HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SEPTIÈME

LIVRE HUITIÈME

 

CHAPITRE V. — LA RÉPUBLIQUE VICTORIEUSE

 

 

Élan des peuples vers la Révolution et vers la France. — La Savoie se donne. — Le camp de Dumouriez. — Missions militaires servant de voile à des négociations secrètes. — Égoïsme profond des émigrés. — Le roi de Prusse fait décider la bataille. — Singulier expédient du duc de Brunswick pour faire revenir sur cette décision. — Dumouriez et Danton de concert pour ménager aux Prussiens une retraite tranquille. — Politique souterraine de Danton. — La retraite des Prussiens est décidée. — Tableau de cette retraite tracé par Gœthe. — Dumouriez laisse échapper Brunswick et se rend à Paris. — Siège de Lille. — Héroïsme des habitants. — Cet héroïsme sauve la ville. — L'Allemagne des hommes libres appelle la France. — Occupation de Mayence par Custine. — Les Français dans Francfort. — Évacuation de Longwy par les Prussiens. — La République victorieuse. — Dépêche remarquable du comte de Mercy-Argenteau au Cabinet de Vienne.

 

Ô merveille ! ô preuve immortelle de la vérité des principes pour lesquels nos pères combattirent ! ces emportements sauvages, cette assemblée en délire, cette blême figure de Marat., les peuples qui nous entouraient virent passer tout cela sous leurs yeux, et rien ne les put soustraire au charme fascinateur de la Révolution française ! Ils savaient sans doute qu'il est des choses d'une beauté fatale ; que Sémélé fut réduite en cendres pour avoir voulu contempler de près le Dieu du tonnerre dans tout le formidable éclat de sa puissance. N'importe ! de chaque point de la Savoie montait vers nous le vœu brûlant qui déjà nous avait donné Avignon ; c'était avec larmes que les habitants de Chambéry appelaient notre drapeau tricolore[1], et ceux de Nice n'avaient qu'une pensée, celle que, plus tard, ils exprimèrent en ces termes, dans une touchante adresse à la Convention : Que notre prière d'être Français soit accueillie !... Vous qui voulez le bonheur des peuples et la liberté du monde, nous vous déclarons en présence de l'Éternel, que nous partagerons toutes vos peines... Si notre prière devait être rejetée... nous embraserions plutôt nos possessions dans cette terre de proscription, pour aller vivre dans la terre de liberté que vous habitez[2].

Aussi, lorsque, vers la fin de septembre 1792, les Français se présentèrent, toute la Savoie les reçut et les embrassa avec transport[3]. Ce fut le 24 septembre, que le général Montesquiou fit son entrée à Chambéry[4] ; et, la veille même, Montesquiou, suspect de fayettisme, avait été destitué en pleine séance de la Convention, sur la dénonciation de Tallien, affirmant que ce général n'entrerait point en Savoie ![5] Eh ! comment cela eût-il été possible, lorsque, d'un élan passionné, et les bras ouverts pour nous serrer contre leur poitrine, les Savoisiens nous appelaient de toutes parts ? Ce fut une invasion vraiment sainte.

De leur côté, les habitants de Nice couraient comme au-devant du général Anselme ; la forteresse de Montalban se hâtait de capituler, et, sur une simple sommation, celle de Villefranche ouvrait ses portes[6].

Grande et noble fut la séance où, au bruit d'applaudissements unanimes, au milieu, d'un attendrissement général, et sous l'impression d'un des plus beaux rapports qu'ait jamais faits l'abbé Grégoire, la Convention prononça ces paroles solennelles : Au nom du peuple, la Convention nationale déclare la réunion de la ci-devant Savoie à la République française[7].

Mais les Savoisiens n'avaient pas attendu jusque-là pour prêter le serment de mourir en défendant la liberté, l'égalité, la France[8]. Et ils le tinrent, ce serment ; ils partagèrent nos peines ; ils combattirent nos combats. Oh ! qui de nous pourrait jamais oublier que ce furent les montagnes du département du Mont-Blanc qui fournirent aux batailles de la Révolution ces dragons allobroges, au nom et à la valeur desquels s'attachait une idée de fantastique épouvante, ces guerriers dont l'ennemi disait : Leurs chevaux mordent ![9]

Et en Suisse aussi, à l'approche des troupes de la République, bien des cœurs battirent d'espoir et d'amour. Le pays de Vaud se sentait si vivement attiré vers la France, que le gouvernement bernois, pris d'inquiétude, envoya plusieurs bataillons surveiller la frontière française[10]. A Genève, tandis que Montesquiou s'y réfugiait, accompagné d'un seul aide de camp, et caché sous un habit bourgeois[11], on affecta une attitude menaçante, tant qu'y séjournèrent des confédérés suisses accourus de Nyon ; mais, après leur départ, l'entraînement révolutionnaire, qu'ils comprimaient, éclata ; et Mallet du Pan raconte, avec toute l'amertume de ses haines royalistes, que ce fut alors qu'il quitta la ville, ne doutant pas qu'elle ne vînt tomber dans les bras sympathiques de la République française[12].

Pendant ce temps, vers Châlons, Dumouriez continuait de négocier la retraite des Prussiens, et ne négligeait rien pour l'obtenir, impatient qu'il était d'aller envahir les Pays-Bas, son plan favori[13]. Isoler l'Autriche de manière à pouvoir l'accabler, telle était alors la politique de cet homme extraordinaire, en qui la subtilité du diplomate s'unissait à l'audace du soldat. Apprenant que le roi de Prusse manquait de café et de sucre, il lui en envoya quelques livres, avec des fruits et du pain blanc[14]. Le présent fut reçu, mais le monarque prussien fit dire à son courtois adversaire de s'en tenir là. Une grande cordialité s'était établie entre les avant-postes des deux armées, et les Français partageaient généreusement leur pain avec l'ennemi, dont la détresse allait jusqu'à écorcher les chevaux et les manger[15].

D'un camp à l'autre, les officiers se visitaient, sous prétexte de missions militaires. C'est ainsi que le 23 septembre, le major Massenbach allait s'asseoir à la table de Kellermann, entouré en ce moment des fils de Philippe Égalité, et des généraux Dillon, Schauenbourg, Labarolière.

Or, il arriva qu'après le dîner, Dillon, s'entretenant avec Massenbach, insista sur la nécessité, pour la Prusse, de faire la paix et de reconnaître la République. Il ajouta, mais à voix basse, que la paix pousserait la Révolution à s'engloutir dans l'anarchie ; que si, au contraire, on s'obstinait à la guerre, il ne voyait de salut ni pour la monarchie, ni pour la noblesse, ni... pour lui-même. — Il apercevait dans le lointain, l'infortuné, l'échafaud sur lequel il devait périr ! — Jetant ensuite autour de lui un coup d'œil inquiet, et s'assurant qu'il n'était pas observé, il ouvre la fenêtre, et se penchant au dehors : Voyez, dit-il, à Massenbach, la belle contrée ! Le major comprend, se penche de même, et Dillon laisse tomber rapidement ces mots : Avertissez le roi de Prusse qu'on travaille à Paris à un projet d'invasion en Allemagne, parce qu'on sait qu'il n'y a pas de troupes allemandes sur le Rhin[16].

Le fait était vrai, l'avis important ; mais le roi de Prusse n'accueillit le rapport qu'avec humeur et défiance. Que ne fit pas Dumouriez, pour détacher ce prince de l'alliance de l'Autriche ! Il alla jusqu'à lui adresser un mémoire où il appelait sa fidélité à tenir ses engagements politiques, l'illusion du point d'honneur[17]. Tout fut inutile. Le récent avènement de la République en France n'avait fait qu'enflammer chez Frédéric-Guillaume le désir de relever ou de venger en la personne de Louis XVI la cause des rois.

Et puis, les émigrés l'entouraient, le pressant, le suppliant d'en finir avec la Révolution par quelque grand coup d'épée. Ils avaient cru n'avoir qu'à tendre la main pour ressaisir cette France qu'ils disaient leur appartenir, et l'idée qu'elle allait leur échapper les rendait furieux.

Le sort des prisonniers du Temple, les dangers de Louis XVI, si on précipitait la Convention dans les colères du désespoir, ah ! c'était bien de cela qu'il s'agissait, vraiment ! Un de ces preux écrivait de Coblentz : Le roi de France a appris, dit-on, avec sa ladrerie ordinaire, qu'il n'était plus roi[18]. Dans une lettre du comte de Lambertye à sa sœur, il est dit : On ne conçoit rien aux conférences du roi de Prusse avec Dumouriez. On parle d'un accommodement ; cela ne me paraît guère possible, à moins que l'on ne regarde le royaume pour rien du tout, et qu'on n'ait le projet de conserver les jours du roi de France, et de nous sacrifier. Alors, adieu la noblesse, et le clergé et les propriétés ![19]

Ce langage, d'un égoïsme si naïvement cruel, n'était pas, dans l'émigration, celui de quelques individus seulement ; la responsabilité du sentiment qu'il exprime, le prince de Hardenberg l'étend à l'état-major des émigrés, au parti des princes[20].

Aussi, le roi de Prusse ayant convoqué, le 26 septembre, un grand conseil de guerre, les maréchaux de Broglie et de Castries furent les plus ardents à soutenir, de concert avec le général autrichien Clairfayt, qu'il fallait sans retard livrer bataille. C'est ce que voulait dans son cœur le roi de Prusse. Vainement le duc de Brunswick, le général Kalkreuth et les autres généraux prussiens objectèrent-ils le mauvais état de l'armée, son affaiblissement par les maladies, la saison pluvieuse, l'immensité du désastre en cas de défaite, dans un pays ennemi : le combat fut fixé pour le 29, et la nouvelle s'en répandit aussitôt dans le camp des princes français, qu'elle fit tressaillir de joie[21].

La veille, le duc de Brunswick avait eu avec le colonel Thouvenot une entrevue dans laquelle ce dernier lui avait dit : Des hommes libres sont des lions chez eux... Si, par une suite des hasards de la guerre, vous avanciez sur Paris, alors Paris cesserait d'être Paris ; au moment de votre arrivée, Paris serait à deux cents lieues de Paris[22].

D'autre part, l'idée avait été émise, dans cette conférence, d'une convention militaire secrète sur la base de l'évacuation immédiate du territoire, Dumouriez s'engageant, dans ce cas, à ne point inquiéter la retraite des Prussiens jusqu'à la Meuse[23]. Cela convenait fort au duc de Brunswick ; mais on vient de voir comment ce plan se trouvait écarté par la décision adoptée dans le conseil de guerre du 26 septembre. D'ailleurs, Dumouriez n'avait osé prendre, bien qu'il en eût le désir, l'engagement formel de ménager les Prussiens en retraite, avant d'en avoir reçu de Paris l'autorisation, soit publique, soit secrète.

Pour le décider à prendre sans plus de retard cet engagement qui, en assurant la retraite paisible des Prussiens, pouvait faire revenir le roi de Prusse sur le projet de livrer bataille, le duc de Brunswick eut recours à un expédient singulier. Il connaissait l'extrême désir qu'avait Dumouriez de se porter à la conquête des Pays-Bas ; il espéra l'amener à brusquer l'arrangement, en l'effrayant sur la durée des hostilités reprises avec vigueur par l'armée prussienne[24], et, le 28 septembre, il lui fit parvenir un manifeste où étaient rappelées, dans un style dur, impératif, menaçant, ces précédentes déclarations des 25 et 27 juillet qui avaient si fort irrité les révolutionnaires[25].

Dumouriez, qui ne pénétra pas d'abord les intentions du duc, lut deux fois cette pièce, tant il la trouva étrange, déplacée ; et se tournant vers l'aide de camp qui venait de la lui remettre : M. le duc de Brunswick, dit-il, me prend sans doute pour un bourgmestre d'Amsterdam. Dites-lui que, dès ce moment, la trêve cesse. Et il donna ses ordres en conséquence, devant le messager du prince[26].

Mais une lettre de Heymann ne tarda pas à l'instruire du fond des choses ; et, d'un autre côté, il reçut des ministres, sur ces entrefaites mêmes, l'autorisation secrète, si les Prussiens se décidaient à la retraite, de ne point inquiéter leur marche[27].

Chose curieuse ! l'homme qui avait fait envoyer à Dumouriez cette autorisation si peu conforme au génie audacieux de la Révolution, c'était Danton[28] ; soit que, pénétré des vues de Dumouriez, il voulût le laisser libre d'envahir les Pays-Bas ; soit qu'il crût d'une sage politique de chercher à éloigner l'armée prussienne sans s'obstiner à la vouloir détruire. Toutefois, comme une pareille politique aurait pu paraître suspecte, et qu'il savait la Révolution soupçonneuse, Danton se garda bien de compromettre sa popularité dans des dépêches officielles. L'arrêté du Conseil, tel qu'il le fit adopter par ses collègues, portait, dans un langage tout romain : ... Le Conseil arrête qu'il sera répondu que la République française ne peut entendre à aucune proposition avant que les troupes prussiennes aient entièrement évacué le territoire[29]. Mais, en même temps, Danton faisait savoir à Dumouriez, par une lettre particulière, qu'avant tout, la République avait besoin de mettre hors de son territoire les armées étrangères ; qu'il ne s'agissait pas de viser à la destruction de l'armée prussienne, d'autant que la Prusse n'était pas l'ennemie naturelle de la France ; que, sur trois commissaires de la Convention qui allaient se mettre en route pour le quartier général des deux armées ennemies, il en était deux, Sillery et Carra, plus particulièrement munis d'instructions relatives à l'exécution de la convention militaire qu'il jugerait à propos de conclure[30].

Il faut en convenir, il y a quelque chose de louche dans cet épisode de la vie de Danton. Des trois commissaires dont il est question dans sa lettre à Dumouriez, le seul qui fût d'un patriotisme ardent et d'une inflexibilité républicaine reconnue, c'était Prieur de la Marne. Sillery n'avait jamais figuré que comme l'homme du duc d'Orléans, et Carra était précisément le journaliste qui avait posé la candidature du duc de Brunswick au trône de France : quoi de plus singulier que de cacher au premier ce que l'on confiait aux deux autres ! Et quelles étaient donc ces instructions plus particulières données à des agents tels que Sillery et Carra ? C'est ce que ne disent ni les Mémoires du prince de Hardenberg, très-obscurs en ce qui regarde ces négociations, et évidemment pleins de réticences, ni les Mémoires, beaucoup moins explicites encore, de Dumouriez.

Il y a mieux : cet engagement de ne pas inquiéter l'armée prussienne, dont le prince de Hardenberg parle, en tout cas, d'une manière si positive, et dont les faits vont confirmer la réalité, non-seulement Dumouriez le passe sous silence, mais il ne veut pas qu'on attribue le bonheur de la retraite des Prussiens à une connivence entre lui et le roi de Prusse[31].

Voyons, cependant, comment s'exprime à cet égard un homme d'État fort bien informé, et dont certes le témoignage ici ne saurait être suspect.

Au moment de mentionner la lettre de Danton à Dumouriez, le prince de Hardenberg dit en termes exprès : Dumouriez fit dire au duc de Brunswick qu'il regrettait d'autant plus d'avoir reçu son manifeste, qu'il venait d'être suffisamment autorisé à ne pas inquiéter la retraite de l'armée prussienne, aux termes de la convention dont les bases avaient été provisoirement consenties avec le colonel Thouvenot[32].

Et, du récit du même prince de Hardenberg, il résulte que cette assurance, vivement présentée par le duc de Brunswick, fut un des principaux motifs qui déterminèrent enfin le roi de Prusse à revenir sur la décision de son conseil de guerre, et à donner l'ordre de la retraite[33].

L'armée prussienne était dans un état déplorable. Horriblement ravagée par la dysenterie, elle ne laissait derrière elle, pour marquer la place qu'elle avait occupée, que de vastes mares de sang[34] ; et, presque aussi malheureuse qu'autrefois l'armée de Pharaon, ce qu'elle avait à traverser, selon le mot énergique de Gœthe, c'était une Mer Rouge.... de boue[35].

Dumouriez, dans ses Mémoires, assure que la retraite des Prussiens se fit avec le plus grand ordre[36] : on va juger de la vérité de cette assertion par le tableau suivant qu'a tracé du désastre un homme qui s'y trouva enveloppé, l'illustre Gœthe :

Lorsque, au point du jour, nous sortîmes de Verdun, le tumulte et la confusion furent sans mesure. Sur la grande esplanade qui s'étend devant la porte, se croisaient toutes sortes de voitures, peu de cavaliers, et des fantassins innombrables. Tournant à droite, vers Etain, nous nous engageâmes dans une étroite route bordée de fossés. Si monstrueux était l'entassement, si ardente la précipitation, que le sentiment de la conservation personnelle faisait taire toute autre considération, étouffait toute pitié. Un cheval de fourgon étant tombé, non loin de moi, on coupa les courroies, pour le laisser mourir là sur le chemin ; et, comme ses trois compagnons devenaient incapables de traîner leur fardeau, on les détacha aussi, et l'on renversa le lourd fourgon dans le fossé. Il fallait avancer, et sans retard ; nous eûmes à passer droit sur le corps du pauvre animal, qui allait précisément se relever, et je ne vis que trop bien ses jambes frémir et craquer sous les roues. Hommes et bêtes, étouffés dans l'étroite route, cherchaient à s'échapper dans les terres environnantes. Mais la pluie les avait affreusement détrempées ; elles apparaissaient couvertes de fossés pleins d'eau, et les sentiers y étaient partout coupés. Quatre soldats français bien vêtus, de bonne mine et d'une tournure distinguée, marchèrent quelque temps à côté de ma voiture ; ils choisissaient leurs pas avec tant d'art, que c'était au-dessous de la cheville seulement, que leur chaussure témoignait du fangeux pèlerinage où ces braves gens étaient aventurés. Qu'en de semblables circonstances on aperçût gisant de toutes parts, dans les prairies, dans les fossés, dans les champs, des tas de chevaux morts, rien de plus naturel ; mais nous ne tardâmes pas à en rencontrer qu'on avait écorchés, et auxquels manquaient les parties charnues : triste symptôme de l'universelle détresse[37].

 

Gœthe, lorsqu'il écrivait ces lignes, ne se doutait certainement pas qu'elles serviraient un jour à excuser les défiances de Marat s'écriant avec sa violence accoutumée : Dans le misérable état où sont réduits ces brigands mercenaires, il est impossible qu'ils échappent à nos troupes, si nos généraux ne sont pas des traîtres[38]. Et pendant ce temps, que faisait Dumouriez ? Il nous dit bien, dans ses Mémoires, qu'il entassa ordres sur ordres : ordre au lieutenant général d'Harville de s'avancer très-promptement de Pont-Favergues à Attigny ; ordre au général Miaczinski de se porter du côté de Tannay ; ordre au général Chazot d'aller prendre le commandement de Sedan, en passant par Rethel ; ordre au général Dillon de pousser par Clermont jusqu'aux Islettes, etc., etc.[39]. Mais ce que le général diplomate n'explique pas, c'est l'inconcevable fatalité qui paralysa l'effet de ces instructions, si multipliées et si savantes ! Il se plaint beaucoup de l'indiscipline et de la mollesse de Kellermann ; il accuse tantôt le trop de lenteur de Stengel, tantôt le trop de précipitation de Miaczinski, tantôt les hésitations de Valence ; mais ce qui, bien mieux que tout cela, explique le bonheur de la retraite des Prussiens, c'est l'engagement secret que Dumouriez, d'accord en ceci avec Danton, avait pris de ne les pas inquiéter, engagement dont il n'a eu garde de se couvrir, mais à l'égard duquel les Mémoires du prince de Hardenberg lèvent tous les doutes.

Et une autre chose lève tous les doutes : l'étrange départ de Dumouriez pour Paris, au milieu même du mois d'octobre, c'est-à-dire au moment où les Prussiens sortaient en désordre de Verdun ! Si sa présence au milieu de ses troupes fut jamais nécessaire, n'était-ce pas précisément lorsqu'ayant les ennemis à poursuivre, il croyait ne pouvoir pas se reposer sur une stricte- exécution de ses ordres[40] ?

Cependant la guerre continuait d'embraser le nord de la France, et tandis que, laissant échapper Brunswick, Dumouriez allait à Paris, où nous le retrouverons bientôt, courir les fêtes et les spectacles, Lille s'immortalisait par une défense héroïque.

Le lecteur se souvient que, dans les premiers jours de septembre, Beurnonville avait dû quitter le camp de Maulde, pour joindre Dumouriez avec neuf mille hommes. Le camp de Maulde se trouvant réduit à cinq mille hommes, par suite de ce départ, et n'étant plus tenable, il avait fallu l'abandonner, et, au milieu du décampement, une soudaine attaque des Autrichiens avait produit parmi les Français une panique trop semblable à celles de Mons et de Tournay pour n'être pas attribuée à la trahison[41]. Mais si l'ennemi comptait sur cette ressource, l'indomptable patriotisme des Lillois dut bien vite le détromper.

Investie dès le 25 septembre par trente-quatre mille confédérés sous les ordres d'Albert de Saxe-Teschen, la place de Lille, que défendaient à peine huit mille hommes, dont trois seulement de troupes régulières[42], fut soumise, du 29 septembre au 8 octobre, à un bombardement presque sans exemple dans les annales de la fureur. D'après un bulletin que publièrent presque toutes les feuilles périodiques de l'époque, le nombre des boulets rouges et bombes lancés dans Lille ne s'éleva pas à moins de soixante mille[43]. Les bombes autrichiennes contenaient de petites fioles pleines d'huile de térébenthine. Le feu prit à l'Hôtel de Ville, à l'Hôpital militaire, à l'église Saint-Étienne, au quartier Saint-Sauveur ; une foule de maisons furent détruites ; jour par jour, heure par heure, les ruines s'entassant sur les ruines, la place en vint à présenter l'aspect d'une cité qu'aurait arrachée à ses fondements quelque épouvantable tremblement de terre.

Mais ce qui ne put être ébranlé, ce fut l'âme vaillante des habitants. Debout sur les décombres, ils ne cessèrent de faire monter le grand cri de Vive la nation ! dans le bruit des décharges d'artillerie où se perdait la plainte des agonisants. Le commandant supérieur Duhoux, le commandant d'armes Ruaut, le maire, qui se nommait André, le chef de la garde nationale, qui se nommait Bryan[44], tous firent leur devoir, portés qu'ils étaient par cet enthousiasme guerrier que pouvait seul inspirer l'âpre génie de la Révolution française. Un boulet étant tombé au milieu de la salle où la Commune était assemblée : Nous sommes en permanence, dit froidement un des membres, et la délibération continue[45].

Les saillies de la gaieté nationale se mariant, comme toujours, au mépris de la mort, les uns jouaient à la boule avec des boulets, les autres en remplissaient des baquets en riant[46]. Un ouvrier s'étant mis à tirer à lui un boulet rouge avec son chapeau, le chapeau brûla, et aussitôt le boulet fut sans cérémonie coiffé du bonnet rouge[47]. Des enfants couraient aux bombes, et arrachaient la mèche. D'un éclat de ce formidable projectile, un perruquier fit son plat à barbe, et à la place même où la bombe venait de tomber, rasa quatorze personnes[48]. Il n'en fallait pas tant pour mettre à la mode en France le nouveau plat à barbe ; et, plusieurs années après, Mercier[49] écrivait qu'il n'était pas un patriote de bon ton qui ne se rasât dans un éclat de bombe venu de Lille.

Et il eut aussi son côté touchant, son côté philosophique, ce drame admirable. Oh ! comme le péril et le malheur effacent vite les distances ! La puissance qu'on se hâta d'invoquer, à Lille, contre la mort, ce fut l'Égalité. On vit alors les riches et les pauvres, rapprochés par cet amour auguste et profond que l'Évangile donne pour loi fondamentale aux sociétés humaines. Les habitants du somptueux hôtel que les flammes venaient de dévorer recevaient l'hospitalité du pauvre, qui offrait la moitié de son pain et l'abri de son humble toit, tandis que, de leur côté, les plus opulents citoyens ouvraient toutes grandes les portes de leurs palais à l'indigence étonnée. Le passant déchirait son linge, pour étancher le sang du blessé qu'il rencontrait étendu sur le pavé. Si quelqu'un disait : Je n'ai pas telle chose, il y avait là quelqu'un pour répondre : La voici ! Après avoir rappelé ces scènes, dont elle fut témoin, la femme aux mémoires de qui nous les empruntons, s'écrie avec une émotion bien naïve, penseront les esprits vulgaires : Ah ! pourquoi le monde n'est-il pas toujours ainsi ?[50]

Inutile d'ajouter que de ce sentiment de fraternité naquit un ordre merveilleux. Dans chaque quartier, dans chaque rue, la défense se trouva organisée comme par enchantement. Des vases pleins d'eau étaient à toutes les portes ; pendant la nuit, toutes les maisons étaient gardées par des veilleurs. Un boulet rouge venait-il à pénétrer quelque part, un cri partait : C'est chez un tel ! Et à l'instant, vingt citoyens, chacun un seau d'eau à la main, se réunissaient à l'endroit menacé[51].

Ces nobles et courageux efforts eurent leur récompense. Les Autrichiens durent lever le siège, laissant derrière eux une ville dévastée mais rayonnante de gloire, deux mille hommes qu'ils avaient tués, deux mille hommes qu'ils avaient perdus[52], et un nom exécré.

L'archiduchesse Christine, la propre sœur de la reine de France, était venue assister à ce bombardement d'une ville française. Pour ajouter à l'intérêt du spectacle, les Autrichiens redoublèrent naturellement de furie, et elle put juger de l'effet des bombes du poids de 500 livres, deux mortiers qui éclatèrent ayant mis en pièces une trentaine d'hommes[53] ! Elle déjeuna au quartier général, ce qui fit appeler cette journée le Déjeuner de l'archiduchesse[54]. Dans une proclamation qui exprima la pensée de toute la France, les Commissaires de la Convention dirent aux Lillois :

Vous êtes dignes d'être républicains[55].

Mais quoi ! aux Français, devenus républicains, il ne pouvait convenir de se confiner dans le courage de la défense : c'était la gloire de l'attaque qui les tentait. Nous ne vaincrons les Romains que dans Rome, avait dit le grand Annibal ; cette politique de l'audace fut, dès l'origine, celle de la République française.

Sur les rives du Rhin, et couvrant les limites des deux départements auxquels ce fleuve a donné son nom, une armée française, sous les ordres du général Biron, faisait alors face à l'ennemi, les lignes dites de Wissembourg étant occupées par le corps du général Custine.

Franchir la frontière, marcher sur Spire, voilà ce que ce dernier désirait et ce qu'il proposa. Mais, au moment où il en demanda l'autorisation à Biron, commandant en chef, les troupes allemandes assiégeaient Thionville, menaçaient notre frontière de la Meuse, et la fortune n'avait pas encore couronné les brillantes opérations de l'Argonne. Ce fut donc de ce côté que Biron ordonna Custine de se porter, de manière à prêter main-forte à la défense de notre propre territoire[56].

Heureusement, il se trouva que les chemins, détrempés par les pluies, étaient impraticables. En attendant qu'ils se raffermissent, Custine obtient de pousser jusqu'à Spire. A peine arrivés, les Français courent aux portes, enfoncent à coups de canon et à coups de hache, chassent devant eux l'ennemi de rue en rue, de maison en maison, et font prisonnier sur les bords du Rhin un corps de trois mille Allemands, que leur livre la fuite des bateliers saisis d'effroi[57].

Arrive à Spire un professeur de Worms, nommé Bœhmer. Il apprend à Custine que villes et campagnes attendent la France, l'appellent ; il lui conseille d'aller en avant, répondant du succès ; il le presse, il l'entraîne. Bœhmer n'était en ceci ni trompé, ni trompeur. Un détachement de quatre mille cinq cents hommes, envoyé Worms par Custine, y est reçu avec empressement. Toujours sur l'avis de Bœhmer, Custine lance une proclamation adressée aux populations des bords du Rhin, et là, comme à Avignon, comme à Chambéry, comme dans toute la Savoie, les cœurs vont au-devant de la Révolution et de la France. Allons, allons ! que Custine se décide Mayence brûle de se donner. Ainsi parlent le professeur Bœhmer, un autre professeur de Strasbourg, nommé Dosch, le jeune Stamm, un des plus fervents patriotes du pays, et enfin le correspondant de Stamm, un des hommes désignés pour la défense de Mayence, le lieutenant-colonel du génie Eichenmeyer[58]. Comment Custine aurait-il hésité Le 19 octobre, il était devant Mayence ; et, le 21, pressé par le vœu des habitants, dominé par Eichenmeyer, le baron de Gimmich, commandant de la place, capitulait[59].

Aussitôt, le général Neuwinger avec quinze cents hommes, et Houchard avec un corps de cavalerie, reçoivent ordre de passer le Rhin, et de se diriger, par deux routes différentes, sur la ville de Francfort, où ils entrèrent sans coup férir, musique en tête, le 22 octobre, c'est-à-dire le jour même où les Prussiens évacuaient Longwy[60].

Voilà comment la République en France signala son avènement. Elle n'avait pas encore un mois d'existence, que déjà elle s'annonçait au monde étonné par des victoires aussi rapides que l'éclair, par des victoires où, bien plus que la force matérielle de la Révolution française, éclatait le prodige de son ascendant moral[61].

Dans une dépêche que, vers ce temps, le comte de Mercy-Argenteau adressait au Cabinet de Vienne, on lit :

..... Il faut continuer la guerre, mais renoncer au fol espoir d'enchaîner une nation entière. Il faut abandonner et la Contre-Révolution, et les Emigrés, et..... pour le moment, le projet de rétablir la monarchie en France.

La monarchie, parce qu'elle ne renaîtra qu'après que l'anarchie aura fatigué tous les partis, et ce temps sera précédé par d'incalculables événements ;

Les Émigrés, parce qu'ils sont la cause de nos fautes, de nos malheurs, de nos embarras ;

La Contre-Révolution, parce qu'une fois tentée sans succès, elle est impossible, même sur de nouveaux plans et par de nouveaux moyens ![62]

 

 

 



[1] Voyez, à cet égard, les Mémoires du général Doppet, liv. II, chap. I. Collection des Mémoires sur la Révolution.

[2] Adresse à la Convention, séance du 21 octobre 1792.

[3] Mémoires du général Doppet, liv. II, chap. I, p. 68.

[4] Mémoires du général Doppet, liv. II, chap. I, p. 67.

[5] Histoire parlementaire, t. XIX, p. 53.

[6] Montgaillard, Histoire de France, t. III, p. 245.

[7] Voyez la séance du 27 novembre 1792, dans l'Histoire parlementaire, t. XX, p. 384-386.

[8] Mémoires du général Doppet, liv. II, chap. I, p. 75.

[9] Mémoires du général Doppet, liv. II, chap. I, p. 77.

[10] Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I, chap. XIII, p. 332.

[11] Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I, chap. XIII, p. 334.

[12] Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I, ch. XIII, p. 336.

[13] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 503.

[14] Mémoires de Dumouriez, t. III, p. 66.

[15] Mémoires de Dumouriez, t. III, p. 66.

[16] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 501 et 502.

[17] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 508.

[18] Correspondance originale des émigrés, p. 119.

[19] Correspondance originale des émigrés, p. 118.

[20] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 510.

[21] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 510 et 511.

[22] Relation de cette conférence écrite par Thouvenot lui-même, et citée par les éditeurs des Mémoires de Dumouriez, t. III, p. 68 de ces Mémoires.

[23] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 506. — Dumouriez ne touche pas ce point dans ses Mémoires.

[24] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 513.

[25] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 513.

[26] Mémoires de Dumouriez, t. III, p. 69.

[27] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 514.

[28] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 517.

[29] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 517.

[30] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 517.

[31] Voyez ses Mémoires, t. III, p. 71 et 73.

[32] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 514 et 515.

[33] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 518 et 519.

[34] Mémoires de Dumouriez, t. III, liv. V, chap. XII, p. 73.

[35] Campagne de France. — Œuvres de Gœthe (traduction J. Porchat), t. X, p. 64.

[36] Mémoires de Dumouriez, t. III, p. 83.

[37] Campagne de France. — Œuvres de Gœthe (trad. J. Porchat), t. X, p. 79 et 80.

[38] Journal de la République, n° 10.

[39] Voyez, dans le IIIe tome des Mémoires de Dumouriez, le chapitre intitulé Retraite des Prussiens.

[40] Tout ceci parait avoir complètement échappé aux historiens qui m'ont précédé.

[41] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XIX, p. 186 et 187.

[42] Montgaillard, Histoire de France, t. III, p. 247.

[43] Bulletin du bombardement de Lille, cité dans l'Histoire parlementaire, t. XX, p. 68.

[44] Montgaillard, Histoire de France, t. III, p. 247.

[45] Carlyle, The French Revolution, vol. III, p. 73.

[46] Bulletin du bombardement de Lille, Histoire parlementaire, t. XX, p. 68.

[47] Bulletin du bombardement de Lille, Histoire parlementaire, t. XX, p. 68.

[48] Bulletin du bombardement de Lille, Histoire parlementaire, t. XX, p. 68.

[49] Cité par Carlyle, The French Révolution, vol. III, p. 73.

[50] Souvenirs d'une actrice, par madame Louise Fusil, t. I, ch. XX, p. 249.

[51] Bulletin du bombardement de Lille, Histoire parlementaire, t. XX, p. 69.

[52] D'après l'évaluation de Servan.

[53] Bulletin du bombardement de Lille, Histoire parlementaire, t. XX, p. 69.

[54] Souvenirs d'une actrice, t. I, chap. XX, p. 249.

[55] Histoire parlementaire, t. XX, p. 65.

[56] Histoire parlementaire, t. XX, p. 72. — Détails empruntés au travail de Servan.

[57] Histoire parlementaire, t. XX, p. 75.

[58] Histoire parlementaire, t. XX, p. 74 et 75.

[59] Histoire parlementaire, t. XX, p. 76 et 77.

[60] Histoire parlementaire, t. XX, p. 77. — Montgaillard, Histoire de France, t. III, p. 248.

[61] Ceci a été on ne peut mieux exprimé par M. Michelet, dans le t. IV de son Histoire de la Révolution, liv. VIII, chap. I. Nous invitons le lecteur à lire ces pages, vraiment admirables de patriotique élan et de tendresse.

[62] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 351 et 352.