HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SIXIÈME

LIVRE SIXIÈME (SUITE)

 

CHAPITRE VIII. — LE FEUILLANTISME.

 

 

Mobilité nationale. — Subit affaissement du Paris révolutionnaire. — Marat dans un nouveau souterrain. — Camille Desmoulins cesse son journal. — Formation du club des Feuillants. — Morgue des déserteurs. — Extrême modération des Jacobins. — Lettre de Pétion à ses commettants. — Politique de Robespierre. — Mouvement du jacobinisme dans toute la France. — Les Feuillants conspués par les ultra-royalistes. — Recrudescence du royalisme. — Le royalisme dans les coulisses. — Bureaux d'émigration. — Situation embarrassée des Constitutionnels. — D'André. — Duport, chef des Feuillants, accablé par Robespierre.

 

Le peuple de France possède une faculté qui a souvent trompé et qui, souvent encore, trompera ceux qui prétendent à le conduire. Cette faculté, tour à tour son vice et sa vertu, sa faiblesse et sa force, consiste à passer tout d'un coup d'un sentiment à un autre ; elle consiste à s'élancer d'un bond, suivant l'impulsion reçue, d'une situation donnée à une situation absolument contraire. Quand ils contemplent ce peuple, unique dans le monde, courant avec une ardeur sauvage dans les voies de la liberté, les observateurs superficiels sont tentés de le croire doué d'une vigueur exubérante, ils lui supposent des passions sans frein, ils lui attribuent volontiers un caractère ingouvernable ; ils regardent ailleurs un moment, reportent les yeux sur lui, et l'aperçoivent couché aux pieds d'un maître. Mais ce maître lui-même, qu'il ne s'abuse pas sur la durée du pouvoir qu'on lui livre ! La vie circule sous ces apparences de mort ; sous cette surface glacée, l'idée immortelle, l'indomptable idée de la France poursuit son cours, et lorsqu'elle reparaît, on est surpris de tout le chemin qu'elle a fait, quand pas un signe visible, pas un bruit perceptible, ne trahissaient son mouvement.

Après le massacre du champ de Mars, ce phénomène se produisit d'une manière bien frappante. D'un état de surexcitation extraordinaire, le Paris de la Révolution tomba dans une langueur morne. La vie publique sembla s'éteindre. Le mugissement des clubs ne fut plus que celui de la mer après le passage de la tempête. Les foyers ordinaires d'agitation ne présentèrent plus que la place, maintenant couverte de cendres, où la flamme avait pétillé. Les acteurs du théâtre Molière se hâtèrent de retrancher des vers qu'à l'occasion de la fuite de Louis XVI, Ronsin avait ajoutés à sa pièce la Ligue des Tyrans[1]. Dans les théâtres, les allusions patriotiques cessèrent de chercher les applaudissements. Le drapeau de la loi martiale, ce drapeau qui semblait rougi par le sang du peuple, continua de flotter à la principale fenêtre de l'Hôtel de Ville, où il fut ensuite remplacé... par le drapeau tricolore ? Non, par le drapeau blanc[2] ; et nul cri d'intrépide douleur ne s'éleva du fond des faubourgs.

Ce n'est pas que les vainqueurs eussent résolument tiré parti de leur victoire. Un sentiment de pudeur, un reste d'honnêteté survivant aux inspirations farouches de l'esprit de parti, les retenaient : ils hésitèrent. Le Juif Ephraïm et la baronne d'Aelder, arrêtés sous le ridicule prétexte d'un complot d'étrangers, furent, trois jours après, rendus libres[3]. On lança contre Danton, Fréron, Camille Desmoulins, Legendre, des ordres tardifs qui ne les atteignirent pas[4]. Hébert, rédacteur du Père Duchesne, fut mis en prison, mais, presque immédiatement après, relâché, sous la condition d'être à l'avenir plus circonspect[5]. On menaça Suleau et Royou, écrivains royalistes ; mais cela même indiquait, de la part des constitutionnels, une crainte secrète de se séparer trop ouvertement de la Révolution ; car, ici, leur but manifeste était d'amener le peuple à confondre avec les révolutionnaires ardents deux des plus violents folliculaires de l'aristocratie[6].

Quoi qu'il en soit, le coup frappé au champ de Mars avait suffi pour métamorphoser momentanément la situation. Les noms compromis s'éclipsèrent ; beaucoup d'écrivains, jusqu'alors placés à l'avant-garde, se cachèrent ou prirent la fuite ; Fréron fit continuer sa feuille par Labenette, rédacteur du Journal du Diable ; Marat fit savoir qu'il avait changé de souterrain, que les laitières de Vincennes et de Saint-Mandé s'étaient chargées de la circulation de son journal, et que, quant à lui, on ne le trouverait que mort[7] ; enfin Étienne Dumont, de Londres où il était alors, écrivit à Clavière qu'il retirait sa collaboration au journal le Républicain. Pour ce qui est de Camille, il fit ses adieux au public, dans un numéro, formidable il est vrai, et plein d'une éloquente amertume, mais où il s'avouait vaincu :

Nous avions tort, la chose est par trop claire,

Et vos fusils ont prouvé cette affaire[8].

C'était donc une déroute complète, en apparence du moins, une déroute sur toute la ligne.

Dans cette crise, les Jacobins, qui se trouvaient, tout autant que les Cordeliers, au nombre des vaincus, se montrèrent moins courageux qu'habiles.

Dès le 16 juillet, à propos de la pétition proposée par Laclos, ils s'étaient vus brusquement abandonnés par Bouche, leur président d'alors, par les deux secrétaires Salles et Antoine, par la majorité des membres du comité de correspondance, par les Lameth, Duport, Barnave, Goupil de Préfeln, Dubois-Crancé, en un mot, par ceux des membres de la Société qui faisaient partie de l'Assemblée nationale, à l'exception de Robespierre, Pétion, Rœderer, Coroller, Buzot, Grégoire. Et ceci n'était pas une désertion seulement, c'était un schisme. Bien résolus à élever autel contre autel, les dissidents étaient allés former une réunion particulière, rue Saint-Honoré, en face de la place Vendôme, dans un vaste et splendide local, qui avait été un couvent, lui aussi, le couvent des Feuillants ; et, comme l'observent deux écrivains du temps[9], ce n'est pas un des traits les moins curieux de cette époque, que la tendance des divers partis révolutionnaires à se combattre sous le nom de moines qu'eux-mêmes avaient détruits.

Sous le coup de cette désertion menaçante, qu'allaient faire les Jacobins restés fidèles aux vieux pénates ? Ils déployèrent d'abord une modération extrême. Pétion, nommé président de la Société en remplacement de Bouche, publia une lettre, qu'il adressait à ses commettants, et dans laquelle on lit : J'abhorre les excès. Le tumulte et le désordre déshonorent le peuple et annoncent qu'il est peu fait pour la liberté[10]. En même temps, le club envoyait des députés à l'assemblée des Feuillants, présidée par Goupil de Préfeln, pour inviter les dissidents à se réunir à leurs frères, à leurs anciens compagnons d'armes.

Mais les Constitutionnels étaient tombés dans l'enivrement du succès. Trompés par la vue de cette surface glacée dont nous parlions tout à l'heure, ils se croyaient maîtres de la situation : ils répondirent par un refus arrogant[11].

Restait à savoir laquelle de ces deux sociétés rivales amènerait à elle les sociétés affiliées qui couvraient toute la France. Les Feuillants avaient pour eux ce qui subsistait encore du prestige parlementaire. Mais, dans les révolutions, les noms sont des signes de ralliement autour desquels un parti se groupe, comme font les soldats autour de leur drapeau. Or, ce nom, ce puissant nom Jacobins, les dissidents l'avaient laissé à l'ancien club. C'était celui-ci, d'ailleurs, qui occupait l'emplacement vénéré, l'emplacement consacré par la longue fréquentation des fidèles, cherché par leurs regards, figuré dans leurs souvenirs.

Elle était triste et nue, cette salle, elle était sombre ; mais elle n'en parlait que plus vivement à l'imagination du peuple, charmé d'exercer sa puissance sur un théâtre si semblable à la demeure du pauvre. Oui, l'aspect de la salle était celui des choses que le temps a noircies et dégradées ; mais, au milieu de ces ruines du passé, au-dessus de ces moines endormis pour toujours, des nouveautés étranges avaient surgi ; mais il y avait eu là des échos sonores pour des voix qui auraient fait tressaillir le moyen âge ; mais au pied de cette tribune, à la fois si modeste et si redoutable, on croyait apercevoir encore, prête à y monter, la grande image de Mirabeau.

Il est surprenant que rien de tout cela n'ait été compris par Duport, ce tribun calme, cet agitateur profond. Ah ! c'est que les hommes d'élite ont ici-bas un rôle qu'ils ne sauraient déserter sans y laisser leur génie. Et puis, il crut que cette machine des clubs qu'il avait créée pour pousser la Révolution en avant, il pourrait la faire servir à arrêter la Révolution, une fois lancée. Singulière méprise ! Brisons les clubs, avait dit d'André au plus fort du triomphe, voici le moment. Mais Duport n'avait pas voulu. Il aima mieux conserver ce ressort, sauf à lui imprimer une direction différente. C'était une première faute : les Feuillants en commirent une seconde, et celle-ci mortelle. Ils adoptèrent un règlement qui excluait tous ceux qui n'étaient pas citoyens actifs ou fils de citoyens actifs[12]. Ainsi, on reniait le principe de l'égalité, et l'on s'abritait sous le privilège ; on cessait de s'intituler tout le peuple, on s'intitulait la bourgeoisie.

Robespierre tira de cette inconcevable bévue un parti décisif.

La confiance qu'il inspirait alors aux Jacobins était sans réserve, sans bornes : elle touchait à l'idolâtrie, et ils venaient d'en donner une preuve saisissante. Dans la séance du 15 juillet, un membre en ayant dénoncé un autre pour avoir tenu contre Robespierre, dans un entretien particulier, quelques propos injurieux, le soulèvement des esprits fut général. L'accusé eut beau nier une partie des faits allégués contre lui et descendre à d'humbles explications, l'orage était trop violent pour être calmé par des paroles. Les plus emportés se précipitèrent sur le citoyen dénoncé, le chassèrent de la salle, et, pour le protéger contre un ressentiment aussi brutal, aussi attentatoire aux droits d'un citoyen libre, le président dut se couvrir. Robespierre étant entré quelques instants après, et apprenant ce qui venait de se passer, se dirigea vers la tribune, au bruit des applaudissements, et dit : Je regrette de ne m'être pas trouvé plus tôt au milieu de vous, pour m'opposer à l'arrêté que votre zèle sans doute vous a fait prendre contre une personne qui n'est coupable d'aucun délit, puisqu'elle n'a fait qu'exprimer sa façon de penser sur un individu. D'ailleurs, cette action indifférente fût-elle un crime, elle l'a niée[13].

Ce trait montre assez combien les Jacobins étaient disposés à suivre l'impulsion que leur donnerait Robespierre, dans leur duel avec les Feuillants. Or, cette impulsion fut beaucoup moins d'un sectaire que d'un politique. Il proposa d'envoyer aux sociétés affiliées une adresse dont il présenta le projet. Elle était rédigée avec beaucoup d'art et de sagesse, mais elle n'avait point cet accent mâle qui sied à des républicains :

Depuis longtemps, on voyait se développer le funeste système d'animer les citoyens armés contre les citoyens sans armes. — Le sang a coulé. Nous sommes loin d'accuser nos concitoyens. Leur intérêt n'est-il pas le nôtre ? — Nous n'avons point de reproches à faire : nous avons des larmes à verser. — Nous plaignons les victimes, et, plus encore, les auteurs du carnage. — Répandez cet esprit d'union si nécessaire. — Nous avons invité les Feuillants à la réunion : ils nous ont repoussés. — Ils nous ont envoyé leurs règlements sur l'admission à la nouvelle société, et nous les aurions acceptés avec joie, si on n'avait exclu tous ceux qui ne sont pas citoyens actifs ou fils de citoyens actifs. Mais nous n'avons pas attribué cet arrêté à la majorité des Feuillants, qui est toute dans nos sentiments. — Beaucoup ne sont allés aux Feuillants que pour contre-balancer la malheureuse influence des factieux, etc., etc.[14]

 

Ce projet plut aux Jacobins et fut très-applaudi[15] : il répondait à ce que les plus fougueux croyaient la nécessité de l'heure présente ; il répondait à leurs dispositions avouées, et au désir de voiler les ressentiments. Toutefois, on décida qu'il serait révisé, sur la demande expresse de Coroller ; et, Robespierre y consentant, on lui adjoignit pour cette commission Brissot, Buzot, Rœderer et Pétion[16].

Une autre démarche vint témoigner de l'état des esprits aux Jacobins. Ce fut une adresse envoyée par eux à l'Assemblée nationale. Cette fois encore, c'était Robespierre qui avait tenu la plume. Il trouva dans ses convictions des inspirations d'une gravité mélancolique et forte. Ce sont certainement de belles paroles que celles-ci :

Nous ne sommes point des factieux, et c'est en vain qu'on voudrait lier l'idée du crime à l'amour de la liberté, la plus pure, la plus sublime des vertus. L'excès même de cette vertu aurait aisément un remède dans son principe ; plus facilement sans doute il obtiendrait grâce à vos yeux, que la stupide indifférence des esclaves ou la perfide douceur des ennemis de la Constitution. Il est un excès contraire, beaucoup moins rare et beaucoup plus funeste !... Nous nous reposons, avec la confiance qui appartient à des hommes libres, de la destinée de la France et des nations, sur la marche imposante et rapide de l'opinion publique, que nulle puissance humaine ne saurait arrêter ; sur l'empire irrésistible et sacré de la volonté générale ; sur ces principes éternels de la raison, de l'humanité, de l'égalité, de la souveraineté nationale, qui dormaient dans le cœur des hommes, et que la déclaration promulguée par vous a réveillés pour toujours ; sur cette passion sainte de la liberté, qui ne périra qu'avec le peuple français[17].

 

Il est vrai qu'à côté de ces lignes qui annoncent la foi de l'écrivain, on en lit d'autres par où se révèle trop une intention d'habileté politique : Représentants, votre sagesse, votre fermeté, votre vigilance, votre justice impartiale et incorruptible peuvent donner à la France, à l'univers, la liberté, le premier de tous les biens. — Respect pour l'Assemblée des représentants de la nation, fidélité à la Constitution, dévouement sans bornes à la patrie et à la liberté, voilà la devise sacrée qui doit rallier à nous tous les bons citoyens[18].

Il y avait loin de là aux réquisitoires que, peu de temps auparavant, Robespierre avait fulminés contre ses collègues de l'Assemblée ; et si l'on retrouve ici, dans son langage, la rigidité de ses principes, son amour de l'ordre, son respect pour la légalité, on n'y rencontre pas son humeur soupçonneuse, sa roideur habituelle, ni même cette sincérité sombre qui fut le caractère dominant de sa po- litique. Peut-être s'exagérait-il le danger que faisaient courir à la Révolution, d'une part le retour en arrière des Constitutionnels, d'autre part la licence effrénée de ceux pour qui la Révolution n'était qu'une aventure.

En tout cas, cette tranquille attitude et ce ton conciliant servirent à merveille les Jacobins, dans leur lutte avec les Feuillants.

Pour donner une idée vraie du mouvement d'opinion qui se rapporte à cette lutte, nous ne saurions mieux faire que de résumer rapidement, et presque jour par jour, les séances de l'ancien club :

SÉANCE DU 27 JUILLET. — Les sociétés affiliées de Chartres, Beaugency, Poitiers, Sézanne, écrivent pour inviter à la réunion. Celles de Lyon et d'Aire protestent de leur attachement aux Jacobins. Celle d'Effiat : Il est consolant de rester seuls avec les Pétion, les Robespierre, les Brissot, les Buzot, les Grégoire. Celle de Châlons-sur-Saône avait écrit aux Feuillants : Nous resterons affiliés aux Jacobins, jusqu'à ce qu'on ait prouvé qu'ils ont abjuré les principes de la Constitution[19].

SÉANCE DU 29 JUILLET. — Dijon se déclare neutre. Huningue, Verneuil et Valence désirent la réunion. Versailles, Pontoise, Châteaudun sont pour les Jacobins. — Strasbourg : Où sont les Robespierre, les Pétion, les Danton, les Coroller, là sont les meilleurs appuis des droits de l'homme. Artonne promet une indissoluble fraternité[20].

SÉANCE DU 31 JUILLET. — Angers, Condom, Maubeuge, Grenoble, Saint-Malo, Saint-Denis, Montauban, Carcassonne, Beaune, Orléans, Rennes, Alençon, Troyes, Dunkerque, Saint-Lô, soupirent ardemment après la réunion. — Députation de Versailles : Les vrais amis de la paix sont là où sont les Jacobins. Nous avons arrêté de vous rester inviolablement fidèles, et de périr avec vous, s'il le faut, pour le maintien des lois[21].

SÉANCE DU 3 AOÛT. — La réunion est recommandée par Mâcon, Dôle, Tulle, Metz, Beauvais, Nantes, Saint-Brieuc, Autun, Montpellier. — Toulouse proteste de son attachement inviolable. — Lille : Nous ne pouvons cesser de correspondre avec nos aînés[22].

SÉANCE DU 5 AOÛT. — Se déclarent inviolablement fidèles aux Jacobins, tout en déplorant la scission : Bordeaux, Toulon, Nancy, Limoges, Montargis, Château-Thierry. Vadier entre : Je reviens au milieu de vous, et après avoir expliqué de son mieux sa palinodie de l'Assemblée : Quant aux folliculaires — ceci à l'adresse de Marat —, dont la morsure n'est pas moins honorable que celle des Royou et des Durozoy, malgré la démagogie purulente qui s'en exhale, je leur dois encore plus de mépris[23].

SÉANCE DU 7 AOÛT. — On écrit aux Jacobins que les Feuillants les dénoncent tant qu'ils peuvent aux départements, et qu'ils ont envoyé aux sociétés affiliées un imprimé portant : Adresse des amis de la Constitution. Signé : Bouche, président ; Antoine et Salles, secrétaires. — Hesdin : On se souviendra toujours que l'immortel Mirabeau est mort dans la foi orthodoxe des Jacobins. — Pontarlier : Un enfant élevé par une bonne mère ne l'abandonne pas dans l'adversité. Or, nous sommes vos enfants, nourris de votre lait. Vous êtes notre mère, que l'envie persécute : nous vous en chérissons davantage. — On voit entrer Antoine. Il annonce qu'il revient aux Jacobins, et déclare n'être allé aux Feuillants que pour y déjouer les complots des ennemis de la patrie[24].

SÉANCE DU 8 AOÛT. — Éternel attachement juré par Saint-Omer, Amiens, Metz, Lille, Évreux, Bapaume, Dieppe, Bar-sur-Aube, Meaux. — Arcis-sur-Aube : Incapables de balancer un moment entre vous et vos perfides rivaux, nous avons juré de rester unis à votre société, n'en dût-il rester qu'un pour fermer les portes[25].

SÉANCE DU 17 AOÛT. — De Chartres — depuis Louis-Philippe, roi des Français —, arrivé de son régiment, demande la permission d'entrer dans la salle. Il est introduit, et court signer sur le registre de la société[26].

Ainsi, malgré l'accidentelle torpeur où Paris était plongé, la vie révolutionnaire de la France s'annonçait déjà comme allant de nouveau bouillonner aux Jacobins. Et c'était au moyen de la modération que les modérés se voyaient vaincus par ceux qu'ils appelaient les violents : humiliation d'autant plus sensible à leur orgueil, qu'on attribuait volontiers à des motifs personnels leur changement de rôle. On les supposait jaloux, et de qui ? De ce Robespierre pour qui, dans les commencements de la Constituante, ils avaient affecté tant de dédain : Aratus, le défenseur de la célèbre ligue achéenne, appela dans sa patrie les barbares, et se joignit à eux plutôt que de se voir remplacé par Cléomène. Dans cette coalition, il trouva l'infamie[27]. Ces reproches de Brissot n'étaient fondés qu'en partie. Les Lameth avaient ouvert leur âme aux mauvais conseils de l'envie, c'est certain ; Duport, placé à peu près sur la même ligne que Robespierre dans une élection qui fixa les regards de tous, n'avait pu dissimuler son dépit, et on savait trop de quels projets ambitieux, colorés par l'amour, le voyage de Varennes avait rempli le cœur de Barnave ; mais il est certain aussi qu'ils jugeaient la Révolution arrivée à son point d'arrêt, et ce qu'il y avait, en tous cas, de sincère chez eux, c'était leur lassitude.

Quand ils s'aperçurent que, soldat par soldat, leur ancienne armée leur échappait, profondément troublés, ils se tournèrent de nouveau vers les grands seigneurs, vers les nobles, vers le haut clergé, leur demandant un appui qui ne fût pas une contre-révolution complète. Vaine ressource ! Le parti qu'ils avaient si efficacement contribué à abattre ne pouvait l'avoir oublié. Il éprouva de leur humiliation une joie vengeresse et hautaine. Ce qu'il lui fallait d'ailleurs, à cet incorrigible parti, c'était tout l'ancien régime[28] ; et la lutte établie entre les Jacobins et les Feuillants semblait si favorable à ses vues, elle entrait si bien dans le plan de ses illusions, qu'il se mit à travailler activement pour son propre compte. Soulever les nobles de province en leur parlant d'honneur, le clergé du second ordre et les dévots en leur parlant de religion, les propriétaires en exagérant à leurs yeux le délabrement des finances, tels furent ses procédés[29]. Et le fait est qu'il y eut, un moment, recrudescence de royalisme, ou, plutôt, de manifestations royalistes, surtout dans les théâtres. Car, quoique la Révolution fût venue relever la condition de l'acteur et le rendre à la dignité de son titre de citoyen, c'était, — ingratitude étrange ! — parmi les comédiens que le royalisme avait ses plus ardents suppôts. La reine ayant un jour exprimé le désir de voir Mlle Contat, le lendemain, dans la Gouvernante, ce qui forçait Mlle Contat à apprendre cinq cents vers en vingt-quatre heures, elle apprit son rôle dans le délai voulu, et écrivit à ce sujet : J'ignorais où était le siège de la mémoire ; je sais à présent qu'il est dans le cœur[30]. C'était là en général l'esprit des coulisses, et on avait vu ce qu'il avait causé de déplaisirs au roi de la scène : le républicain Talma.

D'un autre côté, les théâtres du premier ordre étaient des arènes élégantes où le droit qu'à la porte on achète en entrant assurait d'ordinaire l'avantage aux nobles toutes les fois qu'ils osaient tenter le combat. Ils pouvaient l'oser, dans les journées qui suivirent le massacre du champ de Mars, et n'y manquèrent pas Il y a dans Athalie un endroit où Abner, mettant un genou en terre devant le jeune roi, dit :

Je vous rends le respect que e dois à mon roi.

Ce vers, au Théâtre-Français, était applaudi avec transport. Il en était de même de celui-ci :

Rattachons-nous à lui par de nouveaux serments.

Un soir, Brissot, qui était présent, s'écria : Eh ! attendez, du moins, qu'il ait accepté la Constitution ![31]

A ces démonstrations se joignaient les provocations royalistes du dehors, les intrigues des évêques à l'intérieur, les enrôlements pour la guerre civile. Il y avait à Paris, il y avait dans les principales villes de province, des bureaux d'émigration[32]. On forçait les nobles d'abandonner femmes, enfants, propriétés, et de fuir en bannis[33]... Où ? Là où l'on maudissait la France, là où l'on s'armait contre elle ! Puis, la terreur qui pesait sur la presse jacobine encourageant la presse ultra-monarchique, les journaux, défenseurs de l'ancien régime, publiaient sur les préparatifs des puissances étrangères, sur le nombre et le zèle des soldats réunis sous l'étendard de l'émigration, sur leur marche, sur le succès promis à l'invasion, sur le prochain châtiment des factieux, mille détails impudents et mensongers[34], dont l'effet tournait au détriment des Constitutionnels, seuls responsables, disaient les Jacobins, de cette audace du royalisme, née de l'apostasie des Feuillants.

Un des hommes qui, depuis quelques mois, exerçaient le plus d'influence sur l'Assemblée nationale, non du haut de la tribune, mais du fond des comités, non par ses talents oratoires, mais par son activité, la flexibilité de son esprit, son humeur insinuante, et l'art avec lequel il paraissait suivre seulement les opinions que lui-même avait suggérées, c'était d'André. Nul mieux que lui ne savait, sous des dehors de rusticité démocratique, servir la cause de la royauté constitutionnelle ; et Étienne Dumont, son ami, raconte que Sieyès, lorsqu'il était en veine de plaisanterie, aimait beaucoup à réciter un dialogue supposé entre d'André et Jean, son valet de chambre :

D'André. Quel est l'ordre du jour ? — Jean. Monsieur, c'est la question des commissaires du roi auprès des tribunaux. — D'André. Ôte-moi cet habit ; donne-moi le vieux. — Jean. Monsieur, il est tout usé par les coudes. — D'André. Tant mieux, c'est ce qu'il me faut ; donne-moi aussi mon vieux chapeau et mes vieux bas. — Jean. Monsieur veut-il ses bottes ? il fait mouillé. — D'André. Non, elles sont neuves ; je veux mes gros souliers à clous de fer. Un peu de boue ne gâte rien. Me voilà bien : qui diable en me voyant ainsi équipé peut penser à la liste civile[35] ?

Eh bien, des confidences que cet important et rusé personnage faisait alors à ses intimes, il résulte que les Constitutionnels étaient affaiblis par le sentiment intérieur du changement de leur conduite ; qu'ils ne pouvaient répondre à leurs adversaires, quand ceux-ci les accusaient d'inconséquence ; que le plus souvent ils s'assemblaient en particulier, délibéraient longtemps et ne se déterminaient à rien[36].

Ainsi miné rapidement par la popularité persistante des Jacobins, conspué dans ses avances au royalisme, condamné par la conscience de ceux-là même qu'il avait groupés sous un drapeau sans prestige, le Feuillantisme se trouvait être une tentative avortée. Bientôt, Robes- pierre se crut assez fort pour se dispenser de tout ménagement, et le 1er septembre, dans une séance sur laquelle nous aurons à revenir, s'attaquant au parti en la personne de son chef le plus sérieux : Je ne présume pas, dit-il, le visage tourné vers Duport, je ne présume pas qu'il existe dans cette Assemblée un homme assez lâche pour transiger avec la cour, assez ennemi de la patrie pour chercher à décréditer la Constitution, parce qu'elle mettrait quelque borne à son ambition ou à sa cupidité, assez impudent pour avouer aux yeux de la nation qu'il n'a cherché dans la Révolution qu'un moyen de s'agrandir et de s'élever. Je demande que quiconque osera composer avec le pouvoir exécutif sur un article de la Constitution soit déclaré traître à la patrie. Les tribunes applaudirent avec transport ; l'Assemblée elle-même ne put se défendre d'un tressaillement. Robespierre attendait, ironique, amer, implacable : Duport se tut !

 

 

 



[1] Révolutions de Paris, n° 107.

[2] Histoire parlementaire, t. II, p. 108.

[3] Moniteur du 22 juillet 1791.

[4] Il n'en est fait mention que dans le Moniteur du 22 juillet.

[5] Révolutions de Paris, n° 107.

[6] Révolutions de Paris, n° 107.

[7] L'Ami du Peuple, n° 524.

[8] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 86 et dernier.

[9] Les Deux amis de la Liberté, t. VI, chap. VI.

[10] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 35.

[11] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 31.

[12] Voyez le numéro 56 du Journal des débats de la Société des amis de la Constitution.

[13] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 27.

[14] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 27.

[15] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 27.

[16] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 27.

[17] Cette adresse ne parut point dans le Journal des Jacobins : elle se trouve dans le n° 714 du Patriote français.

[18] Cette adresse ne parut point dans le Journal des Jacobins : elle se trouve dans le n° 714 du Patriote français.

[19] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 33.

[20] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 34.

[21] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 35.

[22] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 37.

[23] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 38.

[24] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 39.

[25] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 40.

[26] Journal des débats de la Société des amis de la Constitution, n° 44.

[27] Le Patriote français, n° 709.

[28] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. X, p. 417.

[29] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. X, p. 421.

[30] Biographie universelle.

[31] Le Patriote français, n° 717.

[32] Mémoires de Ferrières, liv. X, p. 414.

[33] Mémoires de Ferrières, liv. X, p. 414.

[34] Mémoires de Ferrières, liv. X, p. 414.

[35] Souvenirs d'Étienne Dumont, chap. XVI, p. 336.

[36] Souvenirs d'Étienne Dumont, chap. XVI, p. 336 et 337.