HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SIXIÈME

LIVRE SEPTIÈME

 

CHAPITRE IV. — COBLENTZ.

 

 

Marat s'élève avec fureur contre l'abolition des titres de noblesse ; pourquoi. — Mouvement des émigrations. — Politique de Monsieur. — Circulaires émigratives. — Embauchage pour l'émigration. — Contraste entre la cour de Coblentz et celle de France : Louis XVI réduit à manger en cachette. — Ses lettres et proclamations aux émigrés. — Il manque de bonne foi jusque dans ses mensonges. — Lettre des princes trouvée dans son portefeuille. — Décret contre les émigrés provoqué par Brissot. — Opinion de Condorcet. — Pastoret, et son artificieuse habileté. — Langage sévère de Vergniaud. — Terrible sortie d'Isnard. — Sommation adressée à Monsieur. — Décret contre les émigrés. — Les Girondins en sont comptables devant l'histoire. — Plaidoyer de la noblesse mis dans la bouche des émigrés par Marat. — Louis XVI écrit à ses frères pour les inviter à rentrer. — Leur réponse. — Lettre insolente de Monsieur à l'Assemblée.

 

Au mois de septembre 1791, Marat ayant quitté Paris pour quelque temps, et les chemins se couvrant de plus en plus, chose horrible, de Français qui couraient armer les étrangers contre la patrie, il advint qu'un jour Marat fit route avec un émigrant.

L'Ami du Peuple, il faut bien le croire, puisque c'est lui-même qui l'affirme, fut complètement séduit par le gentilhomme ; il fut touché de l'air de mélancolie répandu sur son visage, lui trouva ces manières qui annoncent une éducation soignée, et reconnut aux discours de son compagnon de voyage que c'était un penseur[1]. Si, de son côté, le gentilhomme se sentit attiré par les manières de Marat, qu'il ne connaissait pas, et par sa physionomie, c'est ce qu'on ignore. Toujours est-il que les deux voyageurs s'entendirent à merveille. Il était naturel que la conversation s'engageât sur les affaires du moment : la voici telle que Marat la rapporte, après avoir prévenu les lecteurs que par le mot LUI il désigne l'émigrant, et que par le mot MOI il se désigne lui même :

MOI. Êtes-vous curieux d'assister au Te Deum que l'on va chanter à Amiens ? Nous lirons sur les physionomies jusqu'où va l'enchantement du peuple pour le nouveau régime.

LUI. Ils peuvent chanter et danser tout à leur aise : cela ne sera pas long.

MOI. Il y a longtemps qu'on les menace, et ils vont toujours.

LUI. Patience Avant d'agir il fallait être en mesure : ce n'est que d'aujourd'hui que nous pouvons nous réunir.

MOI. Quand on ne renverserait pas la constitution à main armée, il est impossible qu'elle tienne : il y a trop de mécontents, trop d'hommes puissants intéressés à ramener l'ancien ordre de choses.

LUI. Comment cela ne serait-il pas, avec les faiseurs qui, depuis deux ans, bouleversent le royaume par assis et lever ?...

MOI... Dans toute révolution où la nation se partage en deux partis opposés, il faut nécessairement que l'un des deux soit écrasé pour que l'autre triomphe et fasse la loi. Voyez, chez les Anglais, Cromwell, rendu maître de l'État par ses victoires, son hypocrisie et sa profonde politique. Il avait bien anéanti la monarchie et la chambre des pairs, envahi tous les pouvoirs, rempli toutes les places de ses créatures, effrayé par l'exécution du monarque et de plusieurs courtisans, par l'exécution de lord Hamilton, de lord Holland, de lord Capel, le parti monarchique qu'il pouvait écraser : il se contenta de le surcharger d'impôts. Or, c'est pour ne l'avoir pas totalement détruit, qu'il vit ce parti se relever peu à peu, détacher insensiblement le peuple de l'amour des nouvelles maximes, ébranler son autorité, et la renverser de fond en comble à sa mort.

LUI. S'ils n'ont pas pris ce parti terrible, ce n'est pas : faute d'y avoir été sollicités. Vous avez lu sans doute les feuilles de l'Ami du Peuple. C'en était fait de la noblesse, des prélats, des officiers de l'armée et de tous les partisans du roi ; si l'on avait suivi ses conseils. Il ne nous aime pas, nous le payons bien de retour. Quant à moi, qui me pique d'apprécier les hommes, j'avoue que c'est le seul des révolutionnaires qui m'ait étonné. Au milieu des alarmes que devaient inspirer ses fureurs, je n'ai pu m'empêcher de convenir que c'était le seul qui eût des vues, le seul qui fut toujours conséquent à l'esprit de la révolution, et peut-être le seul qui n'était pas à vendre. Le ciel, qui veillait à notre salut, a enfin rendu le peuple sourd à la voix de son ami, et au lieu des grands moyens qu'il avait proposés, les intrigants députés du tiers n'ont songé qu'à ravaler les ordres de la noblesse et du clergé, qu'ils pouvaient anéantir. Il est si doux à un avocat, à un jugeur, à un notaire, de devenir l'égal d'un marquis, d'un duc, d'un prince ! Jugez de l'empressement du peuple à embrasser ce système d'égalité, dans lequel on lui faisait voir son bonheur, auquel il tient plus qu'à la liberté même, et qu'il est impossible de réaliser dans la société, puisqu'il n'existe pas même dans la nature. On a beau dépouiller M. le duc de Crillon ou de Montmorency de leurs noms, de leurs titres, de leurs ordres, de leurs dignités : assurément on n'en fera jamais les égaux de leurs fournisseurs, de leurs ouvriers, de leurs domestiques ; et quoi que l'Assemblée puisse faire, jamais elle ne rendra M. de la Borde l'égal - de son décrotteur. A voir l'Assemblée compter pour rien les préjugés nationaux, on dirait qu'elle était composée de barbares, et qu'aucun Français n'avait accès dans son sein. A la voir violenter les consciences et leur faire un devoir du parjure, on dirait qu'elle était composée d'impies qui se jouaient de la sainteté du serment. A la voir dépouiller la noblesse des titres de sa gloire et de sa dignité, on dirait qu'elle était composée d'imbéciles qui s'amusaient à bouleverser l'État pour des hochets. Qu'a-t-elle donc prétendu que devienne la noblesse, et surtout la haute noblesse, qui n'a plus aujourd'hui d'existence politique ? Que nous végétions dans nos terres, insultés par des paysans que nous nourrissons ? que nous commandions des manants en habit bleu ? que nous hantions un comité de section, de district ou de département avec nos gens d'affaires ? que nous siégions à un tribunal de police ou de judicature ? Cela pouvait être bon quelques moments, - dans les premiers jours de la Révolution, pour nous garantir d'être égorgés et retenir l'explosion ; mais nous aimerions mieux ne pas vivre que de mener une pareille vie. En nous privant de notre existence politique, l'Assemblée nationale nous a réduits à la cruelle nécessité de la reprendre les armes à la main : le ciel, sensible à nos malheurs, nous a ramené la balle ; nous aurons soin de prendre notre revanche. Si nos moyens sont insuffisants, notre courage est inépuisable, et nous trouverons longtemps des ressources contre nos spoliateurs. De longtemps le peuple ne goûtera le bonheur dont on l'a berné avec les grands mots d'égalité et de liberté. Ces petites illusions lui coûteront des fleuves de sang ; et si nous sommes enfin forcés de subir la loi, nous réaliserons des capitaux avec les débris de nos fortunes ; nous les ferons valoir dans le commerce ; nous serons accapareurs en tout genre ; nous enlèverons partout au peuple le fruit de son industrie, de son travail, et nous deviendrons ses maîtres sous d'autres rapports[2].

 

A cette protestation contre-révolutionnaire, d'une éloquence si dédaigneuse tour à tour et si violente, à ces prédictions menaçantes, hélas ! trop bien réalisées depuis, que répond Marat ? Il ne répond rien. que dis-je ? il approuve ! J'écoutais en silence cette profession de foi, que je ne pouvais m'empêcher d'applaudir secrètement, et je me disais à moi-même : s'il savait combien de fois l'Ami du Peuple a prêché lui-même cette doctrine ![3]

Le récit extraordinaire qui vient d'être reproduit, fut publié dans le numéro 558 de l'Ami du Peuple ; dans le numéro suivant, ne se contentant plus de faire parler un noble en faveur de la noblesse, Marat reprit la thèse en son propre nom. Il se répandit en malédictions furieuses contre les jongleurs, qui, avec leur doctrine de l'égalité parfaite, avaient enthousiasmé l'aveugle multitude, toujours menée par des mots ; il accabla de ses mépris les ignares faiseurs de décrets, qui, en abolissant les titres de noblesse, s'étaient flattés follement de détruire les rapports de la nature et les rapports de la société ; tout en reconnaissant qu'on avait bien fait d'enlever aux nobles leurs moyens réels d'opprimer le peuple, il dénonça la mesure qui les avait privés de leurs décorations et de leurs titres, comme une usurpation imbécile, comme une révolte injuste contre l'empire des préjugés chez une nation frivole qui leur sacrifiait depuis quinze siècles ; il déclara que, pour le peuple, puisqu'il était né pour l'humiliation, mieux valait s'abaisser devant un maréchal de France, qui a reçu de l'éducation, que devant un manant de grippe-sou paré de son écharpe tricolore ; puis, défiant le progrès des lumières et le développement de la civilisation, — auxquels cependant, quelques lignes plus bas, il veut bien rendre hommage, — de changer ces conventions insolentes qu'il osait appeler les rapports de la nature, il ajoutait : Un duc sera TOUJOURS duc pour ses domestiques, pour ses gens d'affaires, pour ses ouvriers, ses parasites, ses flagorneurs ; enfin, sans se demander si par là il ne fournissait pas une excuse impie aux conspirateurs de Worms et de Coblentz, il affirmait qu'il y avait eu inhumanité à arracher les nobles à leurs douces illusions, parce qu'il était impossible que, sans verser des larmes de sang, un Bouillon cessât de s'intituler prince de maison souveraine, impossible que, sans mourir de douleur, les descendants de ce Villars, qui sauva la France du joug autrichien, se contentassent d'un nom tout nu qui les confondait avec le vendeur de chandelles ou le crocheteur du coin[4].

Par quelle inconcevable contradiction, Marat en était-il venu à tenir ce langage, lui qui avait appelé glorieuse la séance du 19 juin, où les titres de noblesse furent abolis ? Par quelle autre contradiction, non moins étrange, recommandait-il la restitution aux nobles de leurs qualifications, décorations et titres, comme un moyen de rapprocher les esprits, de tarir les sources de la discorde, d'étouffer le germe des complots, lui dont la théorie favorite avait toujours été que, pour en finir avec ses ennemis, le seul parti à prendre était de les exterminer ? Était-ce faute de portée dans l'esprit que Marat, du même coup, approuvait la destruction du pouvoir des nobles, et blâmait l'abolition de leurs titres, comme si de ces deux choses, l'une n'enfantait pas l'autre ; comme si la supériorité conventionnelle de rang ne menait pas à la supériorité d'influence ; comme si l'inégalité parmi les hommes n'avait pas sa logique ! Quoi ! la philosophie était venue apprendre au monde que la pauvreté ne déshonore pas, que le travail honore ; et voilà que Marat, le publiciste des carrefours, parlait, à la façon d'un marquis, du décrotteur, du crocheteur du coin, et... des ouvriers, lesquels, dans ses énumérations méprisantes, se trouvaient avoir place un peu avant les flagorneurs, et juste après les domestiques ! Quoi ! tout un grand siècle s'était noblement agité autour de ces paroles :

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.

Qui sert bien son pays n'a pas besoin d'aïeux.

Et voilà que Marat, fils de ses œuvres, réclamait, pour un descendant quelconque de Villars, un idiot, peut-être, ou, qui sait ? un traître, la gloire d'avoir gagné, avant d'être né, la bataille de Denain ! Et d'où lui venait donc à cet hôte des souterrains, au fond desquels il composa le noir roman de tant de meurtres, cette tendresse subite pour ces pauvres nobles qu'on avait eu la barbarie de ne pas croire d'une autre espèce que le reste des citoyens, et qui, au moment même où Marat semblait appeler sur eux la compassion que provoquent les infortunes imméritées, franchissaient la frontière, se rangeaient en bataille à Coblentz, la face tournée vers la France, remplissaient l'Allemagne du bruit de leurs colères sacrilèges et, nuit et jour, sans relâche, sans pitié, sans pudeur, gourmandaient les lenteurs de l'invasion ?

Ici se révèlent dans Marat des abîmes de haine.

S'étonner de ses contradictions, ce serait ne le point connaître : il n'eut qu'une logique, celle de la fureur. Le supposer capable d'avoir pactisé, ne fût-ce qu'un instant, avec le royalisme, ce serait le calomnier ; il ne fit jamais de pacte qu'avec la mort. Quant à intéresser le peuple en faveur des nobles, c'était si peu son dessein, au fond, qu'à la suite du scandaleux numéro où il avait l'air de prendre en main leur cause, il imprimait, en manière de postscriptum : Si j'avais été le législateur, loin de les avoir dépouillés de leurs titres et de leurs ordres, je leur aurais fait un devoir de les porter continuellement en public ; par ce moyen, le peuple les eût distingués au premier coup d'œil dans les élections, il eût appris à s'en défier et à les repousser comme ses ennemis[5]. Admirable expédient pour tarir, comme il le demande un peu plus haut, la source des discordes et rapprocher les diverses classes de citoyens ! Quel mystère cachaient donc toutes ces inconséquences ? L'explication véritable, selon nous, est celle-ci : Dans les derniers mois de 1791, l'émigration armée était le spectre qui se dressait devant tous les esprits. Quiconque tonnait contre elle, ami du peuple ! Or, l'émotion publique, en ce train d'idées, ne pouvait que profiter, et aux membres de la précédente Assemblée, destructeurs du régime féodal, et aux membres de la nouvelle, qui se préparaient à porter aux conspirateurs du dehors un coup terrible. En flétrissant l'abolition des titres de noblesse comme une mesure inique, barbare, qui rendait les vengeances de l'émigration très-naturelles, sinon légitimes, Marat atteignait deux buts également chers à son âme sombre : d'une part, il transformait en acte d'accusation contre les constituants un des actes de leur carrière qui les honorait le plus ; d'autre part, il disputait d'avance à l'Assemblée législative le bénéfice de la popularité que pouvait lui valoir une vigoureuse déclaration de guerre aux émigrés, et à leurs protecteurs, les rois de l'Europe. Il savait fort bien que restituer aux nobles leurs décorations et leurs titres, alors qu'ils tenaient la pointe de l'épée de l'étranger comme appuyée sur le sein de la patrie, eût été la dernière des lâchetés ; il demandait donc là une chose impossible, mais c'était précisément parce qu'il la savait impossible, qu'il la demandait. A la veille d'un incendie qui menaçait de dévorer tant de victimes, il se ménageait le droit de venir s'écrier plus tard : Je vous avais bien dit que ceux qui sapèrent barbarement un édifice pompeux qu'avait élevé la gloire et respecté le temps[6], étaient des hommes d'un orgueil stupide, des grippe-sous en écharpe tricolore, des ambitieux, des misérables ! Je vous avais bien dit qu'au lieu de réduire au désespoir les descendants d'un Montmorency, d'un Bouillon, d'un Villars, il fallait les ramener, par la restitution de ce qu'ils aiment le plus au monde ! Suis-je un prophète oui ou non ? Et en présence de toutes ces ruines amoncelées, de tout ce sang répandu, le peuple refusera-t-il de voir ses vrais ennemis dans les prétendus héros du jour, dans les tribuns dont il acclame follement le patriotisme menteur, dans les directeurs officiels de la Révolution ?

Oui, c'est ainsi que le génie satanique de Marat s'étudiait à rassembler les matériaux de ses futurs réquisitoires. Oh ! que Voltaire avait eu raison de lui écrire : Le néant est un vaste empire : régnez-y ![7] Nul, du reste, ne fut plus ardent que lui à enregistrer les détails de la grande désertion de la noblesse. Chaque jour arrivaient des lettres écrites au club des Jacobins par les sociétés affiliées, et, dans ces lettres, dont Marat ne manquait point de publier des extraits, on lisait que le mouvement des émigrations acquérait la force d'un torrent ; que les fonctionnaires publics et les officiers de l'armée abandonnaient leurs postes en masse ; qu'on avait arrêté aux frontières d'Allemagne quantité de ballots contenant des uniformes écarlates très-riches, des harnais précieux et des housses de velours bleu, chargées de broderies d'or aux armes de France[8]. Un citoyen, nommé Cervière, vint présenter à l'Assemblée un mémoire plein de particularités, non-seulement curieuses, mais émouvantes : A Coblentz, j'ai vu les princes se livrer à tous les transports de la rage contre la Révolution. — Il y a là quatre escadrons de gardes du corps, maintenant en activité, et toute la cavalerie doit s'y rendre. — La fureur des militaires n'approche pas de celle des ecclésiastiques. Aucun individu n'est admis s'il n'est porteur de brevets, ou présenté par quatre gentilshommes. — L'habit des gardes du corps est bleu, gilet rouge, culotte nankin, cocarde noire et blanche. Leur paye est de trente-six livres par mois, à prendre sur la solde des régiments qu'ils ont quittés. — Le maire de Montmédy est un chevalier de Saint-Louis, qui prête sa croix à un nommé Desauteux, pour voyager et correspondre avec les fugitifs. — Leur dernière ressource, et ils sont assez scélérats pour s'en vanter, leur dernière espérance est d'empoisonner les eaux. — Le cri d'armes des gardes du corps est UN ROI OU LA MORT, et cette légende est gravée sur leurs boutons. — L'armée est en ce moment de treize mille hommes. — Ils font circuler dans le royaume de faux assignats, et leur émissaire, pour cette opération, est un nommé Lebrun, de Lyon, borgne, de moyenne taille, âgé de vingt-huit ou trente ans, ayant un oniski conduit par un cheval noir[9].

On voyait en même temps, comme autant de points orageux qui se seraient dessinés à l'horizon, des rassemblements de transfuges se former à Bruxelles, à Ettenheim ; ce n'étaient partout qu'émissaires allant et venant, qu'achats d'armes et de chevaux ; séparant enfin leur politique de celle de Frédéric-Guillaume et de Léopold, trop temporisatrice à leur gré, Catherine et Gustave s'étaient fait représenter à Coblentz, la première par le comte de Romanzow, le second par le comte d'Oxenstiern[10] ; les princes avaient des envoyés auprès de plusieurs souverains[11] ; parmi ces déserteurs de la patrie, nulle pitié pour la France, à moins qu'elle ne leur appartînt tout entière : Ils la voulaient, comme un amant veut sa maîtresse, morte ou fidèle[12] ; et, sommés impérieusement de partir, sommés de se déshonorer par point d'honneur, une foule de petits gentilshommes se résignaient, vendaient le peu qu'ils possédaient, partaient[13].

Modèle de circulaire émigrative, remis à un membre de l'Assemblée nationale : M***, il vous est enjoint, de la part de Monsieur, régent du royaume, de vous rendre à — le nom était en blanc — pour le 30 de ce mois. Si vous n'avez pas les fonds nécessaires pour entreprendre ce voyage, vous vous présenterez chez M***, qui vous délivrera 100 livres. Je dois vous prévenir que si vous n'êtes pas rendu à l'endroit indiqué à l'époque susdite, vous serez déchu de tous les privilèges que la noblesse française va conquérir[14].

Beaucoup de royalistes n'obéissaient qu'en frémissant à ces ordres factieux : la raison leur disait qu'il était insensé de prétendre à former une armée avec des seigneurs, des nobles, des officiers-courtisans, qui tous se croyant dignes de commander, se refuseraient à l'humble condition de soldat ; que l'opulence des uns, la fortune bornée des autres, d'un côté la morgue, de l'autre la fierté en révolte, présageaient de mortelles divisions ; qu'au jour du triomphe, s'il arrivait, les dépouilles opimes seraient pour les chefs, et que les gentilshommes obscurs, après avoir laissé la moitié de leur sang sur les champs de bataille, après avoir dissipé leur patrimoine, couraient risque d'être renvoyés chez eux comme des miliciens qu'on licencie le lendemain de la guerre. Ne valait-il pas mieux, même au point de vue monarchique, rester en France, y prendre position, y conserver dans les hauts emplois des coopérateurs et des alliés, y recruter sous main pour la contre-révolution, s'y tenir en disponibilité de service, et être près du trône, afin que si on le renversait, il ne tombât pas du moins dans le vide ; être autour du roi, afin que s'il mourait, il ne mourût pas du moins abandonné ?

Mais que pouvaient ces raisonnements contre les moyens mis en œuvre par Coblentz ? A ceux-ci l'on donnait avis que les princes avaient fixé le jour passé lequel tout gentilhomme qui n'aurait pas rejoint leur bannière, serait inscrit sur la liste des félons et des lâches ; à ceux-là on disait que la victoire du bon droit leur gardait le châtiment que méritent les traîtres ; à d'autres, on parlait de leurs enfants qui naîtraient avec un nom dégradé ; à qui se faisait trop attendre, on envoyait une quenouille et un fuseau[15].

Sur ce vaste, sur ce hideux système d'embauchage planait la politique de Monsieur. C'était lui qui, réduisant l'émigration en système, avait allumé parmi les nobles cette fièvre honteuse ; et tandis que son malheureux frère, presque sans défenseurs, entouré d'ennemis, luttait sur son trône contre la Révolution, comme un naufragé lutte sur une planche fragile contre la mer mugissante, lui, régent du royaume, il intimait en lieu sûr ses volontés souveraines, forçait toutes les grandes familles à déserter la cour de Louis XVI pour venir grossir la sienne, et trônait à Coblentz[16], ayant à ses pieds ce qu'il avait l'insolence d'appeler la France extérieure.

Quant à la folle confiance qui s'était emparée de cette France extérieure, on n'y croirait pas si elle ne se trouvait attestée par des écrivains royalistes, mélancoliques témoins des extravagances de leur parti. Un d'eux[17] raconte qu'à Coblentz, au café des Trois-Couronnes, où les émigrés avaient coutume de se réunir, on parlait de vengeances comme si l'on eût déjà triomphé. Le délire y était porté à ce point qu'un jour, sur la nouvelle que l'abbé Louis venait traiter avec les princes, de la part des principaux révolutionnaires, effrayés ou désabusés, un cri général d'indignation s'éleva : Point d'accommodement ! point d'accommodement ! et ce fut là le titre, ce fut le sujet d'une brochure furieuse que, sous le nom de Henri Audenel, le comte d'Antraigues publia, à la grande satisfaction des implacables ! Que dire encore ? Semblables à ces mendiants qui demandent l'aumône une espingole au poing, les émigrés de Coblentz injuriaient, pour crime d'hésitation, les princes mêmes dont ils attendaient assistance. Ils. avaient appelé au milieu d'eux Suleau, le plus fanatique de leurs journalistes : ils lui confièrent la rédaction d'une feuille qui parut d'abord sous le titre de Journal des Princes. Et qu'y lisait-on ? Des philippiques contre la faiblesse du pacifique prince de Kaunitz, des attaques contre Léopold, dont les tergiversations étaient attribuées aux inspirations d'une terreur panique, ou aux ambiguïtés, fruit de quelques doses de machiavélisme[18].

Telle était donc la cour de Coblentz : quel autre aspect présentait celle de France ! Ici, tout n'était que solitude, deuil qui n'osait même pas s'avouer, larmes secrètes et poignantes inquiétudes. Jusque parmi les hommes des offices du roi, il y avait des Jacobins : on le savait, et on n'osait les renvoyer, tant la Révolution se faisait redouter ! Seulement, comme on n'était pas sûr qu'un beau jour les mets ne fussent empoisonnés, il avait été décidé que le roi et la reine ne mangeraient plus que du rôti. Le soin d'apporter furtivement du pain et du vin fut confié à Thierry, intendant des petits appartements. C'était madame Campan qui avait charge de commander les pâtisseries, ce qu'elle faisait comme pour elle, et tantôt chez un pâtissier, tantôt chez un autre[19]. A l'heure des repas, on cachait sous la table, pour épargner aux gens du service l'injure de toutes ces frayeurs, le pain de Thierry et les pâtisseries de madame Campan ; et pour se ménager le moyen de manger en cachette, on avait prévenu les domestiques de n'entrer que lorsqu'ils seraient appelés. Une fois sur cette pente de précautions humiliantes, jusqu'où ne les fallait-il point pousser ? Louis XVI ne buvant jamais une bouteille de vin entière à ses repas, il remplissait, afin qu'on ne s'aperçût de rien, celle dont il avait bu à peu près la moitié, avec la bouteille servie par les officiers du gobelet[20] ! Quels détails ! quel jour ils jettent sur la royale agonie de Louis XVI ! et comme ils mettent en relief l'abandon barbare dans lequel laissaient leur roi ces preux qui s'en allaient, à l'étranger, écrire sur leur bannière : UN ROI OU LA MORT !

Le 13 octobre 1791, informé que l'Assemblée législative se proposait de prendre contre l'émigration des mesures foudroyantes, Louis XVI, dans l'espoir de les prévenir, et aussi parce qu'il était réellement intéressé à couper court à ce funeste esprit de désertion, adressa aux commandants des ports une lettre publique où il protestait de sa volonté ferme d'exécuter la constitution à la lettre, adjurait les officiers de marine de rester à leurs postes, sommait ceux qui avaient quitté la patrie d'y rentrer, et déclarait qu'à ce signe il reconnaîtrait tous les bons Français, tous ses vrais amis[21]. Le 14 octobre, une autre lettre, rédigée dans un sens identique, fut envoyée aux officiers généraux, aux commandants des troupes de terre ; et le même jour parut une proclamation du roi concernant les émigrations, dans laquelle on lisait ces mots : Français qui avez abandonné votre patrie, revenez dans son sein. C'est là qu'est le poste d'honneur, parce qu'il n'y a de véritable honneur qu'à servir son pays et à défendre les lois[22].

Ce langage était-il tout à fait sincère ? Tout à fait, non sans doute. Livré, avec une âme vacillante à l'excès, aux jeux cruels du destin le plus moqueur qui fut jamais, Louis XVI fut condamné toute sa vie à tromper ses ennemis, ses amis, et lui-même, hélas ! Si bien qu'il lui arriva de manquer de bonne foi jusque dans ses mensonges.

Ainsi qu'il en donnait publiquement l'assurance, il était décidé à exécuter la constitution à la lettre, c'est certain, et il s'en ouvrit nettement à Bertrand de Molleville, le jour où ce dernier fut appelé au ministère[23] ; mais pourquoi ? parce qu'il la jugeait impraticable et que, selon lui, l'observer littéralement, c'était la détruire[24]. Il blâmait, dans son cœur aussi bien que dans ses proclamations, cette fuite de la noblesse à l'étranger, et cet appel violent des princes à la haine des rois, sentant bien que cela revenait à l'environner de périls après l'avoir isolé ; mais il n'en conservait pas moins sur l'état des hommes attachés à son service, les gardes du corps, qui avaient déserté en masse et comptaient former le premier corps de l'invasion ; de sorte que l'avant-garde présumée de l'armée qui menaçait la France était payée avec l'or de la liste civile et continuait de faire partie de la maison du roi des Français[25]. Il y a mieux : c'était la liste civile qui fournissait aux frais d'impression de tous les ouvrages contre-révolutionnaires, de ceux mêmes qu'on adressait aux conspirateurs d'outre-Rhin ou qu'on publiait en leur nom : Les pétitions des émigrants. — La réponse des émigrants. — Les émigrants au peuple. — Les plus courtes folies sont les meilleures. — Le journal à deux liards. — L'ordre, la marche et l'entrée des émigrants en France, etc., etc.[26].

D'un autre côté, il est hors de doute que Louis XVI entretenait avec ses frères une double correspondance, l'une ostensible, l'autre secrète, et nullement en rapport avec la première. Lorsque, plus tard, après la prise du château, des commissaires furent chargés de la recherche des papiers qui s'y trouvaient, on découvrit dans l'appartement du roi un portefeuille où était renfermé le billet suivant, adressé à Louis XVI par Monsieur et le comte d'Artois :

Je vous ai écrit, mais par la poste, je n'ai rien pu dire. Nous sommes ici deux qui n'en font qu'un : mêmes sentiments, mêmes principes, même ardeur pour vous servir. Nous gardons le silence ; mais c'est qu'en le rompant trop tôt nous vous compromettrions... Si l'on nous parle de la part de ces gens-là, nous n'écouterons rien ; SI C'EST DE VOTRE PART, NOUS ÉCOUTERONS, mais nous irons droit notre chemin. AINSI, SI L'ON VEUT QUE VOUS NOUS FASSIEZ DIRE QUELQUE CHOSE, NE VOUS GÊNEZ PAS. L.-S. X., Ch.-P[27].

Venant de l'astucieux comte de Provence, ces assurances de dévouement à son souverain ne sauraient être regardées, quand on les rapproche de sa conduite, que comme le résultat d'une hypocrisie profonde ; mais la question n'est pas là. Pour prouver à la France qu'il y avait quelque chose de ténébreux derrière toutes ces proclamations royales où la désertion royaliste était si vive- ment gourmandée, que fallait-il de plus qu'un billet semblable à celui qui vient d'être cité : SI L'ON VEUT QUE VOUS NOUS FASSIEZ DIRE QUELQUE CHOSE, NE VOUS GÊNEZ PAS ? Marie-Antoinette, de son côté, mettait en pratique cette maxime formulée par elle-même : Il y a des moments où il faut savoir dissimuler[28]. — Le roi et la reine, écrivait Pellenc au comte de La Marck, sont fort bien dans le public. Une dame de la cour disait l'autre jour devant la reine : Si les émigrés entraient, je voudrais qu'ils foudroyassent Varennes. La reine lui répondit : Vous êtes bien-vive, madame[29]. Marie-Antoinette était FORT BIEN DANS LE PUBLIC, selon l'expression de Pellenc ; mais elle avait, elle aussi, sa CORRESPONDANCE AVEC L'ÉTRANGER, comme madame Campan nous l'apprend, et cette correspondance était de. telle nature qu'il la fallait faire en chiffre. Celui que la reine avait préféré ne peut jamais être deviné, mais il faut une patience extrême pour en faire usage. Chaque correspondant doit avoir un ouvrage de la même édition. Paul et Virginie était celui qu'elle avait choisi. On indique par des chiffres convenus la page, la ligne, où se trouvent les lettres que l'on cherche et quelquefois un mot d'une seule syllabe. Je l'aidais dans ce travail, etc.[30].

Jusqu'en 1792, et même jusqu'à cette prise du château des Tuileries qui amena de si formidables découvertes, on n'eut aucune preuve bien positive du double jeu de la cour ; mais l'instinct populaire ne s'y trompait pas. Les lettres et proclamations de Louis XVI concernant les émigrés furent donc accueillies, au dedans, avec une défiance extrême ; et, trop sûre qu'au dehors on n'en tiendrait aucun compte, l'Assemblée résolut d'en venir aux mesures de rigueur.

Le 20 octobre, Brissot posa la question avec un remarquable mélange de grandeur et de vivacité, distinguant trois classes d'émigrants : la première, celle des princes ; la seconde, celle des fonctionnaires déserteurs ; la troisième, celle des simples citoyens, entraînés ou séduits : Vous devez, dit-il, haine et punition aux deux premières classes, pitié et indulgence à la troisième. C'étaient surtout les grands coupables qu'il voulait voir châtier : Au lieu de s'attacher aux branches, on devait attaquer le tronc. En conséquence, il demanda que, passé un certain délai et après sommation à eux faite de rentrer dans le royaume, les princes, chefs de la révolte et les fonctionnaires publics, fussent poursuivis criminellement, leurs biens confisqués ; qu'on fît revivre la loi qui défendait l'exportation des munitions de guerre et du numéraire ; et que, quant aux simples citoyens émigrés qui ne prendraient point part à la révolte, on se bornât à assujettir leurs biens à une taxe plus forte[31].

Cette proposition conciliait, dans une assez juste mesure, ce qui est dû à l'intérêt social et ce que réclament les droits naturels de l'homme. Et en effet, si, d'un côté, la patrie ne saurait, comme l'avait si éloquemment et si noblement démontré Mirabeau, se transformer en prison pour ceux qu'appellent sous un ciel différent l'amour de la liberté, l'instinct du bonheur ou les inspirations de la conscience, comment prétendre, d'un autre côté, qu'à ceux-là, quand il leur plaît de délaisser la patrie en péril, elle continue à devoir sa protection ? La liberté de locomotion est de droit naturel, mais la propriété du sol est de droit social ; et lorsqu'en désertant son pays menacé, un citoyen rompt le pacte qui le liait à ses concitoyens, il renonce par cela seul au bénéfice des conventions sociales qui les unissent à lui, et c'est à eux alors qu'il appartient de décider, d'après les circonstances, de la nécessité et de l'étendue de cette rupture. Brissot se montrait donc fort modéré, lorsqu'il demandait qu'eu égard aux dangers extraordinaires de la situation, et au surcroît de malheurs qu'annonçait, que devait inévitablement amener toute retraite hors du royaume, on frappât d'une triple imposition les biens des simples citoyens émigrants, et cela en laissant la liberté d'émigrer entière. Car, il insista sur ce dernier point avec une grande chaleur de conviction : Ni lois prohibitives, s'écria-t-il, ni confiscations ! Quand, dans des siècles d'ignorance et de barbarie, on fit contre les juifs des lois prohibitives, l'industrie trompa les regards de la tyrannie par le secret des lettres de change. Louis XIV défendit l'émigration aux protestants. Or, si ce grand prince, avec ses cent mille commis, avec ses trois cent mille soldats, avec ses prêtres, avec ses fanatiques, délateurs et bourreaux, n'a pu parvenir à l'arrêter et y a inutilement souillé son règne, que sera-ce lorsqu'il n'y a plus de commis, lorsque les soldats se refusent au rôle de délateurs ?... La prospérité et la tranquillité publique, voilà lès meilleures lois contre les émigrations[32].

Vergniaud, qui prit la parole le 22 octobre, prononça un discours qui, sans les formuler en termes bien clairs, poussait à des conclusions beaucoup plus sévères, discours violent, éloquent, indigné, que coloraient tour à tour le dédain et la colère, où il comparait les émigrés menaçant la France à de misérables pygmées parodiant l'entreprise des Titans contre le ciel, où il rappelait à l'Europe, si jamais elle se levait tout entière contre nous, que quelques milliers de Grecs avaient triomphé d'un million de Perses, et finissait par cette fière, par cette mélancolique parole : Dans tous les événements, le succès est l'affaire du destin[33].

Condorcet avait proposé qu'on déférât le serment civique aux émigrés, qu'on exigeât d'eux la déclaration qu'ils ne s'armeraient ni ne solliciteraient l'étranger à s'armer contre la patrie, et que, moyennant cette déclaration, ils fussent admis à jouir de leurs biens, droits et pensions, la renonciation à la patrie n'étant pas un délit. Ce thème, auquel la gravité extraordinaire des événements donnait un caractère de naïveté dérisoire, fut repris par le feuillant Pastoret avec une habileté qui touchait à l'astuce. A le voir présenter sous ses plus hideux aspects le crime des émigrations systématiques, à l'entendre affirmer que, de quelque manière qu'on envisageât la conduite des émigrants, il était impossible de les défendre, on s'attendait à des conclusions rigoureuses, lorsque, soudain, se rangeant de l'avis de Condorcet : Leur orgueil, dit-il, aurait résisté à une loi sévère ; leur intérêt, un motif plus noble peut-être, les ramènera, et, peut-être encore, quand ils auront posé le pied sur la terre qui les a vus naître, ils s'y sentiront soulagés, comme les Grecs, poursuivis par les remords, se sentaient plus tranquilles au moment où ils embrassaient l'autel des dieux[34].

Le 31, la voix d'Isnard retentit : ce fut un vrai coup de tonnerre. Je demande à l'Assemblée, à la France, et — l'œil fixé sur un membre qui l'interrompait, — à vous, monsieur, s'il est quelqu'un qui veuille soutenir que les princes émigrés ne conspirent pas contre la patrie, et que tout conspirateur ne doive pas être au plus tôt accusé, poursuivi, puni... S'il est quelqu'un qui l'ose soutenir, qu'il se lève !

A ce brusque début d'un orateur ignoré, à cet interrogatoire impérieux, les uns se répandent en applaudissements, les autres murmurent. Vergniaud, qui préside, s'étonne ; mais, à la menaçante question, pas de réponse.

Alors, frémissant, hors de lui, possédé, comme l'avait été quelquefois Mirabeau et plus encore, du démon de l'éloquence, Isnard frappe à coups pressés sur les cœurs :

Nous ne punissons pas les chefs des rebelles, et nous avons détruit la noblesse ! Ah ! je le vois, ces vains fantômes n'ont pas cessé d'épouvanter. — Il est temps, il est temps que ce grand niveau de l'égalité, placé sur la France libre, prenne son aplomb. — C'est la longue impunité des grands criminels qui a pu rendre le peuple bourreau. — La colère du peuple, comme celle de Dieu, n'est trop souvent que le supplément terrible du, silence des lois. — Il faut que la loi gouverne, que sa voix foudroyante retentisse, et qu'elle ne distingue ni rangs, ni titres, aussi inexorable que la mort quand elle tombe sur sa proie. — On vous a dit que l'indulgence est le devoir de la force, que la Suède et la Russie désarment, que la Prusse n'a pas intérêt à nous attaquer, que l'Angleterre pardonne à notre gloire, que Léopold attend la postérité ? Et moi, je dis que la nation doit veiller sans cesse, parce que le despotisme et l'aristocratie n'ont ni mort ni sommeil, et que, si les nations s'endorment un instant, elles se réveillent enchaînées ; et moi, je soutiens que si le feu du ciel était au pouvoir des hommes, il faudrait en frapper ceux qui attentent à la liberté des peuples. — Manlius, sauveur de la République, est accusé de conspiration contre la liberté publique. Il présente des bracelets, des javelots, douze couronnes civiques, deux couronnes d'or, trente dépouilles d'ennemis vaincus en combats singuliers, et sa poitrine criblée de blessures. On le précipite du haut de ce même rocher d'où il avait culbuté les Gaulois ! — Depuis trois ans, nous récompensons les forfaits des patriciens conspirateurs avec des chariots d'or : si je votais de pareils dons, j'en mourrais de remords. — Je demande la question préalable sur le projet de M. Condorcet, parce que je pense que le serment est une mesure illusoire et vaine ; que c'est souiller la sainteté du serment que de le placer dans des bouches qui ont soif de notre sang ; que nos ennemis promettront tout et ne tiendront rien ; qu'ils ne reconnaissent d'autres divinités que l'intérêt et l'orgueil ; qu'ils jureront d'une main, et de l'autre aiguiseront leurs épées[35].

 

Tant de passion avait quelque chose d'irrésistible : en vain, par une misérable tactique assez conforme à sa politique, le ministre de la marine essaya de changer le cours des préoccupations de l'Assemblée[36] ; en vain, Condorcet tenta de lutter contre ce torrent tombé de la cime des hautes montagnes, tout fut entraîné. L'Assemblée vota, séance tenante, la proclamation qui suit : Louis-Stanislas-Xavier, prince français, l'Assemblée nationale vous requiert, en vertu de la Constitution française, titre III, chapitre II, section 5, nombre 2, de rentrer dans le royaume dans le délai de deux mois, faute de quoi, vous serez censé avoir abdiqué votre droit éventuel à la régence.

Et, le 9 novembre, il fut solennellement décrété :

Les Français rassemblés au delà des frontières du royaume sont, dès ce moment, déclarés suspects de conjuration contre la patrie.

Si, au premier janvier prochain, ils sont encore en état de rassemblement, ils seront déclarés coupables de conjuration, poursuivis comme tels, et punis de mort.

Seront coupables du même crime et frappés de la même peine, les princes français et les fonctionnaires publics, absents à l'époque ci-dessus citée du 1er janvier 1792.

Dans les quinze premiers jours de ce mois-là, convocation de la haute cour, s'il y a lieu.

Les revenus des conjurés condamnés par contumace seront pendant leur vie perçus au profit de la nation, sans préjudice des droits des femmes, enfants et créanciers légitimes.

Dès à présent, tous les revenus des princes français, absents du royaume, sont séquestrés.

Tout officier, qui abandonnerait son poste sans congé ou démission acceptée, sera puni comme le soldat déserteur.

Pour tout Français qui, soit en France, soit au dehors, embaucherait des individus destinés à grossir les rassemblements d'émigrés, la mort[37].

 

De cette loi, qu'on l'approuve ou qu'on la blâme, qu'on reconnaisse ou qu'on nie la fatalité des circonstances d'où elle sortit, de cette loi d'airain sont comptables devant l'histoire : Vergniaud, qui y avait préparé les esprits ; Isnard, qui l'arracha aux émotions d'un auditoire palpitant ; Brissot, qui, beaucoup plus âpre dans son journal qu'à la tribune, l'approuva[38] ; en un mot, les Girondins, qui l'emportèrent de haute lutte dans l'Assemblée, dont ils formaient déjà le parti dominant.

Ainsi, ce furent les Girondins, eux dont la modération a été tant célébrée par des écrivains mal informés ou prévenus, qui posèrent le principe de la LOI DES SUSPECTS, premier pas dans la Terreur.

La Terreur ! Ah ! dans ce mois-là même, et tandis que le vent qui soufflait de Saint-Domingue apportait à Paris les gémissements, les hurlements, les cris de rage d'une effroyable guerre servile, Avignon subissait une dictature d'assassins !...

Marat, dans l'affaire des émigrés, fut enchanté de l'audace d'Isnard ; il déclara que son discours était rayonnant de sagesse[39] ; mais il s'éleva contre le décret avec une violence extrême, et tout à fait inattendue. Qu'était-ce donc que ce décret salué par les cris de joie d'un vulgaire imbécile ? Un leurre, pour donner aux conspirateurs le temps de consommer leurs complots. Prononcer la confiscation, sans préjudice du droit des femmes et des enfants, quelle moquerie ! Est-ce que les femmes n'ont pas droit aux biens de leurs maris, et les enfants à ceux de leurs pères ? La belle garantie, vraiment, que cette perspective d'une haute cour nationale qu'on ne manquerait pas de composer de créatures du château ! On menaçait les princes du séquestre : cela empêcherait-il les ministres de prodiguer aux frères du roi les revenus de la nation ? Tous les autres articles du décret... puérils et insignifiants[40]. Dans un numéro suivant, Marat allait plus loin : il supposait de Broglie, Lambesc, Bouillé, condamnés d'abord par contumace, puis se présentant d'eux-mêmes au tribunal pour faire réviser leur procès aux yeux d'un public un peu refroidi[41], et il leur mettait dans la bouche un plaidoyer qu'il affirmait irréfutable : Le soin de conserver nos jours par la retraite est donc un crime à vos yeux ? On nous accuse de nous rassembler pour conspirer contre la patrie : la preuve ?[42] etc., etc. Passant à la défense des officiers déserteurs : De quel droit les puniriez-vous de la violation de leur serment civique, lorsque vous les avez forcés de violer le premier serment de fidélité qu'ils ont prêté au roi exclusivement, lors de leur réception ?[43] Étrange justification ! étrange raisonnement ! Et la conclusion ne l'était pas moins : Que fallait-il faire ? Rien. Car tout mon espoir pour sauver la patrie est dans la guerre civile, si toutefois le peuple a le dessus[44].

Ni les partisans de la cour ni le peuple ne jugèrent le décret aussi favorable aux émigrés que Marat le prétendait ! Le peuple, écrivait amèrement au comte de La Marck le royaliste Pellenc, voit ce décret avec plaisir, parce que la vengeance plaît toujours à la multitude, et nous ne devons pas oublier, si nos histoires de guerres civiles sont fidèles, que nous sommes une des nations les plus barbares qui existent[45].

On devait s'attendre à ce que le roi refusât sa sanction : c'est ce qui eut lieu. Seulement, pour adoucir l'effet de ce veto, Louis XVI fit part à l'Assemblée de nouvelles mesures qu'il avait prises, disait-il, contre les émigrés. Ces mesures étaient une seconde proclamation un peu plus pressante que la première, et deux lettres adressées, l'une à Monsieur, l'autre au comte d'Artois, les invitant à rentrer, et, s'il le fallait, le leur ordonnant[46]. Mais, sans s'inquiéter si, à force de répéter que Louis XVI n'était pas libre, et de le lui écrire publiquement, ils ne le livraient pas à la risée de l'Europe, les deux princes lui répondirent comme s'ils n'eussent vu en lui qu'un triste pantin, dont des mains, qui ne daignaient pas même se cacher, faisaient jouer les ressorts. Mon honneur, mon devoir, ma tendresse, disait dérisoirement Monsieur dans sa réponse, me défendent également d'obéir.

Quant à la sommation que lui avait faite l'Assemblée, il la repoussa, sacrifiant sa dignité au plaisir de la parodie, en termes qui visaient à l'esprit, voulaient monter jusqu'au dédain, et s'arrêtaient à l'impertinence :

Gens de l'Assemblée française se disant nationale, la saine raison vous requiert, en vertu du titre Ier, chapitre Ier, section 1re des lois imprescriptibles du sens commun, de rentrer en vous-mêmes dans le délai de deux mois, à compter de ce jour ; faute de quoi, vous serez censés avoir abdiqué votre droit à la qualité d'êtres raisonnables, et ne serez plus considérés que comme des enragés dignes des Petites-Maisons[47].

Cette réponse montrait assez quelle arrogante confiance les émigrés puisaient dans l'espoir d'une coalition.

De leur côté, les Girondins n'avaient pas attendu un tel avertissement pour associer à l'idée de leur guerre aux nobles celle d'une guerre à tous les rois, protecteurs des nobles. Mais avant d'entrer dans le récit de ce grand mouvement, disons comment ceux qui frappaient si rudement les émigrés d'une main, de l'autre, et dans le même temps, frappaient les prêtres.

 

 

 



[1] Voyez le n° 558 de l'Ami du Peuple.

[2] Voyez le n° 558 de l'Ami du Peuple.

[3] L'Ami du Peuple, n° 558.

[4] L'Ami du Peuple, n° 559.

[5] L'Ami du Peuple, n° 559.

[6] Ce sont les propres expressions dont se sert Marat en parlant de l'édifice de la noblesse, voyez le n° 558 de l'Ami du Peuple.

[7] Il est inconcevable que tout ceci ait échappé complètement aux historiens qui nous ont précédé. M. Esquiros, il est vrai, dans son Histoire des Montagnards, cite un passage du n° 559 ; mais il ne cite rien du n° 558 ; mais il ne dit pas que Marat ne poursuivit de ses anathèmes les résultats de la séance du 19 juin, qu'après l'avoir appelée glorieuse ; mais il ne flétrit pas, tout démocrate et tout homme de cœur qu'il est, cette apologie, évidemment hypocrite, de l'inégalité, par Marat, et peu s'en faut qu'il ne lui en fasse un mérite. Il voyait avec peine, dit-il, se reformer, sur les ruines du régime féodal, une nouvelle aristocratie de bourgeois. Soit ; mais il aurait dû alors les attaquer l'une et l'autre, et non pas défendre la première.

[8] Ce dernier fait est consigné dans une lettre du district de Sarrelouis à l'Assemblée.

[9] Mémoire lu par un des secrétaires de l'Assemblée, et reproduit en substance par l'Ami du Peuple, n° 591.

[10] Mémoires d'un homme d'État, p. 160 et 161.

[11] Mémoires d'un homme d'État, p. 160 et 161.

[12] Madame de Staël, Considérations sur la Révolution française, 3e partie, chap. Ier.

[13] Lettre du comte de La Marck au comte de Mercy-Argenteau, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, III, p. 240.

[14] Chronique de Paris, n° 293.

[15] Manuscrit de M. Sauquaire-Souligné.

[16] Mémoires secrets du comte d'Allonville, t. II, chap. XVI, p. 267, Édition de Bruxelles.

[17] Le comte d'Allonville. Mémoires secrets du comte d'Allonville, t. II, chap. XVI, p. 269.

[18] Mémoires secrets du comte d'Allonville, t. II, chap. XVI, p. 274.

[19] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XIX, p. 189.

[20] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XIX, p. 189.

[21] Voyez le texte de cette lettre dans Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. XII, p. 157 et 158.

[22] Proclamation du roi concernant les émigrations. Histoire parlementaire, t. XII, p. 161.

[23] Mémoires particuliers de Bertrand de Molleville, t. I, chap. IV, p. 101 et 102.

[24] Bertrand de Molleville l'avoue, avec toute la réserve cependant qu'on devait attendre de son royalisme. Le roi me dit... Je crois que l'exécution la plus exacte de la Constitution est le moyen le plus sûr qu'il y ait de la faire bien connaître à la nation et de lui faire apercevoir les changements qu'il convient d'y faire. Mémoires particuliers, t. I, chap. IV, p. 101 et 102.

[25] Papiers inventoriés de la liste civile. Voyez le rapport de Gohier à l'Assemblée nationale, séance du 16 septembre 1792.

[26] Papiers inventoriés de la liste civile. — Il importe de remarquer que l'inventaire des pièces trouvées, après le 10 août, chez l'administrateur de la liste civile, fut fait avec la plus rigoureuse précision et la plus grande solennité, chaque pièce ayant été numérotée et parafée, et le procès-verbal signé en présence des commissaire de l'Assemblée nationale, qui étaient Gohier, Andrein, Pinel aîné, Duval, Benoiston et Ognyes.

[27] Rapport de Gohier à l'Assemblée nationale, séance du 7 septembre 1792.

[28] Lettre du 20 janvier 1791 au comte de Mercy Argenteau. — Correspondance inédite de Marie-Antoinette, publiée par M. d'Hunolstein, p. 176. Paris, 1864.

[29] Correspondance entre le comte de Mirabeau, et le comte de La Marck, t. III, p. 286.

[30] Mémoires de madame Campan, t. II, p. 179.

[31] Voyez le texte de ce discours dans l'Histoire parlementaire de Buchez et Roux, t. XII, p. 162-174.

[32] Voyez ce discours, dans Buchez et Roux, t. XII, p. 162-174.

[33] Histoire parlementaire, t. XII, p. 179-191.

[34] Histoire parlementaire, t. XII, p. 196.

[35] Histoire parlementaire, t. XII, p. 200-203.

[36] Cette circonstance, dont les auteurs de l'Histoire parlementaire ne partent pas, n'avait point échappé à Marat. Voyez l'Ami du Peuple.

[37] Histoire parlementaire, t. XII, p. 218-221.

[38] Voyez le Patriote français du 15 novembre, et la vivacité avec laquelle le décret sur les émigrés y est défendu contre la Chronique, journal de Condorcet.

[39] L'Ami du Peuple, n° 589.

[40] L'Ami du Peuple, n° 596.

[41] L'Ami du Peuple, n° 597.

[42] L'Ami du Peuple, n° 597.

[43] L'Ami du Peuple, n° 597.

[44] L'Ami du Peuple, n° 597.

[45] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. III, p. 264 et 265.

[46] Voyez l'Histoire parlementaire, t. XII, p. 225-229.

[47] Histoire parlementaire, t. XII, p. 231 et 232.