HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SIXIÈME

LIVRE SEPTIÈME

 

CHAPITRE XIII. — LA PATRIE EST EN DANGER.

 

 

Proclamation royale. — Proclamation de la Commune. — Contre-réaction. — Lafayette à Paris. — Tableau des dangers de la patrie. — Mouvement sublime qui emporte la France ; marche des Marseillais ; la Marseillaise. — Roland et ses amis penchés sur la carte de France. — Décret sur la visite des fédérés. — Licenciement des états-majors. - Admirable discours de Vergniaud sur le danger de la patrie. — Forme de la déclaration portant que la patrie est en danger. — Théorie de la dictature par Torné. — Communication hypocrite faite par la Cour à l'Assemblée. — Motion conciliatoire de Lamourette ; ses résultats ; ce qu'il en faut penser. — Projet de calomnie par voie de suicide. — Agitation universelle. — L'Assemblée déclare que la patrie est en danger. — Démission en masse des ministres. — La contre-révolution dans trente-trois Directoires sur quatre-vingt-trois. — Suspension de Pétion annulée par l'Assemblée. — Les fédérés à Paris. — Scènes d'intérieur au château. - Anniversaire du 14 juillet célébré en 1792. — Adresse hautaine des fédérés, rédigée par Robespierre. — La France découverte, aux frontières. — Héroïque élan des Français. — Enrôlements civiques. — Les volontaires de 92. — Cri solennel poussé par Robespierre.

 

A peine laissée à elle-même, la royauté se montra tout entière au désir de venger ses injures. L'agitation de Louis XVI, l'attitude de Marie-Antoinette et son ardente pâleur, la colère muette des serviteurs les plus fidèles, la bassesse des autres convertie en éclats d'indignation, annonçaient des projets pleins de violence. Le grenadier Hémery, pour avoir dégusté le vin que Louis XVI avait bu, reçut des témoignages de haute satisfaction, comme si le roi eût couru risque d'être empoisonné[1]. Le 20 juin, transformé en une immense tentative d'assassinat, trouva dans la Gazette universelle, dans le Mercure de France, dans la feuille de Royou, dans celle de Durosoy, des commentateurs sinistres[2]. Élevés par leur enthousiasme patriotique au-dessus de toute peur vulgaire, les Girondins étaient calmes, mais au fond ils se sentaient honteux d'avoir avec si peu de succès provoqué tant de bruit ; et quant aux Feuillants, quoique animés d'une fureur sincère, ils triomphaient en secret d'un attentat qui chargeait leurs adversaires d'une responsabilité odieuse.

Pour profiter de la réaction prévue, et d'abord pour y pousser, les ennemis de la Révolution ne négligèrent rien.

Dès le 21, entraînée par leurs clameurs, l'Assemblée nationale décréta que désormais, sous aucun prétexte, aucune réunion de citoyens armés ne pourrait se présenter à la barre. En même temps, on semait la fausse nouvelle que les faubourgs s'ébranlaient, comme la veille. Et, cette fois, qui pouvait répondre des suites de la tourmente ?

Pétion dut venir en personne rassurer l'Assemblée, qu'une lettre de Rœderer avait mise en émoi[3]. Mais la menaçante rumeur, bien que répandue par des royalistes, avait porté l'alarme dans le château. Voyant sa mère tout effrayée, le Dauphin, alors âgé de six ans, courut à elle en poussant ce cri naïf : Maman, est-ce que hier n'est pas encore fini ?[4]

Le soir, Pétion était mandé aux Tuileries pour y rendre compte de la situation de la capitale. Voici textuellement l'entretien qui s'engagea entre Louis XVI et lui en présence de deux officiers municipaux et d'une soixantaine de personnes :

LE ROI. — Eh bien, monsieur le maire, le calme est-il rétabli dans la capitale ?

LE MAIRE. — Sire, le peuple vous a fait ses représentations ; il est tranquille et satisfait.

LE ROI. — Avouez, monsieur, que la journée d'hier a été d'un bien grand scandale, et que la municipalité n'a pas fait pour la prévenir tout ce qu'elle aurait pu faire.

LE MAIRE. — Sire, la municipalité a fait tout ce qu'elle a pu et dû faire ; elle mettra sa conduite au grand jour, et l'opinion publique la jugera.

LE ROI. — Dites la nation entière.

LE MAIRE. — Elle ne craint pas plus le jugement de la nation entière.

LE ROI. — Dans quelle situation se trouve en ce moment la capitale ?

LE MAIRE. — Sire, tout est calme.

LE ROI. — Cela n'est pas vrai.

LE MAIRE. — Sire.

LE ROI. — Taisez-vous.

LE MAIRE. - Le magistrat du peuple n'a pas à se taire quand il a fait son devoir et qu'il dit la vérité.

LE ROI. — La tranquillité de Paris repose sur votre responsabilité.

LE MAIRE. — Sire, la municipalité.

LE ROI. — C'est bon ; retirez-vous.

LE MAIRE. — La municipalité connaît ses devoirs ; elle n'attend pas pour les remplir qu'on les lui rappelle[5].

Alors Sergent, qui accompagnait Pétion, prit la parole : Sire, M. le maire est fondé à vous dire que la police surveille, même dans votre palais, et je puis apprendre à Votre Majesté qu'on vient de placer sous les combles du château deux cents lits de camp qui seront bientôt occupés. — Cela n'est pas vrai. — Si Votre Majesté veut m'accorder huit jours, je lui présenterai les noms de ceux qui occuperont les lits. — Cela n'est pas vrai. Retirez-vous.

Indignés de cette réception brutale, les deux magistrats saluèrent gravement, et ils se retiraient, lorsque, au bas de l'escalier, des furieux les assaillirent. Pétion fut insulté et Sergent frappé[6].

Le lendemain, 22, parut une proclamation du roi où grondaient toutes les colères de son cœur. Il y était dit : Les Français n'apprendront point sans douleur qu'une multitude égarée par quelques factieux est venue à main armée dans l'habitation du roi. Le roi n'a opposé aux menaces et aux insultes des factieux que sa conscience et son amour pour le bien public. Si ceux qui veulent renverser la monarchie ont besoin d'un crime de plus, ils peuvent le commettre. Le roi ordonne à tous les corps administratifs de veiller à la sûreté des personnes et des propriétés2[7]. Ainsi, la Cour donnait à entendre que la pensée du 20 juin avait été une pensée de meurtre et de pillage ! Cette accusation, lancée du haut du trône aux faubourgs, les irrita pour jamais ; et quant aux insultes dont se plaignait maintenant Louis XVI, lui qui, en présence de la foule, avait tant dit et répété : Je ne crains rien au milieu de mon peuple. — Je suis bien ici. — Je veux y rester, Prudhomme, dans son journal, n'hésita pas à écrire ce mot terrible : IMPOSTURE[8] !

Mais ce qui, plus encore, décria l'emportement du langage qu'on avait fait tenir au roi, ce fut le ton modéré de la proclamation que Pétion fit à son tour placarder sur les murs de Paris : Citoyens, gardez le calme et votre dignité. Couvrez de vos armes le roi de la Constitution ; environnez de respect sa personne ; que son asile soit sacré. Respectez, faites respecter l'Assemblée nationale et la majesté des représentants d'un peuple libre. Ne vous rassemblez pas en armes ; la loi vous le défend. Montrez-vous dignes de la liberté, et souvenez-vous que les peuples les plus libres sont les plus esclaves de leurs lois[9].

Le contraste entre ce langage et celui de la proclamation royale ; la publication de l'entretien qui avait eu lieu entre Louis XVI et Pétion ; le récit répété de bouche en bouche des violences exercées sur le maire et l'administrateur de la police, dans le château même ; les calomnies dirigées contre le peuple de Paris par les journaux royalistes, et leurs invectives sauvages ; la demande adressée à l'Assemblée nationale par le député Delfau d'un décret qui prononçât la mort des sociétés jacobines ; enfin, le bruit que firent les Feuillants d'une pétition où le 20 juin était flétri, et qu'ils prétendirent avoir été couverte de seize mille signatures[10], tout cela provoqua bien vite une contreréaction. Les libellistes de la Révolution entrèrent en campagne. On exagéra la duplicité de Louis XVI ; on nia injustement son courage. D'audacieuses caricatures le représentèrent une bouteille à la main, buvant à même ; et, au-dessous, ces mots : Le roi boit ! Le roi boit ! Même la noble parole qu'il avait dite au grenadier, qui lui criait de ne pas avoir peur, on la travestit de manière à charmer les enfants de Voltaire : Faites de moi ce que vous voudrez ; je suis confessé[11].

Un événement inattendu vint ajouter à l'émotion publique : Lafayette était à Paris. Il avait appris dans son camp, sous Bavai, la journée du 20 juin, et quittant brusquement ses soldats, il accourait offrir au trône l'appui de son nom, de son âme intrépide et de son épée. Le 28, il se rend à l'Assemblée. On l'introduit. Il parle :

..... Les violences commises le 20 juin aux Tuileries ont excité l'indignation et les alarmes de tous les bons citoyens, particulièrement de l'armée. Dans celle que je commande, tous les officiers, sous-officiers et soldats ne font qu'un. J'ai pris avec mes braves compagnons d'armes l'engagement d'exprimer seul un sentiment commun. Il est temps de garantir la Constitution des atteintes de tous les partis ; il est temps d'assurer la liberté de l'Assemblée nationale, celle du roi. Je supplie l'Assemblée d'ordonner que les instigateurs des délits et des violences commises le 20 juin aux Tuileries, seront poursuivis et punis comme criminels de lèse-nation, de détruire une secte qui envahit la souveraineté nationale., et de donner à l'armée l'assurance que la Constitution ne recevra aucune atteinte à l'intérieur, tandis que les braves Français prodiguent leur sang pour la défense des frontières.

 

Il y avait dans cette démarche hardie quelque chose de chevaleresque qui exalta les Feuillants et frappa leurs adversaires. Les honneurs de la séance furent accordés au général, et ce fut au milieu des applaudissements réitérés d'une partie de l'Assemblée que, traversant la salle, il alla prendre place sur le banc des pétitionnaires.

Mais voilà que, l'œil ardent, le sourire de l'ironie sur les lèvres, Guadet se lève : Au moment où la présence de M. de Lafayette à Paris m'a été annoncée, une idée bien consolante est venue s'offrir à moi : Ainsi, me suis-je dit, nous n'avons plus d'ennemis extérieurs ; ainsi les Autrichiens sont vaincus ! Cette illusion n'a pas duré. Nos ennemis sont toujours les mêmes, notre situation extérieure n'a pas changé, et cependant M. de Lafayette est à Paris ! Il signale ensuite le danger d'accorder à des généraux le droit de pétition ; il demande si Lafayette a été autorisé à quitter son poste par un congé formel ; il conclut à ce qu'on interroge le ministre, et à ce que la conduite de Lafayette soit l'objet d'un rapport de la commission des Douze. Le trait porta. Les Girondins, un moment étonnés, se raniment. Mais encouragés par la présence de celui que déjà ils saluent leur sauveur, les Feuillants tiennent bon. Ramond, un de leurs chefs, propose le renvoi de l'adresse de Lafayette à une commission qui puisse lui donner suite. Isnard réclame la parole et ne réussit pas à l'obtenir. Une querelle confuse s'engage sur l'ordre et la continuation de la discussion. Enfin, on la déclare fermée, et Ramond l'emporte[12].

Lafayette sortit de l'Assemblée, entouré d'une foule de grenadiers bleus, de canonniers, d'officiers de la ligne, qui se pressaient, les uns à la portière, les autres aux roues de sa voiture, en criant Vive Lafayette ! A bas les Jacobins ![13] Ce fut son dernier triomphe.

Le soir même, Brissot, dans la Société-mère, s'éleva contre son ancien ami avec une extrême véhémence, et prit l'engagement de le dénoncer à la tribune nationale comme coupable de haute trahison. Sur quoi, Robespierre prononça ces généreuses paroles : Lorsque le danger que court la liberté est certain, lorsque l'ennemi de la liberté est bien connu, il est superflu de parler de réunion ; car ce sentiment est dans tous les cœurs. Quant à moi, j'ai éprouvé qu'il était dans le mien au plaisir que m'a fait le discours prononcé ce matin à l'Assemblée nationale par M. Guadet, et à celui que je viens d'éprouver en entendant M. Brissot[14]. C'était mettre au-dessus des rivalités de parti l'intérêt de la Révolution ; et le pacte saint — que les péripéties d'une tragédie sans pareille devaient faire oublier si vite, hélas ! — fut aussitôt conclu.

Retiré chez lui, Lafayette ne songea plus qu'à porter à ses ennemis un coup vigoureux. Il lui fallait pour cela réveiller dans la garde nationale le feu d'un dévouement mal éteint : il fut convenu qu'il passerait la revue de la première division, que commandait Aclocq. Mais la reine fit tout échouer. Son orgueil ne put se plier à l'idée de devoir son salut à un homme dont elle avait eu à subir tant d'affronts. Décidée à jouir jusqu'au bout de sa haine, elle fit secrètement avertir Pétion, qui donna contre-ordre pour la revue[15]. Lafayette alors invita tous ceux des gardes nationaux qui servaient sa fortune, à venir, dans la soirée, se grouper, aux Champs-Elysées, autour de sa personne : à peine cent hommes se réunirent ; on s'ajourna au lendemain, avec la résolution d'aller disperser les Jacobins, si seulement on était trois cents : on ne se trouva pas trente[16] ! Lafayette dut repartir aussi brusquement qu'il était arrivé ; les patriotes le brûlèrent en effigie ; et tel fut l'aboutissement d'une démarche très-mal calculée, mais qui ne manquait certes ni de générosité ni de courage.

Nous touchons à un grand spectacle.

Quelque forte que fût la Révolution à Paris, elle apparaissait à qui regardait la France entière, comme un vaisseau battu des vagues, à l'heure des tempêtes. Le péril était partout, partout la trahison. Dans le département de l'Ardèche, les royalistes se soulevaient, et, guidés par du Saillan, lieutenant général de l'armée des princes, couraient mettre le siège devant Jalès[17]. En Bretagne, un simple cultivateur, nommé Allain Rœdeler, appelait aux armes, à l'issue de la messe, tous les fidèles serviteurs du roi, et de cet appel audacieux sortait un commencement de guerre civile[18]. La Vendée s'agitait frémissante, au souffle embrasé de ses prêtres. Autour d'autels, adossés à quelque chêne antique, au fond des bois, et à genoux devant le calice, les paysans juraient des alliances sanglantes. Les forêts de la Gaule semblaient avoir retrouvé leurs druides. On racontait des scènes extraordinaires de fanatisme. Dans le bas Poitou, par exemple, on avait vu un villageois révolté se battre longtemps à coups de fourche contre les gendarmes, et après avoir reçu vingt-deux coups de sabre, mourir en répondant à la sommation de se rendre, par ce cri : Rendez-moi mon Dieu ![19] Les Directoires des départements, à mesure que la nouvelle du 20 juin leur parvenait, protestaient coup sur coup, menaçaient, grondaient. La dernière proclamation du roi avait été répandue à plus de quarante mille exemplaires dans l'armée de Luckner[20], pour y semer les germes d'une sédition prétorienne. De sorte que la Révolution, rien qu'à l'intérieur, avait à craindre, à prévoir, à prévenir tous les genres de danger à la fois : intrigues de palais, menées politiques, accès de fanatisme religieux, esprit anarchique des pouvoirs constitués, modérantisme changé en fureur, et jusqu'à la révolte de ceux à qui elle avait confié son épée.

Au dehors, la situation se présentait plus menaçante encore. Il est vrai que l'Espagne restait immobile sous la main du comte d'Aranda ; que le Danemark semblait tenir à sa neutralité ; que la Suède s'était, depuis la mort de Gustave, dépouillée de son armure ; que l'Angleterre se contentait d'épier l'avenir. Mais, en revanche, la czarine, la puissante czarine, venait d'adhérer pleinement à la politique offensive des deux cours germaniques, et, tandis que les Prussiens s'avançaient sur trois colonnes, celles de la Silésie, de l'armée des Marches et de Westphalie ; tan- dis que vingt mille Autrichiens se dirigeaient vers le moyen Rhin, toute l'Allemagne des Cercles prenait feu. En outre, et pour attirer, des différentes parties de la frontière, des corps entiers de déserteurs avec lesquels de secrètes intelligences se trouvaient établies, Bouillé avait obtenu du roi de Prusse et de son généralissime que deux détachements d'émigrés de cinq mille hommes chacun seraient employés sous le prince de Condé et sous le duc de Bourbon, avec les deux corps d'observation en Flandre et sur le Rhin, sans compter un troisième détachement de dix mille émigrés qui, sous les princes frères de Louis XVI, devait rester attaché à la grande armée[21]. Bouillé donnait ainsi la main à Brunswick, la désertion donnait la main à l'invasion. Le but à atteindre ? On n'en faisait pas mystère. Ce n'était plus seulement de se garantir de la Révolution qu'il s'agissait, mais de l'écraser. Lorsque François, qui, vers ce temps, fut élu à Francfort chef de l'empire germanique, se mit à traverser l'Allemagne ; parmi les devises destinées à honorer son passage, on remarqua celle-ci, qui, selon le mot d'un royaliste diplomate, renfermait tout l'esprit de la coalition : Que Guillaume vive pour sa gloire, qu'il anéantisse les nouveaux Francs, qu'il rende au roi tous ses droits ![22]

Et c'était dans ce temps-là même, c'est-à-dire au commencement du mois de juillet, que Lally-Tollendal écrivait au roi :

Je suis chargé par M. de Lafayette de faire proposer directement à Sa Majesté, pour le 15 de ce mois, le même projet qu'il avait proposé pour le 12... M. de Lafayette veut être à Paris le 15 ; il y sera avec le vieux général Luckner. Tous deux ont un même sentiment et un même projet. Ils proposent que Sa Majesté sorte publiquement de la ville, entre eux deux, en annonçant à l'Assemblée qu'elle ne dépassera pas la ligne constitutionnelle, et qu'elle se rend à Compiègne. Sa Majesté et toute la famille royale seront dans une seule voiture. Il est aisé de trouver cent bons cavaliers qui l'escorteront. Les Suisses, au besoin, et une partie de la garde nationale, protégeront le départ. Les deux généraux resteront près de Sa Majesté. Arrivée à Compiègne, elle aura pour garde un détachement de l'endroit, qui est très-bon, un de la capitale, qui sera choisi, et un de l'armée. M. de Lafayette, toutes ses places garnies, ainsi que son camp de retraite, a de disponible pour cet objet, dans son armée, dix escadrons et l'artillerie à cheval ; deux marches forcées peuvent amener toute cette division à Compiègne. Si, contre toute vraisemblance, Sa Majesté ne pouvait sortir de la ville, les lois étant bien évidemment violées, les deux généraux marcheraient sur la capitale avec une armée[23].

 

Ce plan ne fut pas adopté par la Cour, la reine répétant sans cesse que, si l'on avait M. de Lafayette pour unique ressource, mieux valait périr[24]. Mais, d'une lettre de ce dernier en daté du 8 juillet 1792[25], il résulte que tout avait été parfaitement combiné pour le succès d'un complot militaire ; que Luckner était gagné, gagné définitivement, et prêt à marcher sur Paris ; que Lafayette disposait d'une manière absolue de cinq escadrons ; que le commandant de l'artillerie à cheval s'était donné à lui sans réserve ; que ce glaive enfin, que la Révolution avait tiré du fourreau pour en frapper les rois, elle était à la veille de se le voir plonger tout entier dans le cœur.

Quelque caché que fût le fil de ces trahisons, l'instinct populaire ne s'y trompait pas. En eût-il été autrement, que de circonstances propres à agrandir les soupçons, que dis-je ? à donner aux alarmes les proportions de la fureur !

Luckner, qui, avec le commandement de l'armée du nord, avait reçu carte blanche pour agir, venait d'envahir les Pays-Bas ; il occupait déjà Ypres, Menin, Courtray ; l'insurrection belge contre l'Autriche s'étendait comme la flamme poussée par le vent ; Gand, Bruxelles, Anvers, nous tendaient les bras... Tout à coup de Grave, qui s'est rendu auprès du vieux maréchal, lui fait signer une lettre au roi, dans laquelle Luckner déclarait qu'il ne pousserait pas en avant sans de nouveaux ordres. Le courrier chargé de la lettre aurait pu être de retour en quarante-huit heures : il tarda une semaine entière. Pendant ce temps, paralysie au camp ; puis l'ordre arrive ; il portait : Il faut se replier sur Lille ! Luckner allait le faire exécuter, lorsque la présence d'esprit et la fermeté de Biron l'empêchent de signer son déshonneur. Valence est envoyé à Paris, d'où il rapporte, cette fois, confirmation de la carte blanche, dans une lettre contre-signée du ministre ; mais une note secrète, écrite de la main du roi, — on le crut du moins, — enjoignait l'évacuation des Pays-Bas. Toujours est-il qu'à partir de cet instant, la retraite, une retraite que rien n'expliquait, se trouva décidée dans l'esprit de Luckner. Vainement elle est combattue par les généraux patriotes Valence, Biron, de Labourdonnaye ; leurs représentations sont écartées. Les Autrichiens avaient attaqué Courtray du côté de la porte de Gand ; mais, deux fois repoussés, ils n'étaient parvenus qu'à se loger dans quelques maisons situées en dehors de la ville : voilà que soudain, sous prétexte de les en chasser, le général Jarry, créature de Lafayette, fait incendier les quatre faubourgs de Courtray, que l'armée française abandonne ensuite sur l'ordre de Luckner accouru en toute hâte, laissant pour adieux aux Belges, nos amis, nos frères, un monceau de ruines fumantes[26]. Cette perfidie féroce avait marqué la journée du 20 juin ; le 30, l'armée avait repassé la frontière, et campait sous le canon de Lille.

La triste nouvelle, apportée à Paris avec tous les commentaires de l'indignation, y fut accueillie par un long cri de douleur et de rage. Quoi ! des escadrons qui se débandaient en criant : Sauve qui peut ! sans même avoir vu l'ennemi ; des généraux qui ne se servaient de l'armée que pour épouvanter les citoyens ; après une invasion qu'on jugeait trop heureuse sans doute, une retraite précipitée ; et, 'pour cimenter l'alliance de la Révolution avec la Belgique, l'incendie des villes belges ! Les Jacobins en frémirent, et Prudhomme, dans son journal, demanda formellement que Jarry fût condamné à mort[27].

Mais ce qui, peut-être mieux encore que l'inquiétude des révolutionnaires, donnait la mesure du danger, c'était la satisfaction renaissante de la Cour. Dans une de ses nuits d'insomnie, Marie-Antoinette ayant appelé madame Campan, lui montra la lune qui, à travers les persiennes entr'ouvertes, pénétrait dans l'appartement, et lui dit : Dans un mois je ne verrai pas cette lune, sans être dégagée de mes chaînes, et le roi sera libre. Alors elle confia à sa femme de chambre que tout concourait à la délivrance ; qu'elle avait l'itinéraire de la marche des princes ; qu'elle était mise en état de suivre les mouvements du roi de Prusse ; que tel jour ils seraient à Verdun, tel autre ailleurs ; que le siège de Lille allait commencer, etc., etc.[28]

Marie-Antoinette aurait eu raison d'espérer, si les dangers de la Révolution, quoique immenses, n'eussent été encore au-dessous de l'énergie révolutionnaire. Mais tout ce que la France émue peut causer d'étonnement parmi les hommes, tout ce qu'elle peut donner d'ébranlement à la terre, tout ce que renferme son âme puissante, indomptable et profonde, on le sut alors ! Non, non, jamais plume d'historien ne les décrira dignement ces heures, vraiment prodigieuses. Comme il fut irrésistible, comme il fut universel, l'élan vers la frontière ! Et de quelle beauté suprême on vit resplendir ce peuple de France, lorsque, inspiré, frissonnant, résolu à se faire à lui-même son destin, il enfanta ces innombrables légions de volontaires, impatients de mourir pour la patrie immortelle ! Les routes se couvrirent de fédérés. Des villages entiers partirent : Le paysan donnait son dernier écu, les mères pleuraient, et donnaient leur dernier enfant. Déjà, Guadet avait pu dire, du haut de la tribune des Jacobins : En dépouillant les registres des départements, on trouve plus de six cent mille citoyens inscrits pour marcher à l'ennemi[29]. Plus de six cent mille, à la fin de mars ! Et le mouvement, depuis, n'avait fait que s'agrandir. Il ne s'agissait plus d'ailleurs maintenant d'aller s'inscrire, et puis d'attendre. La patrie est en danger ! Ce mot, qui allait devenir un décret, une fois prononcé, emportait les populations. On s'armait, on se rassemblait, on prenait le chemin de Paris. A quoi bon les réquisitions ? Est-ce qu'il y avait une autorisation légale qui valût la voix de la patrie appelant à son secours tous ses enfants ? Le ministre de l'intérieur Terrier eut beau lancer partout ses circulaires pour arrêter le sublime désordre, un seul pouvoir était obéi, un seul, et celui-là très-vague ce semble, invisible, impalpable : la Révolution. A Marseille, sur la requête de Barbaroux, des voix sorties du sein même de l'hôtel de ville, ont crié aux gens de bonne volonté : Marchez, abattez le tyran ![30] Et voilà que disant adieu à leur port opulent, à leur cité phocéenne pleine de soleil, des centaines d'aventuriers intrépides se- mettent en marche, le mousquet sur l'épaule, le sabre au côté, et suivis de chariots de campagne, avec ces mots écrits sur la banne : Vivres et munitions qui ne coûtent rien aux Parisiens[31]. Qu'exige-t-on d'eux ? Barbaroux le leur a écrit, en les appelant à Paris : qu'ils sachent mourir[32] ; voilà tout. Et la pensée qui les conduit ? Celle qui est dans l'air, celle qui dans nos hameaux aussi bien que dans nos villes, le long de nos grands fleuves, au fond de nos vallées, au sommet de nos montagnes, résonne ainsi : Allons, enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé, celle qu'à Strasbourg vient de formuler, en notes et en paroles divines, le génie de la France, subitement apparu à Rouget de Lisle ! Ils le chanteront bientôt à la prise des Tuileries, les gens de Marseille, cet hymne des batailles, cette musique enfin trouvée pour la victoire, et, plus tard, des armées entières l'entonneront, avec des défis de Titans dans le cœur et des larmes dans les yeux.

Ô Roland, lorsque dans ce temps-là même, vous et vos amis, vous pensiez, mélancoliquement penchés sur la carte, aux refuges que pouvaient offrir à la liberté, en cas de défaite, les montagnes du Jura, les rochers et rivières du Limousin, l'Auvergne et ses buttes escarpées, ses ravins, ses vieilles forêts...[33] hommes de peu de foi, que vous connaissiez mal ce dont la France est capable, dès que sa force est associée au sentiment du droit ! Sous la garde de la Révolution, Paris, aujourd'hui encore, pourrait dire, comme jadis Lacédémone : Je n'ai jamais vu la fumée d'un camp ennemi !

Le roi ayant refusé sa sanction au décret sur la levée des vingt mille hommes qui devaient se réunir à Paris le 14 juillet, il fallait absolument, ou arracher cette sanction, ou trouver moyen de régulariser par un nouveau décret l'arrivée des fédérés, désormais certaine, inévitable. Les Girondins poussèrent l'Assemblée à prendre un parti qui conciliait, dans une juste mesure, le respect dû constitutionnellement au droit de veto, avec la nécessité du moment. Il fut décrété que les fédérés, après avoir assisté au serment du 14 juillet, se rendraient dans la ville de Soissons, lieu précédemment désigné pour le rassemblement de la réserve[34]. Au fond, les Girondins ne se liaient pas par cette disposition d'une manière irrévocable. Les fédérés une fois à Paris, rien de plus facile que de les y retenir, si on le jugeait utile. En refusant sa sanction, même à l'ancien décret modifié de la sorte, Louis XVI craignit de lever trop complètement le masque : le vote de l'Assemblée fut sanctionné presque aussitôt.

C'était un premier triomphe : les Girondins essayèrent d'en remporter un second, dans la séance du soir, en faisant décréter, sur la motion de Thuriot, le licenciement des états-majors de toutes les villes de cinquante mille âmes et au-dessus, à commencer par celui de Paris. Mais, pour le coup, l'attaque parut trop vive, trop directe, et Louis XVI lui opposa son veto. Aussi bien, Thuriot venait d'invoquer, à l'appui de sa motion, des motifs qui étaient des outrages, jusque-là qu'il avait expressément accusé de mensonge la proclamation royale, relative au 20 juin[35].

L'image de la patrie en danger se dressait devant tous les esprits, et à cet égard l'anxiété publique devenait plus pressante d'heure en heure. Debry ayant présenté, le 30 juin, au nom de la commission des Douze, un rapport sur cette question brûlante, la discussion s'ouvrit le 5 juillet. Ce fut un grand jour que celui-là dans l'histoire de l'éloquence. Vergniaud, l'orateur des occasions solennelles, était attendu à la tribune : il y monta le regard inspiré, et d'une voix altérée, puissante néanmoins et pleine d'une émotion virile, d'une voix qui était bien en ce moment la voix de la France :

Quelle est donc, dit-il, l'étrange position où se trouve l'Assemblée nationale ? Quelle fatalité nous poursuit ? Quelle destinée prépare à la France cette effervescence terrible au sein de laquelle, si l'on connaissait moins l'amour impérissable du peuple pour la liberté, on serait tenté de douter si la Révolution rétrograde ou si elle arrive à son terme ? A l'instant même où nos armées du Nord paraissent faire des progrès dans le Brabant et flattent notre courage par des augures de victoire, tout à coup on les fait replier devant l'ennemi ; on les ramène sur notre territoire, on y fixe le théâtre de la guerre, et il ne restera de nous, chez les malheureux Belges, que le souvenir des incendies qui auront éclairé notre retraite. Serait-il vrai qu'on redoute nos triomphes ? Est-ce du sang de l'armée de Coblentz ou du nôtre qu'on est avare ? Si le fanatisme excite des désordres, s'il menace de livrer l'empire aux déchirements simultanés de la guerre civile et delà guerre étrangère, que veulent ceux qui font rejeter toutes les lois de répression présentées par l'Assemblée nationale ? Entendent-ils régner sur des villes abandonnées, sur des champs dévastés ? Quelle est au juste la quantité de larmes, de misère, de sang, de morts, qui suffit à leurs vengeances ? Où sommes-nous enfin ? Dans quel abîme veut-on nous entraîner ? Et vous, messieurs, qu'allez-vous entreprendre de grand pour la chose publique ?

 

Alors, au milieu d'un silence passionné, interrompu de temps en temps par d'ingouvernables transports, l'orateur déroula le tableau des dangers de la France. Il se demanda — forme dubitative où perçait une ironie poignante — si le sombre génie de Médicis et du cardinal de Lorraine errait encore sous les voûtes des Tuileries ; si l'hypocrisie sanguinaire des jésuites Lachaise et Letellier revivait dans l'âme de quelques scélérats ; si l'heure d'une autre Saint- Barthélémy allait sonner ; si le cœur du roi était troublé par des idées fantastiques, et si les terreurs religieuses dont on l'environnait avaient égaré sa conscience ?... Le croire, on ne le pouvait ; car, dans ce cas, quel serait l'ennemi le plus dangereux de la Révolution ? Le roi. Aux ministres donc la responsabilité des désordres dont la religion était le prétexte : à eux d'en répondre sur leur tête !

Venant aux dangers extérieurs, Vergniaud continua ainsi :

C'est au nom du roi que les princes français ont tenté de soulever contre la nation toutes les cours de l'Europe ; c'est pour venger la dignité du roi que s'est conclu le traité de Pillnitz, et formée l'alliance monstrueuse entre les cours de Vienne et de Berlin ; c'est pour défendre le roi qu'on a vu accourir en Allemagne, sous les drapeaux de la rébellion, les anciennes compagnies des gardes du corps ; c'est pour venir au secours du roi que les émigrés sollicitent et obtiennent de l'emploi dans les armées autrichiennes, et s'apprêtent à déchirer le sein de leur patrie ; c'est pour joindre ces preux chevaliers de la prérogative royale que d'autres preux, pleins d'honneur et de délicatesse, abandonnent leur poste en présence de l'ennemi, trahissent leurs serments, volent les caisses, travaillent à corrompre les soldats, et placent ainsi leur gloire dans la lâcheté, le parjure, l'insubordination, le vol et les assassinats ! (Applaudissements.) C'est contre la nation ou l'Assemblée nationale seule, et pour le maintien de la splendeur du trône, que le roi de Bohême et dé Hongrie nous fait la guerre, et que le roi de Prusse marche vers nos frontières ; c'est au nom du roi que la liberté est attaquée, et que, si l'on parvenait à la renverser, on démembrerait bientôt l'empire pour indemniser de leurs frais les puissances coalisées ; car on connaît la générosité des rois ; on sait avec quel désintéressement ils envoient leurs armées pour désoler une terre étrangère, et jusqu'à quel point on peut croire qu'ils épuiseraient leurs trésors pour soutenir une guerre qui ne devrait pas leur être profitable ! Enfin, tous les maux qu'on s'efforce d'accumuler sur nos têtes, tous ceux que nous avons à redouter, c'est le nom seul du roi qui en est le prétexte ou la cause !

Or, je lis dans la Constitution, chap. Il, sect. 1, art. 6 : Si le roi se met à la tête d'une armée et en dirige les forces contre la nation, ou s'il ne s'oppose pas, par un acte formel, à une telle entreprise qui s'exécuterait en son nom, il sera censé avoir abdiqué la royauté.

Et maintenant, si le roi, chargé de veiller à la sûreté extérieure de l'État, et instruit des mouvements de l'armée prussienne, n'en donnait aucune connaissance à l'Assemblée nationale... si le roi opposait systématiquement son veto à tous les décrets de salut public ; si le roi laissait le commandement de l'armée à un général intrigant, devenu suspect au peuple par les attentats les plus caractérisés à la Constitution ; si le roi disait clairement à un autre général familier avec la victoire et nourri loin de la corruption dés cours, en lui refusant un renfort nécessaire : Je te défends de vaincre ; et si enfin, lorsque la France nagerait dans le sang, lorsque l'étranger y dominerait, lorsque la Constitution serait ébranlée, lorsque la contre-révolution serait là, il arrivait que le roi dit pour sa justification :

Il est vrai que les ennemis qui déchirent la France prétendent n'agir que pour relever ma puissance qu'ils supposent anéantie, venger ma dignité qu'ils supposent flétrie, me rendre mes droits royaux qu'ils supposent compromis ou perdus, mais j'ai prouvé que je n'étais pas leur complice ; j'ai obéi à la Constitution, qui m'ordonne de m'opposer par un acte formel à leurs entreprises, puisque j'ai mis des armées en campagne. Il est vrai que ces armées étaient trop faibles, mais la Constitution ne désigne pas le degré de force que je devais leur donner ; il est vrai que je les ai rassemblées trop tard, mais la Constitution ne désigne pas le temps auquel je devais les rassembler ; il est vrai que des camps de réserve auraient pu les soutenir, mais la Constitution ne m'oblige pas à former des camps de réserve ; il est vrai que lorsque les généraux s'avançaient en vainqueurs sur le territoire ennemi, je leur ai ordonné de s'arrêter, mais la Constitution ne me prescrit pas de remporter des victoires, elle me défend même les conquêtes ; il est vrai qu'on a tenté de désorganiser les armées par des démissions combinées d'officiers et par des intrigues, et que je n'ai fait aucun effort pour arrêter le cours de ces démissions ou de ces intrigues, mais la Constitution n'a pas prévu ce que j'aurais à faire sur un pareil délit ; il est vrai que mes ministres ont continuellement trompé l'Assemblée nationale sur le nombre, la disposition des troupes et leurs approvisionnements ; que j'ai gardé le plus longtemps que j'ai pu ceux qui entravaient la marche du gouvernement constitutionnel, le moins possible ceux qui s'efforçaient de lui donner du ressort, mais l ! Constitution ne fait dépendre leur nomination que de ma volonté, et nulle part elle n'ordonne que j'accorde ma confiance aux patriotes, et que je chasse les contre-révolutionnaires ; il est vrai que l'Assemblée nationale a rendu des décrets utiles, ou même nécessaires, et que j'ai refusé de les sanctionner, mais j'en avais le droit ; il est sacré, car je le tiens de la Constitution ; il est vrai, enfin, que la contre-révolu- tion se fait, que le despotisme va remettre entre mes mains son sceptre de fer, que je vous en écraserai, que vous allez ramper, que je vous punirai d'avoir eu l'insolence de vouloir être libres, mais j'ai fait tout ce que la Constitution me prescrit ; il n'est émané de moi aucun acte que la Constitution condamne ; il n'est donc pas permis de douter de ma fidélité pour elle, de mon zèle pour sa défense. (Vifs applaudissements.)

Si, dis-je, il était possible que, dans les calamités d'une guerre funeste, dans les désordres d'un bouleversement contre-révolutionnaire, le roi des Français leur tint ce langage dérisoire ; s'il était possible qu'il leur parlât de son amour pour la Constitution avec une ironie aussi insultante, ne seraient-ils pas en droit de lui répondre :

Ô roi, qui sans doute avez cru, avec le tyran Lysandre, que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge, et qu'il fallait amuser des hommes par des serments comme on amuse les enfants avec des osselets ; qui n'avez feint d'aimer les lois que pour conserver la puissance qui vous servirait à les braver ; la Constitution, que pour qu'elle ne vous précipitât pas du trône où vous avez besoin de rester pour la détruire ; la nation, que pour assurer le succès de vos perfidies, en lui inspirant de la confiance, pensez-vous nous abuser aujourd'hui avec d'hypocrites protestations ? Pensez-vous nous donner le change sur la cause de nos malheurs par l'artifice de vos excuses et l'audace de vos sophismes ? Était-ce nous défendre que d'opposer aux soldats étrangers des forces dont l'infériorité ne laissait pas même d'incertitude sur leur défaite ? Était-ce nous défendre que d'écarter les projets tendant à fortifier l'intérieur du royaume, ou de faire des préparatifs de résistance pour l'époque où nous serions déjà devenus la proie des tyrans ? Était-ce nous défendre que de ne pas réprimer un général qui violait la Constitution, et d'enchaîner le courage de ceux qui la servaient ? Etait-ce nous défendre que de paralyser sans cesse le gouvernement par la désorganisation continuelle du ministère ? La Constitution vous laissa-t-elle le choix des ministres pour notre bonheur ou notre ruine ? Vous fit-elle chef de l'armée pour notre gloire ou notre honte ? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile, et tant de grandes prérogatives, pour perdre constitutionnellement la Constitution et l'empire ? Non, non, homme que la générosité des Français n'a pu émouvoir, homme que le seul amour du despotisme a pu rendre sensible, vous n'avez pas rempli le vœu de la Constitution ! Elle est peut-être renversée ; mais vous ne recueillerez pas le fruit de votre parjure ! Vous ne vous êtes point opposé, par un acte formel, aux victoires qui se remportaient en votre nom sur la liberté ; mais vous ne recueillerez point le fruit de ces indignes triomphes ! Vous n'êtes plus rien pour cette Constitution que vous avez si indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi ! (Applaudissements réitérés.)

 

Une sorte de frisson électrique parcourut l'Assemblée. Mais aussitôt, passant de ces hypothèses redoutables à des accents d'une sublime douceur, l'orateur mil au nombre des moyens de sauver la patrie l'exaltation de tous les sentiments généreux, l'appel à ces affections tendres d'où naît le plus noble des courages, l'oubli des dissensions égoïstes ou vaines, la réunion de ceux qui étaient dans Rome et de ceux qui étaient sur le mont Aventin. Il termina en ces termes :

Je vous dirai qu'il existera toujours pour vous un dernier moyen de porter la haine du despotisme à son plus haut degré de fermentation et de donner au courage toute l'ardeur dont il est susceptible. Ce moyen est digne de l'auguste mission que vous remplissez, du peuple que vous représentez ; il pourra même acquérir quelque célébrité à vos noms, et vous mériter de vivre dans la mémoire des hommes ; ce sera d'imiter les braves Spartiates qui s'immolèrent aux Thermopyles, ces vieillards vénérables qui, sortant du Sénat romain, allèrent attendre sur le seuil de leurs portes la mort que des vainqueurs farouches faisaient marcher devant eux ! Non, vous n'aurez pas besoin de faire des vœux pour qu'il naisse des vengeurs de vos cendres. Ah ! le jour où votre sang rougira la terre, la tyrannie, sa gloire, ses palais, ses protecteurs, ses satellites s'évanouiront à jamais devant la toute-puissance nationale et la colère du peuple ! Et si la douleur de n'avoir pu rendre votre patrie heureuse empoisonne vos derniers instants, vous emporterez du moins la consolation que votre mort précipitera la ruine des oppresseurs du peuple, et que votre dévouement aura sauvé la liberté.

Je propose de décréter.

1° Que la patrie est en danger ;

2° Que les ministres sont responsables des troubles intérieurs qui auraient la religion pour prétexte ;

3° De toute invasion de notre territoire, faute de précaution pour remplacer à temps le camp dont vous aviez décrété la formation.

Je propose ensuite un message au roi, une adresse aux Français, pour les inviter à prendre les mesures que les circonstances rendent indispensables.

Je propose, en quatrième lieu, que, le 14 juillet, vous alliez en corps à la fédération renouveler le serment du 14 janvier.

Je propose enfin que la copie du message au roi, l'adresse aux Français et le décret que vous rendrez à la suite de cette discussion, soient portés, dans les départements par des courriers extraordinaires.

Je demande surtout un prompt rapport sur la conduite du général Lafayette.

 

L'effet fut prodigieux. Sur les bancs de la gauche, à droite, au centre, dans les galeries, tous applaudissaient. Cambon poussa ce cri terrible : Nous devons la vérité au peuple, et toutes les suppositions de M. Vergniaud sont des vérités. Mathieu Dumas, dans une longue improvisation, essaye en vain de combattre ou de glacer l'entraînement général : l'impression de son discours, demandée par quelques membres, est repoussée, tandis que, presque à l'unanimité, l'Assemblée avait décrété, non-seulement l'impression du discours de Vergniaud, mais son envoi aux quatre-vingt-trois départements et à l'armée[36].

Le lendemain, 4 juillet, l'Assemblée décréta :

Que lorsque le péril deviendrait extrême, le Corps législatif le déclarerait lui-même par cette formule solennelle : La patrie est en danger ; qu'à cette déclaration, toutes les autorités, sur toute la surface du royaume, se mettraient en permanence ;

Que tous les citoyens remettraient aux autorités les armes par eux possédées, pour qu'il en fût fait une distribution convenable ;

Qu'on enrôlerait dans les gardes nationales tous les hommes, jeunes ou vieux, en état de servir ;

Que, pour tout signe de rébellion, arboré intentionnellement, la peine serait... la mort[37].

Ainsi, la question telle que l'avait posée le rapport de Jean Debry, c'est-à-dire celle de savoir dans quelles formes la déclaration de la patrie en danger serait faite, se trouvait définitivement résolue. Mais y avait-il lieu, conformément à la motion de Thuriot, de déclarer que la patrie était alors en danger ? C'est ce qui restait à décider, et sur quoi les débats continuèrent.

Le 5, l'évêque du Cher, le vieux Torné, proposa audacieusement que, dans les circonstances décisives, la Constitution fût suspendue : Malheur, s'écria-t-il, à la nation assez lâche pour n'oser, en certains cas, recourir à des mesures extrêmes comme ses périls ! Malheur au sénat imbécile, qui, chargé des destins d'un peuple entier, le laisse mettre aux fers plutôt que de sortir du cercle étroit tracé pour les temps de calme ! Et il convia l'Assemblée à s'emparer, sans plus de retard, de la dictature. A cet appel inattendu, le côté droit se soulève. Pastoret dénonce le discours qu'on vient d'entendre comme sorti sans doute des presses de Coblentz, et demande que l'orateur soit envoyé à l'Abbaye. Vau blanc s'associe à l'indignation de Pastoret, il pense que le prélat doit être, tout au moins, frappé d'une censure publique. Torné veut répondre, mais, en passant à l'ordre du jour, l'Assemblée lui ôte la parole, et l'absout.

Tout à coup, arrive un message du roi, annonçant que cinquante-deux mille Prussiens sont rassemblés sur la frontière, et que tout annonce un concert entre le cabinet de Vienne et celui de Berlin. Démarche hypocrite ! Car, justement à cette date, l'agent secret de Louis XVI, Mallet du Pan, était officiellement présenté à l'empereur, au roi de Prusse, au duc de Brunswick, leur communiquait les vues du monarque français, et rédigeait un modèle de manifeste à l'usage de l'invasion[38] ! Voilà ce que l'Assemblée ignorait ; mais que, d'une façon ou d'une autre, il y eût trahison, elle n'en doutait pas. Que signifiait, d'ailleurs, cette communication tardive d'un fait connu de l'Europe entière ? Elle fut reçue avec mépris, au milieu des rires et des murmures.

Ensuite, Condorcet exposa son opinion sur les causes du danger public, au nombre desquelles il n'hésita pas à ranger la conduite factieuse de Lafayette : Pendant les discussions qui s'élevèrent entre Cromwell et le parlement d'Angleterre, l'amiral Blacke commandait une flotte contre la Hollande ; on essayait aussi d'y semer la discorde. Messieurs, dit Blacke aux officiers et aux soldats, ce n'est pas à nous à connaître des affaires d'État et à nous mêler du gouvernement ; ce qu'il faut, c'est que nous fassions notre devoir de manière que les étrangers ne puissent profiter de nos divisions et de nos folies. Condorcet finit en proposant un message au roi, dont l'Assemblée ordonna l'impression, mais qui avait le tort de ne présenter ni rien de concluant ni rien de nouveau[39].

On en était là, lorsque, le 7 juillet[40], au moment où Brissot allait prendre la parole, Lamourette se leva, demandant à présenter une motion d'ordre.

Le cœur de l'homme n'est point fait pour la haine. Même satisfaite, même triomphante, elle dépose au fond de toute grande âme une joie plus amère que la tristesse, une joie qui ronge. Ce qui fait néanmoins que nous vivons autant de haine que d'amour, c'est notre ignorance, c'est le milieu trouble où nos passions s'altèrent en se déployant, c'est le désordre où se débattent misérablement nos sociétés mal réglées. Mais qu'une parole de réconciliation, échappée à des lèvres qu'on respecte, vienne à monter dans le bruit de nos discordes, mais que notre ciel obscurci laisse percer, à travers un nuage qui soudain se déchire, un chaud rayon de soleil, et il n'en faut pas davantage pour que nous sentions — pendant quelques instants, du moins — qu'un même astre nous éclaire, et qu'un jour l'humanité nous réunira tous dans son vaste embrassement. Aimer est si doux !

En adjurant ceux qui étaient sur le mont Aventin de tendre la main à ceux qui étaient dans Rome, Vergniaud avait préparé les esprits à des paroles de concorde. L'évêque de Lyon s'exprima ainsi : On vous a proposé et on vous proposera encore des mesures extraordinaires pour parer aux dangers de la France... Mais il faudrait, d'abord, remonter à la source de nos maux : elle est... dans la division de l'Assemblée nationale... A quoi se réduisent les défiances ? Une partie de l'Assemblée attribue à l'autre le dessein séditieux de vouloir détruire la monarchie. Les autres attribuent à leurs collègues le dessein de vouloir détruire l'égalité constitutionnelle, et établir le gouvernement aristocratique connu sous le nom des deux Chambres. Eh bien ! foudroyons, messieurs, par une exécration commune et un irrévocable serment, foudroyons et la république et les deux Chambres.

Chose étrange ! la Gironde, qui dominait l'Assemblée, professait certainement des sympathies républicaines ; la république avait certainement dans les tribunes des partisans nombreux et passionnés. On avait tant parlé depuis quelque temps des trahisons obstinées de la Cour ! La déchéance de Louis XVI venait enfin d'apparaître à tant d'esprits comme le remède unique ! Et cependant des acclamations ardentes s'élevèrent de tous les bancs de l'Assemblée, et les applaudissements des tribunes firent retentir les voûtes de la salle.

Lamourette, reprenant : Jurons de n'avoir qu'un seul esprit, qu'un seul sentiment ; jurons de nous confondre en une seule et même masse d'hommes libres. Le moment où l'étranger verra que ce que nous voulons, nous le voulons tous, sera le moment où la liberté triomphera et où la France sera sauvée.

A ces mots, l'Assemblée se lève, toute entière. La main étendue, le visage pâle d'émotion, tous les membres prêtent à la fois le serment proposé. Puis, un cri général de réunion se fait entendre. Alors, d'un mouvement spontané, les membres du côté droit s'élancent vers ceux du côté gauche, qui les accueillent avec transport. On voit rapprochés dans de fraternelles étreintes Mathieu Dumas et Bazire, Merlin de Thionville et Jaucourt, Chabot et Genty, Gensonné et Calvet, Albite et Ramond. En ce moment, Condorcet entrant dans la salle, Pastoret, son ennemi, court à lui et l'embrasse. Les spectateurs attendris mêlent leurs acclamations aux serments. Tous les partis sont confondus, il n'y a plus ni côté gauche, ni côté droit, il n'y a plus que l'Assemblée nationale. On arrête aussitôt qu'un extrait du procès-verbal sera envoyé aux armées, aux départements, aux municipalités, aux corps judiciaires, et, d'abord, porté au roi. La députation part. Un instant après, Louis XVI parait, précédé de ses ministres, pour déclarer que le vœu le plus cher de son cœur est maintenant rempli ; et l'on se sépare dans toute l'ivresse d'un rêve heureux[41] !

D'un rêve ! Ce n'était en effet et ce ne pouvait être que cela. Ceux du dehors, qui ne l'avaient point fait, ne le purent croire sincère. Ils poursuivirent de leurs insultantes hypothèses et de leurs moqueries cette chimérique répudiation d'un héritage de dissentiments et d'inimitiés séculaires, ce pacte de fraternité entre les combattants avant la fin du nécessaire combat, cette invocation aux lois de la vie dans les bras de la mort. Ce qui n'était que contradictoire, ils le jugèrent impossible, comme si la nature humaine n'avait pas ses retours imprévus, ses naïves inconséquences, ses enfantillages enfin, que l'homme politique peut trouver ridicules, quand le philosophe les trouve sublimes !

Il faut le dire aussi : ce qui, dès le jour même, gâta l'effet de la séance du matin, ce fut la suspension du maire de Paris, comme fauteur du 20 juin, suspension notifiée à l'Assemblée nationale dans la séance du soir. Ce coup, si intempestivement frappé sur Pétion par le Directoire, il ne tenait qu'au roi de l'annuler ; c'eût été généreux, c'eût été habile : au lieu de cela, il écrivit à l'Assemblée pour s'en remettre à elle du soin de statuer sur l'événement[42]. Démarche équivoque ! Les Girondins y virent l'intention secrète de compromettre l'Assemblée ; ils comprirent que la Cour n'entendait pas faire le sacrifice de ses ressentiments, et, leurs défiances réveillées ranimant les animosités contraires, l'enthousiasme de la paix jurée s'éteignit aussi vite qu'il s'était allumé. Le roi avait fait ouvrir le jardin des Tuileries, prêtant déjà une oreille charmée à ce cri, devenu de jour en jour plus rare : Vive le roi ! Un autre cri lui arriva comme une flèche dans le cœur : Vive Pétion ![43]

C'était peu : le bruit que la réconciliation du 7 était une ruse concertée entre l'évêque de Lyon et la Cour s'étant répandu et accrédité, les uns donnèrent à cette réconciliation le nom de baiser d'amourette, les autres celui de baiser de Judas[44]. Aux Jacobins, Billaud-Varennes fut fort applaudi, lorsqu'il s'écria : Voir tel député se jeter dans les bras de tel autre, c'est voir Néron embrasser Britannicus, c'est voir Charles IX tendre la main à Coligny[45]. De leur côté, les rédacteurs des Révolutions de Paris écrivirent : En ce temps-là, Arimane, ou le génie du mal, s'apercevant que les hommes excédés désertaient ses autels, alla trouver Oromase, ou le génie du bien, et lui dit : Frère, depuis assez longtemps nous sommes désunis. Réconcilions-nous, et n'ayons plus qu'une seule chapelle à nous deux. — Jamais ! lui répondit Oromase : que deviendraient les pauvres humains s'ils ne pouvaient plus distinguer le bien du mal[46]. Fauchet, accusé d'avoir embrassé Ramond, s'en défendit publiquement ; mais le sévère journal de Prudhomme ne l'en gourmanda pas moins pour n'avoir point répondu à la motion de Lamourette, par ces vers de Molière :

. . . . . . . . . . Laissez-moi, je vous prie.

Je ne veux nulle place en ces cœurs corrompus.

Je conserve pour eux ces haines vigoureuses

Que doit donner le vice aux âmes vertueuses[47].

Ainsi, la guerre se continuait plus violente que jamais, guerre inouïe où, comme la haine, le dévouement et le patriotisme se montraient prêts à revêtir toutes les formes. Rien ne caractérise mieux cette période d'exaltation que l'anecdote de Grangeneuve, convenant avec Chabot du projet de se faire assassiner l'un et l'autre par des gens apostés, pour livrer la Cour à l'infamant soupçon d'avoir commis ce crime. Il fut au moment de se réaliser, ce projet inconcevable ! Grangeneuve régla ses affaires privées, fit son testament, se trouva au rendez-vous indiqué... Mais, s'il en faut croire madame Roland, à laquelle nous empruntons ces détails[48]. Chabot, qui s'était chargé des arrangements nécessaires, manqua de parole au dernier moment, et enleva de la sorte à son complice l'étrange gloire d'une calomnie par voie de suicide.

Ce fut au sein de cette agitation universelle que, le 11 juillet, Hérault de Séchelles présenta, au nom des trois comités réunis, le rapport sur la déclaration du danger de la patrie. Les conclusions furent adoptées, et, faisant appel au patriotisme, au courage de la France, l'Assemblée décréta ces mots solennels : CITOYENS, LA PATRIE EST EN DANGER[49].

La veille, les ministres avaient donné en masse leur démission, après avoir écrit au roi, dans une lettre dont l'armoire de fer ne devait pas longtemps garder le secret : Qu'ils prenaient ce parti pour démontrer à la nation que l'Assemblée nationale voulait détruire toute espèce de gouvernement, ce qui, selon eux, produirait un grand effet 1[50]. Ils se trompaient fort en cela. Leur démission passa inaperçue, aussi bien que la nomination de leurs successeurs, qui furent : Champion, au ministère de l'intérieur ; Dubouchage, à la marine ; Dabancourt, à la guerre ; Leroux de Laville, aux contributions publiques, et Bigot de Sainte-Croix, aux affaires étrangères.

Ce qui, bien autrement que cette substitution de fantômes à des fantômes, occupait l'attention publique, c'était l'ennemi qui s'avançait à pas pressés ; c'était Lafayette en qui l'on redoutait maintenant un plagiaire, non plus de Cromwell, mais de Monk ; c'était la révolte qui courait de ville en ville, secouant ses torches ; c'était la contre-révolution officiellement représentée, dans la hiérarchie des pouvoirs administratifs, par les Directoires de l'Aisne, des Ardennes, de l'Ariège, de l'Aube, de l' Aveyron, du Calvados, du Cantal, de la Charente-Inférieure, du Cher, de la Corrèze, de la Corse, de la Dordogne, de l'Eure, de l'Eure-et-Loir, de la Haute-Garonne, du Gers, de l'Indre, du Lot, de Maine-et-Loire, de la Marne, de la Moselle, du Nord, de l'Oise, de Paris, du Pas-de-Calais, du Bas-Rhin, de Rhône-et-Loire, de Seine-et-Oise, de la Seine-Inférieure, de la Somme, de la Vendée, de la Haute-Vienne, c'est-à-dire par trente-trois Directoires de département sur quatre-vingt-trois[51].

Aussi chaque patriote reconnut-il sa propre voix dans celle de Robespierre, lorsqu'aux Jacobins celui-ci prononça un discours que résumaient ces mots : Dans des circonstances aussi critiques, les moyens ordinaires ne suffisent pas. Français, sauvez-vous vous-mêmes ![52]

Sur ces entrefaites, et pendant que de toutes parts affluaient des adresses en faveur de Pétion, la confirmation de l'arrêt du Directoire de Paris, en ce qui le concernait lui et le procureur général de la Commune, Manuel, fut solennellement annoncée à l'Assemblée par une lettre du roi. Ceci avait lieu le 12 juillet, l'avant-veille de la fête de la Fédération. Pétion parut à la barre. D'un ton ferme, d'un air modeste, et en peu de mots, il justifia sa conduite au 20 juin : tout son crime, c'était d'avoir craint la guerre civile et empêché le sang de couler. Des acclamations réitérées accueillirent cette simple explication ; le magistrat disgracié par la Cour fut invité aux honneurs de la séance ; et le lendemain, l'Assemblée décréta non-seulement que le maire de Paris serait rendu à ses fonctions, mais que le pouvoir exécutif serait tenu d'exécuter le décret dans la journée même[53].

Cependant, l'avant-garde de la Fédération est à Paris, peu nombreuse encore, mais imposante par son attitude, et laissant deviner ce que sont par toute la France les recrues de l'enthousiasme. Que vont faire ces hommes violents ? Se fixeront-ils dans la ville ? se contenteront-ils de la traverser ? Est-ce pour une fête seulement qu'ils arrivent ? Est-ce pour le combat ? Et quel combat ? Il est certain que, depuis quelques jours, la situation s'est singulièrement assombrie. Déjà, de cette Constitution dont les plus hardis naguère se bornaient à demander le maintien, quelques-uns disent que c'est la boîte de Pandore[54] ; d'autres parlent de déchéance. Danton a rappelé publiquement que le droit de pétition n'était pas resté enseveli dans le Champ de Mars, sous les cadavres de ceux qu'on y, avait immolés[55], et Robespierre a fait adopter par les Jacobins un manifeste où la Société-mère, s'adressant aux fédérés, leur dit : Ne sortez point de cette enceinte sans avoir décidé dans vos cœurs le salut de la France et de l'espèce humaine[56].

On a vu quelles espérances la Cour fondait sur la marche des armées étrangères, et que Marie-Antoinette s'attendait à être bientôt délivrée ; mais cet espoir, incessamment mêlé d'effroi, n'était que celui du naufragé qui aperçoit un navire passant à l'horizon. Comment savoir d'ailleurs où conduirait cette fête du 14 juillet, qui condamnait le roi à se trouver comme englouti dans le peuple ? On commanda secrètement pour Louis XVI un plastron qui pût résister aux coups de stylet et aux balles. Or, telle était chez le monarque, chez la reine, chez tous les serviteurs dévoués, la crainte d'être surpris, que, quand il fut question de faire essayer le plastron au roi, on resta trois jours épier le moment favorable, trois grands jours pendant lesquels madame Campan dut porter en jupe de dessous l'énorme et pesant gilet[57] !

L'événement ne justifia point ces alarmes. La fête du 14 juillet 1792 ne fut qu'humiliante pour le roi, artisan obligé du triomphe qu'on y décerna à Pétion. Car, tandis qu'entouré du corps municipal, l'air serein, le front radieux, et semblant couvrir de sa protection généreuse ce même duc de la Rochefoucauld qui, par les mains du Directoire, l'avait suspendu, le maire réintégré s'avançait majestueusement à travers une immense multitude de citoyens criant : Vive Pétion ! et portant ce vœu écrit sur leurs chapeaux avec de la craie ; Louis XVI, revêtu de son plastron et protégé par un nombreux bataillon de grenadiers nationaux, se traînait au Champ de Mars à travers des rues détournées[58].

Une estrade avait été préparée pour la famille royale, qui arriva la première. Le Champ de Mars, encore désert, était couvert de quatre-vingt-trois tentes, représentant les quatre-vingt-trois départements, et devant chacune desquelles se dressait un peuplier. Au centre, on avait figuré, pour ceux qui mourraient à la frontière, un tombeau avec ces paroles écrites sur un des côtés : Tremblez, tyrans, nous les vengerons ! A cent toises derrière l'autel de la Patrie s'élevait un grand arbre, l'arbre de la féodalité, aux branches duquel pendaient des boucliers, des casques, des écussons bleus, et qui sortait du milieu d'un bûcher où l'on voyait entassés couronnes, tiares, chapeaux de cardinaux, manteaux d'hermine, titres de noblesse, sacs de procès, bonnets de docteurs[59].

Le cortège national étant entré dans le Champ de Mars, par la grille de la rue de Grenelle, défila sous le balcon du roi et se porta vers l'autel de la Patrie, pendant que l'Assemblée, présidée alors par Aubert Dubayet, s'arrêtait pour attendre le roi.

Le maintien de Marie-Antoinette était ferme, sa parure brillante ; mais il y avait sur son visage une indéfinissable expression de douleur combattue, et ses yeux portaient la trace des larmes. Du pavillon sous lequel il était, Louis XVI se rendit à l'autel de la Patrie où il devait prêter serment à la Constitution. Sa démarche, sa contenance, avaient quelque chose de morne et de résigné, bien propre à toucher les cœurs qui l'aimaient. Je suivis de loin, raconte Madame de Staël — elle était dans l'estrade — je suivis de loin sa tête poudrée au milieu de ces têtes à cheveux noirs ; son habit, encore brodé, ressortait à côté du costume des gens du peuple qui se pressaient autour de lui. Quand il monta les degrés de l'autel, on crut voir la victime sainte s'offrant volontairement en sacrifice[60]. Invité à mettre le feu à l'arbre de la féodalité, il s'en excusa en faisant observer qu'il n'y avait plus de féodalité[61]. Il rejoignit ensuite la reine et ses enfants. Le peuple se pressait pour le voir ; ce fut la dernière fois. On ne le revit plus en public que sur l'échafaud[62].

Le décret du 2 juillet ordonnait qu'après avoir assisté à la fête civique, les fédérés se rendraient au camp de Soissons ; mais, Paris les enveloppant, beaucoup répétaient déjà le mot de Danton : Nous avons apporté ici, non-seulement notre vie, mais notre pensée[63]. Le 17, ils envoyèrent une députation lire à l'Assemblée une adresse que Robespierre avait rédigée et qui contenait ces sommations impérieuses : Pères de la patrie, suspendez le pouvoir exécutif dans la personne du roi : le salut de l'État l'exige. — Mettez en accusation Lafayette : la Constitution et le salut public vous l'ordonnent. — Décrétez le licenciement des fonctionnaires militaires nommés par le roi. — Destituez et punissez les Directoires. — Renouvelez les corps judiciaires[64].

Tant de hauteur révolta le côté droit, et n'eût peut-être fait qu'étonner l'opinion, si le sentiment qui avait dicté cette adresse n'eût été justifié par les balancements de l'Assemblée, tantôt pleine de fougue, tantôt timide à l'excès, selon qu'elle cédait aux inspirations de la Gironde, ou se laissait retenir par les Feuillants. C'est ainsi qu'après avoir, le 15 juillet, décrété l'éloignement des cinq régiments de troupes de ligne ou de troupes suisses, elle s'arrêta tout à coup, et recula devant la nécessité de frapper Lafayette, dont la responsabilité, vivement débattue pendant trois jours, finit par échapper, à la faveur d'un ajournement[65].

D'un autre côté, d'alarmantes nouvelles arrivaient coup sur coup de la frontière. Luckner écrivait que l'effectif des quatre armées était à peine de soixante-dix mille hommes disponibles, et que, vers le Rhin, au centre, quarante mille hommes seulement allaient avoir à soutenir le choc de deux cent mille Autrichiens, Prussiens, Hongrois, et de vingt-deux mille émigrés[66] ; Dumouriez, en annonçant à l'Assemblée l'occupation d'Orchies par l'ennemi, se plaignait de manquer de vivres, d'argent, d'instructions[67]. Bien évidemment, le salut de la France dépendait de la force qu'elle puiserait dans sa foi et son désespoir. A elle désormais de prononcer le fameux mot de Médée :

Contre tant d'ennemis, que vous reste-t-il ?

— Moi !

Et c'est en effet ce qu'elle osa dire. Quelle âme vraiment française l'oubliera jamais cette héroïque journée du 22 juillet 1792, où, sur toutes les places publiques, au bruit du canon d'alarme, au roulement des tambours, la municipalité de Paris promulgua le décret qui proclamait la patrie en danger ? Dès le matin, Paris a fait entendre un mugissement semblable à celui de l'Océan soulevé dans ses plus noires profondeurs. Officiers municipaux et gardes à cheval parcourent les rues, agitant des bannières au-dessus desquelles se déploie celle qui porte ces mots effrayants et sauveurs : Citoyens, la patrie est en danger ! Aux salves d'artillerie, au son des trompettes remplissant l'air d'appels lugubres, une grande voix répond, une grande voix émue, celle du peuple. Voici l'heure des enrôlements volontaires. Des amphithéâtres ont été dressés sur les places publiques. Quel tableau ! Une tente couverte de feuilles de chêne, chargée de couronnes civiques et flanquée de deux piques que surmonte le bonnet rouge ; en avant, une table posée sur deux tambours ; le magistrat en écharpe consignant dans un livre impérissable le serment sacré d'affronter la mort ; des canons pour défendre les balustrades, les deux escaliers, le devant de l'amphithéâtre ; et, autour, des hommes de tout âge, de toute condition, se précipitant... : Écrivez mon nom ! Mon nom, mon sang, ma vie ! Que n'ai-je plus encore à offrir à mon pays ! — Immense fut le nombre des enrôlements. On vit se présenter des lazaristes, des hommes mariés, des fils uniques. Un vieillard vint, appuyé sur ses deux enfants, et les trois s'inscrivirent. Ceux qui n'avaient pas seize ans, l'âge de rigueur, voulaient partir comme les autres, priaient, suppliaient, et, refusés, se retiraient avec des larmes de rage dans les yeux. Et elles étaient bien tristes aussi, au milieu de la joie sombre de cette race de guerriers, les pauvres mères qui venaient donner à la France ce qu'elles avaient de plus cher au monde, le fruit de leurs entrailles, toute leur âme !

Ces grandes scènes furent répétées dans toutes les villes, et ainsi se forma la phalange des volontaires de 92, pépinière de tant d'incomparables soldats, les uns rudes comme Masséna et Augereau, les autres impétueux comme Murat et Kléber, ou austères comme Desaix, ou tendres et nobles comme Hoche et Marceau.

C'en est fait, l'ennemi peut venir maintenant : la France est prête. Robespierre écrivit dans son journal, ces fortes et mélancoliques paroles : Notre cause ? que les peuples de la terre la jugent ! ou, si la terre est le patrimoine de quelques despotes, que le ciel lui même en décide. Dieu puissant, cette cause est la tienne ! défends toi-même ces lois éternelles que tu gravas dans les cœurs, ei absous ta justice accusée par les malheurs du genre humain.

 

FIN DU SIXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Révolutions de Paris, n° 155.

[2] Révolutions de Paris, n° 155.

[3] Moniteur, séance du 21 juin 1792.

[4] Mémoires de Ferrières, t. III, liv. XII, p. 123.

[5] Choix de rapports, opinions et discours, t. XII.

[6] Révolutions de Paris, n° 155.

[7] Voyez le texte dans l'Histoire parlementaire, t. XV, p. 189.

[8] Révolutions de Paris, n° 155.

[9] Histoire parlementaire, t. XV, p. 190 et 191.

[10] Révolutions de Paris, n° 155.

[11] En attribuant ces paroles à Louis XVI, dans le récit qu'il a fait du 20 juin, M. Michelet a pris la parodie pour la pièce.

[12] Voyez cette séance dans l'Histoire parlementaire, t. XV, p. 198-205, et dans les Souvenirs de Mathieu Dumas, t. II, p. 240-247.

[13] Récit de Besson au club des Jacobins, le 28 juin 1792. — Voyez le journal du club, à cette date.

[14] Journal des débats des Amis de la Constitution, n° 222.

[15] Toulongeon, t. I, p. 280 et 281.

[16] Toulongeon, t. I, p. 280 et 281. Le témoignage de Toulongeon a ici beaucoup d'autorité. C'était un ami de Lafayette.

[17] Histoire parlementaire, t. XV, p. 572.

[18] Histoire parlementaire, t. XV, p. 573.

[19] Mémoires de madame de La Rochejaquelein, t. XXXVII.

[20] Discours de Thuriot dans la séance du 2 juillet 1792.

[21] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 378 et 379.

[22] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 399.

[23] Copie d'une lettre de M. de Lally-Tollendal au roi. Elle se trouve in extenso dans l'Histoire parlementaire, t. XVII, p. 245-246.

[24] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XX, p. 225.

[25] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XVII, p. 246.

[26] Révolutions de Paris, n° 155.

[27] Révolutions de Paris, n° 155.

[28] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XXI, p. 229-233.

[29] Voyez le Journal des débats des Amis de la Constitution, séance du 26 mars 1792.

[30] Dampmartin, t. II, p. 183.

[31] Révolutions de Paris, n° 156.

[32] Mémoires de Barbaroux, p. 40.

[33] Mémoires de Barbaroux, p. 38.

[34] Décret du 2 juillet 1792, art. 5 et 4.

[35] Voyez son discours dans la séance du 2 juillet 1792. Seulement, au lieu de dire la proclamation mensongère du roi, il dit la proclamation fausse du roi, simple incorrection de langage.

[36] Voyez cette séance dans l'Histoire parlementaire, t. XV. p. 268-299, et dans les Souvenirs de Mathieu Dumas, t. II, p. 265-307.

[37] Décret voté le 4 juillet 1792, et sanctionné le 7.

[38] Voyez Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I, chap. XII, p. 306, 7, 8 et 9. Paris, 1851.

[39] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XV, p. 302-332.

[40] Et non pas le 6, comme M. Michelet le dit par erreur, liv. VI, chap. IX, p. 514, de son Histoire de la Révolution.

[41] Les auteurs du temps ont très-diversement apprécié le caractère de ce fait ; mais sur le fait en lui-même ils sont tous d'accord, Ferrières comme Beaulieu, Beaulieu comme Toulongeon. Voyez, du reste, l'Histoire parlementaire, t. XV, p. 334-341.

[42] Histoire parlementaire, t. XV, p. 542.

[43] Histoire parlementaire, t. XV, p. 542.

[44] Révolutions de Paris, n° 157.

[45] Journal des débats des Amis de la Constitution, n° 256.

[46] Révolutions de Paris, n° 157.

[47] Révolutions de Paris, n° 157.

[48] Mémoires de madame Roland. Voyez le portrait de Grangeneuve, t. I, p. 153 et 154. — Édition P. Faugère. Paris, 1864.

[49] Histoire parlementaire, t. XV, p. 358 et 359.

[50] Extrait des pièces trouvées dans l'armoire de fer. — Rapport de Borie. — Pièce cotée DXXI.

[51] Marrast et Dupont, Fastes de la Révolution, p. 311.

[52] Journal des débats des Amis de la Constitution, n° 230.

[53] Séance du 15 juillet 1792. — Manuel ne fut rendu à ses fonctions que le 25 juillet.

[54] Révolutions de Paris, n° 157.

[55] Journal des débats des Amis de la Constitution, n° 231.

[56] Adresse des Jacobins aux fédérés, dans le Défenseur de la Constitution, n° 9.

[57] Mémoires de madame Campan, t. II, p. 217.

[58] Mémoires de Ferrières, t. III, liv. XII, p. 148 et 149.

[59] Voyez, pour les détails matériels, les Mémoires de Weber, qui était présent ; car, pour ce qui touche le côté politique et moral, le fanatisme de la haine et la rage sont ce qui, d'un bout à l'autre, colorent ce récit, dont les exagérations sont manifestes pour quiconque le compare à toutes les autres relations.

[60] Considérations sur la Révolution française, IIIe partie, chap. VII.

[61] Mémoires de Weber, t. II, chap. V, p. 212.

[62] Considérations sur la Révolution française, IIIe partie, chap. VII.

[63] Club des Jacobins, séance du 11 juillet 1792.

[64] Défenseur de la Constitution, n° 10.

[65] Séance du 21 juillet 1792.

[66] Lettre de Luckner, lue dans la séance du 17 juillet 1792.

[67] Lettre de Dumouriez, lue dans la séance du 18.