HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SIXIÈME

LIVRE SEPTIÈME

 

CHAPITRE X. — LES GIRONDINS CHASSÉS DU POUVOIR.

 

 

Plan militaire de Dumouriez. — Rochambeau et Lafayette, généraux du Feuillantisme. — Luckner peint par madame Roland. — Revers à la frontière du Nord. — Effet produit au dehors ; mot présomptueux de Rischofswerder. — Bruits de trahison. — FÊTE DE LA LOI. — Démission de de Grave. — Divisions dans le Conseil. — Dénonciation d'un comité autrichien, par Carra. — Le juge de paix La Rivière envoyé à la haute cour d'Orléans. — Aveux singuliers de Mallet du Pan dans ses Mémoires. — Correspondance entre Louis XVI et Pétion. — Dénonciation du comité autrichien à la tribune ; insinuation calomnieuse de Brissot, violemment relevée par le journal de Prudhomme. — Décret contre les piètres. — Louis XVI, Marie-Antoinette, et le souvenir de madame de Lamotte. — Séance permanente ; licenciement de la garde royale. — Entrevue de Barnave et de la reine ; leurs adieux. — Continuation de la lutte entre Robespierre et les Girondins. — Servan et les Girondins proposent la formation d'un camp de vingt mille hommes aux portes de Paris. — Pétition des huit mille. — Le camp des vingt mille hommes, d'abord combattu, puis accepté par Robespierre ; pourquoi. — Émeute pieuse. — Lettre du ministre Roland à Louis XVI. — Renvoi de Servan, Roland et Clavière. — Indignation des Girondins. — Dumouriez à l'Assemblée ; son sang-froid. — Il découvre qu'il a été joué par Louis XVI ; sa démission.

 

L'exercice du pouvoir a cela de corrupteur que, par le désir de le conserver, on est conduit bien souvent, soit à se relâcher de la rigueur des principes, soit à les compromettre dans des alliances équivoques : faiblesse aveugle, tristes transactions, où l'on perd de sa dignité, sans aboutir toujours au succès. Les Girondins en firent l'expérience. A peine en possession du pouvoir, ils penchèrent vers le Feuillantisme, ils s'adoucirent à l'égard de la royauté ; un moment ils crurent à Louis XVI, un moment ils mêlèrent leur destinée à la fortune de Dumouriez ; et loin de les servir, le résultat leur devint fatal. C'est ce que les événements vont prouver.

Lors de la déclaration de guerre, l'état approximatif des forces combinées de l'Autriche et de la Prusse, prêtes à entrer en campagne, était :

Armée autrichienne du Brabant.

58.000 h.

 

Troupes prussiennes du Brabant.

12.000 h.

 

Armée autrichienne du Luxembourg.

25.000 h.

 

Troupes prussiennes du Luxembourg.

15.000 h.

200.000 h.[1]

Armée autrichienne dans le Palatinat.

50.000 h.

 

Armée prussienne dans le Palatinat.

25.000 h.

 

Armée autrichienne en Brisgau.

55.000 h.

 

A ces forces, la France avait à opposer, d'abord, trois armées : La première, d'un peu plus de cinquante-trois mille hommes, destinée à agir entre la mer et la Meuse, sous les ordres du maréchal Rochambeau ; La seconde, de soixante-deux mille hommes, destinée à agir entre la Meuse et les Vosges, sous les ordres du général Lafayette ; La troisième, de près de quarante-neuf mille hommes, destinée à agir entre les Vosges et le Rhin, sous les ordres du maréchal Luckner.

Le total de ces trois armées, du Nord, du Centre et du Rhin, était donc d'environ cent soixante-quatre mille hommes[2].

Quant aux troupes réservées pour la défense des places ou distribuées dans l'intérieur, elles ne s'élevaient pas à moins de soixante-dix-sept mille hommes[3].

Mais ce n'était rien en comparaison de ce que la France pouvait fournir, et nous assisterons bientôt à un spectacle extraordinaire. Nous verrons des légions sortir de terre pour ainsi dire, les gardes nationales s'enrégimenter, les bataillons se grossir partout d'ardents volontaires, ouvriers, employés aux fermes, contrebandiers, gardes-chasse, laboureurs ; la guerre aura beau moissonner les rangs, un soldat nouveau sera toujours là prêt à remplacer le soldat mort ; encore quelques mois, et, pour soutenir le choc du monde entier, la France aura, de ses flancs inépuisables, tiré neuf cent quatre-vingt-cinq mille combattants !

L'attaque convient au caractère français : la guerre une fois déclarée, nul doute qu'il ne fallût frapper le premier coup. Mais où et comment ?

Suivant un écrivain militaire fort distingué, c'était sur les électorats qu'aurait dû porter l'attaque. Par là, on pénétrait sans peine dans un pays abondant ; on coupait la communication entre les Pays-Bas et l'Allemagne ; l'armée du général autrichien Bender était tenue en échec ; l'importante place du Luxembourg restait inutile et masquée ; enfin, on allait saisir, entre la Moselle et le Rhin, des positions qui nous procuraient un nouveau front de frontières, étroit et facile à conserver, nous soumettaient la navigation du Rhin et de la Moselle, retardaient la jonction des différents corps d'armée des alliés, et changeaient vraisemblablement le plan de leurs opérations[4].

Dumouriez ne vit pas les choses ainsi. Quoique ministre des relations extérieures, c'était lui qui, en réalité, avait à conduire la guerre, de Grave étant moins son collègue que son instrument. L'invasion soudaine de la Belgique, tel fut le point de départ de Dumouriez. Se rappelant la récente révolution des Pays-Bas, comprimée, il est vrai, mais non domptée, il crut qu'il y avait là des cendres encore brûlantes à agiter, et que l'insurrection nous y attendait, décidée à nous servir d'auxiliaire. Il ne néglige point, du reste, de préparer le résultat, et divers agents secrets, parmi lesquels Saint-Huruge, furent envoyés en Belgique pour y travailler les esprits dans l'intérêt de la France[5]. Au fond, ce fut sur la propagande révolutionnaire que Dumouriez basa son plan de campagne2.

Le maréchal de Rochambeau, supérieur en grade à Lafayette, semblait appelé, à cause de cela même, au commandement de l'expédition ; mais il était fort appesanti par l'âge, chagrin, malade, hostile au nouveau ministère, et si expansif dans ses aversions, qu'avant de se rendre à son armée, il lui était échappé de dire à Dumouriez : Vous êtes un fou[6]. Lafayette parut plus propre à diriger une invasion moitié militaire, moitié insurrectionnelle. Mais ce choix même ne témoignait-ils pas d'une grande légèreté ? Dumouriez ignorait-il que les patriotes belges étaient animés contre Lafayette d'un vif ressentiment ? Ignorait-il que, sous la Constituante, c'était Lafayette qui s'était opposé à ce qu'on lût les dépêches par lesquelles les insurgés brabançons réclamaient contre Joseph II, l'appui de la France ?

Au reste, l'Instruction pour M. de Lafayette, signée de Grave, mais rédigée par Dumouriez, contient ce curieux passage : Le général n'entrera dans aucun détail politique avec les Belges sur leur manière de faire leur révolution : pourvu que leur insurrection soit franche et à peu près universelle, IL NOUS EST ABSOLUMENT ÉGAL DANS QUEL SENS ELLE EST CONDUITE[7].

Ceci bien entendu, le plan militaire qu'adopta Dumouriez était fort simple.

Lafayette eut ordre de se porter sur Givet, d'en partir à la tête d'un corps de dix mille hommes, le 1er ou le 2 mai, au plus tard, pour attaquer Namur ; et s'il l'emportait, ce qui était probable, de prendre une position défensive sur la Meuse, en avant de cette ville[8].

D'autre part, il fut ordonné au maréchal de Rochambeau de confier au général Biron une avant-garde de dix mille hommes, pour se porter rapidement sur Mons, et, en cas de succès, marcher du même pas sur Bruxelles[9].

Mais il était à craindre que, voyant la ville de Mons menacée, la nombreuse garnison de Tournay ne sortît pour la secourir. Afin de prévenir ce mouvement, d'attirer sur Tournay l'attention de l'ennemi, et de faire croire que c'était un des points de débouché de l'armée française, d'Aumont, commandant de Lille, reçut ordre de lancer dans la direction de cette dernière ville un détachement de cavalerie, lequel devait éviter de se compromettre, et battre en retraite dans le cas où la garnison de Tournay marcherait contre lui[10].

En même temps, et pour jeter le gouvernement de Bruxelles dans une semblable frayeur, les généraux autrichiens dans une semblable perplexité, d'Elbeck, commandant de Dunkerque, devait pousser droit à Furnes, à la tête de douze cents hommes[11].

Le système d'invasion de la Belgique consistait donc dans la combinaison de quatre attaques simultanées, deux vraies et deux fausses, les secondes destinées à masquer les premières.

Ce plan que, sur la foi des Mémoires de Dumouriez, la plupart des historiens sont convenus d'admirer, n'avait-il rien qui prêtât à la critique ? Il fallait que Lafayette rassemblât à Givet, d'une manière presque instantanée, un corps de dix mille hommes, le mît en mouvement, s'emparât de Namur : était-ce avec une poignée de troupes harassées, manquant de tout par la précipitation de leur marche, qu'on pouvait tenter un tel coup de main ? Était-il supposable que l'ennemi, qui pouvait, en deux ou trois marches, renforcer la garnison de Namur, pendant qu'il en fallait huit ou neuf au général Lafayette pour y atteindre, ignorerait un mouvement de flanc sur cinquante lieues d'une frontière enclavée et découverte en beaucoup de points ? Où étaient l'artillerie, les munitions de guerre, les pontons, mais surtout le nombre d'hommes nécessaire pour former l'investissement de la ville et du château de Namur, au confluent de la Sambre et de la Meuse ? Ne savait-on pas combien était inexpugnable cette position du château de Namur, qui, avec une garnison de quatre mille hommes, avait arrêté autrefois les armées victorieuses de Louis XIV ? Comment concevoir qu'on s'emparât de la ville, fût-elle ouverte, alors qu'elle était soumise au feu du château ? Lafayette aurait-il divisé son corps déjà si faible ? Aurait-il pu à la fois contenir, dans sa position, le corps autrichien, retranché sous le château entre les deux rivières, et cependant attaquer la ville, s'y établir, s'emparer des magasins, des dépôts d'artillerie, des munitions, des armes, y laisser garnison ?

Fondées, ou non, ces critiques, ainsi que d'autres qui avaient trait aux attaques de Mons et de Tournay, servirent de base à la dénonciation dirigée plus tard contre Dumouriez par Mathieu Dumas[12].

Mais des reproches d'une nature différente pouvaient lui être adressés, et de ceux-ci la plus large part revenait aux Girondins, responsables des choix, tant qu'ils dominaient la situation.

A quels généraux confiaient-ils le soin de conduire la guerre aux rois ? A des généraux royalistes.

Lafayette, qui devint républicain dans ses derniers jours, ne l'était nullement alors ; depuis quelque temps il ne songeait plus qu'à couvrir le trône ; il avait horreur des clubs, et nourrissait avec complaisance l'idée de voir fuir les Jacobins devant son épée. Dumouriez avoue dans ses Mémoires que c'étaient les Feuillants qui portaient en avant Lafayette[13]. Déjà Beaumetz était allé, sous l'habit d'un volontaire national, s'installer auprès de lui[14] ; d'André, Le Chapelier, Desmeuniers, se disposaient à en faire autant : que pouvaient attendre les Girondins de la direction qu'un tel conseil martial imprimerait à la guerre ?

Au point de vue de la Gironde, Rochambeau méritait-il plus de confiance ? Ici encore c'est Dumouriez qui nous apprend que Rochambeau se trouvait obsédé par les Feuillants, dont une partie étaient ses officiers généraux ; qu'il n'y avait pas moyen de compter sur une armée dont ni lui ni ses lieutenants n'avaient su gagner la confiance ; qu'en un mot ce général était mécontent de tout ce qu'il voyait, et ennemi de la Révolution, quoiqu'elle l'eût créé maréchal de France[15]. Quant à Luckner, connu pour le mal que, dans la guerre de Sept ans, il avait fait, comme chef de partisans, aux troupes françaises[16], Madame Roland l'a peint en ces termes : C'est un vieux soldat demi-abruti, sans esprit, sans caractère, véritable fantôme que purent conduire les premiers marmousets, et qui, à la faveur d'un mauvais langage, du goût du vin, de quelques jurements et d'un certaine intrépidité, acquérait de la popularité dans les armées, parmi les machines stipendiées, toujours dupes de qui les frappe sur l'épaule, les tutoie et les fait quelquefois punir. Je l'eus à dîner chez moi lors du premier ministère de Roland, et je l'entretins ou fus présente à sa conversation durant quatre ou cinq heures. Ô mon pauvre pays, disais-je le lendemain à Guadet, qui me demandait comment j'avais trouvé Luckner, vous êtes donc perdu, puisqu'il faut aller chercher hors de votre sein un pareil être pour lui confier vos destinées ![17]

Robespierre avait donc raison d'opposer ses craintes vigilantes au laisser aller des Girondins ; et quel rude avertissement ne reçut pas ce laisser aller présomptueux, lorsque, dans la matinée du 1er mai, le bruit se répandit que nos troupes venaient d'essuyer à la frontière un déplorable échec, évidemment imputable à la trahison.

Sorti de Valenciennes, Biron était venu camper à Quiévrain, d'où il menaçait la ville de Mons. Tout à coup, sans même voir l'ennemi, deux régiments de dragons se mettent à fuir, en criant : Nous sommes trahis ! et entraînent l'infanterie. Biron, Rochambeau fils, Levasseur, aide de camp de Dumouriez, se jettent au-devant des fuyards, s'efforcent de les arrêter : pour toute réponse on tire sur eux[18]. L'armée entière se débande. Le camp de Quiévrain, les équipages de Biron, la caisse militaire, tout est pillé. On arrive dans le plus grand désordre, à Valenciennes, où les soldats parlèrent de massacrer Rochambeau. Dumouriez l'affirme : C'était un coup montée[19].

Et en effet, dans le même temps, Théobald Dillon étant sorti de Lille, les trois mille hommes qu'il commandait n'eurent pas plutôt aperçu un petit corps de neuf cents hommes, venu de Tournay à leur rencontre, que le cri : Nous sommes trahis ! se fait entendre. Et aussitôt la cavalerie s'ébranle, tourne bride, passe sur le corps de l'infanterie, et s'enfuit jusqu'à Lille, abandonnant artillerie, chariots, équipages. Dillon fut massacré dans une grange par ses propres soldats[20]. A Lille, un curé et quelques chasseurs tyroliens, qu'on avait faits prisonniers, furent pendus[21]. Trois cents hommes environ avaient péri dans cette double déroute, résultat d'un complot très-noir, dit Dumouriez[22].

Mais par qui fut-il tramé, ce complot ? La seule chose qu'on puisse dire avec certitude, c'est qu'il n'y avait qu'un parti qui fût intéressé à un tel désastre, et que le royalisme dominait dans les corps de cavalerie envoyés à la frontière.

Les échecs de Mons et de Tournay, au début même de la campagne, trompèrent complètement l'Europe sur les ressources et la force de la Révolution armée. A la Cour de Berlin, à la Cour de Vienne, on ne parla plus de nos troupes que comme d'un ramas de milices indisciplinables. Le duc de Brunswick, malgré sa réputation de sagesse, passa de l'excès du respect à celui du dédain ; et à une revue de l'armée prussienne qui eut lieu, peu de temps après, à Magdebourg, on entendit Bischofswerder dire à plusieurs officiers de marque : Messieurs, n'achetez pas trop de chevaux ; la comédie ne durera pas. Les fumées de la liberté se dissipent déjà à Paris. L'armée des avocats sera bientôt anéantie en Belgique, et nous serons de retour dans nos foyers en automne[23].

A Paris, la sensation produite fut très-vive, et selon l'usage, tous les partis se renvoyèrent la responsabilité de l'événement. Des déclamateurs royalistes furent vus courant de rue en rue, de café en café, parlant beaucoup de Dillon massacré, nullement des soldats qui avaient péri, et criant qu'il y avait parmi les Français des cannibales ; qu'on ne trouverait plus de généraux désormais ; qu'il fallait un exemple, et terrible ; qu'égorger un pauvre prêtre sans défense, des prisonniers, était le dernier des crimes. Et ils se gardaient bien d'ajouter que, dans les chasseurs tyroliens tués à Lille, on avait reconnu des espions de l'Autriche. Quant au curé, c'était un fanatique de contre-révolution, trop connu comme tel. Effrayé de la fin tragique de Dillon, il se sauvait du couvent des Ursulines, déguisé en femme, lorsqu'il fut saisi, fouillé, et trouvé nanti de papiers compromettants[24].

De leur côté, les Jacobins flétrissaient leurs ennemis du nom de traîtres. Robespierre dans le Défenseur de la Constitution, Carra dans les Annales patriotiques, Marat dans l'Ami du Peuple, faisaient ressortir en traits brûlants tout ce qui démontrait qu'il y avait eu perfidie sanguinaire. Le journal de Prudhomme rappelait fort amèrement combien avaient raison ceux qui s'étaient armés de défiance, et il demanda si c'était pour aboutir à de semblables résultats, que l'Assemblée, chose inouïe ! avait fait délivrer a chacun des généraux une somme de 500.000 livres à employer en dépenses secrètes[25] !

Bien que les Girondins ne pussent être soupçonnés sans absurdité d'avoir voulu faire manquer les premières opérations d'une guerre si ardemment provoquée par eux-mêmes, ils sentirent bien qu'on les pouvait accuser, au moins d'imprudence, et ils ne négligèrent rien pour étouffer des clameurs importunes. Le 2 mai, ils se joignirent aux Feuillants, pour chasser de l'Assemblée une députation de Cordeliers, qui venaient y crier a la trahison, et, le lendemain, sur la motion d'un des leurs, Lasource, motion appuyée par Guadet avec un emportement extraordinaire, Marat fut frappé, en compagnie de Royon, d'un décret d'accusation[26].

Quelque momentanée qu'elle soit, l'alliance d'un parti contraire n'est jamais gratuite : en échange de l'appui qu'ils venaient de prêter aux Girondins contre les Cordeliers et contre Marat, les Feuillants avaient à réclamer une concession. Cette concession fut un décret qui autorisât la célébration d'une fête funéraire en mémoire de Simoneau, maire d'Étampes, mort le 5 mars 1792, pour avoir défendu la loi. Dans l'esprit des Feuillants, qui la décrétèrent, de Dupont de Nemours, qui en fut l'ordonnateur, de Roucher et d'André Chénier, qui en furent les poètes, cette cérémonie n'était pas autre chose qu'une revanche de la fête de la Liberté donnée aux soldats de Châteauvieux. Les Girondins, en paraissant y adhérer, se frappaient donc eux-mêmes et prêtaient le flanc à de légitimes attaques. Ils cédèrent pourtant, et la fête eut lieu, sinon avec leur assentiment secret, du moins avec leur concours visible. Or, l'image de la LIBERTÉ, cette fois, n'était plus en première ligne : l'étendard arboré par les Feuillants était celui de la Loi ; au lieu de l'inscription Liberté, égalité, fraternité, ils avaient adopté l'inscription Liberté, égalité, propriété ; et ils se complurent à promener sous les yeux de tout Paris un tableau calomnieux qui représentait le maire d'Étampes assassiné par des piques, tandis qu'il l'avait été par des baïonnettes[27]. Le peuple était allé voir passer le cortège par pure curiosité[28], cette fête n'étant point la sienne : la calomnie peinte dirigée contre les piques l'offensa cruellement, et les haines mutuelles s'en accrurent.

Les Girondins descendaient une pente dangereuse ; il était temps, pour leur gloire, que quelque fait survînt qui, en les chassant du pouvoir, les rendît à la Révolution : le coup désirable ne se fit pas attendre.

A la nouvelle des revers de Mons et de Tournay, le timide de Grave s'était hâté de donner sa démission de ministre de la guerre, et, cédant cette fois à l'influence des Girondins, quoique plus particulièrement dominé par Dumouriez, lui-même il avait proposé au roi pour le remplacer, le colonel Servan[29]. Suivant Dumouriez, dont il devint bien vite l'ennemi, Servan cachait sous un extérieur froid, réfléchi et austère, beaucoup d'ambition et d'insensibilité[30]. Suivant madame Roland, dont il fut l'ami, et à laquelle des calomnies de salon le donnèrent pour amant, c'était un homme d'une trempe ardente, de mœurs pures et très-sensible, un soldat intrépide, un patriote, un philosophe[31]. Etienne Dumont, plus désintéressé dans ses jugements, lui attribue un caractère noir et un orgueil atrabilaire[32]. Ce qui est sûr, c'est que c'était un honnête homme, fidèle à ses principes, très-dévoué à son parti, et qui n'entendait nullement s'asservir à l'ambition sceptique de Dumouriez.

Son avènement au ministère était donc de nature à ébranler l'influence de ce dernier, qui s'en aperçut bientôt, et s'en irrita.

Jusqu'alors, l'entière soumission de de Grave et de Lacoste à Dumouriez avait servi de contre-poids, dans le Conseil, à la prédominance de la Gironde ; mais l'entrée de Servan aux affaires rompait tout équilibre, et Dumouriez croyait trop en son génie pour se passer du premier rang.

Aussi bien, l'ascendant de madame Roland lui avait toujours déplu ; il ne pouvait souffrir qu'elle tînt en quelque sorte le bureau de la Gironde[33], et que le dîner ministériel du vendredi, qui avait lieu chez elle, devînt le dîner de faction[34]. A l'un de ces dîners, Guadet ayant lu une lettre qu'il proposait aux ministres de signer et qui avait pour objet de forcer Louis XVI à renvoyer son confesseur non assermenté, Dumouriez déclara d'une façon très-vive que nul ministre n'avait dans son département la conscience du roi, et que Louis XVI était en droit de prendre comme directeur de conscience un calviniste, un papiste, un iman, un rabbin, à son choix. Guadet était furieux. La scène s'anima fort. Mais Dumouriez tint bon, et la lettre dut être retirée[35].

Autre cause de rupture : Lacoste, soufflé par Dumouriez, refusa résolument de nommer pour gouverneur de Saint-Domingue Sillery, que les Girondins proposaient[36].

Alors, pour se venger, ceux-ci commencèrent à porter sur la conduite du ministre des affaires étrangères un regard plus scrutateur. Il avait une maîtresse, et c'était madame de Beauvert, une femme galante, la sœur de l'aristocrate Rivarol[37]. Il avait un agent de confiance, et c'était Bonne-Carrère, aimable intrigant, héros des lieux de prostitution, homme dont la fortune avait pris naissance dans les tripots[38]. Il s'était fait allouer six millions de fonds secrets, et voilà qu'on parlait d'une affaire, trop obscure, que Bonne-Carrère avait ménagée, de certaines sommes dont madame de Beauvert devait avoir sa part[39]. Roland crut qu'il appartenait à la gravité de son caractère et de son âge de gourmander sur tout cela son collègue. Dumouriez le prit d'abord sur un ton léger, puis, se voyant pressé, témoigna de l'humeur[40]. Les deux ministres se séparèrent, mécontents l'un de l'autre. Le dîner du vendredi fut rompu. Les rapports s'aigrirent de plus en plus.

Mais ce qui vint combler la mesure des colères réciproques, ce furent les imprudentes menaces de Guadet.

Lorsqu'on avait accordé à Dumouriez six millions de fonds secrets, il avait été décidé formellement que le ministre ne serait assujetti à 8rt - rendre compte qu'au roi ; et, soit erreur involontaire, soit perfidie, cette clause, bien que votée par l'Assemblée, se trouvait avoir été, à l'insu de Dumouriez, omise dans la rédaction du décret. Guadet s'arme de cette omission, assure qu'il a entre les mains de quoi faire trembler le ministre rebelle, et se dispose à demander compte publiquement des six millions. S'il eût été moins ferme, Dumouriez était perdu. Mais l'indignation exaltant son énergie naturelle, il éclata d'une manière inattendue, changea brusquement sa position d'accusé en celle d'accusateur, fit grand bruit d'un faux commis à son préjudice, poussa un Jacobin à dénoncer ce faux du haut de la tribune, força de la sorte l'annulation du décret, et réduisit Guadet au silence[41].

A de semblables querelles il n'y avait plus qu'un dénouement possible, le renouvellement ou la chute du ministère. Si les Girondins ne chassaient pas Dumouriez du pouvoir, ils devaient s'attendre à en être chassés par lui. Madame Roland le comprit de reste, elle le dit à son mari[42], et de part et d'autre on se prépara au combat décisif.

Mais pendant que Dumouriez, en courtisan qu'il était, s'étudiait à gagner le roi, pour rester maître du terrain, les Girondins, dans le même but, réunirent tous leurs efforts pour intimider Louis XVI et le désarmer.

Le prélude à ce système d'attaques fut la dénonciation d'un comité autrichien, auquel on faisait aboutir tous les fils d'une conspiration immense dans laquelle la nation était enveloppée. La Cour, saisie d'effroi, ne trouva pas de meilleur moyen de dissimuler sa frayeur que de l'abriter derrière un grand étalage d'indignation. Carra, qui, prenant l'initiative de la dénonciation dans ses Annales patriotiques, avait nommé Montmorin et Bertrand de Molleville, fut cité au tribunal des juges de paix ; et, comme il déclarait tenir ses renseignements de Merlin, Bazire et Chabot, le juge de paix Étienne de La Rivière, sans plus de façon, lança un mandat d'amener contre les trois députés et les fit arrêter chez eux par la gendarmerie[43], à quoi l'Assemblée, stupéfaite de tant d'audace, répondit aussitôt par un décret d'accusation qui envoya La Rivière à la cour d'Orléans[44].

Bientôt, on ne parla plus dans Paris que de ce mystérieux et terrible comité autrichien, la Gironde faisant maintenant ce que, par l'organe de Brissot, elle avait tant reproché à Robespierre... semant le soupçon.

Et elle n'avait ici d'autre tort que de se contredire ; car, en indiquant les Tuileries comme le centre d'un complot tramé contre la Constitution, de concert avec l'étranger, et en désignant Montmorin, en désignant Bertrand de Molleville, elle était dans le vrai. C'est ce que nous savons aujourd'hui, à n'en pouvoir douter, par les révélations contemporaines. Louis XVI, en effet, aussitôt après la déclaration de guerre à l'Autriche, avait chargé Mallet du Pan d'une mission secrète auprès du roi de Bohême et de Hongrie, et du roi de Prusse. Or, à propos de cette mission sur laquelle nous aurons à revenir, voici ce qu'on lit dans les Mémoires, tout récemment publiés, de Mallet du Pan :

..... J'eus un entretien de plusieurs heures avec M. de Montmorin, dans son hôtel, l'avant-veille de mon départ et en présence de M. Malouet. Le résultat fondamental auquel nous nous arrêtâmes, et qui était celui des vœux et des instructions secrètes de Sa Majesté, fut qu'il importait par-dessus tout de conserver à la guerre le caractère de guerre étrangère faite de puissance à puissance, afin d'écarter toute idée de collusion entre le roi et les deux cours, et d'amener le dénouement à la forme d'un arbitrage entre Sa Majesté et les étrangers d'une part, et de l'autre entre Sa Majesté et la nation. Cette conférence dernière avec M. de Montmorin eut lieu le jour même où ce ministre — il ne l'était plus alors, — et M. de Bertrand rendirent plainte criminelle par-devant le juge de paix La Rivière, contre Carra et ses calomnieuses dénonciations d'un comité autrichien siégeant aux Tuileries[45].

Quoi ! les dénonciations de Carra étaient calomnieuses, lorsqu'on nous apprend que Louis XVI correspondait secrètement avec l'Autriche ; que Bertrand de Molleville, Montmorin, Malouet, Mallet du Pan étaient les agents de ce concert ; et qu'on s'entendait sur les dernières dispositions à prendre, le JOUR MÊME où l'on ne rougissait pas de se prétendre calomnié ! La Révolution fut soupçonneuse, c'est certain ; mais eut-elle tort de l'être ? Avec de pareils faits sous les yeux, l'affirme qui l'ose !

Dans le même temps, d'autres rumeurs agitaient la capitale : le roi, était-il dit, méditait une seconde tentative d'évasion... Vague d'abord, cette rumeur prit peu à peu une telle consistance, que Pétion crut devoir écrire au commandant de la garde nationale pour lui recommander la vigilance. Louis XVI s'en plaignit dans une lettre adressée à la municipalité, et Pétion répliqua : Qu'ai-je fait ? J'ai veillé quand mes concitoyens dormaient[46].

Ce fut au plus fort de l'excitation produite par toutes ces défiances et toutes ces craintes, que, le 25 mai, Gensonné et Brissot firent monter, de la presse à la tribune, la dénonciation du comité autrichien. Brissot basa son réquisitoire sur des documents que, comme membre du comité diplomatique, il avait pu extraire des archives. Il fut clair, vif, pressant, et n'hésita pas à conclure à la mise en accusation de Montmorin.

Mais il nuisit lui-même à sa cause et gâta l'effet de son discours par cette insinuation, trop évidemment calomnieuse : On a reconnu l'existence du comité autrichien dans l'opposition d'un certain parti à la guerre offensive. C'était accuser l'élite du Jacobinisme de complicité avec la Cour, c'était accuser Robespierre de complicité avec Montmorin ! Ce rapprochement insensé remplit les patriotes d'indignation, et fut relevé par le journal de Prudhomme d'une manière terrible : Vous avez dit, à la tribune des Jacobins, qu'il ne fallait pas dénoncer sans preuves : donnez les vôtres, sinon vous serez réputé calomniateur... Vous dites que ce parti a voté contre la guerre, parce qu'elle était dirigée contre la maison d'Autriche ? Escobar ! Quand on a commencé la discussion sur la guerre, il n'était nullement question de la maison d'Autriche. Vous répondiez, vous, des intentions pacifiques de l'empereur, et ne vouliez détruire que Coblentz[47].

Cependant, rejetés avec violence dans la Révolution, les Girondins ne ménageaient plus rien. Le 6 avril ils avaient fait rendre un décret qui prohibait le port public de tout costume ecclésiastique, et, à cette occasion, on avait vu Fauchet prendre sa calotte et la mettre dans sa poche : le 27 mai, sur la motion de Vergniaud et le rapport de la Commission des Douze, les prêtres non assermentés furent frappés d'un décret qu'avaient provoqué leurs menées factieuses, mais qui n'en était pas moins d'une rigueur que la stricte justice désavouait : Considérant que ce serait compromettre le salut public que de regarder plus longtemps comme membres de la société, des hommes qui cherchent évidemment à la dissoudre., l'Assemblée décrète : Lorsque vingt citoyens actifs d'un même canton se réuniront pour demander la déportation d'un ecclésiastique non assermenté, le Directoire du département sera tenu de prononcer la déportation si l'avis du Directoire est conforme à la pétition.

Triste ressource que de faire porter à l'équité le costume de la tyrannie ! Et puis, comme le firent très-bien observer les Révolutions de Paris, pourquoi vingt citoyens actifs[48] ? Même en matière de persécution, le privilège !

Le roi fut douloureusement affecté du décret contre les prêtres, et se promit bien de refuser sa sanction. Mais ce coup ne fut pas le seul qui fit alors saigner son cœur. Un jour, comme il se trouvait à table avec la reine, madame Campan leur vint annoncer que l'Assemblée s'était fort occupée d'une dénonciation faite par les ouvriers de la manufacture de Sèvres ; qu'ils avaient apporté sur le bureau du président une liasse de brochures contenant, disaient-ils, la vie de Marie-Antoinette ; que le directeur de la manufacture avait été mandé à la barre et avait déclaré avoir reçu l'ordre de brûler ces imprimés dans les fours qui servaient à la cuisson des pâtes de ses porcelaines[49]. Le roi rougit, et baissa la tête sur son assiette. La reine lui dit : Monsieur, avez-vous connaissance de cela ? Il ne répondit rien. Madame Campan s'étant retirée, la reine se rendit chez elle, peu d'instants après, et lui confia qu'un nouveau libelle de madame de Lamotte avait été publié à Londres ; que le roi avait fait acheter l'édition, pour étouffer le scandale, et que M. de Laporte n'avait pas trouvé de meilleur moyen d'anéantir la totalité de l'ouvrage, qu'en le faisant brûler à Sèvres en présence de deux cents ouvriers dont cent quatre-vingts étaient Jacobins. Aussi l'éclat qu'on voulait éviter venait-il d'avoir lieu. Marie-Antoinette cacha sa douleur. Louis XVI fut consterné[50].

Mais ce qui combla la mesure de leurs amertumes, ce fut le licenciement de la garde royale.

Qu'il y eût impossibilité de la tolérer plus longtemps, les aveux de Dumouriez dans ses Mémoires le prouvent jusqu'à l'évidence. Elle abondait en coupe-jarrets, en chevaliers d'industrie[51], dont l'enrôlement se faisait à des bureaux bien connus ; elle comprenait une foule de spadassins qu'on rencontrait partout la menace dans les yeux, la main sur la garde de leur épée, et la provocation à la bouche. Les gardes nationaux de service à leurs côtés, ils les traitaient avec un mépris irritant, et se plaisaient à réveiller de vieilles étiquettes de cour pour les mortifier[52].

Murat, le même que la fortune destinait à être le beau-frère de Napoléon, faisait partie de cette garde, et donna sa démission[53], de dégoût sans doute. Enfin les choses en vinrent au point que, dans tout Paris, les alarmes s'éveillèrent. On raconta que, dans les casernes des gardes du corps, à l'ancienne Ecole militaire, il y avait un drapeau blanc, présent du roi. Il n'en fallut pas davantage : le peuple des faubourgs voisins de cette caserne s'assemble, et précédé de quelques officiers municipaux, force l'entrée.

Une recherche ardente n'aboutit qu'à la découverte d'un très-petit drapeau blanc donné au Dauphin ou par le Dauphin, mais on trouva nombre de chansons royalistes et des pamphlets contre l'Assemblée nationale[54]. D'autre part, on sut que des cocardes blanches avaient été distribuées aux Suisses. Quelques-uns d'entre eux les avaient arborées à Neuilly. Une multitude de libelles, ayant pour but d'avilir les représentants du peuple, étaient jetés dans la circulation par des mains mystérieuses. Le cri Au diable la nation ! fut entendu sous le portique des Tuileries.

C'en était trop !

Le 28 mai, Chabot ouvrit le feu. J'ai sous les yeux, s'écria-t-il, cent quatre-vingt-deux pièces qui prouvent le complot dont on nous menace. Aussitôt Bazire prend la parole. Il signale l'esprit contre-révolutionnaire des défenseurs du château, parle de certaines orgies où des cavaliers ont associé insolemment aux santés du roi et de la reine, celle du prince de Condé, celle du comte d'Artois, celle de Lambesc ; il insiste sur le projet d'enlever le roi, et demande que la garde de Paris soit doublée. A son tour, Carnot le jeune propose à l'Assemblée de se déclarer permanente, suivant la forme adoptée par la Constituante, lors de la première fuite du roi. La salle retentit d'applaudissements, et sur-le-champ il est décrété que l'Assemblée se tiendra en permanence ; que la garde de Paris sera doublée et que, chaque matin, Pétion viendra rendre compte de l'état de la capitale[55].

Le 29, en effet, à neuf heures du matin, Pétion se présentait à la barre. La nuit a été calme, disait-il, et rien n'annonce un jour orageux. Cependant, point de fausse sécurité ! Ce serait celle de la stupeur. A peine a-t-il prononcé ces paroles, qui résonnèrent au fond des cœurs comme le bruit lointain de la foudre, qu'une foule considérable, accourue de la section des Gobelins, demande à être admise. Armée de fusils, de fourches, de piques, de bâtons que surmonte le bonnet rouge, et composée en partie d'habits bleus, en partie de sans-culottes[56], elle traverse la salle tambour battant et se range autour de l'Assemblée, jurant de se sacrifier pour la défendre. Bazire, dans un long rapport, conclut au licenciement de la garde.

Couthon raconte et s'offre à prouver qu'un maréchal des logis a pris l'engagement, si on voulait lui confier l'exécution de cet attentat, de faire, avant qu'il fût un mois, sauter la salle de l'Assemblée. Une émotion extraordinaire régnait sur tous les bancs. Elle fut accrue par des provocations royalistes, les unes d'un ordre vulgaire et bas, comme celle de Jaucourt, qui alla menacer Chabot à l'oreille de lui donner cent coups de bâton ; les autres mêlées d'insolence et de courage, comme celles de Foudrières et de Calvet, qui se firent envoyer à l'Abbaye, le premier, pour avoir imputé à l'éloquence de Guadet et de ses pareils l'embrasement de la place publique ; le second, pour avoir comparé l'époque de la Révolution au règne de Tibère. Tout cela ne pouvait que précipiter le dénouement : l'Assemblée décréta que la garde serait licenciée et le duc de Brissac, son commandant, mis en accusation[57].

Le 30 mai, à la séance du soir, Louvet vint, au nom de la section des Lombards, demander que toutes les sections de Paris fussent déclarées en permanence ; et de ses lèvres qui, plus tard prêcheront le modérantisme, tomba cet avertissement farouche : Il importe d'empêcher par de sages précautions qu'il n'arrive enfin un jour où nous soyons réduits à l'affreuse nécessité de faire ruisseler dans les rues le sang des rebelles[58].

Louis XVI parut d'abord décidé à ne point obéir à ce dernier décret ; mais ses ministres lui ayant représenté avec force l'inutilité, le péril de la résistance, il céda, et, lorsque le duc de Brissac vint prendre congé de lui. Vous allez en prison, lui dit-il d'un air triste. Je serais bien plus affligé si vous ne m'y laissiez moi-même[59]. Barnave était d'avis que, sans perdre de temps, le roi recréât un état-major, sauf à le composer de gens dont il envoyait les noms à la reine, ajoutant que les hommes portés sur la liste passaient pour être des Jacobins prononcés et ne l'étaient pas[60]. La reine ne crut pas devoir se ranger à cette opinion ; et Barnave, découragé, résolut de s'éloigner de Paris. Dans une dernière audience qu'il obtint de Marie-Antoinette, il lui dit : Vos malheurs, madame, et ceux que je prévois pour la France, m'avaient déterminé à me dévouer à vous servir. Je vois que mes avis ne répondent pas aux vues de Vos Majestés. J'augure peu du succès du plan qu'on vous fait suivre. — Celui qui consistait à attendre tout désormais de l'étranger. — Vous êtes trop loin des secours ; vous serez perdus avant qu'ils parviennent jusqu'à vous. Je désire ardemment me tromper dans une aussi douloureuse prédiction ; mais je suis bien sûr de payer de ma tête l'intérêt que vos malheurs m'ont inspiré, et les services que j'ai voulu vous rendre. Je demande pour toute récompense l'honneur de baiser votre main. La reine lui accorda cette faveur le visage baigné de larmes[61].

Les Girondins venaient de désarmer la royauté, au dedans ; mais elle restait armée contre eux au dehors. Et puis, comme un spectre qui partout se serait dressé devant eux, Robespierre était là, qui les suivait de son froid regard, analysait leurs actes, plongeait au fond de leurs pensées, et, avec une persistance inexorable, notait jusqu'aux moindres fautes. De récents débats avaient fait à leur orgueil une blessure dont il saignait encore. Dans un but fort patriotique en soi, sous l'impulsion d'un sentiment très-sincère peut-être, mais qui put paraître suspect aux esprits soupçonneux, ils s'étaient avisés de proposer aux Jacobins l'exclusion de quiconque ne serait pas muni de la quittance du percepteur, et ils eussent probablement fait passer cette proposition, où l'apothéose du Girondin Clavière s'enveloppait du prétexte de faciliter le recouvrement de l'impôt, si, pour la combattre, Robespierre ne se fût levé, au milieu d'une effroyable tempête de cris, et tellement obstinés, que le président des Jacobins, ce jour-là, dut se couvrir[62]. Robespierre fit rejeter la motion comme contraire à l'égalité, puisqu'elle tendait à fermer aux pauvres la porte des sociétés patriotiques ; comme contraire à la justice, puisqu'elle ne distinguait pas entre la mauvaise volonté et l'impuissance ; comme fallacieuse, puisqu'elle transformait en titre de civisme le payement de l'impôt, c'est-à-dire l'exécution de la loi et l'accomplissement du plus simple des devoirs[63].

Les Girondins avaient vivement ressenti cette défaite ; mais ce qui avait retourné le poignard dans la plaie, c'était l'éclatant appui que, dans cette circonstance, Danton avait prêté à leur adversaire. Plus j'approuve l'opinion de M. Robespierre, s'était écrié Danton, plus j'en crois la discussion utile. M. Robespierre n'a jamais exercé ici que le despotisme de la raison. Ce n'est donc pas l'amour de la patrie, mais une basse jalousie, mais toutes les passions les plus nuisibles qu'excitent contre lui ses adversaires avec tant de violence. Eh bien, messieurs, il nous importe à tous de confondre complètement ceux qui vous proposent des arrêtés aussi attentatoires à la majesté du peuple... Il sera peut-être un temps, et il n'est pas éloigné, où il faudra tonner contre ceux qui attaquent, depuis trois mois, une vertu consacrée par toute la Révolution, une vertu que ses ennemis d'autrefois avaient bien traitée d'entêtement et d'âpreté, mais que jamais ils n'avaient calomniée comme ceux d'aujourd'hui ![64]

Danton ne disait que trop vrai. Il fut prouvé que les Girondins, pour abattre - Robespierre, employaient des moyens illégitimes ; qu'ils se servaient contre lui du pouvoir officiel dont ils disposaient ; qu'ils essayèrent de lui enlever le club des Jacobins, en accordant places et faveurs à la plupart des membres du comité de correspondance[65] ; qu'ils firent enfin circuler, sous le couvert de Roland, ministre de l'intérieur, les discours où Brissot essayait de ruiner dans l'opinion un rival presque aussi difficile à décrier qu'à vaincre[66].

Mais Robespierre, de son côté, sut-il toujours être juste à l'égard de ses ennemis ? Non. Dans l'acte d'accusation que publia contre les Girondins, avec désignation particulière de Brissot, de Guadet, de Condorcet, le journal qui venait d'être créé par Robespierre, on trouve, mêlées à des reproches malheureusement bien fondés, beaucoup d'imputations fausses ou vagues, et la calomnie s'y montre plus d'une fois pour tenir tête à la calomnie. Certes, si Robespierre s'était contenté de crier aux Girondins : Vous n'avez pas su vous garder de l'esprit d'intrigue, — vous avez penché vers d'équivoques alliances, — vous avez donné dans le système corrupteur des dépenses secrètes, — vous, Guadet, vous avez poursuivi la licence de la presse avec un emportement qui montrait peu de souci pour sa liberté, — vous, Brissot, vous avez disposé des emplois publics en faveur de vos créatures avec une ostentation qui touchait au scandale, il y aurait eu certes peu de chose à reprendre à un tel réquisitoire. Mais les accuser d'indulgence pour le crime, et, peut-être, de connivence avec les chefs de faction ; mais insinuer que leurs dénonciations mêmes pouvaient bien n'être qu'un jeu concerté avec les ennemis de la Révolution ; mais leur reprocher de n'avoir pas assez pris le parti des sanglants héros d'Avignon, quand c'était de l'avoir pris qu'il eût fallu les blâmer... quoi de plus absurde, et, tranchons le mot, de plus inique[67] ?

Toutefois il est un passage de l'article qui mérite d'être cité ; c'est celui où Robespierre dit : N'est-ce pas vous qui avez voulu qu'on investît les généraux du pouvoir arbitraire de vie et de mort, et du droit de faire des lois pour l'armée ? Ignorez-vous que ce sont ceux qui disposent de la force armée qui fixent le sort des révolutions ? Ignorez-vous quel est l'ascendant que des généraux habiles et victorieux peuvent prendre sur leurs soldats ? L'histoire des autres peuples, l'expérience de la faiblesse et des passions des hommes ne devraient-elles pas vous éclairer sur des dangers si pressants ? Le plus redoutable ennemi de la liberté des peuples, et surtout de la nôtre, c'est le despotisme militaire[68].

Le péril que Robespierre signalait ici avec tant de raison était un de ceux qui l'avaient toujours le plus préoccupé. Déjà, dans le second numéro de son journal, il avait exposé, sur la nécessité et la nature de la discipline militaire, un système qui partait de cette définition : La discipline militaire — la vraie — est l'obéissance aux lois particulières qui règlent les fonctions du soldat. Hors de là, selon Robespierre, il n'y avait que tyrannie ; et si le soldat se trouvait asservi à la volonté de l'officier, même pour ce qui ne tenait en aucune sorte aux obligations du service militaire, il cessait d'être un citoyen, il cessait d'être un homme, il devenait une machine de mort. En résumé, écrivait Robespierre, il y a deux disciplines militaires : l'une est le pouvoir absolu des chefs sur toutes les actions et toute la personne du soldat ; l'autre est leur autorité légitime circonscrite dans ce qui touche au service militaire. La première fait, des soldats, autant de serfs destinés à seconder aveuglément les caprices d'un homme ; l'autre en fait les serviteurs de la patrie et de la loi : elle les laisse hommes et citoyens. La première convient aux despotes, la seconde aux peuples libres[69]. Ainsi menacés de toutes parts, les Girondins résolurent de se sauver, à force d'audace. Le 4 juin, Servan, sans en avoir rien dit à ses collègues du Conseil, vint proposer inopinément à l'Assemblée d'appeler de chaque canton de France cinq fédérés, vêtus et équipés, qui se réuniraient le 14 juillet à Paris, pour former ensuite un camp de vingt mille hommes au nord de la capitale[70].

Les Girondins comptaient disposer jusqu'au bout de cette force, qui, au besoin, leur pouvait servir contre tous leurs ennemis à la fois. Aussi la mesure, favorablement accueillie dans l'Assemblée, souleva-t-elle, au dehors, une opposition très-vive. Courant de porte en porte, mendiant la signature des femmes, recueillant celle des enfants, les meneurs du Feuillantisme opposèrent au projet du camp de vingt mille hommes le vœu de huit mille pétitionnaires ; et, de son côté, au risque d'être accusé d'une alliance contre-révolutionnaire, Robespierre, aux Jacobins, s'écria : Cette armée est-elle appelée à Combattre l'étranger ? Pourquoi la renfermer dans le sein de Paris ? N'est-ce pas aux frontières qu'il faut porter nos forces ? Admirable expédient de fortifier Paris contre les troupes rassemblées dans la Belgique ou sur les bords du Rhin, lorsque sur l'un ou l'autre point notre armée n'est pas encore complète ; lorsqu'une partie des gardes nationales et des autres troupes est mal armée ; lorsqu'une partie de nos frontières est dégarnie ; lorsque Metz, Sarrelouis, Thionville, et tant de nos places fortes sont dans un état insuffisant de défense ?... Quoi ! nous avons nous-mêmes déclaré la guerre ; depuis deux mois l'étendard tricolore devrait flotter sur les murs des villes belges, et l'on nous parle de défendre la capitale ![71] Au lieu de cela, il proposait, lui, d'armer, conformément à leur demande, les habitants des pays ravagés par l'Autriche ; de rappeler les anciennes gardes françaises et cent mille soldats congédiés pour cause de civisme[72].

Les Girondins, irrités, lui répondirent qu'il était un transfuge ; le Patriote français se mit à l'attaquer avec un acharnement de toutes les heures, et Girey-Dupré n'hésita plus à signer les articles où il le déchirait.

Servan, nous l'avons dit, n'avait point communiqué sa motion au Conseil : Dumouriez le lui reprocha en face, et si violemment, que, sans la présence du roi, le sang eût coulé[73].

Voici en quels termes l'Assemblée vota la nouvelle levée de vingt mille hommes et leur réunion à Paris pour le 14 juillet : En chaque municipalité, un registre sera ouvert pour recevoir les inscriptions volontaires. Dans le cas où le nombre des gardes nationaux qui se seront fait inscrire excéderait celui fixé pour le canton, ceux inscrits SEULEMENT se réuniront pour faire entre eux le choix de ceux qui voudront marcher[74].

Vergniaud et ses amis avaient combattu, mais en vain, cette dernière disposition. A demi effrayés déjà d'avoir mis en mouvement une machine de guerre dont la portée était difficile à calculer, et sentant bien que les hommes qui s'enrôleraient seraient les patriotes les plus ardents, les Jacobins les plus exaltés, les futurs soldats de Robespierre, peut-être, ils auraient voulu que les choix fussent faits par tous les gardes nationaux de chaque canton ou par les corps administratifs. Précautions tardives ! La Révolution, appelée par eux à Paris de chaque point de la France, s'était hâtée de les prendre au mot. L'importance de l'article 7 du décret du 8 juin-fut si bien comprise par Robespierre et tous les révolutionnaires de l'avant-garde, que leur opposition au camp des vingt mille hommes tomba soudain. Et il se trouva que les Girondins venaient de lancer un char sous les roues duquel ils devaient eux-mêmes périr écrasés !

C'est ce que Dumouriez prévit ; c'est ce qu'en plein Conseil il annonça d'un ton si ému et si prophétique, que Servan ne se put défendre d'un trouble secret[75]. Mais après de telles démarches, revenir sur ses pas est le comble de l'imprudence. Quoique fort opposé à la mesure, Dumouriez fut d'avis qu'il ne restait plus au roi d'autre ressource que de la sanctionner. Au lieu des vingt mille hommes, si vous vous opposez au décret, dit-il à Louis XVI, il arrivera des provinces, sans décret, quarante mille hommes qui peuvent renverser la Constitution, l'Assemblée et le trône[76]. Louis XVI, effrayé sans être convaincu, demanda du temps pour réfléchir.

Mais sa sanction était impatiemment attendue pour un autre décret qui, bien plus que celui du camp de vingt mille hommes, lui faisait horreur. Quoi ! on exigeait de lui, le fils aîné de l'Église, qu'il mît sa royale attache à la déportation possible d'un prêtre ! Plutôt que de céder sur ce point, il était résolu de mourir. Ô fatalité terrible ! Il advint que ces prêtres qu'au prix de tout son sang il eût voulu sauver, remplirent, en ce moment même, Paris de désordres et de scandales.

La veille des processions de la Fête-Dieu, Camille Des- moulins avait écrit : Je crains que Manuel n'ait fait une grande faute, en provoquant l'arrêté contre la procession de la Fête-Dieu. Mon cher Manuel, les rois sont mûrs, mais le bon Dieu ne l'est pas encore.Notez que je dis le bon Dieu et non pas Dieu, ce qui est bien différent[77].

La critique était injuste ; elle frappait un arrêté de la municipalité qui n'était en aucune sorte dirigé contre la procession, mais qui, très-philosophiquement, et par un respect bien entendu de la liberté des opinions religieuses, déclarait que les citoyens ne pouvaient être forcés à tendre et tapisser leurs maisons[78]. Quoi qu'il en soit, si Camille Desmoulins lui-même crut l'intérêt du bon Dieu compromis dans cette affaire, on juge du bruit que firent-les prêtres et les dévotes ! Ce qu'il y eut de pis, c'est que les contre-révolutionnaires, sous l'uniforme de la garde nationale, se hâtant d'intervenir, la procession de la Fête-Dieu donna naissance à des scènes de fanatisme du plus odieux caractère. Des citoyens, pour avoir gardé leur chapeau sur la tête, furent meurtris de coups et foulés aux pieds. Legendre raconta, aux Jacobins, que, menacé d'un coup d'épée, il avait dû se couvrir la poitrine comme d'un bouclier, du livre de la Constitution, qu'il portait dans sa poche, et qu'une mégère avait été au moment de le faire pendre, en criant : Ne trouverai-je donc pas une pierre pour briser la boîte qui renferme la corde du réverbère[79] ? On reconnaît ici l'effet des prédications de la Mère Duchêne !

Tout cela poussait naturellement les révolutionnaires à presser la sanction des derniers décrets. Madame Roland eut l'idée de faire écrire au roi par son mari une lettre sévère qui mît un terme aux incertitudes, et d'une façon ou d'une autre, donnât à la situation un dénouement.

Elle est fort belle cette lettre que madame Roland traça de sa propre main et tout d'un trait[80]. La résistance aux deux décrets y est combattue par cette prophétie d'une forme si virile : Je sais qu'on peut imaginer tout opérer et tout contenir par des mesures extrêmes ; mais, quand on aurait déployé la force, pour contraindre l'Assemblée ; quand on aurait répandu l'effroi dans Paris, la division et la stupeur dans les environs, toute la France se lèverait indignée, et se déchirant elle-même dans les horreurs d'une guerre civile, développerait cette sombre énergie, mère des vertus et des crimes, toujours funeste à ceux qui l'ont provoquée. Quelle vigueur d'expression ! Et, d'un autre côté, qui n'entendrait les battements d'un cœur de femme dans ce passage : La patrie n'est point un mot que l'imagination se soit complu à embellir ; c'est un être auquel on a fait des sacrifices, à qui l'on s'attache chaque jour davantage par les sollicitudes qu'il cause ; qu'on a créé par de grands efforts, qui s'élève au milieu des inquiétudes, et qu'on aime par ce qu'il coûte, autant que par ce qu'on en espère[81].

La lettre de Roland au roi commençait-elle en ces termes : Sire, cette lettre-ci restera éternellement ensevelie entre vous et moi, et fut-elle lue à Louis XVI en plein Conseil ? Dumouriez l'affirme[82]. Selon le récit de madame Roland, au contraire, la lettre ne fut que remise au prince[83] ; et, telle que le Moniteur la publia, elle ne contient point la phrase susmentionnée. Faut-il croire que la haine de Dumouriez pour Roland, l'a fait, tant d'années après l'événement, descendre à un mensonge ?

Ou faut-il croire que Roland ayant cru devoir livrer à la publicité une lettre qu'il avait promis de tenir secrète, fut conduit à supprimer la phrase qui constatait la violation de l'engagement ? Étienne Dumont, qui ne parle de madame Roland qu'avec sympathie et respect, a écrit : Le plus grand reproche qu'on ait à faire à madame Roland, c'est d'avoir engagé son mari à publier la lettre confidentielle qu'il avait écrite au roi, et qui commençait ainsi : Sire, cette lettre ne sera jamais connue que de vous et de moi[84].

Quoi qu'il en soit, Louis XVI vit une insulte dans les représentations du ministre de l'intérieur, et fit appeler Dumouriez, en présence de la reine, qui lui dit tout d'abord : Croyez-vous, monsieur, que le roi doive supporter plus longtemps les menaces et les insolences de Roland, les fourberies de Servan et de Clavière ?Non, madame, répondit Dumouriez, j'en suis indigné ; j'admire la patience du roi, et j'ose le supplier de changer entièrement son ministère. — Je veux que vous restiez, vous, dit le roi, ainsi que Lacoste et le bonhomme Duranton. Rendez-moi le service de me débarrasser de ces trois factieux insolents, car ma patience est à bout[85]. Dumouriez y consentit, mais à la condition que, pour ne le point laisser sous le coup d'une impopularité écrasante, le roi sanctionnerait les deux décrets. La reine se récria : Pensez, monsieur, combien il est dur pour le roi de sanctionner un décret qui amène à Paris vingt mille coquins qui peuvent le massacrer ! Dumouriez répondit qu'il ne fallait pas s'exagérer le danger ; qu'aux termes du décret, le pouvoir exécutif restait maître de fixer le lieu de rassemblement de ces vingt mille hommes qui n'étaient pas des coquins ; qu'on pouvait indiquer Soissons, où ils seraient peu à craindre. Eh bien, soit, dit Louis XVI. Si vous êtes le ministre de la guerre, je me fie entièrement à vous. La promesse de sanctionner le décret contre les prêtres était bien autrement difficile à arracher. Du- mouriez, cependant, insista d'une manière si pressante, que Louis XVI céda[86]... ou parut céder. Le 15 juin au matin, Servan, Roland et Clavière avaient leur lettre de renvoi, et leur place au Conseil était occupée par deux personnages que Dumouriez avait désignés, Dumouriez prenant pour lui-même le portefeuille de la guerre, donnant à Nailhac celui des affaires étrangères, et celui de l'intérieur à Mourgues de Montpellier, qui fut, en outre, chargé par intérim du département des finances[87].

A cette nouvelle, les Girondins coururent répandre dans l'Assemblée la fureur dont ils étaient animés. Avec un sombre enthousiasme, elle vota que les trois ministres renvoyés emportaient les regrets de la nation, et couvrit d'applaudissements la lecture de la lettre de Roland au roi, dont communication lui fut donnée. Le bruit de ces applaudissements durait encore, quand tout à coup Dumouriez entre. Des murmures éclatent ; mais sa contenance assurée et la fermeté réfléchie de son regard déjouent l'indignation[88]. Il demande la parole froidement et commence par annoncer la mort du général Gouvion. Ce brave homme est heureux, dit-il, d'être mort en combattant l'ennemi et de n'être pas témoin de nos affreuses discordes. J'envie son sort[89]. Il lit ensuite un mémoire sur le ministère de la guerre, dont l'exorde avait trait aux égards dus aux ministres. Guadet, d'une voix de tonnerre, l'interrompant : L'entendez-vous ? Il se croit déjà si sûr de la puissance, qu'il s'avise de nous donner des conseils ! Mais lui se tourne vers la gauche, et s'écrie : Et pourquoi pas ?[90] Quoique son rapport ne fût qu'une longue accusation contre Servan, on l'écouta dans le plus grand silence[91].

Seulement, quand il eut fini, Lacuée, membre du comité militaire, Paganel et d'autres lui crièrent : Lorsque vous avez demandé la guerre, vous deviez savoir si nous étions en état de la faire. Vous êtes donc, ou un traître, ou un calomniateur[92]. Sans se déconcerter, il fit mine de remettre son mémoire dans sa poche ; puis, sur ce qu'on l'accusait de vouloir soustraire une pièce qui le condamnait, il prit une plume, signa tranquillement son travail, le déposa sur le bureau et sortit, en traversant la foule de ses ennemis, étonnés. Le peuple se précipitait des tribunes et des corridors de la salle pour le voir de plus près. Comme il était sur le seuil, il entendit murmurer à ses oreilles : Ils voudraient bien vous envoyer à Orléans. — Tant mieux, dit-il avec beaucoup de sang-froid, j'y prendrais des bains et du petit-lait, et je me reposerais[93].

Brissot, qui l'avait tant vanté et si vivement poussé au pouvoir, se répandit contre lui en malédictions. Il lui demanda compte publiquement de l'audace immorale avec laquelle il avait tiré ses agents des lieux de prostitution et des tripots. Il écrivit, pour l'en accabler, l'impure biographie de Bonne-Carrère. Il parla de l'emploi, resté trop ténébreux, des six millions de fonds secrets[94]. En réponse, parurent des placards, attribués à Dumouriez, et où l'on menaçait ses détracteurs, s'ils continuaient, de publier les dividendes et les noms propres. Brissot mit ses ennemis au défi de maintenir ou de prouver leurs insinuations, et le 17 juin, il écrivit : Ma deuxième lettre allait être lancée ; mais j'apprends que Dumouriez est par terre, et je ne me bats point contre un ennemi par terre[95].

En effet, Dumouriez venait d'être renversé à son tour, victime d'une comédie indigne. A peine s'était-il compromis pour Louis XVI et perdu dans l'opinion, que ce prince, croyant désormais lui tenir le pied sur la gorge, le prit avec lui sur un ton de hauteur et de dédain qui disait assez au ministre qu'on l'avait joué. Quand il voulut réclamer l'accomplissement de la condition convenue, Louis XVI lui déclara, ainsi qu'à ses collègues, que son parti était pris, qu'il refusait sa sanction au décret contre les prêtres, et montrant un projet de lettre au président, il ajouta, en maître qui entend qu'on lui obéisse : Je vous chargerai demain de cette lettre : réfléchissez-y, un de vous la contresignera, et vous la porterez ensemble à l'Assemblée[96]. Dumouriez fut comme frappé de stupeur : était-ce donc là ce Louis XVI que jusqu'alors il avait connu si doux et si maniable ?

Il comprit alors dans quel piège il était tombé ; et si à cet égard quelques doutes avaient pu lui rester, ils eussent été levés par la démarche qu'osa faire auprès de lui un des meneurs du parti feuillant[97]. Vous êtes perdu, lui dit imprudemment cet homme, si vous ne vous jetez dans nos bras, et nous vous tenons... Dépêchez-vous de contresigner vous-même la lettre que le roi veut que vous portiez au président, de peur qu'un autre n'en ait le mérite. — Vous êtes des êtres atroces, répliqua Dumouriez indigné, mais vous n'êtes que des enfants. Vous égarez le roi et la reine, vous les perdrez.

Le 15 juin, il offrit sa démission. Louis XVI avait compté que Dumouriez fléchirait : Eh bien, j'accepte, dit-il d'un air très-sombre[98].

 

 

 



[1] Montgaillard, Histoire de France, t. III, p. 85.

[2] Voyez à la suite des Souvenirs de Mathieu Dumas, t. II, le n° Ier des Pièces justificatives.

[3] Rapport du 27 juin 1792, par Auber-Dubayet.

[4] Opinion de Mathieu Dumas. Voyez ses Souvenirs, t. II, p. 489.

[5] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 559.

[6] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. III.

[7] Instructions pour M. de Lafayette, du 22 avril 1792. — Voyez à la suite du t. II des Souvenirs de Mathieu Dumas, le n° 4 des Pièces justificatives.

[8] Rapport de Dumouriez à l'Assemblée nationale, 4 mai 1792.

[9] Rapport de Dumouriez à l'Assemblée nationale, 4 mai 1792.

[10] Rapport de Dumouriez à l'Assemblée nationale, 4 mai 1792.

[11] Rapport de Dumouriez à l'Assemblée nationale, 4 mai 1792.

[12] Voyez son discours à la suite du tome II des Souvenirs.

[13] Mémoires de Dumouriez, t. II, p. 225.

[14] Révolutions de Paris, n° 147.

[15] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. III, p. 224.

[16] Montgaillard, Histoire de France, t. III, p. 85.

[17] Mémoires de madame Roland, t. I, p. 265-66. — Édition P. Faugère. Paris, 1864.

[18] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. IV, p. 235.

[19] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. IV, p. 235.

[20] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. IV, p. 236.

[21] Révolutions de Paris, n° 147.

[22] Mémoires de Dumouriez, t. II, p. 236.

[23] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 371.

[24] Révolutions de Paris, n° 147.

[25] Révolutions de Paris, n° 147.

[26] Histoire parlementaire, t. XIV, p, 222.

[27] Révolutions de Paris, n° 152.

[28] Révolutions de Paris, n° 152.

[29] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. V, p. 244.

[30] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. V, p. 243.

[31] Mémoires de madame Roland, t. I, p. 71 et 72.

[32] Souvenirs sur Mirabeau, chap. XX, p. 395.

[33] Ce sont ses propres expressions. — Voyez ses Mémoires, t. II, liv. IV, chap. VI, p. 255.

[34] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, p. 255.

[35] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, p. 256 et 257.

[36] Voyez ses Mémoires, t. II, liv. IV, p. 257 et 258.

[37] Mémoires de madame Roland, t. I, p. 74.

[38] Première lettre de Brissot à Dumouriez, dans la Bibliothèque historique de la Révolution, 675, 74, 75. — BRISSOT. — British Museum.

[39] Mémoires de madame Roland, t. I, p. 74.

[40] Mémoires de madame Roland, t. I, p. 74-75.

[41] Voyez, pour les détails, les Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. VI, p. 258-264.

[42] Mémoires de madame Roland, t. I, p. 74-75.

[43] Révolutions de Paris, n° 150.

[44] Révolutions de Paris, n° 150.

[45] Mémoires et correspondance de Mallet du Pan, t. I, chap. III, p. 289 et 290. Paris, 1851.

[46] Voyez cette correspondance entre Louis XVI et Pétion, reproduite in extenso, dans l'Histoire parlementaire, t. XIV. p. 347-551.

[47] Révolutions de Paris, n° 156. — On voit ici l'éclatante confirmation de la distinction importante, et inaperçue jusqu'à présent, que nous avons établie plus haut, dans le chapitre intitulé : Débats sur la guerre.

[48] Révolutions de Paris, n° 156.

[49] La séance à laquelle ce récit fait allusion, fut celle du 28 mai 1792.

[50] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XX, p. 198.

[51] Ce sont les propres termes dont se sert Dumouriez. — Voyez ses Mémoires, t. II, chap. VI, p. 167.

[52] Mémoires de Dumouriez, t. II, chap. VI, p. 168.

[53] Rapport de Bazire, dans la séance du 29 mai 1792.

[54] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. III, chap. VI, p. 168 et 169.

[55] Voyez Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. XIV, p. 297 et suiv.

[56] Révolutions de Paris, n° 131.

[57] Histoire parlementaire, t. XIV, p. 297 et suiv.

[58] Histoire parlementaire, t. XIV, p. 297 et suiv.

[59] Mémoires de Ferrières, t. III, liv. XI, p. 76.

[60] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XX, p. 204.

[61] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XX, p. 204.

[62] Journal des débats des Amis de la Constitution, séance du 10 mai 1792.

[63] Journal des débats des Amis de la Constitution, séance du 10 mai 1792.

[64] Journal des débats des Amis de la Constitution. — Séance du 10 mai 1792. — C'est ici qu'éclate d'une manière, on peut le dire, déplorable, la partialité de M. Michelet (voyez son Histoire de la Révolution, liv. VI, chap. VII, p. 438 et 439). Ces mots de Robespierre : Il me semblerait meilleur citoyen, celui qui, pauvre mais honnête homme, gagnerait sa vie sans pouvoir payer ses contributions, que celui qui, gorgé peut-être de richesses, ferait des présents puisés à une source corrompue, ces mots si naturels, si bien appropriés à la circonstance, voilà ce que M. Michelet appelle une lâche flatterie au populaire, un bavardage hypocrite. Mais pourquoi donc n'imprime-t-il pas la même flétrissure à son héros Danton, qui se range de l'opinion de Robespierre et déclare la proposition girondine attentatoire à la majesté du peuple ? Est-ce que Robespierre avait poussé aussi loin que Danton semble le faire la flatterie au populaire ? Mais quoi ! ce discours de Danton, M. Michelet se garde bien de le donner. Il se borne à dire que Danton Et, en cette occasion, par politique, un éloge enthousiaste des vertus de Robespierre. De sorte que ce qui est lâche flatterie et hypocrisie chez le second, n'est plus que de l'habileté chez le premier ! Et M. Michelet se trouve louer presque dans celui-ci, ce que, dans celui-là, il voue au mépris et à la haine !...

[65] Journal des débats des Amis de la Constitution.

[66] Journal des débats des Amis de la Constitution. — Dénonciation de Brissot par Tallien.

[67] Voyez cette longue attaque dans le n° 3 du Défenseur de la Constitution.

[68] Défenseur de la Constitution, n° 3.

[69] Défenseur de la Constitution, n° 2. — Voilà ce que, dans son Histoire de la Révolution, liv. VI, chap. VII, p. 457, M. Michelet appelle tout simplement une tendance désorganisatrice de Robespierre. Si c'est là de la désorganisation, il faut convenir qu'elle ressemble fort à la liberté. Plût au ciel que la France eût toujours pu se préserver de ce genre d'organisation qui consiste dans l'absorption par l'officier de toute la personne et de toutes les actions du soldat !

[70] Séance du 4 juin 1792.

[71] Défenseur de la Constitution, n° 5.

[72] Défenseur de la Constitution, n° 5.

[73] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. VII, p. 269.

[74] Décret du 8 juin 1792, art. 7.

[75] Voyez les Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. VII, p. 272.

[76] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. VII, p. 271.

[77] Tribune des patriotes, n° 3.

[78] Voyez le texte de cet arrêté dans l'Histoire parlementaire, t. XIV, p. 424.

[79] Journal de la Société des Amis de la Constitution, n° 210.

[80] Mémoires de madame Roland, t. I, p. 255.

[81] Voyez cette lettre, reproduite in extenso, dans l'Histoire parlementaire, t. XV, p. 40-45, et dans les Mémoires de madame Roland, t. I, p. 357.

[82] Voyez ses Mémoires, t. II, liv. IV, chap. VII, p. 274.

[83] Mémoires de madame Roland, t. I, p. 256.

[84] Étienne Dumont, Souvenirs sur Mirabeau, chap. XX, p. 598. Le texte même de la lettre d'envoi, retrouvée par M. Mortimer-Ternaux, prouve irréfragablement que madame Roland a dit vrai, que Dumouriez a menti, et que, Étienne Dumont s'est trompé en affirmant que la lettre de Roland devait rester secrète. — Voyez Histoire de la Terreur, t. I, p. 122.

[85] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. VII, p. 275.

[86] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. VII, p. 275-280.

[87] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. VII, p. 280 et 281.

[88] Mathieu Dumas, qui ne l'aime pas, lui rend cette justice, et il était présent. Voyez ses Souvenirs, t. II, p. 190.

[89] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. IX, p. 292.

[90] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. IX, p. 292.

[91] Souvenirs de Mathieu Dumas, t. II, p. 191.

[92] Voyez le compte rendu officiel de la séance dans le Moniteur.

[93] Mémoires de Dumouriez, t. II, p. 295 et 294.

[94] Première lettre de Brissot à Dumouriez, en date du 15 juin 1792, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — BRISSOT, 675, 74, 75. British Museum.

[95] Première lettre de Brissot à Dumouriez, en date du 15 juin 1792, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — BRISSOT, 675, 74, 75. British Museum.

[96] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv, IV. chap. IX, p. 294.

[97] Dumouriez, qui raconte le fait, ne nomme point le personnage.

[98] Mémoires de Dumouriez, t. II, liv. IV, chap. IX, p. 300.