HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME CINQUIÈME

LIVRE SIXIÈME

 

CHAPITRE PREMIER. — ROBESPIERRE S'ANNONCE.

 

 

Robespierre. — A quel moment il se révèle. — Comment la bourgeoisie se sépare du peuple : organisation de la garde nationale ; protestation de Robespierre. — Son intervention dans les débats sur les droits de pétition et d'affiche. — Le club des Jacobins, rival de l'Assemblée ; influence croissante de Robespierre dans le club des Jacobins. — Robespierre fait décréter que les membres de l'Assemblée ne seront pas réélus ; violent dépit de Thouret, de Le Chapelier, de Desmeuniers, de tout le parti constitutionnel. — Discours mélancolique de Duport ; il déclare que la Révolution est faite. — Robespierre et Duport s'accordent pour demander l'abolition de la peine de mort, mais en vain. — Remarquable article de l'auteur des Lettres b....t patriotiques sur l'abolition de la peine de mort. — Il calomnie le peuple. — Un orateur populaire et Cazalès sur la terrasse des Feuillants. — L'abbé Raynal. — Débats sur le licenciement des officiers ; Robespierre seul debout dans l'Assemblée. — Combien il était déjà populaire. — Duport, nommé président du tribunal criminel, refuse, parce que Robespierre est nommé accusateur public. — Sortie de Camille Desmoulins contre Duport. — Les coalitions d'ouvriers. — Robespierre l'homme de l'heure présente.

 

Où Mirabeau disparaît Robespierre se montre.

Et en effet, nous l'allons trouver, dans les grands débats parlementaires qui remplissent le mois de mai, s'imposant à ses adversaires, effaçant ses émules, retenant autour de son nom l'opinion attentive, et déjà primant dans l'Assemblée, tour à tour irritée et surprise d'un pouvoir qu'elle ne soupçonnait pas.

Souvent, tandis que, roide dans son habit olive, l'œil fixe, le front contracté, et d'une voix aigre qu'accompagnait un geste sec, Robespierre plaidait, à la tribune, la cause du peuple, on avait vu, au milieu des chuchotements et des moqueries, Mirabeau contempler avec une curiosité pensive cet homme au pâle visage, au sourire étrange, dont la physionomie respirait une sorte de douceur vague, en qui tout annonçait la passion de l'ordre, et qui paraissait plein du respect de lui-même, tant, il y avait de soin dans sa mise, de gravité dans son attitude et d'apprêt dans sa parole.

Quel était donc ce nouveau venu sur lequel s'arrêtaient ainsi les pressentiments du génie, et dans la Révolution quel rôle sera le sien ?

Il demandera justice pour tous, pour tous sans exception ; il prêchera le droit.

Et avec lui, pas de compromis : est-ce que la vérité n'est pas une ? Qu'aucun parti ne le réclame : il est du parti de sa conviction, cela suffit. Dès son premier pas dans la carrière où il laissera la trace de son sang et un nom maudit, on a pu le surnommer l'Immuable. Simple avocat, les honnêtes gens citaient son intégrité ; législateur, les méchants la redoutent. Toujours prêt à défendre le peuple, il ne sait ce que c'est que de le flatter : il a pour cela trop d'orgueil à la fois et trop de vertu. Dans une société en désordre, c'est le culte de la règle qu'il professe. L'anarchie lui fait horreur ; la popularité, mendiée par le cynisme des habitudes ou du langage, lui fait pitié ; il ne se cache pas de son dédain pour les énergumènes. Et cependant, Fréron l'admire, Hébert le respecte, et il force Marat à le louer[1].

Sa vie est laborieuse, elle est austère ; ses mœurs honorent ses principes. D'autres, parmi les tribuns connus, étaleront une opulence suspecte, souperont à la lueur des lustres d'or, s'enivreront de vins exquis et s'endormiront sur le sein des courtisanes : lui, il habite, rue de Saintonge, un misérable appartement dont un compagnon de sa jeunesse occupe et paye la moitié[2] ; il dépense à peine trente sols pour ses repas[3], se rend à pied où son devoir l'appelle[4], et sur ses. honoraires de député, pieusement diminués d'une rente faite à sa sœur, ne trouve pas toujours de quoi s'acheter un habit[5].

Mais il est des imperfections que notre nature imparfaite couvre volontiers de sa sympathie, il est des faiblesses qui se font adorer, et voilà ce qui manque à Robespierre. Quelque chose d'impénétrable enveloppe son âme. Sa vertu, comme un astre malade, brille sans rayonner. Même sur les lèvres qui d'ordinaire ne s'ouvrent que pour l'exalter, il semble que sa présence arrête les louanges légères et tout sourire familier. En parlant de miséricorde, il fait peur.

Pourtant, à Arras, où il était né, son enfance, on l'assure, avait annoncé beaucoup d'abandon et des goûts charmants. Quoique déjà porté à la méditation sérieuse, il riait d'un rire facile alors, et quelquefois jusqu'aux larmes[6] ; une volière en ce temps-là était sa république ; de bonne heure orphelin, il aimait tendrement son frère, il idolâtrait ses sœurs ; après, venaient ses chers oiseaux[7]. Plus tard, au sortir du collège de Louis-le-Grand, dont la protection de l'abbé de Saint-Waast lui avait ouvert les portes et où il eut Camille Desmoulins pour condisciple, ses préoccupations de jeune homme se tournaient vers l'amour, elles s'échappaient en rimes galantes ; il entrait dans la société des Rosatis, célébrait le chantre léger de Vert-Vert sur un ton digne de son héros, et recueillait les couronnes, académiques de sa province ; que dire encore ? Le serment que mademoiselle Deshortis lui avait fait de n'être jamais qu'à lui, ce serment d'amour trahi pendant l'absence[8], le jetait dans une douleur immense et naïve…

Oui, tel avait été Robespierre enfant, tel avait été Robespierre jeune homme. Mais la Révolution s'est avancée, elle l'a saisi, elle l'a façonné pour le besoin qu'elle avait de lui ; et le. voilà devenu l'incarnation glacée d'un principe, la statue du droit, statue pensante, mais de marbre. Il aime l'humanité, cependant, il l'aime avec un froid délire, il l'aime jusqu'à vouloir mourir pour elle tout couvert d'opprobre. Mais dans sa tête est désormais le siège de sa sensibilité ; là seulement va se passer le drame de son dévouement : ne lui mettez pas la main sur le cœur, vous n'y. sentiriez pas frémir la vie ! Car, les pleurs qu'on voit couler, les gémissements qui frappent : l'oreille, les blessures saignantes et tangibles, voilà ce qui appartient aux émotions du cœur ; le cœur ignore les attachements abstraits, il n'est pas logicien, il ne généralise pas. Or, c'est à travers le temps et l'espace, c'est en les embrassant dans leur obscur ensemble et leur masse confuse, que Robespierre écoutera, debout sur des ruines, le cri des souffrances humaines. Aussi ne sera-t-il compris que par les multitudes entassées, et tandis qu'instinctivement elles feront de lui leur idole, tout homme, pris à part, s'écartera de cet être puissant et infortuné, répulsif et sincère. Il aura des séides, mais pas d'amis !

Une preuve que les situations créent les instruments qui leur sont nécessaires, c'est que l'ascendant de Robespierre se révéla juste au moment où l'Assemblée, sacrifiant l'idée du droit à celle du privilège, s'étudiait à consacrer d'une manière définitive, dans l'organisation de la garde nationale, la distinction si injurieusement établie entre les citoyens actifs et les citoyens non actifs.

Le comité de constitution avait élaboré à cet égard un long projet, dont Rabaut-Saint-Étienne fut chargé de présenter le rapport. Mais Marat n'attendit point jusque-là pour pousser le cri d'alarme : Ils ont commencé par exclure provisoirement de la garde nationale les classes indigentes, c'est-à-dire les sept dixièmes du peuple[9]. — Les six premiers articles du projet font des citoyens et de leurs fils les soldats du corps législatif, ensuite ceux du monarque, non les soldats de la patrie[10]. — Quel est leur but ? D'armer les riches contre les pauvres laissés sans armes[11]. — Quoique l'article XVI permette des compagnies de 102 hommes dans les grandes villes et que l'article IV en fixe le nombre à 54, les conditions exigées par les articles XIV, XV et XXIV, le réduisent nécessairement à 45 ; or, chaque compagnie ayant un capitaine, un lieutenant, deux sous-lieutenants, deux sergents et quatre caporaux, le nombre des officiers formera le quart de l'armée citoyenne, disposition dont aucune troupe du monde n'offre d'exemple, et qui a pour but d'asservir les soldats par les officiers, toujours vendus à leurs chefs, comme ceux-ci le sont à la cour[12]. — L'article XIX attribue aux gardes nationaux l'élection de leurs officiers ; mais pourquoi l'article XXII remet-il aux capitaines, lieutenants, sous-lieutenants et sergents la nomination des membres de l'État-major des bataillons ? Et pourquoi ceux-ci sont-ils seuls appelés à choisir les membres de l'État-major des légions ? Et pourquoi des officiers d'état-major ?[13]Au côté gauche de l'habit, d'après l'article XXVIII, sur la poitrine, sera un médaillon écarlate, contenant ces mots circulairement écrits en lettres blanches : Constitution, Liberté, Égalité, et dans le centre le mot : Veillez ! Mais la constitution a tué la liberté[14]. A ces critiques, que nous avons résumées, Marat joignait le tableau qu'il jugeait le plus propre à détourner les citoyens du service de la garde nationale. On les accablerait de veilles et de fatigues ! Qu'ils s'attendissent à une vie de galériens, les peines rigoureuses ne leur seraient pas épargnées, ils pouvaient en être sûrs ! Et puis, servir de plastron aux hussards allemands ou aux cavaliers delà maréchaussée... le bel honneur !, La conclusion était que les citoyens devaient refuser de se faire inscrire ; qu'il fallait anéantir toute espèce d'organisation de la garde nationale ; qu'il était urgent d'armer indistinctement tous les citoyens, et qu'il n'y avait, pour peu qu'on menaçât la liberté, qu'à les pousser sur ses ennemis[15].

Rabaut présenta son rapport le 27 avril, et aussitôt Robespierre, prit la parole. Beaucoup moins emporté que Marat, il alla droit, comme lui, au fond des choses. Il montra combien il était nécessaire d'empêcher les gardes nationales de former une caste militaire et d'adopter un esprit de corps dont, tôt ou tard, la liberté aurait à gémir. Il prouva qu'il importait au plus haut point de confondre la fonction de soldat avec la qualité de citoyen, ce qui ne se pouvait faire qu'en diminuant le nombre des officiers, en les nommant pour un temps limité, — en resserrant le commandement dans le cercle d'un district, en bornant aux exigences du service la marque extérieure des grades. Il s', éleva contre l'abus de ces décorations militaires qui surexcitent la vanité des uns, produisent l'humiliation des autres, avilissent le peuple, abaissent le caractère national et enhardissent les tyrans. Mais où il fut véritablement éloquent, ce fut dans la revendication du droit de chaque citoyen domicilié à faire partie de la garde nationale : Ceux qui ne payent pas de certaines contributions sont-ils esclaves ? Sont-ils sans intérêt dans la chose publique ? Tous, ils ont contribué à l'élection des membres de l'Assemblée nationale ; ils vous ont donné des droits à exercer pour eux : vous en ont-ils donné contre eux ? Sont-ils citoyens, oui ou non ? Je rougis d'avoir à le demander. Voulez-vous être seuls à vous défendre et à les défendre ![16] Comme il se servait du mot peuple, interrompu par Lucas qui s'écria d'une voix amère : Le peuple, c'est tous les citoyens, Robespierre reprit : Et moi aussi, j'entends par peuple la généralité des individus dont la société se compose. Mais en employant cette expression dans un sens restreint, c'est votre langage que je parle ! Et en effet, quels étaient les hommes qui tendaient à diviser la société en deux classes, qui forçaient la langue française à opposer le mot peuple au mot bourgeoisie, qui détruisaient l'unité sociale ? N'étaient-ce point ceux qui avaient créé et voulaient étendre cette distinction entre les citoyens actifs et les citoyens non actifs, si arbitraire, si injurieuse ?

Rabaut sentit toute la portée des attaques de Robespierre. Pour donner le change à l'opinion, il prétendit que si on en exceptait l'admission des citoyens non actifs, pour laquelle, ajouta-t-il, j'aurais du penchant, mais contre laquelle s'élèvent des décrets formels[17], tout ce qu'on demandait se trouvait déjà dans le plan du comité, et il cita ce passage d'un ancien : Deux hommes se présentaient : l'un dit ce qu'il fallait faire, l'autre dit, je l'ai fait[18].

Mais Robespierre n'était pas homme à lâcher pied devant un artifice oratoire : le lendemain, il revint à la charge, plus vif encore et plus pressant. Le mot liberté n'était pas proféré une seule fois dans le projet ; il n'y était question que de repousser les brigands, de livrer à la justice les séditieux ; le comité de constitution semblait ne s'être pas douté que, si la garde nationale est destinée à combattre le désordre, elle l'est aussi à tenir en échec la tyrannie : tout cela fut relevé par Robespierre, sans violence, mais avec beaucoup de force et de clarté. Pétion l'appuya ; d'André entreprit de le réfuter. Quant à l'Assemblée, elle avait son parti pris d'avance, et brûlait de clore le débat. Elle éclata en murmures, quand, pour la troisième fois, l'infatigable tribun reparut à la tribune ; d'où cette parole hautaine de Robespierre : Toute demande qui tend à étouffer ma voix est destructive de la liberté. Le sort en était jeté : les citoyens inactifs furent exclus de la garde nationale[19]. La bourgeoisie achevait de se constituer militairement, et à part !

Quel est le citoyen, s'était écrié Dubois-Crancé, qui, à moins d'être un vagabond ou un mendiant, n'acquitte pas toujours trente ou quarante francs d'imposition ? Mais, comme l'observa très-bien le journal de Brissot, les péripéties continuelles du commerce, les crises de l'industrie, les chômages, rendent incertaine et flottante l'existence d'un grand nombre d'hommes qui, pour n'être ni des vagabonds, ni des mendiants, n'en sont pas moins exposés à tomber, par le défaut de travail, dans des abimes de misère. Ainsi arrive-t-il souvent des ouvriers de grande fabrique ; au point qu'en 1789, à Lyon, le chiffre des ouvriers momentanément incapables de payer une imposition quelconque, s'était élevé à vingt-cinq mille[20] ! Pas de droit politique à qui n'a pas de pain, avait dit l'Assemblée. N'avoir pas de pain n'est donc jamais un malheur ? Dans une société qui ne sait point assurer la vie du travailleur, n'avoir pas de pain est donc toujours un opprobre ?…

En s'élevant contre ces conclusions impies, Robespierre ne pouvait manquer d'agrandir, d'ennoblir son rôle : il eut bientôt à soutenir d'autres combats non moins glorieux.

Jusqu'alors les Lameth, Duport, Menou, d'Aiguillon, Barnave et Beauharnais avaient formé une sorte de septemvirat patriote[21], très en crédit auprès des sociétés populaires ; mais tout semblait annoncer le prochain déclin de ce crédit. Les deux hommes qui, à l'Assemblée, commençaient à fixer les regards, ceux pour qui la place publique faisait de préférence fumer son encens, étaient maintenant Pétion et Robespierre[22], Robespierre surtout. Aux Jacobins, l'influence de ce dernier devenait de jour en jour plus marquée : les Lameth en conçurent une jalousie qui, dans l'âme profonde de Duport, ne tarda pas à se changer en haine, et le sourire railleur si souvent excité par les apparitions de Robespierre à la tribune fit place, sur les lèvres du présomptueux Barnave, aux contractions d'une colère sourde.

Desmeuniers, Le Chapelier, tous les patriotes devenus douteux et dénoncés comme tels, la partageaient, cette colère, en se donnant moins de peine pour la masquer : ils résolurent d'atteindre Robespierre à travers les clubs, où il puisait une si grande partie de son ascendant.

Il existait à l'usage des clubs deux moyens d'action dont ils se servaient avec un succès redoutable : c'étaient le droit de pétition et le droit d'affiche. Briser entre leurs mains ce double instrument, on ne le pouvait ; mais rien de plus facile que de l'émousser : il n'y avait pour cela qu'à décréter que le droit de pétition ne serait pas à l'avenir exercé collectivement, et que la société seule serait appelée à exercer, par le gouvernement qui la représentait, le droit d'affiche.

Telle fut en effet la marche qu'on suivit. Le 9 mai, en réponse à une demande du directoire, provoquée sous main selon toute apparence, Le Chapelier présenta, au nom du comité de constitution, un rapport qui concluait :

1° A ne reconnaître qu'aux citoyens actifs le droit de pétition ;

2° A déclarer que le droit de pétition était de nature individuelle, et ne pouvait par conséquent être exercé en nom collectif par aucune réunion ou association de citoyens ;

3° A réserver exclusivement à l'autorité l'exercice du droit d'affiche, par ce motif que la place publique est une propriété commune[23].

Robespierre n'eut pas de peine à démontrer combien il était odieux d'interdire aux citoyens inactifs, ou plutôt à ceux que très-arbitrairement on qualifiait ainsi, la jouissance d'un droit aussi naturel, aussi sacré que le droit de pétition. Je défendrai surtout les plus pauvres. Plus un homme est malheureux et faible, plus il a besoin du droit de pétition. Et c'est aux faibles, c'est aux malheureux que vous l'ôteriez ! Dieu accueille les demandes non-seulement des infortunés mais des coupables[24]. Sur la seconde question posée par le rapport, il dit : Toute société qui a le droit d'exister reconnu par la loi, a le droit d'agir comme une collection d'êtres raisonnables, qui peuvent publier leur opinion commune et manifester leurs vœux[25]. L'abbé Grégoire et Buzot vinrent à l'appui. Ne laisser le droit de pétition qu'aux individus, s'écria ce dernier, c'est l'anéantir. Attendez que le despotisme soit en force : qui osera signer le premier une pétition hardie ? Malheur à ce premier signataire ![26]

Dans la presse, l'opposition ne fut pas moins vive. Camille Desmoulins s'emporta : Le rusé Le Chapelier prétend que le droit de défense personnelle est un droit individuel aussi : donc tous ne peuvent se réunir en corps pour en imposer davantage à l'ennemi ? Misérable ergoteur ![27]

Après une longue discussion dont Robespierre porta presque tout le poids, il fut enfin décrété :

Que le droit de pétition appartenait à tout individu, et ne pourrait conséquemment être exercé en nom collectif par les corps électoraux, judiciaires, administratifs, ni par les communes ou sections de communes, ni enfin par les sociétés de citoyens ;

Que tout pétitionnaire serait tenu de signer sa pétition ;

Qu'aucune affiche ne pourrait être faite sous un nom collectif, et que tous les citoyens qui auraient concouru à une affiche devraient la signer[28].

On le voit : le coup destiné aux clubs les atteignait ; mais du moins le droit de pétition n'était pas enlevé aux citoyens les plus pauvres, et le droit d'affiche ne devenait pas, ainsi que, par l'organe de son rapporteur, le comité de constitution l'avait proposé, une force dont l'autorité seule aurait la jouissance. Or, à Robespierre plus qu'à aucun autre revenait l'honneur de cette double victoire, et sa popularité s'en accrut. Camille se plut à l'appeler notre Aristide[29]. Marat, qui n'épargnait personne, et qui traitait de lâches les Lameth, Barnave, Menou, Duport, Dubois-Crancé, Prieur, Chabroud ; Goupil, et jusqu'à Pétion[30], Marat ne put s'empêcher de tracer ces mots, bien étonnants sous sa plume : Le digne, l'incorruptible Robespierre[31]. Ailleurs, regrettant que le seul homme qui, dans la Révolution, fût, selon lui, inattaquable, n'eût pas été présent à une certaine séance où se débattaient de grands intérêts, il expliquait cette absence ainsi : Robespierre est malade à coup sûr, si même il n'est victime de quelque attentat des conspirateurs[32]. Trait caractéristique ! Ne pouvant soupçonner Robespierre d'une faute, Marat s'en dédommageait en soupçonnant ses ennemis d'un crime !

Cependant, à mesure qu'on avançait dans la Révolution, la ligne de démarcation que la bourgeoisie, de ses propres mains, avait si imprudemment creusée entre elle et le peuple[33], devenait plus profonde de jour en jour, d'heure en heure. Or, c'était par la, majorité de l'Assemblée nationale que la bourgeoisie était représentée ; et quoique le club des Jacobins n'eût pas encore des principes bien arrêtés, c'était derrière cette puissance, rivale de l'Assemblée, que le peuple se groupait. Une question d'une gravité immense vint mettre aux prises les deux forces adverses.

La législature actuelle une fois arrivée au terme de ses travaux et de son existence, ses membres pourraient-ils, oui ou non, être réélus ?

Les Jacobins, qui tendaient de plus, en plus à secouer la domination des Lameth, de Duport, de Barnave, leurs premiers meneurs, et qui déjà étaient à la veille de se donner sans réserve à Robespierre, avaient un intérêt naturel à voir l'Assemblée, telle qu'elle se trouvait alors composée, faire place à une Assemblée toute neuve. Le désir d'écarter de la scène des personnages dont l'influence leur était devenue suspecte ou odieuse, l'espoir de changer à leur gré la Constitution, quand ne seraient plus là pour la défendre et la maintenir ceux dont elle avait été l'ouvrage, la certitude d'accélérer le mouvement de la Révolution en l'enlevant à des mains fatiguées, voilà quels étaient les motifs des Jacobins. Et sur cette route se pressaient tous les hommes nouveaux que leur naissante popularité appelait à remplir les places qu'on laisserait vides.

Mais ce n'était pas ainsi que l'entendaient, — on le comprend de reste, — ceux qui avaient législativement commencé la Révolution, ses vétérans, les auteurs du pacte constitutionnel, les représentants en titre de la bourgeoisie victorieuse, les Thouret, les Desmeuniers, les Le Chapelier, les Bailly. Ni Duport lui-même, ni Barnave, ni les Lameth, eux qui avaient si longtemps figuré -à l'extrême gauche, ne pouvaient être de cette opinion, depuis qu'ils sentaient le club des Jacobins leur échapper ; menacés de perdre leur ascendant sur la place publique, ils devaient tenir avec d'autant plus d'ardeur à conserver leur position parlementaire.

Restaient les nobles et les prêtres, la minorité de l'Assemblée. Allaient-ils, dans cette question décisive, pencher du côté des Jacobins ou du côté des Constitutionnels ? Ce fut du côté des Jacobins qu'ils penchèrent, soit qu'ils comptassent avoir bon marché de ceux-ci quand les autres seraient renversés[34], soit qu'à leurs yeux le meilleur moyen de pousser la Révolution à l'abîme fût de la pousser en avant[35].

Telle était donc la disposition des esprits, lorsque, le 15 mai, Robespierre prononça ces paroles solennelles dans l'Assemblée : Je demande le décret que voici : les membres de l'Assemblée actuelle ne pourront être réélus à la prochaine législature. De toutes les parties de la salle des acclamations s'élevèrent[36]. Déjà il avait fait rendre un décret portant que nul membre de l'Assemblée ne pourrait être promu au ministère pendant quatre ans après avoir quitté l'exercice de ses fonctions législatives[37] : il venait maintenant demander bien davantage !

Si en cela Robespierre obéissait aux inspirations de l'intérêt personnel, il a été permis de le supposer ; car il était parfaitement sûr, quand il aurait perdu la. tribune de l'Assemblée, d'en retrouver, aux Jacobins, une autre non moins sonore, et certes si, dans cette circonstance, le désintéressement était facile à quelqu'un, c'était à lui. Toutefois il est juste de reconnaître qu'à l'appui de sa motion il présenta des considérations dont la grandeur et la noblesse semblent ne pouvoir venir que des plus hautes sources de la conviction.

Une première objection était à repousser : en composant la législature qui suivrait d'hommes, complètement nouveaux, aurait-on chance d'avoir un nombre suffisant de législateurs comparables, pour le mérite, les lumières, l'expérience, à ceux qui avaient été une première fois investis de la confiance publique et l'avaient, du moins à tant d'égards, justifiée ! Robespierre répondit :

Nos travaux et nos succès nous autorisent à croire qu'une nation de 25 millions d'hommes n'est pas réduite à l'impossibilité d'en trouver 720 qui soient dignes de recevoir et de conserver le dépôt de ses droits. Je pense, d'ailleurs, que ce n'est point de la tête de tel ou tel orateur que la Constitution est sortie, mais du sein même de l'opinion publique qui nous a précédés, qui nous a soutenus. Et il prouva que l'Assemblée n'avait été, après tout, qu'un imposant écho de la nation.

Passant ensuite au raisonnement de ceux qui jugeaient nécessaire que l'Assemblée actuelle, en se retirant, léguât des guides aux Assemblées suivantes, Robespierre tint un langage bien frappant dans un homme qu'attendait l'accusation de dictature :

Je ne crois point du tout à l'utilité de ces prétendus guides. Quand ils parviennent à maîtriser les délibérations, il ne reste plus, de la représentation nationale, qu'un fantôme. Alors se réalise le mot de Thémistocle, lorsque, montrant son fils, encore enfant, il disait : Voilà celui qui gouverne la Grèce : ce marmot gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent la Grèce. Ainsi, une nation de 25 millions d'hommes serait gouvernée par l'Assemblée représentative, celle-ci par un petit nombre d'orateurs adroits ; et par qui, quelquefois, les orateurs seraient-ils gouvernés ? je n'ose le direJe n'aime point cette science nouvelle qu'on nomme la tactique des grandes Assemblées : elle ressemble trop à l'intrigue.... Je n'aime pas que des hommes habiles puissent, en dominant une Assemblée par ces moyens, préparer leur domination sur une autre, et perpétuer de la sorte un système de coalition qui est le fléau de la liberté. J'ai confiance en des représentants qui, ne pouvant étendre au delà de deux années les vues de leur ambition, seront forcés de la borner à la gloire de servir l'humanité et leur pays.

Mais n'était-ce point violer la liberté des électeurs que de leur interdire d'avance tel ou tel choix ? N'était-ce point porter atteinte à la souveraineté du peuple ? Cette objection était grave, elle touchait à un principe admis par Robespierre : il la réfuta en ces termes :

Quoi ! c'est violer la liberté que d'établir les formes, que de fixer les règles nécessaires pour que les élections soient utiles à la liberté ? Tous les peuples libres n'ont-ils pas adopté cet usage ? N'ont-ils pas surtout proscrit la réélection dans les magistratures importantes, pour empêcher que, sous ce prétexte, les ambitieux ne se perpétuassent, soit par l'intrigue, soit par l'habitude, soit par la facilité des peuples ?... Toute restriction injuste, contraire aux droits de l'homme, et qui ne tourne point au profit de l'humanité, est une atteinte portée à la liberté du peuple ; mais toute précaution que la nature des choses commande de prendre contre la brigue, contre les abus du pouvoir des représentants, est commandée par l'amour même de la liberté. N'est-ce pas, d'ailleurs, au nom du peuple que vous faites des lois ? C'est mal raisonner que de présenter vos décrets comme des lois dictées par des souverains à des sujets. C'est la nation qui les porte elle-même par l'organe de ses représentants. Dès qu'ils sont justes et conformes aux droits de tous, ils sont toujours légitimes. Or, qui peut douter que la nation n'ait le droit de convenir des règles qu'elle suivra dans ses élections pour se défendre elle-même contre l'erreur et contre la surprise ?

Il termina en disant : Athlètes victorieux mais fatigués, laissons la carrière à des successeurs frais et vigoureux qui s'empresseront de marcher sur nos traces, sous les yeux de la nation attentive, et que nos regards seuls empêcheraient de trahir leur gloire et la patrie. Pour nous, hors de l'Assemblée législative, nous en servirons mieux notre pays. Répandus sur toutes les parties de cet empire, nous éclairerons ceux de nos concitoyens qui ont besoin de lumières, nous propagerons l'esprit public, l'amour de la paix, de l'ordre, des lois et de la liberté[38].

L'effet de ces paroles fut décisif. Le côté droit applaudissait ; le côté gauche n'osa repousser l'appel qui semblait être fait à son désintéressement. Thouret et les constitutionnels eurent beau protester contre le subit rapprochement des deux partis extrêmes de l'Assemblée ; Rewbel et Le Chapelier eurent beau demander que, du moins, on les entendît ; Beaumetz eut beau s'écrier : Je sais qu'on a formé le projet d'enlever cette délibération par un mouvement[39], l'impulsion était donnée ; l'Assemblée avait été par son faible, la passion des louanges : en hésitant devant la gloire de son suicide, elle trembla de se déshonorer. Elle ordonna l'impression du discours de Robespierre, et elle adopta d'enthousiasme des conclusions qui la faisaient descendre vivante dans le tombeau.

Le 17 mai, la question de savoir si la décision prise s'étendrait à toutes les législatures suivantes fut soumise au débat ; Duport, qui s'était renfermé dans un douloureux silence, ne put se contenir davantage. Dans un discours plein d'amertume, de découragement et d'émotion, il se plaignit de l'abus qu'on commençait à faire des principes. Il avoua que cette marche en avant, de la Révolution, si brusque, si rapide, l'épouvantait. Il montra du doigt l'esclavage comme l'inévitable dénouement du drame que jouaient les exagérateurs de la liberté. Il affirma que, s'il avait fallu abattre, il était grand temps de reconstruire. Il prononça enfin ces mots, qui étaient courageux dans sa bouche, mais que démentaient tous les événements et toutes les consciences : LA RÉVOLUTION EST FAITE !

Quoi ! la Révolution était faite, quand les nobles et les prêtres conspiraient contre elle d'un bout de la France à l'autre ; quand le roi la trahissait ; quand l'Europe entière se levait en armes pour l'accabler ; quand la victoire remportée sur le régime féodal ne semblait encore l'avoir été qu'au profit de la bourgeoisie ; quand aux privilèges politiques de la naissance avaient été substitués ceux de la fortune ; quand le problème du travail et de la légitime répartition de ses fruits n'avait pas même été abordé ; quand, pour des milliers de créatures humaines, existait encore la servitude de l'ignorance et de la faim ! Non, non, elle n'était pas faite, la Révolution !... Les vents étaient déchaînés, les vagues étaient furieuses : gagnerait-on le port ? Le gagnerait-on, en tout cas, sans avoir lancé beaucoup de passagers à la mer ? Cela était à peine probable, hélas ! Mais ce qui était certain, c'est qu'il n'y avait pas alors de main capable de jeter l'ancre.

Dans les suprêmes agitations de l'histoire, il est une erreur commune aux hommes même les plus vigoureux et les plus persévérants : l'heure vient où la fatigue les prend, et alors, pour n'avoir point à se l'avouer, ils mesurent tout à leur lassitude. C'est ce qui était arrivé à Duport, à Duport, le hardi meneur des anciennes résistances parlementaires, puis l'adversaire triomphant de la vieille magistrature, puis le fondateur des Jacobins et l'organisateur des alarmes populaires. Après avoir tant agi, il voulait se reposer, et il disait maintenant : Arrêtons-nous ! Pour l'écraser, Robespierre n'eut qu'à dire : Marchons toujours !

Il arriva toutefois qu'avant de se séparer pour jamais, ces deux hommes se rencontrèrent dans une grande e noble pensée.

Le hasard ou une curiosité funeste vous ont-ils conduit quelquefois, lecteur philosophe, sur la place de Grève de Paris à l'heure des exécutions ? Quel spectacle horrible ! La société, usant de toute sa puissance, est là qui va accabler un homme, un seul homme. Ce faible ennemi, la société l'a devant elle, enchaîné, pâle et tremblant, réduit désormais à l'impossibilité de nuire : n'importe ! elle fait comme si elle avait peur de lui, et, personnifiée dans un égorgeur de profession estimé par elle-même le rebut des humains, elle saisit le criminel, le traîne après elle sur un échafaud, lui parle du Dieu de miséricorde, et lui coupe la tête. Autour de l'échafaud, immense est la foule : qu'est-elle venue faire là ? s'instruire par l'exemple ? Non, elle est venue jouir d'un spectacle gratis. On rit, on plaisante, on s'entretient de la bonne ou mauvaise contenance du criminel, on admire l'adresse du bourreau. Les fenêtres qui donnent sur la place sont garnies de femmes élégantes : elles savourent une émotion dont elles assurent que, depuis quelque temps, leurs nerfs avaient besoin. L'entassement de la multitude rendant les larcins plus faciles, les voleurs, accourus en toute hâte, profitent de l'occasion. L'affaire finie, on ramasse celle tête sanglante, on enlève ce cadavre ; le peuple s'en va d'un côté, le bourreau s'en va de l'autre, et en se quittant ils pourraient se dire : Au revoir ! car le mépris de la vie humaine, publiquement professé, ne saurait manquer de rendre les mœurs féroces. — Eh qu'en veux-tu faire de ce sang ? Le veux-tu boire ? — Punir ainsi le meurtre, c'est l'enseigner !

Dans le nouveau Code pénal soumis aux délibérations de l'Assemblée, la peine de mort serait-elle ou non conservée ? Voilà ce que donnait à décider un rapport présenté par Lepelletier-Saint-Fargeau, au nom des comités de constitution et de législation criminelle : le 30 mai, la discussion s'ouvrit.

Robespierre, lorsqu'il était tout jeune encore, s'était attaché à prouver, dans un ouvrage mis au concours et couronné par la Société des arts et des sciences de Metz, que la honte d'un crime ne doit point rejaillir du père sur le fils[40], et, depuis, ce principe avait passé dans la législation nouvelle : le 30 mai, entendant mettre en question la peine capitale, Prugnon s'écria :

Vous avez effacé l'infamie qui faisait partie du châtiment ; le criminel, s'il est père, ne léguera plus l'opprobre à ses enfants. Or, si vous supprimez à la fois la mort et la honte, quel frein vous restera-t-il ?[41]

Robespierre répondit, il répondit d'une manière admirable :

Quoi ! un vainqueur qui faisait mourir ses ennemis captifs était appelé barbare ! On regardait comme un monstre un homme fait qui, pouvant désarmer un enfant, l'égorgeait ! Et la société ne comprenait pas que, devant elle, le criminel était plus faible qu'un enfant devant un homme fait ! Qu'étaient-ce donc que ces scènes de mort, ordonnées avec tant d'appareil, sinon des assassinats officiels, sinon des meurtres commis froidement, lentement, sous l'invocation de certaines formes sacramentelles, et par des nations entières ? Qu'aux yeux d'un Tibère, ce fût un crime digne de mort que d'avoir loué Brutus ; qu'un Caligula eût soif du sang de quiconque osait se déshabiller devant son image, on le concevait : tuer est un procédé digne des tyrans ; mais quelle injure à la liberté que de mettre à ce prix sa conservation ou son salut ? La peine de mort était nécessaire, disait-on. Nécessaire ? Et pourquoi donc alors tant de peuples avaient-ils pu s'en passer ? Et pourquoi ces peuples avaient-ils été précisément les plus libres, les plus heureux ? Et pourquoi les crimes avaient-ils été toujours plus rares là où le peuple n'était pas habitué à voir tomber des têtes et à humer l'odeur enivrante du sang ? Ignorait-on combien les mœurs étaient douces dans les républiques de la Grèce, et combien elles l'étaient devenues à Rome, après que la loi Porcia eut anéanti les peines violentes décrétées par les rois et les décemvirs ? Voulait-on trouver des supplices abominables ? Qu'on allât au Japon... mais là aussi, comme conséquence de la barbarie des lois, on trouverait des forfaits à faire frémir et une férocité absolument indomptable. L'idée du meurtre inspirait bien moins d'effroi, lorsque la loi elle-même en donnait l'exemple et le spectacle, et l'horreur du crime diminuait dès qu'elle ne le punissait plus que par un autre crime. Les juges, d'ailleurs, étaient-ils au-dessus de l'erreur ? Que s'ils ne pouvaient se donner pour infaillibles, de quel droit prononçaient-ils une peine irréparable. Tuer un homme ! Mais y songeait-on ? C'était tuer son retour possible à la vertu, c'était tuer l'expiation, chose infâme, c'était tuer le repentir[42].

Ces considérations développées éloquemment par Robespierre, qu'appuya Pétion, n'avaient besoin que d'être complétées : le lendemain, 31 mai, Duport parut à son tour à la tribune.

Avec non moins d'éloquence, et plus de profondeur encore, il démontra que la peine de mort était loin d'avoir l'efficacité répressive qu'on lui attribuait : Qu'est-ce que la mort, dit-il ? La condition de l'existence. En immolant un coupable, que faites-vous ? Vous hâtez pour lui l'heure d'un événement certain, vous assignez une époque au hasard de son dernier instant, voilà tout. Or, n'est-il pas déjà surprenant qu'une règle immuable de la nature soit devenue entre les mains des hommes une loi pénale ! Comment ose-t-on leur apprendre qu'un peu de douleur est la seule différence matérielle entre une maladie et un crime ? Les scélérats ne sont malheureusement que trop frappés de cette analogie ; ils la consacrent dans leurs maximes ; on la retrouve dans leurs propos habituels ; ils disent tous que la mort n'est qu'un mauvais quart d'heure ; ils se comparent au couvreur, au soldat, au matelot, à ces hommes dont la profession honorable et utile offre à la mort plus de prise et des chances plus multipliées ; leur esprit s'habitue à ces calculs, leur âme se fait à ces idées, et, dès lors, les supplices perdent tout effet sur leur imagination. Comment ! vous n'avez que la mort à offrir au crime et à la vertu, vous la montrez également au héros et à l'assassin ! — Oui, répondrez-vous peut-être, mais ici l'opprobre, là une gloire immortelle. — Ce n'est donc pas sur l'efficacité matérielle de la peine de mort que vous comptez ? Et, en effet, pour le criminel, que l'infamie ne touche point, la mort n'est qu'un mauvais quart d'heure[43].

A ceux qui invoquaient l'aveugle et brutale loi du talion, Duport demanda s'ils étaient prêts à punir par le talion le faux, le vol, l'effraction, l'incendie[44] ? Il ajouta que la peine de mort avait sa source dans l'esclavage. Un prêtre alors s'étant écrié : Et Caïn ?Dieu, reprit l'orateur, n'a pas dit : Que Caïn soit tué, il a dit : Que Caïn soit errant[45]. Il prononça aussi ces belles paroles : Croyez-vous que c'est pour sauver un assassin que je parle ? Non ; c'est pour apprendre aux hommes, par mon exemple, à respecter la vie des hommes[46].

Tant d'éloquence, de philosophie et de raison ne purent l'emporter. Dans la presse, un écrivain s'était fait remarquer par l'appui qu'il prêta aux idées de Duport et de Robespierre, et cet écrivain fut l'auteur des Lettres b.....t patriotiques. Jamais sentiments plus élevés, à part une injure gratuitement adressée au peuple, n'avaient revêtu des formes plus grossières et en même temps plus vives : Je ne veux plus qu'on tue. En pendant un homme qui a commis un grand crime, on en commet un plus grand que lui ; car c'est toujours de sang-froid que Charlot danse sur les épaules du vaurien qu'il expédie. — La loi qui tue prêche le meurtre. — Le législateur, en ayant horreur de verser le sang de l'homme, donnerait une aversion si profonde pour le meurtre, que la multitude, toujours sanguinaire, toujours disposée à lanterner à tort et à travers, se dirait : Mais c'est donc bien abominable que de détruire l'œuvre d'un Dieu ! La loi ne l'ose pas. — Qui t'a donné, Jeanf...e, le droit de massacrer un homme ? Dieu ? — On court à un supplice en foule : les coquins en sont-ils moins coquins ? Ils volent tandis qu'on pend. Voulez-vous moins de coupables ? changez vos mœurs 2[47].

L'auteur des Lettres b......t patriotiques avait raison de protester contre le bourreau ; mais il avait tort d'appeler à ce sujet la multitude sanguinaire ; car, dans ce moment-là même, cette multitude prétendue sanguinaire prenait au succès de la motion débattue l'intérêt le plus vif et le plus touchant. Le marquis de Ferrières raconte que le jour où l'on agitait la question, Cazalès étant sorti de la salle, aperçut sur la terrasse des Feuillants un groupe nombreux, qui tenait aussi ses séances. Il s'approche, écoute ce qui se dit. La noblesse du caractère de Cazalès ne faisait doute pour personne, et le peuple l'aimait, tout aristocrate qu'il était : un des orateurs du groupe le reconnaît, et lui frappant sur l'épaule d'un air de bienveillance : Ah çà, on vient de faire une bonne motion pour nous, tu es un brave homme, ne va pas parler contre !

Le 3 juin, le décret suivant fut rendu : Les peines prononcées contre les accusés trouvés coupables par le jury, sont : la peine de mort, la chaîne, la réclusion dans la maison de force, la gêne, la détention, la déportation, la dégradation civique, le carcan. La peine de mort consistera dans la simple privation de la vie, sans qu'il puisse jamais être exécuté aucune torture envers les condamnés. La marque est abolie. Tout condamné à mort aura la tête tranchée[48].

Cette fois, Marat ne marchanda point son approbation à l'Assemblée. Elle a décrété avec raison, écrivit-il en termes d'un vague terrible, que la peine de mort serait réservée pour les grands crimes, question sur laquelle nos fidèles Pétion et Robespierre avaient établi un sentiment qui fait honneur à leur sensibilité, mais sujet à des inconvénients trop graves pour être adopté ! ![49]

Était arrivé à Paris, sur ces entrefaites, un abbé qu'avait rendu fameux son Histoire politique et philosophique des deux Indes : l'abbé Raynal. Les nobles, les évêques et Malouet l'entourèrent aussitôt, s'emparèrent de lui. Convaincus que ce serait un bon coup porté à la Révolution, que celui qui partirait de la main d'un tel homme, d'un vétéran du dix-huitième siècle, d'un ancien ami de Diderot, ils l'engagèrent à censurer bien haut la marche jusqu'alors suivie, et à adresser cette censure à l'Assemblée elle-même[50]. Pour mieux l'y encourager, Delaporte, intendant de la liste civile, lui écrivit que le roi lui accordait une gratification de vingt-quatre mille francs, comme dédommagement des pertes qu'il avait éprouvées par l'effet des poursuites dirigées contre lui. Raynal toucha la somme, en donna quittance[51], et prépara son acte d'accusation. C'était un vrai libelle, un résumé déclamatoire et emphatique de toutes les attaques dirigées contre l'ordre nouveau par les pamphlets et les journaux qui appartenaient au régime abattu. L'adresse de l'abbé Raynal fut communiquée à l'Assemblée, dans la séance du 31 mai, par Bureau de Pusy, qui présidait alors, et à qui elle avait été remise en main propre[52]. La lecture se fit au milieu d'un silence méprisant. Puis, Robespierre se leva, félicita l'Assemblée du calme qu'elle avait gardé, lui recommanda l'indulgence en quelques paroles pleines d'une compassion dédaigneuse, et fit passer à l'ordre du jour[53].

Rien n'était plus propre à marquer l'influence croissante de Robespierre : il en était venu non-seulement à pouvoir entraîner quelquefois l'Assemblée, mais à se croire le droit de parler en son nom !

Quelques jours après, c'était encore lui qui venait porter à la tribune des représentants les vœux impérieux du club des Jacobins pour le licenciement des officiers de l'armée. Par leur naissance, leur éducation, leurs habitudes, leurs relations de société et de famille, ces officiers appartenaient tous au souvenir et au regret du passé. En leur abandonnant le soin de la défendre, la Révolution courait le risque de se livrer à ses ennemis. Quel parti prendre ? Faire signer aux officiers un engagement d'honneur qui garantît leur fidélité à la Constitution, et retrancher les trois quarts de leurs appointements à ceux qui refuseraient le serment exigé, voilà ce qu'on proposait. Robespierre combattit cette mesure comme insuffisante et dérisoire ; il ne concevait pas qu'au lieu de licencier purement et simplement les officiers de l'ancien régime, puisqu'on jugeait dangereux de leur laisser dans la main l'épée de la Révolution, on s'en fiât, pour obtenir d'eux une garantie devenue indispensable, aux inspirations du point d'honneur : De quel honneur, s'écria-t-il rudement, vient-on nous parler ? Quel est cet honneur au-dessus de la vertu et de l'amour de son pays ? Je me fais gloire de ne le pas connaître[54]. Cazalès, transporté d'indignation, prit la parole, et les mots diatribes calomnieuses, lâches calomnies, tombèrent à flots pressés de ses lèvres. J'ai écouté le préopinant, ajouta-t-il d'une voix qui luttait contre les interruptions et les cris : à l'Abbaye ! parce que je suis, je le déclare, le partisan de la liberté la plus illimitée ; mais il est au-dessus de tout pouvoir humain de m'empêcher de traiter ces diatribes avec tout le mépris qu'elles méritent[55]. Il insista pour que le projet de licenciement fût rejeté à l'unanimité, annonçant que, lorsque l'armée apprendrait cette discussion, les inconvénients en pouvaient être terribles ![56]

A cette menace inattendue, la gauche se troubla. Pétion, Buzot, furent aperçus gardant le silence de l'embarras et immobiles. Antoine lui-même qui, aux Jacobins, avait proposé le plan de licenciement de l'armée, n'osait élever la voix. Seul, Robespierre, en cette occasion, parut supérieur à tout sentiment pusillanime. Debout parmi ses collègues assis, il promena longtemps ses regards à droite et à gauche, comme pour fixer dans sa mémoire les visages et les mouvements de ceux[57] qui trembleraient de voter sous le poids de ce doute : Que dira l'armée ? Ce fut donc le projet du comité qui l'emporta, et tout se borna à un décret qui prescrivait aux officiers de terre et de mer, la déclaration, signée, de leur obéissance à la Constitution[58].

Pendant ce temps, Robespierre était élu accusateur public, et Duport, nommé président du même tribunal, refusait un honneur qu'il lui aurait fallu partager avec un homme qu'il n'aimait pas. Voici comment Camille Desmoulins jugea ce refus, que Brissot blâma, de son côté, fort sévèrement, quoique avec plus de gravité : Croit-on que Duport ait refusé par dépit de voir la ganse d'or au chapeau de Robespierre ?Est-ce bien là ce Duport qui disait à Mirabeau, à la séance du 28 février aux Jacobins : Sois honnête homme, et je cours t'embrasser ? Méprisable hypocrite ! tu repousses de ton tribunal Robespierre, la probité même, et n'ayant pu réussir à l'écarter, tu désertes le poste où te plaçait la confiance ou, plutôt, l'erreur de tes concitoyens !... Tu sais quel intervalle immense l'opinion publique met entre son patriotisme et le tien…. Tu as été cent fois témoin des applaudissements unanimes qu'excitaient parmi les Jacobins ses discours et sa seule présence[59].

A la place de Duport, les électeurs mirent Pétion, et c'était en quelque sorte nommer une seconde fois Robespierre.

Ainsi s'élevait sur les débris des renommées révolutionnaires de la veille une renommée que, bientôt, l'anathème et la calomnie devaient porter jusqu'aux extrémités de la terre. C'est que, je le répète, Robespierre venait représenter une idée qui cherchait et voulait avoir son rang dans la Révolution : L'ÉGALITÉ POLITIQUE DE TOUS.

Je dis politique, parce qu'en effet ni lui ni personne n'allaient encore au delà. Qu'on prenne un à un ses discours ; qu'on lise le Patriote français de Brissot, les Annales patriotiques de Carra, les Révolutions de Camille Desmoulins, l'Ami du Peuple de Marat, on y trouvera, impétueusement agitées, les questions d'un caractère politique, telles que l'organisation de la garde nationale, le droit de pétition, le droit d'affiche, le licenciement des officiers ; mais de la condition misérable des salariés, mais de la concurrence et de ses victimes, mais de la vie précaire à laquelle l'anarchie industrielle condamne l'ouvrier, mais des moyens économiques d'écarter ce spectre horrible qui dans une société mal réglée côtoie sans cesse le travail et s'appelle la FAIM,… pas un mot. Marat dénonce les enrichis, mais ce n'est point sauver les pauvres : la haine ne tient pas lieu de science. Et cependant des procès-verbaux de la commune il résulte que déjà, déjà, le socialisme moderne s'annonçait, dans les profondeurs de l'atelier, par des protestations ardentes. Les ouvriers du pont Louis XVI demandaient avec véhémence qu'on portât de trente à trente-six sous le prix de leurs journées ; les garçons charpentiers se coalisaient pour obtenir une augmentation de salaire ; les grèves, cette révolte par l'inaction, cette guerre des bras croisés, s'organisaient çà et là ou s'essayaient[60] ; de toutes parts enfin arrivaient à l'hôtel de ville, sourdes encore, mais aussi menaçantes que le bruit lointain de la mer animée par l'orage, les réclamations et les plaintes des travailleurs en détresse. Or, que répondait l'hôtel de ville ? D'accord avec les rédacteurs des Révolutions de Paris, hardis républicains pourtant, il répondait que le prix du travail doit être fixé de gré à gré entre ceux qu'on emploie et ceux qui emploient ; que les travailleurs n'ont pas le droit d'opposer leur union au despotisme des choses, même quand ce despotisme les écrase ; que c'est là LA LIBERTÉ[61] ! Comme si le malheureux qui doit se décider sur l'heure ou mourir, est libre de débattre les conditions ! Comme si on contracte librement avec le poignard dont on sent la pointe sur sa gorge ! Comme si, à ce compte, la liberté de coalition ne valait pas, elle aussi, qu'on la respectât ! Et pourquoi donc maudire Shylock, lorsque, un contrat dans une main, et son couteau dans l'autre, il court tailler dans la poitrine de son débiteur Antonio la livre de chair convenue ? Ô liberté ! liberté ! idole des cœurs fiers, que de tyrannies se sont exercées en ton nom ! Mais cette grande cause du travail asservi n'était pas encore à plaider : aujourd'hui même, en notre XIXe siècle, au moment où je trace ces lignes, c'est à peine si elle est à l'ordre du jour de la pensée humaine. Qu'on ne s'étonne donc pas si Robespierre se tut, quand la voix des salariés ne faisait que proférer encore des sons inarticulés. Dans la Révolution, Robespierre ne fut jamais que l'homme de l'heure présente ; mais cela, du moins, il le fut toujours.

 

 

 



[1] On le verra dans le courant de ce chapitre.

[2] Mémoires de Charlotte de Robespierre sur ses deux frères, p. 413, à la suite du t. II des Œuvres de Maximilien Robespierre, par Laponneraye, Paris, 1840.

[3] Révolutions de France et des royaumes, n° 78.

[4] Révolutions de France et des royaumes, n° 78.

[5] Voyez à propos de l'habit noir que Robespierre fut obligé d'emprunter pour le deuil de la mort de Franklin, l'Histoire de la Révolution, par Michelet, t. II, chap. VI, p. 323.

[6] Mémoires de Charlotte de Robespierre, p. 399.

[7] L'anecdote est racontée tout au long dans les Mémoires de sa sœur, p. 394.

[8] Mémoires de Charlotte de Robespierre, p. 401.

[9] L'Ami du peuple, n° 428.

[10] L'Ami du peuple, n° 428.

[11] L'Ami du peuple, n° 429.

[12] L'Ami du peuple, n° 429.

[13] L'Ami du peuple, n° 429.

[14] L'Ami du peuple, n° 429.

[15] L'Ami du peuple, n° 430 et 431.

[16] Moniteur, séance du 27 avril 1791.

[17] Ce qui était vrai, c'est que l'exclusion des citoyens inactifs, relativement à la garde nationale, était contenue, non pas formellement, mais implicitement dans deux décrets antérieurs, l'un du 12 juin 1790, l'autre du 6 décembre suivant.

[18] Moniteur, séance du 27 avril 1791.

[19] Histoire parlementaire, t. IX. p. 345.

[20] Patriote français, fragment d'une lettre sur la séance du 28 avril, n° 630.

[21] Révolutions de France et des royaumes, n° 78.

[22] Révolutions de France et des royaumes, n° 78.

[23] Voyez l'Histoire parlementaire de la Révolution, t. X. p. 1-5.

[24] Voyez l'Histoire parlementaire de la Révolution, t. X, p. 5.

[25] Voyez l'Histoire parlementaire de la Révolution, t. X, p. 5.

[26] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 76.

[27] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 76.

[28] Histoire parlementaire de la Révolution, t. X, p. 12-22.

[29] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 81.

[30] L'Ami du peuple, n° 428.

[31] L'Ami du peuple, n° 428.

[32] L'Ami du peuple, n° 470.

[33] Dans une société où il existe des classes, soit par l'effet des privilèges de naissance, soit par suite de certains privilèges attachés à la fortune, le mot PEUPLE ne peut être employé que dans un sens restreint, par opposition au mot NOBLESSE ou au mot BOURGEOISIE. Inutile de dire que, dans toute société vraiment démocratique, la seule définition du mot PEUPLE serait celle-ci : L'UNIVERSALITÉ DES CITOYENS.

[34] C'est l'opinion qu'exprime Ferrières. Voyez ses Mémoires, t. II, liv. IX, p. 289.

[35] C'est l'opinion qu'exprime l'abbé de Montgaillard, Voyez son Histoire de France, t. II, p. 334.

[36] Histoire parlementaire de la Révolution, t. X, p. 25.

[37] Décret du 7 avril 1791.

[38] Histoire parlementaire de la Révolution, t. X. p. 27, 33.

[39] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 290.

[40] Notice historique sur Maximilien Robespierre, par le citoyen Laponneraye, p. 9. Paris, 1834.

[41] Histoire parlementaire, t. X, p. 57.

[42] Voyez le texte même du discours reproduit in extenso dans l'Histoire parlementaire, t. X, p. 66, 71.

[43] Histoire parlementaire, t. X, p. 73 et 74.

[44] Histoire parlementaire, t. X, p. 82.

[45] Le Patriote français, n° 662.

[46] Histoire parlementaire, t. X, p. 81.

[47] Les vitres cassées, ou collection des lettres b......t patriotiques du véritable Père Duchesne, 99e lettre.

[48] Montgaillard, Histoire de France, t. II, p. 337.

[49] L'Ami du Peuple, n° 478.

[50] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 515.

[51] Nous avons vu sa signature au bas du reçu, dit Montgaillard. Voyez son Histoire de France, t. II, p. 329.

[52] Mémoires de Ferrières, t. II, liv. IX, p. 313.

[53] Séance du 31 mai 1791. — C'est par erreur que les Mémoires de Ferrières assignent à cette séance la date du 21 mai.

[54] Séance du 10 juin 1791. Voyez l'Histoire parlementaire, t. X. p. 181.

[55] Histoire parlementaire, t. X. p. 182.

[56] Histoire parlementaire, t. X. p. 183.

[57] Voyez à cet égard une lettre signée Pio, adressée à Camille Desmoulins, et publiée par celui-ci dans le n° 81 de son journal.

[58] Décret du 11 juin 1791.

[59] Révolutions de France et des royaumes, etc., n° 81.

[60] Voyez les extraits des procès-verbaux de la Commune, cités dans l'Histoire parlementaire, t. X, p. 102-105.

[61] Histoire parlementaire, t. X, p. 102-105.