gouvernements, entre les lois et l'anarchie, entre la République et la tyrannie. Si, ôtant au crime la popularité qu'il a usurpée sur la vertu, vous déployez contre lui une grande vigueur, tout est sauvé. Si vous mollissez, jouets de toutes les factions, victimes de tous les conspirateurs, vous serez bientôt esclaves. Nous avons failli être vaincus sans combattre par ce ministre pervers qui n'eût été que ridicule par ses forfanteries envers la France, s'il n'eût réussi par ses manœuvres à diviser deux grandes nations, faites pour s'estimer, et dont la bienveillance réciproque eût maintenu la tranquillité de l'Europe. Nous avons failli succomber sous les intrigues de Pitt, de ces orateurs célèbres par leurs fougues virulentes, des Burke, des Windham, des Sheffield, qui nous ont représentés comme des cannibales, parce que nous n'avons pas voulu nous laisser dévorer par des cannibales privilégiés, je veux dire par des rois ; qui, sur une terre plus d'une fois rougie de ce sang qu'ils appellent royal, se sont apitoyés avec tant de bassesse sur le sort d'un tyran dont eux-mêmes ont prouvé la perfidie et voté la mort par leurs préparatifs hostiles et par leurs menaces.

Citoyens, profitons des leçons de l'expérience ; nous pouvons bouleverser les empires par des victoires, mais nous ne ferons des révolutions chez les peuples que par le spectacle de notre bonheur[88].

Vergniaud descendit de la tribune, couvert d'applaudissements[89]. On demandait l'impression de son discours : Marat se leva. Mis en scène par plusieurs allusions amères de Vergniaud, il annonça qu'il allait présenter quelques idées lumineuses faites pour dissiper tout le vain batelage qu'on venait d'entendre. Au fond, ces idées lumineuses se réduisirent à un nouveau défi lancé aux Hommes d'État, et adouci par une profession de foi empreinte de modération. Il termina en disant : Je m'oppose à l'impression d'un discours qui porterait dans les départements nos alarmes et le tableau de nos divisions[90].

Quelques-uns auraient voulu l'impression des deux discours : Vergniaud assura que le sien était improvisé, refusant un honneur qu'il lui eût fallu partager avec Marat.

Louvet ne s'était pas attendu à voir l'orateur de la Gironde donner ce tour à l'accusation : il en fut consterné.

Quoi ! au lieu de saisir une aussi belle occasion de provoquer la Montagne, c'était le royalisme qu'on s'amusait à poursuivre ! Quel est, demanda-t-il à Vergniaud, le motif de votre étrange conduite ? S'il en fallait croire un livre où la vérité se trouve trahie à chaque page et qui n'est, à proprement parler, qu'un long cri de fureur, Vergniaud aurait répondu : J'ai jugé utile de dénoncer la conspiration sans nommer les vrais conspirateurs, de peur de trop aigrir des hommes violents déjà portés à tous les excès[91]. Cette réponse, si peu vraisemblable, si indigne de Vergniaud, c'est Louvet lui-même qui la rapporte, faisant ainsi planer le soupçon d'hypocrisie et de lâcheté sur un ami coupable à ses yeux de n'avoir pas su risquer une calomnie ! Lui n'eut pas tant de scrupules ; il se fit charger par le Comité Valazé de réparer ce qu'il appelait une nouvelle faute des Girondins[92], et il lança un pamphlet sous ce titre : A la Convention nationale et à mes commettants, sur la conspiration du 10 mars et la faction d'Orléans. En même temps, il s'attachait à accréditer l'opinion qu'il existait un Comité insurrecteur de la Montagne, que tout était parti de là. On dut interroger publiquement à cet égard Garat, ministre de la justice. Et que vint-il déclarer à la tribune dans la séance du 19 mars ? Que ce prétendu Comité insurrecteur était une chimère, à moins qu'on ne s'avisât de donner ce nom à une réunion dont faisaient partie Desfieux, l'Espagnol Gusman et un certain Proly, fils naturel du prince de Kaunitz, réunion qui se tenait au café Corazza, au sortir de la séance des Jacobins[93]. Les recherches les plus exactes avaient eu lieu cependant, le ministre l'affirma[94] ; mais elles ne pouvaient amener à découvrir ce qui n'existait que dans l'imagination malade de quelques fanatiques de la Gironde.

Tel fut ce fameux mouvement du 10 mars.

Les circonstances qui en déterminent le vrai caractère sont :

— La présence, à la tête du mouvement, d'agitateurs sans autorité, sans mission, et depuis longtemps suspects ;

— Leur impuissance absolue à remuer Paris, le Paris de la Révolution ;

— Les mensonges auxquels ils furent obligés d'avoir recours pour obtenir çà et là quelques adhésions, presque aussitôt après retirées ;

— L'éclatante réprobation dont la Commune les frappa et la proclamation qu'elle publia contre eux ;

— Leur dessein de remplacer Santerre par Fournier l'Américain ;

— L'arrestation de celui-ci, demandée par Marat ;

— Le véhément discours dans lequel Billaud-Varenne, aux Jacobins, stigmatisa la tentative et ses auteurs ;

— Le scrutin épuratoire voté par la Société-mère contre Fournier et Varlet ;

— Les couleurs du royalisme signalées dans le mouvement ;

— Le refus de Vergniaud de servir d'organe aux imputations calomnieuses du Comité Valazé et de Louvet ;

— Enfin, le témoignage solennel du ministre de la justice, Garat.

Or, ces circonstances décisives sont justement celles qui, dans les historiens, nos prédécesseurs, ont été, ou rejetées dans l'ombre, ou en partie omises, ou même complètement passées sous silence. Et de là, diverses appréciations, toutes également erronées.

Les uns ont présenté le 10 mars comme une scène préliminaire, une sorte de 20 juin ; et sans aller jusqu'à prétendre que ce fut un complot de la Montagne, sans taire l'opposition que les factieux rencontrèrent dans la Commune et dans Santerre, ils donnent à entendre qu'au fond, les chefs influents n'avaient point été fâchés d'un mouvement, effet de l'effervescence populaire, et qu'on pouvait désavouer s'il était trop précoce ou mal combiné[95].

Les autres ont tout mis sur le compte du club des Jacobins, grâce à un artifice qui consiste d'abord, à donner comme l'expression de l'opinion du club entier les déclamations furibondes de quelques membres ; et ensuite, à omettre le récit de la séance où ces mêmes membres furent flétris par le vote que Billaud-Varenne et Dufourny provoquèrent[96].

Il en est qui, au mépris des documents officiels, et sur la foi de je ne sais quels misérables libelles, se sont complu à tracer les plus fantastiques tableaux, nous peignant fort au long des conciliabules pleins d'horreur qui n'existèrent jamais, faisant de Billaud-Varenne le complice des hommes mêmes dont il foudroya les menées, faisant de Marat, lui qui fit arrêter Fournier, l'instigateur d'un assassinat en masse des Girondins, et lui mettant dans la bouche des paroles qui sont de Danton, etc.[97].

Que dire encore ? Suivant un écrivain en renom, le 10 mars serait imputable aux grands meneurs révolutionnaires, en ce sens que, voyant dans la modération intempestive des Girondins un embarras, ils auraient voulu, sinon les égorger, du moins les épouvanter[98]. Mais à combien de suppositions arbitraires et d'omissions capitales la nécessité d'établir ce système n'a-t-elle pas conduit l'auteur ! Il lui a fallu, sans qu'il ait fourni à cet égard l'ombre d'une preuve, accuser Santerre et Pache d'avoir joué le rôle d'hommes à double visage ; il lui a fallu, par voie de pure hypothèse, et en dépit du langage que Robespierre tint aux Jacobins, le rendre indirectement responsable du projet d'arrêter les membres de la Gironde ; il lui a fallu omettre, et la dénonciation de Fournier l'Américain par Billaud-Varenne en plein club, et son arrestation demandée par Marat à l'Assemblée, et le fait qu'il entrait dans le plan des agitateurs de remplacer Santerre, et le témoignage rendu par Garat aux intentions de Pache, et la désapprobation flétrissante dont le club des Jacobins frappa Varlet, et l'impuissance de Louvet à calomnier avec succès la Montagne, et la célèbre harangue où Vergniaud, parlant de ces troubles, les racontant, les caractérisant, n'en montre la trace que dans les manœuvres du royalisme.

Il n'est pas vrai, d'ailleurs, qu'au commencement de mars, les Girondins fussent ce qu'ils devinrent en effet à la fin de mai : un embarras ; et il importe de ne pas confondre les époques, si rapprochées qu'elles soient, quand on a à peindre une situation qui changea si souvent et si soudainement d'aspect. Au mois de mars, loin de faire obstacle à la marche rapide de la Révolution devant l'étranger, les Girondins se trouvaient l'avoir secondée de la manière la plus fougueuse. Presque toutes les imposantes et audacieuses mesures prises pour tenir tête à l'Europe l'avaient été à l'unanimité, et conséquemment avec leur concours. C'était un Girondin, Brissot, qui avait précipité la déclaration de guerre à l'aristocratie anglaise. Ce fut un Girondin, Isnard, qui rédigea le premier article du décret qui établissait le tribunal révolutionnaire. Si l'institution d'un tribunal sans jurés avait paru dangereuse à Vergniaud et à ses amis, ce sentiment ne leur était point particulier ; on a vu Billaud-Varenne lui-même admettre la nécessité d'un jury, et il est juste de ne pas oublier que le principe en fut décrété par la Convention à une très-grande majorité[99]. Il n'y avait donc rien qui, au commencement du mois de mars 1793, poussât les grands meneurs révolutionnaires, Robespierre par exemple, à bouleverser la Convention. Leur intérêt à l'empêcher était, au contraire, manifeste ; et ils sentaient si bien le danger des coups frappés au dedans, lorsqu'au dehors tout menaçait, que, pour ne pas compromettre la défense du sol, ils s'opposèrent à ce qu'on attaquât Dumouriez !

Les seuls qui eussent, intérêt au désordre, en ces moments suprêmes, c'étaient les royalistes, auxquels l'anarchie ne pouvait manquer de fournir des instruments en même temps que des chances. C'est ce que Louvet, aveuglé par ses passions, ne voulait pas qu'on dît, et ce que Vergniaud eut le courage de proclamer, dans un généreux élan de son cœur vers la vérité et la justice.

 

 

 



[1] Discours de Gorsas, ministre de la justice, dans la séance de la Convention du 19 mars 1793.

[2] Discours de Billaud-Varenne aux Jacobins, séance du 15 mars 1793.

[3] Mémoires de René Levasseur, t. I, chap. IV, p. 147. Bruxelles, 1830.

[4] Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, n° 368.

[5] Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, n° 368.

[6] Mémoires de René Levasseur, t. I, chap. IV, p. 157.

[7] Séance de la Convention du 8 mars 1793.

[8] Séance de la Convention du 8 mars 1793.

[9] Révolutions de Paris, n° 192.

[10] Voyez le procès-verbal de la section Bonne-Nouvelle, dans l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 29.

[11] M. Michelet, qui probablement n'a pas connu le procès-verbal qui vient d'être cité, a eu le malheur d'adopter sans plus d'examen la version de Brissot, avec cette variante, que là où le journal girondin se borne du moins à dire, en parlant du violent motionnaire : Un canonnier qui accompagnait Robespierre, M. Michelet dit, lui, par voie d'aggravation : Un des siens ! ! Voyez son Histoire de la Révolution, liv. X, chap. IV, p. 374.

[12] Discours de Gamon dans la séance du 9 mars 1795.

[13] Voyez leurs discours dans l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 16-18.

[14] Révolutions de Paris, n° 192.

[15] Voyez le Bulletin de la Commune de Paris, séance du 28 janvier 1793.

[16] A propos de l'acquittement de Lacoste.

[17] Voyez les Mémoires de René Levasseur, t. I, chap. IV, p. 136, et l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 19.

[18] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 19.

[19] On lit dans l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 32 : Nous ne pouvons citer (à propos de la séance du 9 aux Jacobins) le journal des débats de cette société, car l'exemplaire de la Bibliothèque royale qui nous a servi jusqu'à ce jour commence à avoir des lacunes, et un second exemplaire que nous nous sommes procuré se trouve également incomplet. Plus heureux que les auteurs de l'Histoire parlementaire, nous avons trouvé au British Museum un exemplaire fort complet, et c'est de cet exemplaire qu'est tiré le tableau de la séance du 9, tel que nous venons de le tracer.

[20] Révolutions de Paris, n° 192.

[21] Voyez la séance du soir du 9 mars, dans l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 22-25.

[22] Révolutions de Paris, n° 192.

[23] Voyez le discours de Vergniaud dans la séance du 15 mars 1793.

[24] Voyez le procès-verbal de la Commune de Paris, séance du 19 mars 1793.

[25] Révolutions de Paris, n° 192.

[26] Déclaration d'un commissaire du comité de la section du Finistère à la Commune, séance du 10 mars.

[27] Déclaration de Jacques Roux à la Commune, séance du 10 mars.

[28] Voyez son discours, séance du 12 mars.

[29] Voyez le procès-verbal de la Commune, séance du 10 mars 1793.

[30] Révolutions de Paris, n° 192.

[31] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 63 et 64.

[32] Histoire parlementaire, p. 40.

[33] Histoire parlementaire, p. 40.

[34] Histoire parlementaire, p. 40-43.

[35] Histoire parlementaire, p. 43.

[36] Histoire parlementaire, p. 44.

[37] Histoire parlementaire, p. 44.

[38] Histoire parlementaire, p. 49. — M. de Lamartine, en citant le discours de Danton, supprime ces paroles sauvages, passe encore ; mais, qui le croirait ? Il les attribue à Marat, dans je ne sais quel conciliabule tout imaginaire. — Voyez l'Histoire des Girondins, t. V, p. 241 et p. 256. Bruxelles, édition Méline.

[39] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 50.

[40] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 51.

[41] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 52.

[42] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 52.

[43] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 54.

[44] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 53.

[45] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 55.

[46] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 55-57.

[47] Voyez le texte publié en entier dans l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 59-62.

[48] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 61.

[49] Dans la séance du lendemain 11 mars 1793.

[50] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 59.

[51] Journal de Perlet, mentionné dans l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 37.

[52] Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, n° 370.

[53] Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, n° 370.

[54] Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, n° 370.

[55] Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, n° 370.

[56] Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, n° 370.

[57] Mémoires de Louvet, p. 72. — Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française.

[58] Mémoires de Louvet, p. 73.

[59] Mémoires de Louvet, p. 73.

[60] Mémoires de Garat, dans l'Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 366.

[61] Mémoires de Garat, dans l'Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 367 et 368.

[62] Mémoires de Garat, dans l'Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 367 et 368.

[63] C'est l'expression dont Garat se sert en parlant de Pache.

[64] Mémoires de Garat, dans l'Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 368.

[65] Mémoires de Garat, dans l'Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 371.

[66] Mémoires de Garat, dans l'Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 371.

[67] Mémoires de Garat, dans l'Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 369.

[68] Mémoires de Garat, dans l'Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 369.

[69] Mémoires de Louvet, p. 74.

[70] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 65.

[71] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 71 et 72.

[72] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 71 et 72.

[73] Il le déclara lui-même dans cette séance.

[74] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 72 et 75.

[75] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 72 et 75.

[76] Voyez le texte de ce discours reproduit en entier dans l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 75 et 76.

[77] Ce sont les propres termes dont se sert Levasseur dans ses Mémoires, t. I, chap. III, p. 150.

[78] Mémoires de Levasseur, t. I, chap. III, p. 150.

[79] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 80.

[80] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 80 et 81.

[81] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 81.

[82] Voyez, pour cette séance, le n° 372 du Journal des Jacobins, que nous avons suivi pas à pas.

[83] Journal des Jacobins, n° 373.

[84] Mémoires de Louvet, p. 75.

[85] Lettre de Dussault à Louvet, 1815, citée par les éditeurs de ses Mémoires, au bas des pages 79 et 80.

[86] Voyez les Mémoires de Louvet, p. 74.

[87] Mémoires de Louvet, p. 75.

[88] Voyez ce discours, reproduit en entier dans l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 86-99.

[89] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 98.

[90] Histoire parlementaire, t. XXV, p. 99.

[91] Mémoires de Louvet, p. 75.

[92] Mémoires de Louvet, p. 76.

[93] Voyez le discours de Garat, Histoire parlementaire, t. XXV, p. 124-134. — Voyez aussi les Mémoires de Garat, ibid., t. XVIII.

[94] Voyez le discours de Garat, Histoire parlementaire, t. XXV, p. 124-134. — Voyez aussi les Mémoires de Garat, ibid., t. XVIII.

[95] Thiers, Histoire de la Révolution, t. II, chap. VIII, p. 315-330. Édition Méline.

[96] De Barante, Histoire de la Convention, t. II, p. 527 et suivantes. Édition Méline.

[97] De Lamartine, Histoire des Girondins, t. V, p. 254 et suiv. Édition Méline.

[98] Michelet, Histoire de la Révolution, liv. X, chap. IV.

[99] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XXV, p. 55. — Séance du 10 mars 1793.