HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SIXIÈME

LIVRE SEPTIÈME

 

CHAPITRE III. — LA GLACIÈRE D'AVIGNON.

 

 

Le parti de l'armée dans Avignon. — Jourdan. — Sabin. — Tournal. — Les deux Mainvielle. — Les deux Duprat. — La municipalité. - Madame Niel et l'abbé Mulot. — Affaire de Sorgues. — Intervention du parti prêtre. — Lescuyer dans l'église des Cordeliers ; sa mort. — Le parti de l'armée maître d'Avignon. — Nuit sanglante. — La Glacière. — Jourdan, juge. — L'assassinat anathématisé par l'assassinat. — Entrée du général Choisy dans Avignon. — La Glacière déblayée ; horrible spectacle. — Arrestation des chefs du parti de l'armée. — Seul, Mainvielle jeune se défend. — Jourdan renversé dans la rivière de la Sorgue et arrêté. — Comment devaient mourir, plus tard, Mainvielle ainé et Duprat jeune, Rovère, Blanié, Mainvielle jeune, Duprat aîné.

 

Une nouvelle épouvantable vint fixer sur des scènes d'horreur les premières préoccupations de l'Assemblée.

Dans un chapitre précédent, nous avons exposé les déchirements d'Avignon, et mentionné par anticipation l'assassinat de Lescuyer : ce fut vers la fin d'octobre que Paris apprit les détails de ce meurtre et les abominations qui suivirent. Le sang appelle le sang. Une porte vient de s'ouvrir qui ne se refermera que sur des monceaux de victimes.

C'est pourquoi il faut reprendre ce récit funeste.

On a vu[1] que le retour dans Avignon des guerriers du camp de Monteux avait mis en présence deux partis, celui des officiers municipaux et celui de l'armée. Ce qui les divisait, c'étaient la rivalité des ambitions, la soif du commandement, l'envie ; car l'un et l'autre ils étaient de cœur avec la Révolution et avec la France. Malheureusement, il y avait à côté d'eux, pour les pousser à d'homicides colères, la faction des papistes, appuyée sur la portion la plus ignorante du peuple. Or, toutes les fois que dans les querelles humaines on fait intervenir l'intérêt du ciel, il est trop sûr qu'on ensanglantera la terre !

A la tête du parti de l'armée, paradait un homme d'environ quarante ans, à la taille massive, au visage couperosé, à la démarche pesante, à l'œil farouche. Un énorme sabre pendait à son côté ; deux pistolets d'arçon se croisaient sur sa poitrine, et de plus petits sortaient des poches de sa veste[2]. C'était le chef de brigands dont nous avons déjà parlé, c'était l'ex-muletier Jourdan. Quelque abruti qu'il fût par le vin et la débauche, ce misérable n'était pas incapable de tout sentiment humain. On assure que, dans la suite, on l'entendit souvent soupirer au souvenir de ses crimes[3]. Mais il y avait du tigre en lui, et quand une fois il avait vidé la tasse de miséricorde, vase plein de café, de sucre et d'eau-de-vie, l'homme se trouvait avoir disparu, il ne restait plus que le tigre.

Jourdan, quoique le plus en évidence, était un esprit trop grossier pour être le chef d'un parti. Les vrais meneurs du parti de l'armée étaient Lescuyer, Tournal, les deux Main vielle et les deux Duprat.

Une vive intelligence, de l'activité, un heureux mélange de modération et d'ardeur, une probité sans tache[4], méritaient à Lescuyer des alliés purs et un sort moins tragique.

Dampmartin, dont le témoignage, il est vrai, peut paraître quelque peu suspect, dit de Tournal : L'enfer, peint sur son visage, habitait dans son âme[5].

Rien de plus attirant, au contraire, et de plus doux que la figure des frères Mainvielle. Ils avaient, en outre, l'esprit cultivé, de l'instruction, de la fortune, une mère respectable, l'estime publique[6] ; mais, comme tant d'autres, ils. portaient en eux je ne sais quelle mystérieuse traînée de poudre à laquelle la Révolution mit le feu.

Quant aux Duprat, ils entraient dans la carrière en se tenant par la main. Et cependant le jour devait venir où à l'aîné, son dénonciateur, le cadet, nommé membre de la Convention, écrirait : Marat est votre ami, et vous concluez de là qu'il doit être le mien !... — Vous ne pouvez concevoir par quel charme Barbaroux est parvenu à me changer ?... — Oui, je suis Girondin. — Lâche ! votre mémoire passera à la postérité la plus reculée comme celle de l'assassin du vertueux Abel[7].

Tels étaient, à Avignon, les chefs du parti militaire.

L'armée qu'on avait envoyée contre Carpentras ayant été licenciée, ils durent songer, pour conserver leur influence, à entrer ou à se maintenir dans l'état-major de la garde nationale, qu'on était justement en train de renouveler, et c'est ici qu'entre eux et la municipalité la lutte prit un noir caractère. On était assemblé dans l'église des Cordeliers.

Tout à coup une tombe est ouverte, et plusieurs citoyens sont menacés d'y être enterrés tout vifs[8] : Duprat est réélu colonel et Tournal lieutenant-colonel. C'était peu. Afin de tenir attachés à leur parti les soldats de Monteux, Lescuyer et les siens demandent à l'assemblée électorale de payer à quarante sols par jour le service au camp, réclamation dont le chiffre fut réduit à quinze sols par la générosité du soldat. Mais les fonds manquaient, et la municipalité était trop heureuse de pouvoir justifier son refus en montrant les caisses vides. Que faire ? On avait des cloches : qui empêchait de les fondre ? Les ornements d'église abondaient : qui empêchait de les vendre ? C'est ce que proposèrent hardiment les chefs de l'armée. Grande émotion dans la ville des papes ! mais elle servit à frapper un coup médité depuis longtemps. Entrainés par les meneurs, les soldats se jettent, furieux, sur la maison commune, aux sons redoublés du tocsin ; les officiers municipaux sont arrêtés, traînés en prison, et avec eux vingt-deux citoyens, parmi lesquels un beau jeune homme qui avait été un des premiers sectateurs de la Révolution[9]. Il se nommait Niel, et sa mère, douée d'une figure charmante, passait pour avoir conquis sur le cœur de l'abbé Mulot, un des trois commissaires, un empire qui la perdit, hélas !

Ces commissaires, on s'en souvient, étaient, outre l'abbé Mulot, Lescène-des-Maisons et Verninac. Représentants de la France à Avignon et revêtus du titre de médiateurs, ils ne surent ni rien faire, ni rien empêcher. Ce fut tout au plus si, sur leur demande instante, le parti victorieux consentit à élargir douze prisonniers. Alors, soit découragement, soit effroi, Verninac et Lescène-des-Maisons retournèrent à Paris : Mulot resta, retenu par une préoccupation dont sans doute il chérissait le tourment.

A la place de la municipalité renversée, les vainqueurs avaient mis soixante administrateurs provisoires, si étrangement choisis, que le seul d'entre eux qui sût quelque peu écrire était un certain abbé Barbe[10]. Ils usèrent et abusèrent de la puissance. A Sorgues, leurs adversaires ayant été désarmés par eux, Mulot y envoie des troupes, qui sont assaillies à coup de pierre et font feu. Pochi, officier municipal, est tué sur le toit de sa maison. Les troupes restent maîtresses du pavé.

A cette nouvelle, de terribles clameurs retentissent dans Avignon. Rovère, une des têtes du parti dominant, dénonce l'abbé Mulot comme un proconsul altéré de carnage[11]. Les administrateurs provisoires font une descente dans la maison de madame Niel, et l'on y trouve un billet textuellement conçu en ces termes : Nous venons de porter le coup que nous devions porter, au nom de la France. N'en veuillez pas à l'ami de votre fils.

Point de signature ; mais l'écriture était de Mulot : on la reconnut, et sur-le-champ on arrêta madame Niel, soupçonnée de complicité dans quelque étrange complot[12].

En même temps, les administrateurs provisoires allaient visiter et faisaient transporter chez le trésorier de la ville une malle pleine d'argenterie dont l'ancienne municipalité avait confié le dépôt au mont-de-piété[13].

Ce déplacement, qui ressemblait à une spoliation, l'arrestation violente de madame Niel, la vente des cloches qui se poursuivait, l'excitation croissante et en sens inverse des colères allumées par l'expédition de Sorgues, tout semblait fournir aux papistes l'occasion de mettre la ville en émoi. Ils la saisirent avec un emportement aussi aveugle que barbare. Le dimanche 16 octobre, les paysans, accourus de toutes les campagnes environnantes, purent lire, af- fichés à l'entrée de chaque rue, des placards où était écrit ce mensonge : LE MONT-DE-PIÉTÉ A ÉTÉ FORCÉ ET PILLÉ[14].

Sur une population crédule, passionnée, dont la misère alors était extrême, et que la guerre récente avait forcée à mettre en gage ce qui est la dernière ressource du pauvre, l'effet produit devait être et fut formidable. Des Cordeliers aux Célestins, des Célestins aux Carmes, le tocsin roule ses appels funèbres. La multitude s'entasse. Quatre députés, qu'envoie au recteur du mont-de-piété l'insurrection qui commence, rencontrent, chemin faisant, Lescuyer, le saisissent, l'entraînent à l'église des Cordeliers, où l'attend un sinistre interrogatoire. Le malheureux monte en chaire, il avoue le déplacement de la malle. — Et les cloches ! les cloches ! — A ce cri, dont il ne comprend que trop la portée, il se trouble, descend de la chaire, s'arrête un instant devant l'autel, puis fait un mouvement comme pour fuir. Mais une voix s'élève : Il faut tuer ce brigand ! Aussitôt mille bras s'abattent sur lui, mille coups lui sont portés à la fois, et il tombe noyé dans son sang sur les marches même de l'autel2. Faut-il continuer ? Faut-il dire, pour l'éternelle infamie de bourreaux appartenant à la race des hommes, qu'on fit souffrir à la victime des tortures sans nom ; qu'on lui coupa le nez et les lèvres ; qu'on lui perça la langue ; qu'on lui cassa les dents à coups de brique ; et que des femmes, oui des femmes, penchées sur ce corps sanglant, se mirent à en déchiqueter avec leurs ciseaux chaque blessure ?[15]... Et pas une main assez miséricordieuse pour lui donner la mort d'un seul coup : il agonisa jusqu'au soir !

Quelques-uns assurent que, du haut de la chaire, il s'était plu à provoquer par de monstrueux blasphèmes la rage de son frémissant auditoire ; mais cette assertion tombe devant les pièces officielles de la procédure à laquelle donna lieu l'événement ; et le meurtre de Lescuyer reste aux yeux de l'histoire ce qu'il fut en effet et ce qu'allaient être les égorgements qui suivirent, c'est-à-dire un de ces mystères pleins d'horreur par où le cœur humain laisse quelquefois entrevoir la profondeur de ses abîmes !

Cependant, le bruit de ce qui se passait aux Cordeliers, répandu dans toute la ville, l'avait remuée jusqu'en ses fondements. Mainvielle, Duprat aîné, courent faire sonner, comme le signal de fureurs jusqu'alors inconnues, la fameuse cloche d'argent qu'on ne sonnait jamais qu'à la mort d'un pape ou à l'élection de son successeur. Tous les cœurs se troublent. Jourdan, sorti du palais à la tête de cent cinquante hommes que deux pièces de canon précèdent, doit à la confusion générale de voir fuir devant une .poignée de soldats des milliers de citoyens épouvantés.

L'agonie de Lescuyer l'appelait à l'église des Cordeliers : par une indifférence dénoncée depuis comme un calcul féroce, au lieu de prendre la route de l'église, il marche aux portes de la ville, s'en empare, et ne se rend aux Cordeliers que trop tard. Dans l'intervalle, la foule qui remplissait l'église avait eu le temps de s'écouler. Toutefois, quelques personnes y restaient encore : elles furent tuées sur place, et l'on précipita leurs cadavres dans la Sorgue. Quelques malheureux se sauvant par un égout. Qu'ils y crèvent ! s'écria Jourdan, et il le fit boucher[16] !

Ainsi commencèrent des représailles dignes de cannibales. Lescuyer fut relevé la tête meurtrie de coups de sabre, le bas-ventre et la poitrine écrasés à coups de bâton[17], respirant encore néanmoins, et semblant vouloir exprimer d'amers reproches de ce qu'on avait tant tardé à le secourir[18]. On mit le corps sur un brancard qui fut porté par Mainvielle lui-même et promené dans Avignon, comme autrefois à Rome le corps de César. Le cortège passant devant la maison de Lescuyer, l'infortuné fit entendre qu'il désirait qu'on le portât chez lui ; mais on avait encore besoin du corps, et Mainvielle continua sa marche[19]. Quelle journée pour Avignon ! Les maisons étaient marquées avec le fer ; les portes étaient enfoncées à coups de haches ; de vulgaires Sylla s'en allaient par les rues promenant leurs liste de proscription ; on arrêta des femmes, on arrêta des enfants. A une jeune mère, d'une éclatante beauté, on arracha, pour la traîner en prison, son enfant qui, tout en pleurs, l'avait enlacée de ses bras[20]. Un fils ne voulant point quitter son père, on décida qu'ils resteraient unis dans la mort[21]. Parmi les personnes arrêtées, quelques-unes furent interrogées dans l'appartement de Jourdan : Un juge et quatre cléricaux écrivaient, a-t-il dit dans son langage. Ce juge, c'était lui ! Vint l'heure où l'honnête homme repose et où le criminel veille, l'heure qui assure aux plus grands forfaits la complicité des ténèbres.

Le palais que les papes ont bâti à Avignon se compose de sept tours liées entre elles sans symétrie. Il est situé sur le penchant et au pied d'un monticule, au haut duquel est la métropole, sous l'invocation de Notre-Dame-des-Dons. Une prison est là que le palais embrasse. Au pied d'un grand escalier, qui monte à cette prison, se trouve la muraille méridionale de la plus haute et de la plus considérable des tours. On l'appelle la tour de Tourrias ou de Casa-Major, et, par corruption, la Casama. La profonde cavité de cette tour, devenue historique depuis la Révolution, sous le nom de Glacière, avait fort bien pu, du temps des papes, servir de charnier. La tradition du pays le disait, et les vainqueurs du 16 octobre ne s'en souvinrent que trop !

Le massacre des prisonniers étant chose convenue, et un nommé Delmas ayant été fusillé le premier, dans la cour du palais, un des assassins s'écria : En voilà un de mort ; il faut que tous y passent[22]. Ce fut le signal. A mesure que les patrouilles amenaient un captif, on l'abattait d'un coup de sabre ou de bâton ; puis, sans même s'assurer s'il était bien mort, on allait le précipiter au fond de la tour sanglante. Rien qui pût fléchir la barbarie des assassins : ni la jeunesse, ni l'enfance, ni la beauté, ni les larmes. Et ils osaient se couvrir du saint nom de la France ! Tu vas mourir, dit un des assassins à une des victimes, d'une bien belle mort, tu vas mourir de la main de la patrie[23]. Pour donner du nerf au meurtre et le sauver de toute défaillance, vingt bouteilles de liqueur furent apportées[24]. C'était un enfant de seize ans, le fils de Lescuyer, qui, vengeant un crime par des crimes, semblait présider au massacre. Madame Niel étant au lit, on la force de se lever, et on la traîne jusqu'au lieu de son supplice. Là, par un noble effort, s'élevant au-dessus de la crainte : Allons, dit-elle, il faut savoir mourir ! Mais, au même instant, ses pieds heurtent un corps qu'elle reconnaît. Elle s'écrie : Seigneur !... miséricorde !... ah ! mon bel enfant ! Et elle tombe égorgée sur son fils égorgé[25]. Plusieurs autres femmes périrent. Une pauvre jeune fille, du nom de Chabert, fut étendue par terre d'un coup de sabre, au moment où elle demandait, tant elle était troublée, qu'on la conduisît en prison[26]. On ne se contenta pas de tuer la dame Crouzet, célèbre dans Avignon par sa beauté : on la dépouilla de ses vêtements, et son corps inanimé servit à éveiller des désirs infâmes. Mais pousser plus loin ce récit est impossible. Soixante victimes amoncelées dans une fosse, et quelques-unes jetées là encore vivantes !

Car les bourreaux du portefaix Rey ont raconté que, du fond de l'épouvantable charnier où ils l'avaient précipité, il appelait chacun d'eux par son nom, un quart d'heure après[27].

Parmi les femmes désignées pour la mort, deux seulement furent sauvées. L'une d'elles se trouvait avoir servi la Révolution très-vaillamment. Elle dut la vie à sa fille qui âgée seulement de neuf ans, n'avait pas voulu la quitter, et qui, à force d'embrasser les genoux des meurtriers, finit par les attendrir[28].

S'il en faut croire Dampmartin, tout ne se borna pas à la boucherie des 16 et 17 octobre. J'ai longtemps conservé dans mes papiers, dit-il, une déposition qui retraçait en partie les massacres de la Glacière. Et il raconte qu'un certain Madagnon fut arrêté le surlendemain de la mort de Lescuyer ; qu'on l'enferma dans la salle la plus haute d'une tour avec douze personnes, appartenant toutes à la classe aisée, prêtres, libraires, procureurs, marchands ; que, le troisième jour, le geôlier en leur apportant leur repas, de l'eau et du pain noir, leur dit : Mangez bien, c'est probablement votre dernier repas ; que, dans la soirée, en effet, on les fit descendre dans une salle basse où ils furent condamnés à mourir par un tribunal composé de quatre brigands. C'était Jourdan qui présidait et interrogeait. Complètement ivre, il demandait en patois à chacun de ces malheureux son nom, pourquoi il était là ; et, après avoir fait semblant d'écouter, il prononçait ces mots : Allons ! va coucher avec ta femme si tu en as une, sinon avec ta maîtresse. Cela signifiait... la mort[29].

Quoi qu'il en soit, la Terreur venait de commencer son règne, et il y parut bien à la stupeur profonde avec laquelle les habitants d'Avignon assistèrent à l'enterrement de Lescuyer, fête sombre qui fut célébrée par un silence sans larmes, solennité toute pleine de malédictions lancées à l'assassinat par l'assassinat !

Ainsi qu'on peut aisément l'imaginer, les premiers rapports que reçut l'Assemblée étaient des rapports menteurs.

Mais la vérité ne tarda pas à se faire jour ; et des troupes partirent pour Avignon, sous la conduite du général Choisy. Jourdan et les siens avaient songé un instant à se défendre ; mais ils renoncèrent bien vite à ce projet téméraire, et ne désespérant pas de gagner le général à leur cause s'ils parvenaient à le tromper, ils allèrent hardiment au-devant de lui, et s'offrirent à former son cortège lorsqu'il entra dans la ville[30]. Mais comment ne seraient-ils pas devenus les accusés, le jour où ils cessaient d'être les maîtres ? Ils avaient eu beau jeter des torrents d'eau et des baquets de chaux vive dans l'horrible fosse : sur un des côtés du mur, il était resté, pour dénoncer leur crime, une longue traînée de sang qu'on ne put jamais effacer ; ils avaient eu beau murer le trou qui avait été pratiqué dans la grande tour, il est d'effroyables indices par où s'annonce le voisinage des morts. Lorsque sur les pas de Jourdan, forcé de leur servir de guide, les grenadiers de Choisy allèrent prendre possession du palais, une odeur cadavéreuse leur fut une indication suffisante, et leur causa une indignation telle, que Jourdan eût été mis en pièces, s'il ne se fût enfoncé par une porte dérobée dans des escaliers dont les soldats ignoraient les issues[31].

Dampmartin, qui était présent à l'ouverture de la fosse, assure qu'on en retira cent dix corps, parmi lesquels les chirurgiens distinguèrent soixante-dix hommes, trente- deux femmes et huit enfants[32] ; ce qui confirme son récit, relativement aux personnes tuées même après la nuit du 16 au 17 octobre. D'un autre côté, une relation semi-officielle porte que, quand on ouvrit la fosse, on trouva des corps à genoux contre le mur, dans une attitude qui prouvait qu'ils avaient été enterrés vifs[33] !

Un pareil spectacle parlait assez haut : l'ordre fut donné, au bout de quelques jours, d'arrêter ceux qui eux-mêmes s'étaient appelés les braves brigands de l'armée de Vaucluse, et cet ordre fut exécuté violemment, sans qu'aucun d'eux essayât la moindre résistance, si ce n'est toutefois Mainvielle jeune, qui se défendit avec une intrépidité sauvage, fit et reçut plusieurs blessures, et ne fut pris qu'a- près avoir eu la cuisse traversée d'une balle[34]. Tournal et Mainvielle aîné furent découverts, dans la maison de ce dernier, au fond d'un trou pratiqué dans l'épaisseur du mur et recouvert d'un tableau[35]. Quoique Duprat jeune se trouvât à trente lieues d'Avignon, lors du massacre[36], on l'arrêta comme les autres, et — cette fois encore, la justice acceptant le ministère de la fureur, — sa femme se vit traînée par les cheveux le long des rues, au milieu des insultes et des huées[37].

Jourdan seul manquait. Un jeune homme, dont il avait mis la tête à prix et qui se nommait Bigonnet[38], promit de le ramener si on lui donnait vingt hussards. Il se mit effectivement sur sa trace et l'atteignit au moment où il passait à cheval, et armé jusqu'aux dents, la rivière de la Sorgue : Si tu avances, lui crie Jourdan d'une voix terrible, je te tue. — Non, répond le jeune homme, tu es un lâche : tu me manqueras. Jourdan tire, le coup rate. Bigonnet lance son cheval à l'eau, joint son ennemi, et d'un coup du canon de son pistolet dans la poitrine, le renverse au milieu du courant[39]. On le ramena en triomphe.

On verra plus loin comment les auteurs ou acteurs de cette catastrophe furent amnistiés. Mais un destin tragique attendait la plupart d'entre eux. Le 8 prairial an II, Jour ; dan fut condamné à mort par le tribunal révolutionnaire et exécuté comme coupable d'avoir pris part à un complot dans les Bouches-du-Rhône, et aussi comme s'étant procuré des biens nationaux à vil prix[40]. Rovère mourut à Sinamari, et Blanié, un des plus forcenés assassins de la Glacière, dans un cachot du château d'If[41]. Mainvielle jeune se brûla la cervelle en l'an IX[42]. Mainvielle aîné périt sur l'échafaud. Il en fut de même de Duprat, dénoncé par son propre frère. Plus coupable, Duprat aîné eut une fin moins funeste : il tomba sur le champ de bataille d'Esling, en soldat[43].

 

 

 



[1] Cinquième volume de cet ouvrage, chapitre intitulé Force attractive de la Révolution.

[2] Dampmartin, Événements qui se sont passés sous mes yeux pendant la Révolution française, t. I, p. 267. Berlin, 1799.

[3] Dampmartin, Événements qui se sont passés sous mes yeux pendant la Révolution française, t. I, p. 294.

[4] Il sacrifia sa fortune à la Révolution, et la mort le trouva ruiné. Voyez Pétition de Duprat jeune à l'Assemblée nationale, p. 22, dans la Bibliothèque historique de la Révolution, 597, 8, 9. — AVIGNON. British Museum.

[5] Événements qui se sont passés sous mes yeux, t. I, p. 295.

[6] Événements qui se sont passés sous mes yeux, t. I, p. 296.

[7] Jean Duprat, député à la Convention nationale, à Benoît Duprat, son dénonciateur et son frère, p. 4, 7,10, 14, dans la Bibliothèque historique de la Révolution, 594, 5, 6. — AVIGNON. British Museum.

[8] Rapport et conclusions de l'accusateur public près le tribunal criminel d'Avignon, p. 46.

[9] Rapport et conclusions de l'accusateur public près le tribunal criminel d'Avignon, p. 46, 47 et 48.

[10] Relation de ce qui s'est passé à Avignon depuis l'entrée du général Cheisy jusqu'à la prise de Jourdan, p. 2, dans la Bibliothèque historique de la Révolution, 594, 5, 6. — AVIGNON. British Museum.

[11] Voyez dans la Bibliothèque historique de la Révolution, les deux brochures de Rovère contre Mulot.

[12] Rapport et conclusions de l'accusateur public près le tribunal provisoire d'Avignon, p. 52 et 53.

[13] Rapport et conclusions de l'accusateur public près le tribunal provisoire d'Avignon, p. 52 et 53.

[14] Rapport et conclusions de l'accusateur, etc., p. 54.

[15] Pétition de Duprat jeune à l'Assemblée nationale, p. 22.

[16] Ceci avoué par lui-même. Voyez Rapport et conclusions de l'accusateur public près le tribunal criminel d'Avignon, p. 59.

[17] Procès-verbal de l'insurrection arrivée à Avignon le 16 octobre 1791.

[18] Voyez la note F à la suite du deuxième tome des Mémoires de Weber.

[19] Voyez la note F à la suite du deuxième tome des Mémoires de Weber.

[20] 15e témoin. Information Albisson. 57e témoin. Information Revol.

[21] 45e témoin.

[22] 3e témoin. Information.

[23] 8e témoin. Information principale. 58e témoin. Information Revol.

[24] Rapport et conclusions de l'accusateur public, etc., p. 64.

[25] Rapport et conclusions de l'accusateur public, etc., p. 68.

[26] 15e témoin. Information principale.

[27] 4e et 28e témoins. Information principale.

[28] Rapport et conclusions, etc., p. 71.

[29] Événements qui se sont passés sous mes yeux pendant la Révolution française, p. 300-302.

[30] Événements qui se sont passés sous mes yeux pendant la Révolution française, p. 265. Dampmartin faisait partie de cette expédition.

[31] Événements qui se sont passés sous mes yeux pendant la Révolution française, p. 269.

[32] Événements qui se sont passés sous mes yeux pendant la Révolution française, p. 274.

[33] Relation de ce qui s'est passé à Avignon depuis l'entrée du général Choisy, p. 7.

[34] Relation de ce qui s'est passé à Avignon depuis l'entrée du général Choisy, p. 4.

[35] Relation de ce qui s'est passé à Avignon depuis l'entrée du général Choisy, p. 4.

[36] Pétition de Duprat jeune à l'Assemblée. Il produisit pour prouver son alibi des pièces décisives, dont il est question dans le rapport de Jean Jacques Bréard sur les troubles d'Avignon.

[37] Relation de ce qui s'est passé à Avignon depuis l'entrée du général Choisy, p. 13.

[38] Dampmartin écrit Ligonné.

[39] Relation de ce qui s'est passé, etc., p. 5.

[40] Histoire abrégée de la Révolution, par l'auteur du Règne de Louis XVI, t. I, p. 183.

[41] Note F, à la suite des Mémoires de Weber, t. II.

[42] Note F, à la suite des Mémoires de Weber, t. II.

[43] Note F, à la suite des Mémoires de Weber, t. II.