HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME QUATRIÈME

 

DOCUMENTS HISTORIQUES.

 

 

Ce volume contient l'exposé de deux grandes questions, l'une relative aux finances, l'autre se rapportant à l'organisation de la justice. Ces deux questions, si importantes toutes les deux et toutes les deux si difficiles, ce fut une des gloires de la Révolution de les avoir résolues, et c'est ce qui nous engage à mettre ici sous les yeux du lecteur quelques-unes des pièces officielles qui s'y rattachent. Pour quiconque voudrait approfondir l'histoire de la Révolution, rien ne saurait être plus curieux à connaître ni plus intéressant à étudier.

 

MÉMOIRE DU PREMIER MINISTRE DES FINANCES, LU À L'ASSEMBLÉE NATIONALE LE 6 MAI 1790.

 

Messieurs, ce n'est pas sans beaucoup de peine que je me vois dans la nécessité de vous entretenir avec inquiétude de la situation des finances, et, cependant, éclairés par vos propres calculs, vous vous y attendez, et je ne dois pas différer de remplir les devoirs que m'imposent ma place et la confiance du roi.

Au mois de novembre dernier, je vous informai, messieurs, qu'un secours extraordinaire de 80 millions suffirait probablement aux besoins de l'année ; mais je vous fis remarquer que ces besoins s'accroîtraient :

Si, à commencer du 1er janvier prochain (alors 1790), l'équilibre entre les revenus et les dépenses n'était pas encore établi dans son entier ;

Si le remplacement de la diminution de produit sur la gabelle n'était pas effectué, à commencer pareillement du 1er janvier prochain 1790 ;

Si le payement de l'année ordinaire des droits et des impositions essuyait des retards ;

Si les anticipations sur l'année 1790, quoique infiniment réduites, ne pouvaient pas être renouvelées complètement.

Telles sont les observations extraites littéralement du rapport que j'eus l'honneur de vous faire, le 14 novembre de l'année dernière.

Ces diminutions de revenu ont eu malheureusement un effet trop réel, et je ferai connaître :

1° Que le vide résultant des circonstances dont je viens de rendre compte montera, depuis le 1er janvier jusqu'à la fin de février, à 41 millions ;

2° Que les dépenses extraordinaires, dont la majeure partie est relative aux approvisionnements de grains, monteront, pendant le même intervalle, à 17 millions.

Total des deux articles, 58 millions.

Le trésor public a reçu de la caisse d'escompte 39 millions[1] à prendre sur les 80 millions qu'elle s'est engagée de fournir pour le secours de cette année. Ainsi, il n'eût pas été possible de remplir le vide des deux premiers mois de l'année, si l'on eût payé en plein tout ce qui était dû ; mais on a continué à faire usage des délais qu'à pu permettre la sage complaisance des créanciers de l'État et des autres parties prenantes.

C'est à l'aide de tous ces moyens qu'on s'est encore ménagé 28 millions sur les secours promis par la caisse d'escompte, et qu'il restera encore au 28 février, dans le trésor public, environ 20 millions. Ainsi tous les bruits alarmants répandus depuis quinze jours ont été l'effet d'une erreur ou d'une mauvaise intention.

Les inquiétudes, en les dirigeant sur le reste de l'année, sont très-naturelles et très-bien fondées : chacun connaît aujourd'hui les causes de l'embarras présent des finances ; il n'en est aucune de relative à leur administration intérieure ; ainsi, tout est en dehors, tout est visible.

J'espérais, le 14 novembre, qu'à la suite des dispositions favorables au crédit et aux finances, dont vous paraissiez prêts à vous occuper, les besoins du trésor publie auraient diminué, que ses ressources auraient augmenté, et qu'ainsi la tâche de l'administration serait devenue moins difficile.

Les circonstances sont restées les mêmes, et plusieurs ont sensiblement empiré. Elles s'amélioreront sans doute par l'effet de vos soins et de vos déterminations prochaines ; mais le temps gagne, et il faut chercher à se tirer d'une manière tolérable des embarras de l'année, embarras très-grands, comme vous en jugerez bientôt.

Le vide de cette année doit provenir des dépenses extraordinaires qu'il reste à acquitter, des conséquences de l'ancien déficit dont la balance n'est pas opérée ; et plus essentiellement encore, le vide résultera du défaut de renouvellement des anticipations, et de la diminution des revenus par le dépérissement d'une grande partie des impôts indirects.

Il y aura aussi un vide momentané, par l'effet du retard de la confection des rôles de la taille et de la capitation, retard dû aux changements des municipalités, et encore plus à la nécessité où l'on a été de refaire toutes les opérations commencées, lorsque vous avez attribué au soulagement des taillables la nouvelle contribution des privilégiés.

Quoi qu'il en soit, vous sentirez facilement, messieurs, qu'aux dépenses extraordinaires près, dont on peut se former une juste idée, il est impossible d'évaluer avec certitude le vide qui pourra résulter des autres causes de déficit dont j'ai donné l'indication. Personne n'est en état de déterminer si, dans le cours de cette année, le crédit nécessaire pour le renouvellement des anticipations se ranimera, ou s'il déchoira tout à fait ; on ne saurait prévoir non plus quel sera le progrès du dépérissement des impôts indirects, quel sera le moment où d'après une détermination que vous n'avez pas encore prise, le remplacement de ces impôts par d'autres équivalents en produit fera partie des ressources et des recouvrements.

Enfin, l'époque précise de cette année où l'ancien déficit sera couvert ne peut encore être fixée, puisqu'elle dépend du moment où l'épargne praticable dans le département de la guerre sera définitivement arrêtée, et du moment où toutes les autres réductions sur les dépenses fixées pourront être mises en exécution.

Vous voyez donc, messieurs, qu'autant l'avenir, à commencer du 1er janvier 1791, peut être fixé par vous avec précision, autant les besoins de cette année sont dépendants d'une grande diversité de circonstances incertaines et problématiques.

Il faut pourtant chercher à s'en former une idée, et je vais tâcher de le faire de la manière la plus simple.

1° Supposons que l'ancien déficit, c'est-à-dire la différence qui existait, au 1er mai 1789, entre les revenus fixes et les dépenses fixes, subsistât dans son entier pendant tout le cours de cette année, ce déficit étant, comme vous pouvez vous le rappeler, de 56 millions, le vide pour dix mois, à commencer du 1 er mars, serait d'environ 47 millions, ci : 47.000.000.

2° Les revenus engagés par des anticipations se montent, pour les dix derniers mois de l'année, à 124 millions ; ainsi, en supposant qu'aucune de ces anticipations ne pût être renouvelée pour un an, le vide, du 1er mars au 31 décembre, serait augmenté de cette même somme de 124 millions, ci : 124.000.000.

3° La diminution du produit des gabelles, l'altération du produit des entrées de Paris, de la régie des aides, de la ferme du tabac et de l'administration des domaines, l'anéantissement actuel du produit des monnaies par la révolution des changes, la suspension du produit de la régie des poudres par les obstacles opposés à leur circulation, la diminution des droits de marc d'or, de centième denier et de mutation, diminution occasionnée par la stagnation survenue dans la vente et l'achat de toutes les charges, la suppression formelle du droit de franc-fief et de plusieurs droits relatifs à l'exercice de la justice, je devrais dire enfin la perte ou la diminution de tous les impôts indirects, le seul revenu des postes excepté ; tous ces objets divers peuvent produire, dans le cours des dix derniers mois de l'année, une diminution de produit que j'ai peine à évaluer, tant elle est hypothétique, mais que je désignerai cependant par aperçu de 60 millions, avec une grande crainte néanmoins qu'elle ne se monte plus haut, ci : 60.000.000.

4° Les dépenses extraordinaires pendant les dix derniers mois de l'année, en satisfaisant simplement à toutes celles vraiment exigibles, se monteraient à plus de 60 millions, ci : 60.000.000.

5° Il faudrait, pour être parfaitement exact, ajouter à ces quatre articles l'intérêt de l'emprunt de 80 millions fait postérieurement à l'époque du mois de mai de l'année dernière, et quelques autres objets de peu d'importance, ci : 3.000.000.

6° Le retard dans le recouvrement de la taille et de la capitation. Ce retard augmentera sensiblement les embarras de la France jusqu'à la fin d'avril ; mais il n'occasionnera pas vraisemblablement un grand vide, en considérant, comme je le fais ici, l'année dans son entier. Je ne placerai donc ici cet article que pour mémoire.

Ces six articles forment ensemble une somme de 294 millions, et tel serait le vide de l'année, si l'on voulait satisfaire à tous les payements avec une parfaite exactitude, si dans le même temps aucune anticipation ne se renouvelait, et si les autres causes du déficit n'éprouvaient aucun allégement.

C'est sans doute en faisant un pareil compte que plusieurs personnes, versées dans les affaires et en même temps à la suite de notre situation de finances, ont répandu que les besoins du reste de cette année se monteraient à 300 millions, et qu'il n'y avait aucun autre moyen de se tirer d'embarras qu'une création de billets d'État proportionnée à ce déficit.

Mais quel moyen qu'un si vaste accroissement dé billets-monnaie ! car il faudrait les ajouter à la masse circulante des billets de la caisse d'escompte, dont on ressent déjà le pesant fardeau. Il ne serait pas juste. cependant de discuter cette opinion, avant d'avoir été mis à portée de juger des inconvénients attachés à d'autres ressources, puisque c'est toujours par comparaison que de pareilles questions doivent être traitées.

Il est une vérité bien certaine, c'est qu'on ne peut franchir l'intervalle des dix derniers mois sans recourir à des dispositions pénibles, et pour ceux qui doivent y être assujettis, et plus encore pour ceux qui sont dans la triste et douloureuse nécessité de les proposer. Mais fut-il jamais de circonstances pareilles à celles où nous sommes en cet instant de passage ? L'imagination eût tenté vainement d'aller plus loin : le numéraire enfoui, les impôts qui l'attirent détruits ou forcément perdus, les revenus de l'État affaiblis ainsi journellement, un discrédit sans exemple et fondé sur les causes les plus réelles, et partout une suite d'alarmes ou de désordres qui multiplient à chaque instant les défiances et les présages funestes. L'avenir nous donne des promesses, mais elles n'influent pas encore sur les opinions du moment. La confiance, d'ailleurs, la confiance en général est soumise aux lois d'une régénération lente et successive : elle périt graduellement, elle renaît de même ; il faut la cultiver, non pas aujourd'hui pour demain, mais à l'avance, et pour en cueillir les fruits à leur maturité.

Je crois donc que, dans les circonstances où se trouve le trésor public, et à l'aspect de ses besoins jusqu'à la fin de l'année, il faut, ou s'abattre sous le poids des difficultés, ce que vous ne ferez sûrement pas, ou adopter un remède expéditif et général, tel qu'une émission immodérée de billets d'État, et je m'arrêterai dans la suite sur cette proposition, ou recourir à des moyens divers en suivant un plan de conciliation, d'arrangement, de mitigation, qui puisse, à défaut de tout autre secours extraordinaire, nous faire arriver, sans un trop grand trouble, à l'époque peu éloignée du rétablissement parfait de l'ordre dans les finances.

Un plan de ce genre ne peut pas être composé de parties toutes positives ni définitivement arrêtées ; il faut, en le préparant, déférer à l'avance aux modifications qu'exigeront les circonstances et les événements, Cependant il est juste, il est nécessaire de se former une idée générale des ressources qui peuvent remplir le but qu'on se propose.

Reprenant donc la somme de 294 millions qui, d'après des calculs rigoureux, et en rejetant toute espérance, paraîtrait être la mesure des besoins de l'année, je dois vous présenter une suite d'observations.

1° Il y aura, le 1er mars, en caisse au trésor public, environ 20 millions ; mais je n'estimerai qu'à 10 millions le secours qu'on peut en tirer pour les besoins du reste de l'année, puisqu'il est prudent d'avoir toujours au trésor public nn fonds de caisse d'environ 10 millions.

2° La caisse d'escompte doit encore nous payer 28 millions pour solde des 80 millions qu'elle s'est engagée de fournir.

3° L'ancienne différence entre les revenus et les dépenses fixes, représentées par le déficit du 1er mai 1780, laquelle, en proportion de ce déficit, devrait s'élever à 47 millions pour les dix derniers mois de l'année, ne tardera pas à être réduite. Vous rendrez incessamment, je n'en doute point, les décrets nécessaires pour assurer les économies arrêtées dans votre comité des finances, et dont vous avez déjà connaissance ; il en résultera dès cette année une diminution graduelle de dépenses que j'estimerai à environ 30 millions[2].

4° L'assujettissement des biens ecclésiastiques aux vingtièmes, et la cessation de tous les abonnements produiront, dans le cours des dix derniers mois de l'année, un secours au trésor public ; mais il faudra, sur ce produit, fournir un supplément à la caisse du clergé pour le payement des intérêts à. sa charge. Je porterai pour résultat, en recette, 9 millions.

5° Les anticipations engagent, dans les dix derniers mois de cette année, 124 millions de revenu. En comptant sur. la conservation du peu de crédit qui subsiste encore en ce moment, on devrait espérer le renouvellement d'une moitié de ces anticipations : telle a été, en effet, la mesure des renouvellements dans ce mois ci et le précédent ; mais je ne dois pas dissimuler que, pour se fier à cette continuation de secours, il faut que le public prêteur soit encouragé par la confiance que lui inspirera la suite des dispositions que prendra l'Assemblée nationale relativement aux finances ; j'espère qu'elles répondront à ce qu'exigent les circonstances. Ainsi, je suis fondé à évaluer à 60 million la ressource du renouvellement des anticipations pendant les dix derniers mois de l'année.

6° Les receveurs généraux, les trésoriers des pays d'états, ne se sont engagés à payer au trésor public, dans le cours de cette année, que les sept douzièmes environ de la taille de la capitation et des vingtièmes de l'année 1790. On pourrait les mettre en état d'étendre un peu leurs soumissions, au moins pour la fin de l'année, si les assemblées de département, secondant les recouvrements des collecteurs, en procuraient l'accélération ; et, en évaluant cette accélération à un douzième seulement de la masse totale des impositions directes de 1790, il en résulterait pour le trésor public une ressource de près de 15 millions.

Ce serait chose raisonnable en ces circonstances, puisque le concours des privilégiés aux impositions de 1790, et la jouissance entière que vous avez donnée aux taillables de la cotisation de ces mêmes privilégiés, pour les six derniers mois de 1789, leur procurera cette année une très-grande aisance.

7° La contribution patriotique nous fournira quelque secours, à commencer du mois de mai prochain, mais il est encore impossible, en cet instant, de s'en former une juste idée[3].

8° Il ne faut pas désespérer que, dans le cours de cette année, il se présente un moment favorable pour faire un emprunt modéré, sous quelque forme attrayante ; et les dispositions que vous prendrez, messieurs, relativement aux finances, hâteront et faciliteront beaucoup cette ressource.

9° Il faudrait continuer encore quelque temps à user de l'indulgence actuelle des créanciers de l'État, en n'augmentant pas les fonds destinés au payement des rentes ; mais une facilité particulière que je croirais convenable pendant cette année, et qui leur serait peut-être agréable, ce serait de pouvoir payer à la fois deux semestres au lieu d'un, à ceux qui consentiraient à recevoir en payement trois quarts en effets, portant 5 pour 100 d'intérêts, et un quart en argent ; et, pour remplir cette disposition, on pourrait faire usage de la partie de l'emprunt de 80 millions, ou de l'emprunt de Languedoc qui n'est pas encore rempli.

10° On pourrait faire les mêmes propositions et laisser la même liberté à ceux qui jouissent de gages, d'appointements et de pensions qui ne sont point au courant.

11° L'administration des finances prolongerait jusqu'à l'année prochaine, ou payerait en effets à cette échéance, toute la partie des dépenses ordinaires es et extraordinaires qui seraient susceptibles de cette facilité.

Il est plusieurs des diverses ressources que je viens d'indiquer, auxquelles je n'ai pas mis d'évaluation, vu l'extrême incertitude de ce qu'elles pourront produire dans les circonstances où nous nous trouvons. Je me suis contenté de me former, à part moi, une idée générale de ce qu'on pouvait raisonnablement en espérer ; et si je me détermine, pour mieux fixer vos idées, à mettre sous vos yeux cette supputation très-vague, c'est que j'aime encore mieux m'aventurer un peu que de négliger aucun des moyens qui peuvent servir à éclairer les déterminations que vous avez à prendre.

Voici donc comment je désignerais chaque article des ressources applicables aux dix derniers mois de cette année ;

1° L'argent en caisse : 10.000.000 liv.

2° A recevoir de la caisse d'escompte, pour solde des 80 millions : 28.000.000 liv.

3° Produit de la réduction des dépenses dans le cours des dix derniers mois de l'année : 30.000.000 liv.

4° Vingtièmes du clergé : 9.000.000 liv.

5° Renouvellement des anticipations : 60.000.000 liv.

6° Accélération sur la partie des recouvrements des receveurs généraux : 15.000.000 liv.

7° De la contribution patriotique, y compris les fonds remis directement à l'Assemblée nationale : 50.000.000 liv.

8° D'un emprunt dans le cours de l'année : 50.000.000 liv.

9° En différant encore d'accroître le fonds destiné aux rentes, et en payant à l'amiable deux semestres à la fois sur divers objets, ainsi qu'on l'a indiqué : 50.000.000 liv.

10° Retards ou payements en effets à terme de diverses dépenses ordinaires et extraordinaires : 30.000.000 liv.

TOTAL : 292.000.000 liv.

Tous ces articles, je le répète de nouveau, sont pour la plupart susceptibles de beaucoup de variations ; aussi, par cette raison, et parce que la gradation des époques successives de ces différentes ressources ne peut pas être la même que celle des besoins, je crois qu'il est indispensable, pour assurer le service, que vous ouvriez à l'administration des finances un nouveau crédit de 30 à 40 millions sur la caisse d'escompte, pour en faire un usage plus ou moins instantané, selon le besoin.

Je vous proposerais en même temps de favoriser les billets de caisse, en promettant une prime de 2 pour 100 à la partie de ces billets qui resteraient encore en circulation au 15 de juin prochain. Cette faveur, en améliorant le prix de l'échange des billets contre de l'argent, balancerait ou diminuerait la perte de ceux qui ont besoin de numéraire.

On pourrait, pour dédommager en partie l'État de la prime de 2 pour 100 dont je viens de parler, convenir avec la caisse d'-escompte que sa nouvelle avance serait sans intérêt, si son bénéfice pour le semestre courant s'élevait sans cela à 5 pour 100 sur le capital des actions.

Quand vous aurez indiqué les ventes dont le produit doit servir au payement des assignations à terme sur le receveur de l'extraordinaire, je crois qu'il y aurait de la convenance à ouvrir une souscription générale dans tout le royaume, par laquelle chacun pourrait s'engager à prendre une certaine quantité de ces assignations, sous la réserve que ces engagements ne seraient valables qu'autant que la somme totale, ainsi souscrite, serait suffisante pour mettre la caisse d'escompte en état de payer ses billets en argent, à bureau ouvert. La certitude d'atteindre ce but si généralement et si justement désiré, décidera sûrement à souscrire beaucoup de personnes que l'idée d'un simple placement d'argent ne détermine pas ; et l'intérêt que vous manifesteriez pour le succès d'une telle souscription serait bien propre à exciter le zèle patriotique de tous les bons citoyens.

Vous ne pouvez pas refuser, messieurs, aux administrateurs de la caisse d'escompte, de choisir un certain nombre de commissaires pour inspecter leurs opérations, ou d'autoriser les représentants de la commune de Paris à en nommer. Il ne serait pas généreux d'abandonner au hasard dés faux jugements et à toute l'oppression de la calomnie d'honnêtes citoyens qui servent la chose publique sans intérêt et par dévouement, et qui sollicitent pour seul encouragement et pour seule récompense, que l'on porte les regards les plus attentifs sur leur administration journalière. Je dirai plus : je ne sais comment on pourrait exiger de simples particuliers la constance nécessaire pour résister aux préjugés populaires, si les hommes publics qui sont faits pour régir l'opinion craignaient eux-mêmes de heurter ces mêmes préjugés, en refusant d'accorder une protection ouverte à ceux qui en sont la victime.

Il est temps maintenant d'examiner les avantages et les inconvénients d'une création de papier-monnaie dans une étendue suffisante pour satisfaire exactement à tous les besoins et à tous les engagements de l'année. Une telle idée semblerait d'autant plus favorable aujourd'hui, que ces billets d'État pourraient consister en des assignats sur un objet réel, sur le produit de la vente des biens ecclésiastiques domaniaux, et sur le produit du rachat des rentes et droits dépends de ces propriétés. Ces assignats devraient porter, jusqu'à leur extinction, un intérêt de 4 ou 5 pour 100 l'an, payable par semestre ou par quartier, le tout à votre choix ; et, à mesure qu'ils rentreraient dans la caisse de l'extraordinaire, ils seraient brûlés avec toutes le formes ostensibles et légales que vous jugeriez à propos de prescrire.

De tels billets, dont la teneur rappellerait sans cesse la réalité de leur objet et de leur terme, auraient, sous ce rapport, un avantage sur les billets de la caisse d'escompte, dont l'hypothèque sur les mêmes fonds de l'extraordinaire n'est ni directe ni présente habituellement à la pensée ; ils rappelleraient aussi, d'une manière plus constante et plus générale, l'intérêt de tous les citoyens à la réalisation prompte et avantageuse des biens destinés à l'amortissement des billets admis comme monnaie dans la circulation, et il résulterait de l'évidence d'un tel intérêt plusieurs conséquences heureuses. Les nouveaux billets d'État ne participeraient pas non plus à la défaveur que les ennemis de la caisse d'escompte, ou les faux juges de ses embarras, ont attirée contre cet établissement, et par reflet contre ses billets de caisse. Ils n'auraient pas non plus, à la vérité, cette portion de crédit qui tient à l'habitude, et dont on ne peut apprécier au juste l'influence. Mais une considération plus importante, et à laquelle il me semble qu'on n'a pas fait attention, c'est que l'extinction des billets-assignats sur la caisse de l'extraordinaire, rendus papier-monnaie, serait nécessairement plus tardive que l'extinction des billets de la caisse d'escompte. En effet, celle des billets-assignats ne pourrait être opérée qu'aux époques du versement effectif dans la caisse de l'extraordinaire, du produit des ventes ou des rachats, au lieu que l'extinction graduelle des billets de la caisse d'escompte aurait lieu dès l'instant où cette caisse négocierait des assignations à terme sur le receveur de l'extraordinaire, époque qui pourrait précéder d'un an celle des payements effectifs entre les mains de ce receveur.

J'ai cru devoir m'arrêter sur ce parallèle entre les billets de la caisse d'escompte et les billets-assignats, parce qu'il est applicable à tous les systèmes également. En effet, soit qu'on eût recours à de nouveaux billets pour satisfaire à tous les besoins de l'État, soit qu'on ne voulût pas accroitre la somme du papier circulant aujourd'hui, soit qu'on ne voulût enfin l'excéder que modérément, il faudrait toujours considérer si les billets assignats sont préférables aux billets de la caisse d'escompte, puisqu'on pourrait toujours, quand on le voudrait, convertir ceux-ci dans les autres. Ainsi donc l'adoption des assignats sur le receveur de l'extraordinaire, pour faire office du papier-monnaie, n'est point une proposition particulièrement liée au système d'une vaste création de billets d'État, d'une création suffisante pour satisfaire à tous les besoins du trésor public, cette proposition se rapporterait à la quantité actuelle des billets circulants, ou à telle autre qu'on jugerait à propos de fixer.

Examinons donc en elle-même l'idée d'une création trop étendue de billets circulants, car il n'est aucune forme donnée à ces billets qui puisse préserver des inconvénients attachés à l'excès de leur quantité. Il est une proportion que l'expérience seule peut indiquer ; et, en de genre, c'est elle qui constamment donne les meilleures leçons. Il y a dans ce moment 160 millions de billets de la caisse d'escompte en circulation, et l'on aspire avec raison à leur diminution. Une nouvelle forme qu'on y substituerait, et plus sûrement un intérêt qu'on y attacherait, en faciliterait la circulation ; mais il serait à désirer que ces encouragements ne servissent qu'à donner plus de prix aux billets actuels, sans diminuer cet avantage par l'accroissement de leur nombre ; ou, si l'on était forcé de chercher un nouveau secours de ce genre, il faudrait bien y penser avant de se hasarder à une augmentation pareille à celle qui serait nécessaire pour satisfaire exactement à tous les besoins de l'année. Une somme de 2 à 300 millions, jointe à celle de 160 millions, montant actuel des billets de caisse, présente un total effrayant. L'Assemblée nationale a bien décrété que l'on réaliserait pour 400 millions de biens domaniaux ou ecclésiastiques ; mais on attend leur désignation, on attend de connaître l'époque des ventes, on attend de juger de l'empressement et du nombre des acheteurs ; enfin la confiance qui est applicable à une certaine somme ne l'est point à une plus forte, et en toute chose une juste mesure est la plus indispensable des conditions.

On croit lever les difficultés en demandant que les nouveaux billets de l'État soient admis légalement dans tout le royaume, comme les billets de caisse le sont dans Paris. Mais l'Assemblée nationale a montré jusqu'à présent une grande opposition à cette idée ; et si elle l'adoptait d'une manière indéfinie ; si, en l'adoptant, elle multipliait considérablement la somme des billets circulants, je ne sais jusqu'à quel point son autorité serait suffisante pour une si vaste disposition. Il me semble que l'Assemblée nationale, en se faisant une juste idée des circonstances, cherche essentiellement à concilier ses décrets avec l'opinion publique ; et les résistances qu'elle éprouve dans beaucoup d'endroits, quand elle veut exiger les sacrifices d'intérêt personnel les plus raisonnables, la rendraient sûrement circonspecte quand il s'agirait d'une loi aussi multipliée dans ses ramifications que l'introduction forcée d'un papier-monnaie dans l'universalité du royaume. Une telle loi, peut-être, n'aurait toute sa force qu'à l'égard des receveurs des droits et des impôts ; et alors le trésor public se trouverait absolument privé de la partie de numéraire effectif dont il a besoin pour la solde des troupes et pour les différents achats ou marchés libres, auxquels on n'est pas toujours le maître de pourvoir avec du papier Je croirais que ce serait assez faire, si l'on pouvait adjoindre à la loi qui régit Paris pour les billets de caisse deux ou trois villes principales, Lyon surtout, qui extrait beaucoup de numéraire effectif de Paris ; et comme cette ville a de grands intérêts dans nos fonds publics, on aurait plus de considérations à lui présenter pour l'engager à s'unir aux dispositions que l'embarras des finances aurait rendu inévitables.

Observons aussi, messieurs, qu'on est toujours à temps d'accroître les secours en papiers circulants, au lieu qu'en se livrant, par l'effet d'un principe ou par une opinion spéculative, à se servir d'une telle ressource, sans autre mesure que celle de ses dépenses, on se place à l'avance dans une position exagérée à laquelle on ne peut plus apporter de changements que par des moyens injustes, violents, et dont les conséquences sont incalculables.

En général, les remèdes absolus sont ce qu'on désire le plus dans les grands maux ; mais ce désir est plutôt l'effet d'un sentiment que le résultat de la réflexion ; car c'est dans les grands maux que l'injustice ou la rigueur des moyens extrêmes paraît d'autant plus pénible et devient souvent dangereuse. Dans l'état actuel des affaires de finance, et jusqu'à l'époque où elles seront mises dans un ordre simple et parfait, il est plus sage que jamais d'aller eu toute chose par gradation, de côtoyer sans cesse l'opinion et les événements, d'employer des ménagements journaliers, de combattre séparément chaque difficulté, d'entrer, pour ainsi dire, en composition avec tous les obstacles, et d'user avec patience d'une grande diversité de moyens, afin qu'aucun ne soit exagéré et ne pèse pas trop fortement sur aucune classe particulière de citoyens.

Il ne faut pas demander que les créanciers de l'État, que les hommes qui servent la chose publique par leur travail et par leurs talents, que les hommes qui reçoivent le prix de leurs anciens services, que tous ceux enfin qui ont des droits actifs sur le revenu public, éprouvent de grands retards, soient soumis à des sacrifices trop pénibles ; et c'est sous ce rapport intéressant, qu'à défaut absolu d'autre ressource, l'introduction momentanée des billets de caisse doit paraître une disposition raisonnable ; mais il ne serait pas juste non plus que, pour le payement exact de certaines charges de l'État, les habitants de Paris ou des provinces fussent associés inégalement et selon le hasard de leur position, aux inconvénients attachés à la circulation des billets de caisse, inconvénients bien dissemblables, selon que l'on est soi-même débiteur ou non envers d'autres ; et c'est par une telle considération, réunie à celles que j'ai indiquées, qu'il ne serait pas équitable de satisfaire à tous les besoins par une création de billets circulants. Il faut, dans une pareille circonstance, partager les sacrifices et les adoucir autant qu'il est possible.

C'est pour remplir en partie ce plan d'équilibre et d'allégement que je vous ai proposé de recourir à l'emploi de divers moyens pour franchir les difficultés de cette année. Vous avez vu, par l'indication de ces moyens, qu'un tel plan, nécessairement mixte, rendra, pendant quelques mois encore, l'administration des finances infiniment compliquée ; que durant un pareil intervalle de temps il est impossible de fixer une marche invariable et de prescrire le genre de ressources, d'expédients, de facilités, de modifications de tout genre, auxquels il faudra successivement s'attacher ; enfin, qu'il faudra laisser à l'administration des finances une liberté que vous serez peut-être inquiets de voir remise à un seul homme ; mais celui qui, depuis le mois d'août 1788, combat contre tant d'obstacles, et cherche à faire entrer dans le port le vaisseau battu par la tempête, a plus d'envie que personne d'alléger son fardeau, de diminuer sa responsabilité, et de la diminuer, non pas envers le roi, qui voit de près ses efforts, non pas envers vous, messieurs, non pas envers la nation, dont il ne redoute point le jugement sévère, mais envers un censeur encore plus rigide, envers lui-même. Il faut sans doute un grand dévouement pour se charger d'une telle tâche ; elle sera, je le sais, toute composée de peines ; mais cette réflexion ne peut me décourager, puisque mes regards sont encore tout entiers vers la chose publique. Je l'ai connu de reste ; l'administration des finances est une œuvre trop compliquée par une infinité de circonstances pour ne pas exposer celui qui les conduit dans des moments difficiles à des plaintes et à des reproches qui rendent souvent injuste. A une certaine distance de toutes les administrations, on n'en saisit qu'une partie, et celle des finances, quand le désordre y règne, devient, pour la plupart des hommes, le chaos des chaos, et les maux qu'on évite, les sacrifices qu'on adoucit, les troubles qu'on prévient, sont le plus souvent des choses inconnues. Cependant, dans la carrière de dévouement et de sacrifices où je me trouve entraîné, je me sentirais le courage de répondre seul à l'étendue de la tâche, et d'opposer le sentiment de ma conscience à toutes ces injustices aveugles ou méditées qui sont l'effet inséparable des temps de malheur et de désordre ; je me sentirais, dis-je, ce courage si, en vous demandant des coassociés, je ne remplissais pas en même temps un projet dont l'utilité sera éprouvée dans tous les temps, un projet que j'ai toujours eu en vue, dont j'ai souvent entretenu le roi en d'autres circonstances, et qui s'approprierait néanmoins encore plus parfaitement au nouvel ordre constitutionnel que vous avez établi. Ce projet consisterait dans l'institution que ferait le roi d'un bureau, d'un comité pour l'administration du trésor public, comité qui ferait ce que je fais aujourd'hui, c'est-à-dire que, sous l'approbation et l'autorité de Sa Majesté, il fixerait toutes les dépenses journalières, il déterminerait tous les modes de payement, il veillerait sur toutes les recettes, il dirigerait enfin toute l'action du trésor public, sans aucune exception ni réserve. Le bureau d'administration devrait être composé de tel nombre de personnes que le roi jugerait à propos de déterminer, lesquelles, sous le nom de commissaires de la trésorerie, rempliraient toutes les fonctions que je viens d'indiquer. Le président, ou seul, ou accompagné de quelques autres des commissaires de la trésorerie, ou de tous dans de certaines circonstances, selon la volonté du roi, rendrait compte à Sa Majesté des délibérations du bureau de la trésorerie, et prendrait ses ordres. Les commissaires de la trésorerie seraient donc, à l'avenir, les seuls ministres du roi pour le département du trésor public ; et lorsque bientôt les affaires générales du royaume seront simplifiées, lorsque tout ce qui tient aux impôts, aux revenus de l'État, sera établi d'une manière régulière, on pourrait adjoindre à ce comité deux personnes entendues dans la partie de la finance, étrangères à la direction du trésor public, et ces deux personnes se divisant cette tâche d'une manière distincte, il se trouverait que le bureau de la trésorerie serait le centre et l'agent de l'administration entière des finances, et les places de contrôleur général et de directeur général du trésor public deviendraient inutiles. Ainsi l'ensemble de toutes les parties de cette vaste administration, qui, dans le système actuel, doit se trouver réuni tant bien que mal dans la tête d'un seul homme, serait confié aux lumières d'une commission composée de plusieurs personnes, dont l'action serait dirigée par un président, aidé d'un commissaire rapporteur, pour la direction journalière du trésor public. Je n'entends point, messieurs, me mettre à l'écart, par l'institution dont je vous entretiens ; ce n'est pas en des jours d'orage que je me séparerai du vaisseau ; je crois même qu'en des temps plus tranquilles je serais encore utile à cet établissement, ne fût-ce que pour l'aider à franchir les premiers moments d'inexpérience ; mais ma place dans l'administration sera suffisamment marquée par le degré de confiance dont le roi veut bien m'honorer. Le roi devant seul, dans la constitution, déterminer le mode et la forme des différentes administrations qui émanent de son autorité, ce n'est point pour inviter l'Assemblée nationale à prendre aucune délibération sur ce projet, que j'ai demandé à Sa Majesté la permission de vous en donner connaissance ; mais d'abord il est convenable, il est dans les sentiments du roi que l'Assemblée nationale soit instruite de tous les changements dans la forme d'administration qui peuvent intéresser le bien public, et je crois celui-ci l'un des plus propres à prévenir toute espèce de défiance de la part des députés de la nation, en même temps qu'il est un des plus utiles à l'affermissement du crédit public. On sera bien sûr que nul abus insensible ne s'introduira, que nulle atteinte ne sera portée par l'usage et la disposition de l'agent au maintien des droits constitutionnels, lorsque nulle dépense, nulle extraction des deniers d'aucune caisse, ne pourront être présentées à l'approbation du roi que d'après la délibération d'un bureau composé d'un nombre collectif de personnes, la meilleure des sauvegardes contre tous les commencements de mystères et contre leur conception même. Ainsi, tandis que, par des lois générales, vous affermirez l'ordre et la règle, un bureau de trésorerie, formé de plusieurs membres, assurera à la nation que rien ne sera dérangé par l'effet de l'administration des finances. Mettez donc, messieurs, au nombre des bienfaits multipliés de Sa Majesté, au nombre des effets journaliers de ses intentions pures, au nombre de ses grandes et nobles volontés, le dessein qu'elle a formé de substituer à l'administration d'un seul homme celle de plusieurs personnes qui ne pourront agir et délibérer qu'ensemble, et qui deviendront à la fois et une sauvegarde réelle, et une sauvegarde d'opinion, dont on éprouvera les plus salutaires effets. Il y aura aussi dans l'exécution, dans le soin des affaires, plus de diligence, plus d'exactitude ; car la tâche du ministre des finances est beaucoup trop forte, et en s'y livrant sans relâche, en ne faisant que ce que les autres ne peuvent pas faire, il reste néanmoins chaque jour le sentiment pénible de toutes les affaires qu'on laisse en arrière, et de toutes celles qu'on a examinées trop superficiellement, et l'on finit même, au bout d'un certain temps, par prendre tous les détails eu répugnance, à moins qu'on n'y soit spécialement destiné par la nature, et qu'on ne soit jamais attiré par aucune des pensées générales qui sont cependant nécessaires pour voir et pour diriger l'ensemble.

Indépendamment des grandes considérations qui ont déterminé Sa Majesté à vous instruire de l'intention où elle était de former un bureau de trésorerie pour l'administration du trésor public, il est un autre motif qui rend votre concours nécessaire à l'exécution des vues de Sa Majesté. Le roi sent la convenance de choisir dans l'Assemblée nationale la plupart des membres de ce comité ; mais, pour remplir ce but, il faut que vous dérogiez en quelque chose au décret que vous avez rendu, pour obliger les membres de votre Assemblée à n'accepter, n'accepter, la durée de cette session, aucune place donnée par le gouvernement. Il me semble que le principe de ce décret n'est pas applicable au cas présent ; vous aviez sûrement en vue, lorsque vous l'avez délibéré, de mettre à l'abri de toute séduction, de tout ascendant de la part du gouvernement, tous ceux qui composent votre Assemblée ; mais, dans cette occasion, c'est bien plus une charge pénible qu'une grâce ou une faveur, qu'il serait question de confier à ceux qui seront nommés par le roi pour remplir le comité actif et permanent de trésorerie. Enfin, de quelque importance que soient les principes généraux, il est cependant des occasions où le législateur, dirigé par l'amour du bien de l'État, son premier objet d'intérêt, doit consentir à quelques modifications. Il est très-important qu'un comité actif de trésorerie soit formé sans retard, et il est de la plus grande convenance aussi que tous ses membres, ou la plupart d'entre eux, soient choisis dans votre Assemblée, parce qu'elle contient des hommes infiniment éclairés par leurs lumières naturelles, et par la connaissance qu'ils ont déjà prise au milieu de vous des affaires de finances, et enfin parce qu'il est essentiel, à mes yeux, qu'il y ait une relation continuelle de vous, messieurs, à l'administration des finances, et d'elle à vous, et que cette relation soit telle, qu'à chaque instant l'intérêt des finances, la connaissance de leur situation et de leur embarras, la prévoyance des événements qui peuvent les concerner, s'unissent immédiatement au cours variable et souvent inattendu de vos délibérations ; et si l'institution dont je vous entretiens eût eu lieu depuis un certain temps, vous auriez vraisemblablement évité quelques erreurs relatives aux finances. Rien ne peut remplacer cette lumière qui dérive de l'expérience et de la connaissance habituelle de l'état des affaires ; rien ne peut remplacer cet intérêt actif au succès d'une grande administration. Il y a et il y aura toujours une différence immense entre l'effet des examens que vous ; confiez à divers comités, et l'utilité de cette communication journalière. des lumières. et des observations de ceux qui dirigent le trésor public, et qui attachent à l'ordre et à la régularité de cette administration leur devoir, leur honneur et tous les intérêts qui agissent sur les hommes. On ne peut pas réparer les inconvénients qui sont résultés, dans le cours de votre session, de la séparation absolue de la législation et de l'administration des finances, et ce serait vous affliger inutilement que de vous en présenter le tableau ; mais, puisqu'il s'offre un moyen naturel de prévenir la continuation de ces inconvénients, par la formation d'un bureau actif de trésorerie, tel que je viens de l'indiquer, vous ne pouvez pas vous opposer à cet établissement, , par la crainte vague et chimérique de l'esprit ministériel que pourraient revêtir ceux qui, parmi vous, seraient appelés par le roi à remplir ces fonctions. Ils ne changeront pas de caractère ni de principes, parce qu'ils seront attachés de plus près aux intérêts qui doivent vous occuper essentiellement ; ils ne changeront pas de principes parce qu'ils se rapprocheront d'un roi-citoyen ; ils ne changeront pas de principes parce qu'ils auront des connexions avec les ministres qui, certes, sont aussi bons patriotes que vous, et même connus pour tels de toute la nation.

On ne peut pas revenir sur les choses passées ; mais, dans cet instant, combien n'est-il pas important que, chaque jour, on vous rappelle à l'intérêt des finances. Je ne crains pas de dire que, d'une manière directe ou indirecte, cet intérêt se lie à toutes les questions qui s'agitent dans l'Assemblée nationale. Qu'au moins donc, au moment du dernier péril, vous ne refusiez pas le point de réunion que, je vous propose pour l'établissement d'un comité actif de trésorerie, dont la plupart des membres seront pris dans votre Assemblée. Vous avez encore les plus grands partis à prendre pour le salut des finances. Le retard d'une disposition, l'abandon d'une ressource, un obstacle à telle autre, un défaut d'attention sur les rapports de certaines mesures de crédit, et inscience enfin de l'état journalier et variable des difficultés présentes, toutes ces choses peuvent achever de tout perdre. Que puis-je, seul et loin de vous, au milieu des travaux pressants qui m'accablent ? que puis-je, seul et loin de vous, à l'aide de quelques mémoires dont le sujet et les réflexions peuvent échapper si aisément de votre souvenir, si quelques personnes au milieu de vous ne vous en occupent pas sans cesse, et avec ces motifs stimulants qui ne peuvent naître et subsister constamment qu'à l'aide de l'intérêt personnel que tous les hommes prennent au succès de l'administration dont ils répondent, sorte d'intérêt que rien ne peut remplacer ?

A toutes les grandes considérations que je viens de développer, j'en ajouterai une à laquelle vous attacherez la valeur qu'il vous plaira. L'état périlleux de ma santé m'obligera, dans le cours de la belle saison, à aller aux eaux, et je ne puis répondre que je reprenne les forces suffisantes pour me livrer derechef aux travaux et aux inquiétudes qui m'ont fait tant de mal. Vous pourrez donc apercevoir quelque convenance à me laisser le temps d'être utile, par mon expérience et par le reste de mes forces ou de mon zèle, à ceux qui devront peut-être me remplacer un jour entièrement dans l'administration des finances.

Je ne vous ai présenté jusqu'ici, messieurs, que des idées tristes, et le tableau des embarras de l'année ne pouvait en offrir d'autres : étendons maintenant notre vue plus au loin, afin de changer de perspective et de ranimer nos espérances. Nos difficultés présentes, quoique extrêmes, sont néanmoins, par leur nature, toutes passagères ; franchissons-les avec une réunion d'intérêts et de volontés ; doublons avec hardiesse le cap dangereux que nous avons à passer, et nous arriverons au port. En effet, messieurs, nous éprouvons en ce moment les fâcheux inconvénients attachés à l'usage d'un papier qui fait office de monnaie ; mais le terme prochain de son extinction est indubitable, puisque vous y avez destiné le produit des ventes des biens ecclésiastiques et domaniaux, le produit du rachat des droits attachés à ces propriétés, et le produit encore du recouvrement des deux derniers tiers de la contribution patriotique. L'ensemble de ces ressources ne peut manquer de produire successivement, d'ici à deux ans, plus de 200 millions ; et en disposant à l'avance d'une telle somme par la négociation d'assignats à terme, il est évident que l'extinction de la partie des billets de caisse, supérieure au nombre nécessaire à la circulation, ne peut pas être éloignée, et qu'ainsi leur importunité, quoique très-réelle, ne sera pas au moins de longue durée.

Remarquez, messieurs, que si l'on n'a pu obvier à tous les inconvénients qui résultent de l'admission des billets de caisse dans les payements, cependant l'administration des finances, par des soins multipliés, a garanti la chose publique des dangers imminents qui pouvaient accompagner cette admission, et qu'il y a lieu d'espérer que, par la continuation de ses soins, elle l'en préservera encore assez long temps pour voir arriver, dans l'intervalle, la diminution attendue et désirée dans la quantité et l'étendue des billets de caisse. Il fallait nécessairement payer en numéraire effectif toute la solde des troupes, et on y a pourvu malgré les retards de payements et le dépérissement de plusieurs revenus dans les provinces où ces troupes sont réunies en grand nombre ; il a fallu souvent pour cela faire venir des monnaies d'argent des pays étrangers les plus voisins, et, malgré la contrariété des changes et beaucoup d'autres, on est parvenu à remplir ce but, et les précautions sont prises pour les mois suivants. Il fallait se munir d'un numéraire suffisant pour payer également en argent réel tous les ateliers de charité, si multipliés aujourd'hui dans Paris, et les approvisionnements considérables qui ont lieu deux fois par semaine aux marchés de Sceaux et de Poissy ; l'on y a suffi, et de nouvelles précautions sont assurées. La caisse d'escompte, par une distribution journalière, pourvoit au moins aux payements en effectif que l'ordre public exige absolument, tels que la solde de la garde de Paris, et les secours indispensables aux chefs des principales manufactures, et plusieurs autres encore.

Enfin, c'est ici l'objet essentiel : les approvisionnements en blés et en farines ont été portés maintenant à un degré tel, qu'il y a tout lieu d'être parfaitement tranquille pour la subsistance de Paris pendant plusieurs mois.

Il me reste à faire observer encore, en parlant de notre situation présente, que tous les retards dans les payements, ou toutes les modifications auxquelles on aurait recours pour y satisfaire, sont encore des traverses passagères ; aucune ne peut s'étendre au delà de cette année, et plusieurs seraient promptement atténuées, si, à la vue des dispositions salutaires que vous pouvez prendre en fort peu de temps, le crédit venait à se ranimer.

Je dois, avant de retracer ces dispositions, vous entretenir de la situation des finances au delà du terme de cette année.

Il résulte des indices préliminaires que je vous ai communiqués dans plusieurs mémoires et du résultat des diverses conférences que j'ai eues avec les douze députés du comité des finances, dont les travaux se sont réunis aux miens, que la différence entre les revenus et les dépenses fixes peut être parfaitement balancée par de simples réductions ou économies dans les dépenses ; et en m'en rapportant aux détails circonstanciés qui vous seront donnés par votre comité des finances, je crois cependant devoir en pincer ici le précis.

Le déficit, c'est-à-dire la différence entre les revenus et les dépenses fixes, s'élevait à 56 millions, selon le résultat du compte qui vous a été présenté à l'ouverture de votre Assemblée. Tous les éléments de ce compte, c'est-à-dire toutes les explications relatives à chaque article, ont, depuis, été rendus publics par la voie de l'impression, et votre grand comité des finances, composé de soixante-quatre personnes, après des recherches multipliées, n'a trouvé rien à redire à l'exactitude et à l'ordonnance de ce compte, ou du moins ses observations se sont réduites à si peu de chose, que c'est toujours de l'ensemble et des sections de ce même compte, qu'il est parti dans ses calculs et dans tous les rapports de finance qu'il vous a faits, et qu'il est prêt à vous faire encore. Je puis donc, avec toute justice, relever comme une erreur évidente une phrase qui se trouve dans votre Adresse aux Français. Vous leur annoncez un système « qui rendra facile la connaissance si nécessaire de l'emploi des revenus publics, et mettra sous les yeux de tous les Français le véritable état des finances, jusqu'à présent labyrinthe obscur où l'œil n'a pu suivre la trace des trésors de l'État. »

Cette expression générale, dénuée de toute exception, manque absolument d'exactitude.

Je suis mon calcul. Le déficit de 56 millions a été augmenté :

1° Par le montant des intérêts et des fonds de remboursements attribués à l'emprunt de 80 millions, fait au mois d'août dernier, dépense en tout de 10 millions par an ; savoir : 8 millions pour la partie des remboursements, et 2 millions seulement pour les intérêts, parce que la moitié du capital de cet emprunt était payable en effets portant 5 pour 100 d'intérêt, et que l'Etat en a été déchargé ou le sera, car cet emprunt n'est pas encore entièrement rempli.

2° L'État payait à la caisse d'escompte 3.500.000 liv. par an, pour l'intérêt à 5 pour 100 du capital de 70 millions déposé en 1787 au trésor royal par les actionnaires. Cette dette a été dernièrement remplacée par des annuités, qui assujettissent à payer chaque année, à la caisse d'escompte, pendant vingt ans, 5.600.000 liv., au moyen de quoi le capital se trouvera remboursé. Il résulte toutefois de cette disposition que, pendant vingt ans, les charges annuelles de l'État seront augmentées de 2.100.000 liv.

Les trois articles que je viens de désigner :

L'un de 56.000.000 liv.

L'autre de 10.000.000 liv.

Le troisième de 2.100.000 liv.

Forment un total de[4] 68.100.000 liv.

Laquelle somme représente l'excédant actuel des dépenses fixes sur, les revenus fixes.

Mettons maintenant en contre-position :

1° Le résultat des deux dispositions que vous avez déjà décrétées, savoir, la cessation des abonnements des princes et de quelques autres personnes, relativement au payement des vingtièmes, et de plus l'assujettissement des biens ecclésiastiques à cet impôt, en déduisant de ce dernier revenu, les rentes sur le clergé, dont l'État restera chargé, pour le tout environ 9 millions.

2° Vous avez déjà déterminé l'épargne de 2.500.000 liv., que le trésor royal payait annuellement à la caisse du clergé.

3° Les extinctions viagères de l'année 1789 produiront vraisemblablement une décharge pour l'État de 1.500.000 liv.

4° Les économies ou réductions sur les dépenses, économies dont vous avez connaissance, se monteront, selon un nouvel examen, à environ 52 millions[5], et je laisse à votre comité des finances le soin de vous en rendre compte.

Ces quatre articles sont :

Le premier de 9.000.000 liv.

Le second de 2.500.000 liv.

Le troisième de 1.500.000 liv.

Le quatrième, de 52.000.000 liv.

Total des bonifications : 65.000.000 liv.

Ainsi, la différence entre les revenus et les dépenses fixes, qui se monte, comme on l'a vu, à 68.100.000 liv., serait à peu près balancée, et cependant, dans ces dépenses fixes, un fonds de remboursement se trouve compris ; c'est celui des 8 millions, applicables au dernier emprunt de 80 millions, ainsi qu'un supplément de 2.100.000 liv., destiné à rembourser, en vingt années, le prêt de 70 millions, fait par la caisse d'escompte en 1787.

Cependant cette exacte balance laisserait encore des inquiétudes pour l'avenir, si vous n'assuriez pas bientôt une augmentation de revenus indépendante du remplacement des impôts perdus, objet que je traiterai séparément. En effet, chacun prévoit les accroissements de dépenses qui résulteront de la suppression de la vénalité des charges, de toutes vos dispositions prochaines relatives à l'ordre judiciaire, et des frais annuels qu'exigeront les Assemblées nationales. On doit observer encore que, parmi les réformes arrêtées au comité des finances, il en est plusieurs de sévères, et qui obligeront nécessairement à des pensions de retraite ; car il serait contraire à toutes les règles de justice et d'équité, d'abandonner sans récompense et sans aucune marque d'intérêt et de protection, ceux qui ont servi longtemps la chose publique, et qui resteraient sans état à un âge où il n'est plus facile de trouver un nouveau genre d'occupation. Enfin, il serait important pour le crédit, qu'on aperçût, dès à présent, un surplus applicable à l'augmentation des remboursements ; et votre comité des finances a pensé, comme moi, que le moyen le plus convenable de remplir ce but, serait de décréter, qu'à commencer du 1er janvier 1791, on rejetterait, à la charge des provinces, diverses dépenses dont la direction, l'inspection, l'examen, leur seront confiés : tels sont les ateliers de charité, les frais payés par le trésor public pour le recouvrement de la taille, des vingtièmes et de la capitation ; les dépenses relatives à la destruction de la mendicité, divers dons, aumônes et secours aux hôpitaux et aux enfants trouvés ; les entretiens, réparations et constructions des bâtiments relatifs à la chose publique ; une partie des dépenses des ponts et chaussées, les frais de garde et de police municipale, ceux de procédure criminelle et d'entretien des prisonniers, ceux relatifs aux assemblées provinciales, remplacées à l'avenir par celles de départements ; enfin diverses dépenses locales et variables. Tous ces objets réunis, dont votre comité des finances vous a déjà entretenus, forment, en ce moment, une dépense à la charge du trésor public, d'environ 30 millions ; mais il en coûterait beaucoup moins aux provinces, parce que les assemblées de département pourraient faire des retranchements et des économies dans l'administration de ces mêmes dépenses, et que, pour les objets de bienfaisance et de charité l'on pourrait leur donner un remplacement sur les revenus du clergé. Il paraît donc que, de toutes les manières de secourir le trésor public, celle qui peut l'enrichir dans une proportion fort supérieure à la' mesure des sacrifices exagérés, doit paraître la plus raisonnable. Vous apercevrez encore facilement que le résultat de ces sacrifices, si vous adoptiez les dispositions qu'on vient d'indiquer, serait fort au-dessous du bénéfice dont jouiront annuellement les créanciers taillables par le concours des privilégiés aux impositions ordinaires.

Je dois faire observer encore que les remises, décharges ou modérations accordées aux provinces, en diminution de leurs impositions, se montent à 7 millions ; vous trouverez sûrement, en en discutant les motifs, qu'il y règne des inégalités, et que, par une répartition plus égale, on pourrait encore contribuer de cette manière au soulagement général.

Avant de parler du remplacement des impôts, je dois m'arrêter un moment sur la dette arriérée ; elle ne consiste essentiellement, dans le département des finances, que dans les arrérages de pensions, de rentes, de gages et d'appointements ; et, selon la marche ordinaire et pratique établie depuis longtemps, chacun était content en recevant chaque année le montant d'une année. Les reliquats dus à la mort des propriétaires, dépense accidentelle, peu considérable, se liquidaient à cette époque, et on les payait pareillement à raison d'une année chaque année ; ainsi, ce qu'on appelle arrérages en cette partie de dépenses, était une charge imperceptible pour le trésor public.

Excepté donc les dettes des bâtiments et du garde-meubles, objets de 15 ou 16 millions, excepté encore les objets exigibles et qui font partie des dépenses extraordinaires de cette année ou de l'année suivante, je n'ai présente à l'esprit aucune autre prétention importante sur la finance, si ce n'est quelques contestations relatives aux opérations faites en 1786 et 1787, pour le soutien du prix des fonds publics. Ces réclamations, susceptibles d'être écoutées, seraient plus que balancées par celles que la finance aurait à faire, et dont plusieurs sont en activité. Si cependant votre comité de liquidation admettait indistinctement les demandes et les prétentions, il en viendrait de toutes parts, et il éprouverait ce dont on a fait constamment l'expérience à l'arrivée d'un nouveau ministre des finances ; tous ceux qui avaient été éconduits sous les précédentes administrations réitéraient leurs tentatives auprès de la nouvelle, et quelquefois elles leur réussissaient.

Je ne crois pas qu'il y ait dans le département de la guerre aucune dette importante arriérée ; car on ne doit pas considérer sous ce rapport les facilités que donnent et donneront dans tous les temps ceux qui sont chargés de quelques fournitures ou de quelques marchés habituels, et qui se renouvellent constamment.

Il existe dans le département de la marine des dettes d'une nature différente, parce que celles relatives à la dernière guerre ne sont point encore entièrement acquittées, et que depuis quelques années les dépenses ordinaires ont excédé les fonds reçus de la finance. Il importe sans doute de procéder à leur extinction, en distinguant avec sagesse les objets liquidés et reconnus, de toutes les vieilles prétentions, de toutes les réclamations contentieuses qui se mêlent ordinairement dans les tableaux qu'on en forme.

Quoi qu'il en soit, en remplissant les devoirs d'une exacte justice relativement à toutes les dettes des départements, finance, guerre, marine, affaires étrangères et maison du roi, mais en s'y prenant avec sagesse, je n'ai nul doute qu'avec une somme de 150 à 200 millions, distribuée en diverses années, partie en argent, partie eu effets, on ne liquidât d'une manière convenable et suffisante cette partie de la dette exigible dont l'intérêt, n'étant point fixé, n'a pu être compris dans les charges annuelles de l'État.

Il est vrai que je laisse à part dans cette évaluation les arrérages des rentes sur l'hôtel de ville. Il y aurait une année de retard à la fin de cette année, si les circonstances ne permettaient pas d' accélérer les payements ; je pense que si, au 1er janvier de 1791, la réparation complète des affaires de finance permettait, comme il n'est pas douteux, de payer invariablement un semestre tous les six mois avec la plus parfaite exactitude, la continuation du retard d'une année, jusqu'à l'époque au moins de notre grande richesse, pourrait être considérée comme le concours des rentiers au support de nos malheureuses circonstances, et je doute qu'un grand nombre eût des regrets à ce sacrifice.

Supposons donc que les dettes arriérées de l'État ne se montassent qu'au niveau de mon évaluation, voici ce qu'on aurait à placer d'abord en contre-position : la dépense des anticipations dans le compte général de mai 1789, qui sert de base à tous les rapports qui vous sont faits, forme un article de 15.800.000 liv. ; or cette même dépense ne peut plus être évaluée qu'à la moitié, puisque les anticipations se réduisent dans ce moment à 141 millions[6].

Resteraient donc 7 à 8 millions de revenu libre pour faire face aux capitaux de la dette arriérée, susceptible de remboursement ; il y aura de plus 1.500.000 liv. d'extinctions annuelles, représentant chaque fois 30 millions de capital libéré ; il y aura toutes les ressources que pourront procurer les ventes des biens domaniaux et ecclésiastiques au delà des sommes préalablement nécessaires pour l'extinction des billets circulants. On doit donc, sous tous les rapports, être parfaitement sûr que la dette arriérée ne saurait apporter aucun changement au résultat des mesures qui vous ont été présentées pour l'établissement d'un équilibre parfait entre les revenus et les dépenses fixes.

Il est cependant une dette que je n'ai pas pu mettre en compte, mais qui serait bien digne de l'intérêt d'une grande nation. Plusieurs citoyens ont essuyé des pertes considérables ; on a brûlé leurs habitations, on a dévasté leurs propriétés. L'autorité tutélaire dès lors les aurait garanties de ces attentats, si elle n'avait pas été sans force ; cependant cette garantie est la première protection qu'on espère, le premier retour qu'on attend lorsqu'on apporte chaque année une portion de sa fortune au trésor de l'État. Ne vous paraîtrait-il pas juste que les nouveaux départements prissent connaissance de ces pertes, et qu'un dédommagement, non pas rigoureusement exact, mais sagement équitable, devint la dette de la nation, pour être acquittée, si ce n'est dans le temps présent, du moins en des jours plus heureux ? C'est de la part du roi que je soumets cette idée à votre considération ; elle est digne de son cœur généreux, elle est digne du chef suprême de la nation dont vous êtes les représentants.

Que reste-t-il à traiter dans la marche que je parcours ? Le remplacement de la gabelle, dont le produit tombe chaque jour en ruines, le remplacement de quelques autres droits dont vous avez déjà décrété la suppression, le remplacement de ceux dont vous désirez peut- être également l'extinction, ou du moins la modification. Vous avez nommé un comité pour remplir cette tâche, et vous lui avez donné pour instruction de vous présenter le mode d'impôt qui peut s'accorder davantage avec les principes de la constitution. C'est une manière grande et nouvelle de considérer un si important objet ; cependant il ne faut pas perdre de vue que les faits et la pratique offrent, selon toute apparence, des exemples de tous les impôts que la théorie peut découvrir. Les vingtièmes sont un exemple des impôts proportionnés aux revenus, et qui varient avec leur accroissement ou leur diminution. La capitation et la taille personnelle, dont la somme totale est déterminée, sont du nombre de ceux dont la répartition est proportionnée aux facultés connues ou du moins présumées des contribuables. Les droits sur les consommations, portant sur les dépenses, présentent l'exemple des impôts qui atteignent même les fortunes inconnues. Ceux sur le luxe donnent l'idée des impôts qui servent à concilier les avantages du fisc avec les principes de la morale politique. Enfin le système de répartition adopté ci-devant par le clergé, afin d'établir une différence encore plus marquée entre les divers contribuables, a donné l'idée d'une répartition d'impôt dont la proportion élémentaire varie en raison de la différence des états et des fortunes.

Ainsi, la plupart des avantages et des inconvénients des divers systèmes d'impositions étant déjà connus par l'expérience, il faut espérer qu'on ne perdra pas trop de temps dans l'étude abstraite des principes, et qu'on vous mettra promptement à portée de statuer d'une manière durable sur un objet qu'il est important de régler le plus tôt possible. En attendant le rapport de votre comité, il me semble que les créanciers de l'État, que tous ceux dont le soit et la fortune se lient de quelque manière à l'ordre des finances, ne doivent concevoir aucune inquiétude, et c'est pour concourir a leur tranquillité que je vais vous présenter ici quelques observations générales.

L'inquiétude du public porte principalement sur le. remplacement de la gabelle ; on trouve que son produit, converti en impôts individuels, tels que la taille personnelle et la capitation, serait une trop grande charge, surtout si ce remplacement portait en entier sur les provinces de gabelle, qui composent seulement les trois cinquièmes du royaume en population ; mais l'esprit de justice et de confraternité qui règne dans l'Assemblée nationale doit persuader que, dans la répartition générale des impôts, les pays de gabelle recevront quelque allégement particulier. La distinction de l'impôt du sel en impôt principal et en sous pour livre additionnels donnerait seule ouverture à cette disposition équitable ; car si l'on peut considérer l'impôt primitif du sel comme une sorte de balance d'une plus forte taille proportionnelle que payent quelques provinces affranchies de cet impôt, les sous pour livre additionnels, qui composent cependant aujourd'hui le tiers de la totalité du produit de la gabelle, ont absolument dérangé le premier équilibre, si tant est qu'il ait jamais existé pleinement. Ces sous pour livre, quoique destinés aux besoins généraux de l'État, n'ont point été accompagnés d'une addition proportionnelle sur les impositions des autres provinces ; une facilité fiscale détermina le choix de ce genre de ressources, et l'on s'inquiéta peu de ce qu'exigeaient les règles d'équité générale. Ainsi, quand aujourd'hui la totalité du royaume serait appelée à supporter d'une manière quelconque le remplacement de ces sous pour livre, on rentrerait dans les principes dont l'administration publique n'aurait jamais dû s'écarter.

Je ne puis m'empêcher de faire observer que les raisons les plus dignes d'attention doivent porter à ne pas différer la suppression de la gabelle : chacun regardant cet impôt comme fini, on ne le paye plus qu'avec résistance, et l'insurrection devient si générale qu'on se trouve dans la nécessité de combattre sans cesse contre les efforts de la contrebande ; état de choses absolument contraire à l'ordre public ; car d'un côté on fait un emploi inutile et même dangereux de la force, on la compromet journellement, et de l'autre on accoutume le peuple à mépriser les lois ; et quand il a pris une fois cette habitude, il devient plus difficile de le replacer dans le sens de la morale et de la justice.

Les droits d'aides étant des droits locaux, et dont la conservation, la suppression, la modification n'ont pas besoin. d'être déterminées par une loi générale, les changements de ce genre qui paraîtraient convenables pourraient être réglés pour la plupart par les assemblées de département, en leur laissant la liberté du remplacement, sous l'autorité des décrets de l'Assemblée nationale sanctionnés par le roi. Il est dans ce genre une multitude de convenances particulières à chaque province, et qu'il faut nécessairement connaître et ménager ; ces changements dirigés par le choix des provinces, et les avantages qui résulteraient de l'économie, seraient seuls un adoucissement considérable. Je ferai remarquer cependant que les observations que j'ai faites sur les sous pour livre additionnels s'appliqueraient également aux droits d'aides, puisque plusieurs de ces droits n'existent pas dans toutes les provinces.

Il importe sans doute au commerce, et aux manufactures que les droits sur la circulation intérieure soient supprimés ; mais ils ne se montent pas à 8 millions, et dans les plans qui sont soumis à l'examen d'un comité particulier de l'Assemblée nationale, on a dû proposer des moyens de remplacement.

Les droits d'insinuation et de contrôle, etc., sont susceptibles de plusieurs améliorations mais un tel ouvrage exige du temps ; il est probable que vous ne l'entreprendrez pas rapidement, et le résultat d'ailleurs peut aisément procurer la même somme de revenus.

Il y a quelques droits faisant partie de l'administration des domaines qui sont déjà supprimés, tels que les droits de franc-fief, de 1.600.000 liv. ; ceux relatifs aux épices des juges, objet de 400.000.000 liv. ; mais plusieurs autres suppressions de ce genre pourraient être encore le résultat de vos principes sur l'exercice de la justice. La perte additionnelle serait d'environ 4 millions, si tous les droits relatifs aux procédures ne devaient plus avoir lieu ; et si l'on y joignait la suppression du droit de timbre sur les papiers et parchemins employés dans ces procédures, il est probable que cette disposition occasionnerait un autre vide d'environ 5 millions.

En remplaçant la partie de ces différents droits dont vous désirez la suppression, il serait aisé de trouver quelque modique droit de timbre applicable à des objets généraux, et dont l'établissement n'aurait que les inconvénients attachés inévitablement à toute espèce d'impôt.

En considérant les ressources qui pourraient servir à remplacer les impôts dont le produit serait perdu ou diminué, ou fixe, comme vous le savez, sa principale attention sur le résultat des revenus annuels qui seront l'effet de vos projets relatifs aux biens, aux droits, aux rentes et aux dîmes ecclésiastiques.

Il est encore généralement connu que le produit des vingtièmes augmenterait beaucoup par le simple résultat d'une répartition plus régulière.

Vous ne hasarderez pas sûrement, sans les réflexions les plus mûres, les revenus importants que procure la ferme du tabac, revenus susceptibles encore d'augmentation par la seule perfection de la régie.

Il est un genre d'impôt dont l'importunité serait peut-être la moins sentie, parce qu'il porte sur des accroissements de fortune le plus souvent inattendus ; c'est celui sur les successions indirectes ; il n'est aujourd'hui que d'un centième, et il ne porte que sur les immeubles réels ; on pourrait, en l'augmentant et en l'étendant au moins aux immeubles fictifs, procurer à l'État un nouveau revenu de quelque importance.

Vous penserez bien, messieurs, qu'en présentant aussi rapidement quelques observations sur les impôts de la France, je n'imagine pas que vous puissiez en tirer aucune lumière nouvelle : je n'ai d'autre vue en cet instant que de calmer les inquiétudes des créanciers de l'Etat sur la diminution des revenus publics, en montrant d'une manière abrégée que ces défiances sont exagérées, et que l'Assemblée nationale, pour les faire cesser, n'aura pas à lutter contre de trop grandes difficultés.

Ah ! qu'on ne désespère jamais de la chose publique au milieu d'une nation riche et généreuse, d'une nation qui s'instruit chaque jour davantage sur ses véritables convenances ; mais il ne faut pas laisser languir ses mouvements, il ne faut pas surtout la laisser longtemps dans ces incertitudes de fortune qui aigrissent l'intérêt personnel et tendent à le détacher de l'intérêt commun. Accélérez donc messieurs, tout ce que vous pouvez, tout ce que vous devez faire pour rétablir l'ordre dans les finances ; répandez de toutes les manières et la paix et le calme dans les esprits. La liberté n'est pas l'unique objet de nos vœux ; car ce n'est pas d'un seul lot que le bonheur des hommes est composé. Songez encore, messieurs, qu'après avoir rétabli l'ordre dans les finances, après avoir remplacé les revenus qui se sont évanouis, après avoir établi un parfait équilibre entre les revenus et les dépenses fixes, enfin, après vous être affranchis des embarras prochains, dont nous sommes justement alarmés, il faudra quelque temps encore avant de voir le crédit dans toute sa vigueur. Que les jours donc sont précieux, surtout après tant d'attente !

J'éprouve pour ma part comme une sorte de honte d'avoir à rendre si longtemps toutes les nations de l'Europe confidentes de nos embarras de finances. Vous, messieurs les représentants de la nation, comment ne partageriez-vous pas ce sentiment ? Vous ne sauriez imaginer à quel point vos diverses délibérations perdent de leur couleur à une certaine distance, tant qu'on ne vous voit pas occupés avec énergie de ce qui compose la force et la vigueur des États, la réparation du crédit et le rétablissement de l'ordre. On ne sait non plus au dehors comment se faire une idée complète de notre patriotisme, quand on voit comment languit en plusieurs villes la contribution fondée sur cette vertu, quand on voit comment on résiste, comment on échappe en tant de lieux au payement de celles qui sont essentiellement nécessaires aux besoins de l'État ou à l'acquittement des obligations communes ; aussi, dans l'intérieur du royaume, à la vue de tant de gens qui abandonnent en cette partie l'intérêt public, chacun se refroidit, chacun s'isole, et les résistances de tout genre convertissent l'administration dans une négociation continuelle avec tous les intérêts, avec toutes les volontés, avec toutes les passions. Ah ! que de peines ! mais le terme que peuvent déjà saisir nos espérances n'est pas éloigné, et nous y parviendrons ; car vous aurez assez de vertu pour réunir vos secours efficaces aux efforts de l'administration des finances. Voyez, messieurs, par toute la France, cette foule innombrable de citoyens qui vous en sollicitent ; voyez plus près de vous ces habitants de Paris, qui, par la perte qu'ils éprouvent sur les billets de caisse mis en circulation, par le retard du payement de leurs rentes, et par la plus douce et la plus estimable condescendance au malheur des circonstances, méritent vos plus sensibles égards. Je n'en doute point, vous ferez le bien complètement ; mais aujourd'hui ce but, du moins pour les finances, ne peut être rempli que par la plus grande célérité. Les moyens décisifs, les ressources efficaces ont passé dans vos mains ; vous y joindrez ce qui les met en action, une volonté ardente, un zèle soutenu, et bientôt les esprits se calmeront, la confiance reparaîtra, et un horizon éclairé prendra la place de ces nuages ténébreux qui bordent aujourd'hui notre vue.

 

NOTE PARTICULIÈRE. — SERVICE DE MARS.

 

On sépare cet article du Mémoire précédent, afin qu'il fixe davantage l'attention de l'Assemblée nationale.

Les administrateurs de la caisse d'escompte veulent payer en rescriptions ou assignations reçues il y a un an du trésor royal, mais échéant dans les mois d'avril, mai et juin, la somme qui leur reste à fournir au trésor public pour complément des 80 millions. L'administration des finances se refuse obstinément à cet arrangement, qui apporterait un obstacle positif au service de ce mois et des premiers jours de l'autre. Le ministre des finances prie l'Assemblée nationale d'empêcher par un décret, ou par une simple lettre de son président autorisé d'elle, que la caisse d'escompte ne donne au trésor public, pour le reste de son engagement de 80 millions, des effets payables au delà du mois de mars.

 

CHAPITRE PREMIER.

DES BESOINS DE L'ANNÉE, ET DES MOYENS D'Y SATISFAIRE.

 

M. de Montesquiou rappelle les calculs de M. Necker sur les besoins et sur les ressources : la somme de 294 millions paraît être la mesure des besoins du reste de l'année. Les ressources applicables aux dix derniers mois de l'année s'élèvent à 292 millions. Comme quelques-unes de ces ressources sont incertaines, le ministre croit indispensable, pour assurer le service, d'ouvrir à l'administration des finances un nouveau crédit de 30 à 40 millions sur la caisse d'escompte, pour en faire un usage plus ou moins instantané, suivant les besoins.

Le comité examine les besoins annoncés et les demandes du ministre. Il observe d'abord que la diminution de 60 millions sur les impôts indirects, pour les dix derniers mois de l'année, est exagérée : elle s'élèvera tout au plus à 30 millions, ce qui réduit la masse des besoins à 264 millions ; il faut encore défalquer 28 millions qui doivent être en caisse ; ainsi il suffit de se procurer une somme de 226 millions. Parmi les moyens proposés, trois sont incontestables : la réduction des dépenses, les vingtièmes du clergé et la contribution patriotique, y compris les fonds remis directement à l'Assemblée nationale, ce qui fait 69 millions. Ainsi, les besoins non assurés sont de 157 millions. M. Necker indique une accélération sur la partie des recouvrements des receveurs généraux, évaluée à un douzième des impositions ordinaires, ce qui produit 15 millions. Nous croyons cette accélération très-praticable. Ainsi, le service entier de l'année se trouverait réduit à 142 millions. Le ministre propose quatre opérations qui paraissent très-différentes entre elles, et qui ont beaucoup d'analogie.

1° Le renouvellement des anticipations ;

2° Un emprunt dans le cours de l'année ;

3° Le payement à l'amiable de deux semestres des rentes en effets, pour épargner un payement en argent de 50 millions ;

4° Le payement des dépenses de 1790 en effets sur 1791. Ces .quatre moyens de ressources montent à 270 millions, mais ne donnent annuellement au trésor public que 170 millions. On pourrait les réduire à 142 millions, somme réelle des besoins. Avant de faire un nouvel emprunt, on peut compter sur le supplément de l'emprunt de septembre ; il doit être de 10 millions. Ne nous occupons donc plus que de 132 millions de besoins. Examinons maintenant les quatre opérations proposées. — Vous n'attendrez pas que le comité vous parle des anticipations ; il les croyait proscrites par vos décrets ; elles ne le sont encore que par vos principes. Ce système facilite les déprédations, détruit la responsabilité, met le désordre dans l'administration ; c'est à lui que la France est redevable de la position où se trouvent ses finances. Loin de vous proposer un renouvellement de 60 millions d'anticipations, nous vous présenterions plutôt un décret pour les anéantir entièrement. Il est de principe incontestable que les anticipations sont le plus cher et le plus désastreux des impôts.

Le second moyen est un emprunt modéré, fait pendant le cours de cette année, dans un moment favorable, et sous quelque forme attrayante. Il n'y a d'attrait qu'un bénéfice considérable : l'emprunt de septembre offrait un intérêt de six et demi d'intérêt, et n'est pas rempli.

Le troisième moyen, relatif aux rentes, est plus facile et plus convenable ; il faut en examiner le résultat. Le trésor public conservera bien 50 millions ; mais l'année prochaine, il faudra payer les intérêts des 150 millions d'effets, et le déficit se trouvera accru de 7.500.000 liv. ; cet arrangement ne serait d'ailleurs utile qu'aux rentiers riches, parce que seuls ils pourraient consentir à recevoir les trois quarts de leurs rentes en papier.

La quatrième opération consiste à payer en effets à terme, sur l'année prochaine, diverses dépenses de cette année ; c'est bien la moins chère des anticipations, mais c'est toujours une anticipation, et le comité manquerait à vos principes et aux siens s'il adoptait ce moyen, le moins fâcheux des quatre qui vous sont proposés.

Il est juste d'accorder le crédit éventuel demandé, et de vous confier pour cet objet à la sagesse du ministre.

Il faut donc, pour compléter le service de l'année, 132 millions. Parmi vos dépenses, il en est une très-précieuse, très-importante, et qu'on réduit à un point incontestable. — Quoi ! vous souffririez que l'Europe apprît que le quart du revenu du royaume, et que les efforts du patriotisme sont presque nuls ? Non, vous ne le souffrirez pas ; permettez que nous vous présentions un calcul modéré, établi sur des bases certaines. Le quart du revenu, payable dans trente mois, équivaut à deux dixièmes et demi, ce qui fait un dixième par an. Vous savez ce que produit annuellement un dixième. Il sera encore accru par la contribution des privilégiés, par celle des rentiers, des capitalistes, du commerce, de l'industrie, et vous verrez ainsi se doubler la somme annoncée par M. Necker. Nous proposons d'adresser aux départements une instruction sur les moyens de parer au retard qu'éprouve cette contribution, pour prévenir une négligence aussi coupable dans ses principes que funeste dans ses effets. Le succès de cette disposition diminuerait encore les besoins de cette année, et les réduirait à une somme extrêmement modique.

 

CHAPITRE II.

DES PAPIERS D'ÉTAT.

 

Peut-on employer des billets d'État ? Seront-ils dépouillés de l'inconvénient du papier-monnaie par l'hypothèque spéciale qui leur sera donnée sur partie des biens du clergé et du domaine, et par l'intérêt qui y sera attaché ? Le ministre les compare avec les billets de caisse ; il les croit également faciles à mettre en circulation. Mais n'est il pas dangereux d'augmenter le nombre de ces billets ? M. Necker pose la question ; il part de la supposition de 300 millions à mettre en circulation. Si nous arrivons à diminuer cette somme, la question se présenterait d'une manière plus favorable. Nous n'avons à chercher que 132 millions ; et si la caisse d'escompte n'a pas plus de 160 millions en circulation, la somme totale se trouverait de 292 millions, ainsi l'émission trop considérable n'effrayerait plus M. Necker. En novembre dernier, ce ministre proposait d'élever l'émission des billets de la caisse à 240 millions, et cependant il ne pouvait leur donner ni intérêt, ni hypothèque. Ce qu'il croyait faire en novembre dans une position moins favorable, ne pourrions-nous pas le tenter avec succès dans ce moment ? C'est à cela que se résout la question.

Les nouveaux billets d'Etat sont sans doute préférables ; et puisque cette opération est inévitable, acquérons la certitude de faire face à nos besoins, et de nous délivrer de cette désolante inquiétude qui, tous les deux mois, vient mêler ses maux à tant d'autres.

Votre comité, après avoir balancé ces diverses considérations, a pensé qu'on pourrait prendre un parti qui dégageât à la fois et la caisse et le trésor public. Les assignats lui ont paru propres à rendre ce service ; son opinion s'appuie sur celle de M. Necker : il pourrait citer encore le vœu de la Commune de Paris, qui, sans doute, aura des imitateurs, et rendra facile l'opération de la libération de l'État. Le comité propose donc : 1° de rembourser 260 millions à la caisse d'escompte en assignats portant 5 pour 100 d'intérêt ; 2° d'accorder à ces assignats la faculté de remplacer dans la circulation les billets de la caisse d'escompte, et d'être reçus comme eux dans toutes les caisses ; 3° de faire verser au trésor public, par la caisse de l'extraordinaire, 132 millions pareillement en assignats, pour le service de 1790. Les assignats peuvent rendre de grands services ; mais le comité ne se dissimule pas qu' il faut que les biens sur lesquels ils seront hypothéqués soient absolument libres de toute hypothèque. Quand il sera démontré que la nation a entre les mains de quoi satisfaire au traitement des ecclésiastiques, aux besoins du culte, à ceux des pauvres et aux dettes du clergé, sans toucher aux hypothèques des assignats, ces effets seront, non du papier, mais de la véritable monnaie. Il faut donc faire des opérations préliminaires bien importantes, bien nécessaires. L'avis du comité est subordonné à ces idées.

 

CHAPITRE III.

DU COMITÉ DE TRÉSORERIE.

 

Le premier ministre des finances a senti les difficultés de tout genre qui se présentent ; il voit que l'administration des finances de l'année 1790 rassemble les inconvénients du passé et ceux de l'avenir, il est frappé des obstacles qui s'élèvent entre les réformes à établir et les restes d'un ancien régime qu'il faut détruire ; ces considérations out fait naitre à M. Necker, et adopter par le roi, l'idée d'un bureau de trésorerie qui associerait quelques membres de l'Assemblée nationale à ces grandes opérations.

Il est une exécution inséparable, en finances, du corps législatif : c'est ce corps qui doit déterminer l'impôt, fixer les dépenses, etc. La législation, en finances, ne se distingue point de l'administration du trésor public. Vous savez quelle est en Angleterre l'utilité de la présence du ministre de la trésorerie au parlement : il répond aux questions, il expose les principes et les détails, il fait pressentir les effets des opérations qui sont proposées. Mais M. Necker a été frappé de l'importance du décret qui vous lie ; il a cherché à en combattre les motifs. Ce décret, auquel on vous propose de déroger, n'est pas le fruit d'un moment : vous aviez déjà, par les mêmes principes, éloigné les ministres de cette Assemblée. Vous avez voulu que les murs de votre enceinte fussent une barrière insurmontable entre le centre du pouvoir et le sanctuaire de la loi. Ici notre constitution n'est pas encore faite ; l'Angleterre a les mœurs d'un peuple libre ; vous n'en avez encore, que les principes, et vous en créez les lois. Des choix faits par la cour seraient faits par l'intrigue ; la responsabilité cesserait d'être entière pour les ministres si elle était partagée par des membres de cette Assemblée. Des hommes attachés au ministère chercheraient bientôt à exercer une influence ministérielle. Il faut défendre à l'ambition d'arriver à ces places. C'est cette ambition que vous avez voulu bannir, c'est cette ambition qu'on peut regarder comme le don patriotique des vertus et des talents. L'Assemblée nationale se montrerait inconséquente aux principes qu'elle a établis si elle adoptait la proposition de M. Necker. Le comité pense que l'Assemblée doit persister, à cet égard, dans ses arrêtés des 7 novembre et 6 février.

 

CHAPITRE IV.

DES REMBOURSEMENTS DE LA GABELLE.

 

Le rapport que vous a fait hier le comité des finances s'accorde parfaitement avec les intentions d'un ministre cher à la nation, cher à l'Assemblée ; sa santé chancelante le rend d'autant plus intéressant que nous ne pouvons nous dissimuler que c'est encore un de ses sacrifices à la chose publique.

——————————

M. de Montesquiou lit un projet de décret dont voici les dispositions : 1° A partir de ce jour, aucunes anticipations, assignations, rescriptions sur le trésor public ne pourront être renouvelées pour 1791 ; 2° il sera formé incessamment, et dégagé du service public, une masse de biens du clergé et du domaine en valeur de millions ; 3° le produit de la vente de ces biens sera versé dans la caisse de l'extraordinaire ; 4° le receveur de cette caisse, immédiatement après l'abandon des biens à vendre, délivrera au trésor public des assignats portant intérêt à 5 pour 100, et payables tous les six mois ; 5° quant à l'emploi de ces assignats, l'Assemblée se réserve d'y statuer après avoir examiné Je mémoire présenté par la Commune de Paris ; 6° les deniers provenant des ventes seront uniquement affectés au payement des assignats ; 7° les 160 millions qui sont dus à la caisse d'escompte lui seront rendus en assignats qu'elle sera autorisée à donner pour retirer les billets qu'elle a mis en circulation ; 8° des assignats en valeur de 132 millions seront remis au trésor public pour les besoins de cette année ; 9° le comité des finances présentera incessamment le plan du régime de la caisse de l'extraordinaire pour l'exécution du présent décret.

Avant que M. de Montesquiou fit son rapport, M. le président avait annoncé un nouveau mémoire de M. Necker sur l'établissement d'un comité de trésorerie. Ce ministre présente de nouvelles réflexions, et combat quelques objections.

 

——————————

 

LOUIS, par la grâce de Dieu, et par la loi constitutionnelle de l'État, ROI DES FRANÇAIS : à tous ceux qui ces présentes lettres verront, SALUT.

L'Assemblée nationale a déclaré les 16 et 17 de ce mois, et NOUS voulons et ordonnons ce qui suit :

I. A compter de la présente année, les dettes du clergé seront réputées nationales : le trésor public sera chargé d'en acquitter les intérêts et les capitaux. La nation déclare qu'elle regarde comme créancier de l'État tous ceux qui justifieront avoir légalement contracté avec le clergé, et qui seront porteurs de contrats de rentes assignées sur lui. Elle leur affecte et hypothèque en conséquence toutes les propriétés et revenus dont elle peut disposer, ainsi qu'elle fait pour toutes les autres dettes.

II. Les biens ecclésiastiques qui seront vendus et aliénés, eu vertu des décrets des 19 décembre 1789 et 17 mars dernier, sont affranchis et libérés de toute hypothèque de la dette légale du clergé, dont ils étaient ci-devant grevés, et aucune opposition à la vente de ces biens ne pourra être ordonnée de la part desdits créanciers.

III. Les assignats créés par les décrets des 19 et 21 décembre 1789, par Nous sanctionnés, auront cours de monnaie entre toutes personnes dans toute l'étendue du royaume, et seront reçus comme espèces sonnantes dans toutes les caisses publiques et particulières.

IV. Au lieu de 5 pour 100 d'intérêt par chaque année, qui leur étaient attribués, il ne leur sera plus alloué que 3 pour cent, à compter du 15 avril de la présente année, et les remboursements, au lieu d'être différés jusqu'aux époques mentionnées dans lesdits décrets, auront lieu successivement par la voie du sort, aussitôt qu'il y aura une somme d'un million réalisée en argent, sur les obligations données par les municipalités pour les biens qu'elles auront acquis, et en proportion des rentrées de la contribution patriotique des années 1791 et 1792. Si les payements avaient été faits en assignats, ces assignats seraient brûlés publiquement, ainsi qu'il sera dit ci-après, et l'on tiendra seulement registre de leurs numéros.

V. Les assignats seront depuis mille livres jusqu'à deux cents livres. L'intérêt se comptera par jour : l'assignat de mille livres vaudra un sou huit deniers par jour ; celui de trois cents livres six deniers ; celui de deux cents livres, quatre deniers.

VI. L'assignat vaudra chaque jour son principal, plus l'intérêt acquis, et on le prendra pour cette somme. Le dernier porteur recevra au bout de l'année le montant de l'intérêt, qui sera payable à jour fixe par la caisse de l'extraordinaire, tant à Paris que dans les différentes villes du royaume.

VII. Pour éviter toute discussion dans les payements, le débiteur sera toujours obligé de faire l'appoint, et par conséquent de se procurer le numéraire d'argent nécessaire pour solder exactement la somme dont il sera redevable.

VIII. Les assignats seront numérotés ; il sera fait mention en marge de l'intérêt journalier, et leur forme sera réglée de la manière la plus commode et la plus sûre pour la circulation, ainsi qu'il sera ordonné.

IX. En attendant que la vente des domaines nationaux qui seront désignés soit effectuée, leurs revenus seront versés, sans délai, dans la caisse de l'extraordinaire, pour être employés, déductions faites des charges, au payement des intérêts des assignats ; les obligations des municipalités pour les objets acquis y seront déposées également, et à mesure des rentrées de deniers, par les ventes que feront lesdites municipalités de ces biens, ces deniers y seront versés sans retard et sans exception, leur produit et celui des emprunts qu'elles devront faire, d'après les engagements qu'elles auront pris avec l'Assemblée nationale, ne pouvant être employés, sous aucun prétexte, qu'à l'acquittement des intérêts des assignats et à leur remboursement.

X. Les assignats emporteront avec eux hypothèque, privilège et délégation spéciale, tant sur le revenu que sur le prix desdits biens, de sorte que l'acquéreur qui achètera des municipalités, aura le droit d'exiger qu'il lui soit légalement prouvé que son payement sert à diminuer les obligations municipales et à éteindre une somme égale d'assignats : à cet effet, les payements seront versés à la caisse de l'extraordinaire, qui en donnera son reçu à valoir sur l'obligation de telle ou telle municipalité.

XI. Les quatre cents millions d'assignats seront employés, premièrement, à l'échange des billets de la caisse d'escompte, jusqu'à concurrence des sommes qui lui sont dues par la nation, pour le montant des billets qu'elle a remis au trésor public, en vertu des décrets de l'Assemblée nationale.

Le surplus sera versé successivement au trésor public, tant pour éteindre les anticipations à leur échéance que pour rapprocher d'un semestre les intérêts arriérés de la dette publique.

XII. Tous les porteurs des billets de la caisse d'escompte feront échanger ces billets contre des assignats de même somme à la caisse de l'extraordinaire, avant le 15 juin prochain ; et à quelque époque qu'ils se présentent dans cet intervalle, l'assignat qu'ils recevront portera toujours intérêt à leur profit, à compter du 15 avril : mais s'ils se présentaient après l'époque du 15 juin, il leur sera fait décompte de leur intérêt, à partir du 15 avril jusqu'au jour où ils se présenteront.

XIII. L'intérêt attribué à la caisse d'escompte sur la totalité des assignats qui devaient lui être délivrés, cessera à compter de ladite époque du 15 avril, et l'État se libérera avec elle par la simple restitution successive qui lui sera faite de ces billets, jusqu'à concurrence de la somme fournie en ces billets.

XIV. Les assignats à 5 pour 100, que la caisse d'escompte justifiera avoir négociés avant la date des présentes, n'auront pas cours de monnaie, mais seront acquittés exactement aux échéances, à moins que les personnes ne préfèrent de les échanger contre des assignats-monnaie. Quant à ceux qui se trouveront entre les mains des administrateurs de la caisse d'escompte, ils seront remis à la caisse de l'extraordinaire, pour être brûlés en présence des commissaires qui seront nommés par l'Assemblée nationale, et qui en dresseront procès-verbal.

XV. Le renouvellement des anticipations sur les revenus ordinaires cessera entièrement à compter de la date des présentes, et des assignats ou des promesses d'assignats seront donnés en payement aux porteurs desdites anticipations à leur échéance.

XVI. En attendant la fabrication des assignats, le receveur de l'extraordinaire est autorisé, jusqu'à la délivrance des assignats, à endosser, sous la surveillance de deux commissaires de l'Assemblée, les billets de caisse d'escompte destinés à être envoyés dans les provinces seulement, en y inscrivant les mots : promesse de fournir assignat ; et ladite promesse aura cours comme assignat, à la charge d'être endossée de nouveau par ceux qui les transmettront dans les provinces et qui les y feront circuler.

Toutes lesdites promesses seront retirées aussitôt après la fabrication des assignats.

XVII. Il sera présenté incessamment à l'Assemblée nationale, par le comité des finances, un plan de régime et d'administration de la caisse de l'extraordinaire, pour accélérer l'exécution des présentes.

MANDONS et ordonnons à tous les tribunaux, corps administratifs et municipalités, que les présentes ils fassent transcrire sur leurs registres, lire, publier et afficher dans leurs ressorts et départements respectifs, et exécuter comme loi du royaume. En foi de quoi Nous avons signé et fait contresigner ces dites présentes, auxquelles Nous avons fait apposer le sceau de l'État. A Paris, le 22e jour d'avril, l'an de grâce 1790, et de notre règne le 16e.

Signé LOUIS.

Et plus bas :

Par le roi, DE SAINT-PRIEST.

Vu au Conseil, LAMBERT ; et scellées du sceau de l'État.

 

——————————

 

DISCOURS DE M. THOURET A L'ASSEMBLÉE NATIONALE, PRONONCÉ LE 24 MARS 1790, EN OUVRANT LA DISCUSSION SUR LA NOUVELLE ORGANISATION DU POUVOIR JUDICIAIRE ; IMPRIMÉ PAR ORDRE DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

 

La matière dont vous venez d'ouvrir la discussion offre un grand intérêt à vos délibérations. Le pouvoir judiciaire est celui des pouvoirs publics dont l'exercice habituel aura le plus d'influence sur le bonheur des particuliers, sur le progrès de l'esprit public, sur le maintien de l'ordre politique, et sur la stabilité de la Constitution. Après ce que vous avez fait, votre devoir est devenu plus impérieux sur ce qui vous reste à faire : c'est lorsqu'on est parvenu au milieu d'une longue et difficile carrière, que le courage et la vigilance doivent se ranimer pour atteindre le but. Le vœu de la France s'est fait entendre ; la réforme de la justice et des tribunaux est un de ses premiers besoins, et la confiance publique dans le succès de la régénération va s'accroître ou s'affaiblir, selon que le pouvoir judiciaire sera bien ou mal organisé.

Cette matière qui, au premier coup d'œil, présente un champ si vaste, se réduit cependant, par l'analyse, à quelques points principaux, dont la décision abrégerait beaucoup le travail.

Le comité vous a proposé, par le premier titre de son projet, de décréter les maximes constitutionnelles par lesquelles le pouvoir judiciaire doit être défini, organisé et exercé. Le motif qui l'y a porté est le même qui vous a déterminés à placer à la tête de la Constitution le titre des droits de l'homme et du citoyen. L'exercice du pouvoir judiciaire a été si étrangement dénaturé en France, qu'il est devenu nécessaire, non-seulement d'en rechercher les vrais principes, mais de les tenir sans cesse présents à tous les esprits, et de préserver à l'avenir les juges, les administrateurs et la nation elle-même, des fausses opinions dont elle a été victime jusqu'ici. En décrétant d'abord les maximes constitutionnelles, vous remplirez ce grand objet d'utilité publique, et vous acquerrerez pour vous-mêmes un moyen sûr de reconnaître, dans la suite de la discussion, les propositions que vous devez admettre ou que vous pouvez examiner, de celles qui ne mériteraient pas même votre examen.

Le plus bizarre et le plus malfaisant de tous les abus qui ont corrompu l'exercice du pouvoir judiciaire, était que des corps et de simples particuliers possédassent patrimonialement, comme on le disait, le droit de faire rendre la justice en leur nom ; que d'autres particuliers pussent acquérir, à titre d'hérédité ou d'achat, le droit de juger leurs concitoyens, et que les justiciables fussent obligés de payer les juges pour obtenir un acte de justice. Le comité vous propose, par les cinq premiers articles du titre premier de son projet, de consacrer comme maximes inaltérables, que la justice ne peut être rendue qu'au nom du roi, que les juges doivent être élus par les justiciables et institués par le roi, qu'aucun office de judicature ne pourra être vénal, et que la justice sera rendue gratuitement.

Le second abus qui a dénaturé le pouvoir judiciaire en France, était la confusion établie dans les mains de ses dépositaires, des fonctions qui lui sont propres, avec les fonctions incompatibles et incommunicables des autres pouvoirs publics. Émule de la puissance législative, il révisait, modifiait ou rejetait les lois : rival du pouvoir administratif, il en troublait les opérations, en arrêtait le mouvement et en inquiétait les agents. N'examinons pas quelles furent, à la naissance de ce désordre politique, les circonstances qui en firent tolérer l'introduction, ni s'il fut sage de ne donner aux droits de la nation d'autre sauvegarde contre l'autorité arbitraire du gouvernement, que l'autorité aristocratique des corporations judiciaires, dont l'intérêt devait être alternativement, tantôt de s'élever, au nom du peuple, au-dessus du gouvernement, et tantôt de s'unir au gouvernement contre la liberté du peuple : ne cherchons pas encore à vérifier, par la balance des biens et des maux publics que cette fausse spéculation a produits, si la violation des vrais principes a été rachetée par une suffisante compensation d'avantages réels. Disons qu'un tel désordre est intolérable dans une bonne Constitution, et que la nôtre fait disparaître pour l'avenir les motifs qui ont pu le faire supporter précédemment : disons qu'une nation qui exerce la puissance législative par un corps permanent de représentants, ne peut pas laisser aux tribunaux, exécuteurs de ses lois et soumis à leur autorité, la faculté de réviser ces lois ; disons enfin que, quand cette nation élit ses administrateurs, les ministres de la justice distributive ne doivent point se mêler de l'administration dont le soin ne leur est pas confié. Le comité a consigné ces principes dans les articles du titre 1er de son projet ; ils établissent l'entière subordination des cours de justice à la puissance législative, et séparent très-explicitement le pouvoir judiciaire du pouvoir d'administrer.

Le troisième abus qui déshonorait la justice en France, était la souillure des privilèges, dont l'invasion s'était étendue jusque dans son sanctuaire. Il y avait des tribunaux privilégiés et des formes de procédures privilégiées, pour de certaines classes de plaideurs privilégiés. On distinguait, en matière criminelle, un délit privilégié d'un délit commun. Des défenseurs privilégiés des causes d'autrui possédaient le droit exclusif de plaider pour ceux même qui pouvaient se passer de leur secours ; car il est bien remarquable qu'aucune loi en France n'a consacré le droit naturel de chaque citoyen, de se défendre lui-même en matière civile, lorsque la loi criminelle le privait d'un défenseur pour la protection de sa vie. Enfin, le droit égal de tous les justiciables d'être jugés à leur tour, sans préférences personnelles, était violé par l'arbitraire le plus désolant : un président qui ne pouvait pas être forcé d'accorder l'audience, un rapporteur qu'on ne pouvait pas contraindre de rapporter, étaient les maîtres de faire que vous ne fussiez pas jugé, ou que vous ne le fussiez que lorsque l'intérêt d'obtenir le jugement avait péri par un trop long retardement.

Une sage organisation du pouvoir judiciaire doit rendre impossibles, à l'avenir, toutes ces injustices qui détruisent l'égalité civile des citoyens dans la partie de l'administration publique, où cette égalité doit être la plus inviolable. Il ne s'agit pas là de simples réformes en législation, mais de points vraiment constitutionnels. Le comité a réuni, dans le titre Ier de son projet, les dispositions qui lui ont paru nécessaires pour anéantir les privilèges en matière de juridiction, les distractions de ressort, les entraves à la liberté de la défense personnelle, et toute préférence arbitraire dans la distribution de la justice.

Toutes les maximes renfermées dans ce premier titre du projet, sont les bases nécessaires d'une bonne constitution du pouvoir judiciaire ; elles nous ont paru d'une vérité absolue et indépendante du parti que vous voudrez adopter ensuite sur le nombre, la composition et la distribution des tribunaux. La forme des instruments par lesquels le pouvoir judiciaire peut être exercé est variable jusqu'à un certain point ; mais les principes qui fixent sa nature, pour le rendre propre aux fins qu'il doit remplir dans l'organisation sociale, sont éternels et immuables. Je crois, messieurs, que vous devez commencer par proclamer ces principes salutaires qui vous guideront dans la suite de votre travail, qui éclaireront les justiciables sur leurs droits, les juges sur leurs devoirs, et qui rendront sensibles à la nation entière les moindres écarts qui menaceraient un jour d'altérer en cette partie la pureté de la Constitution.

Lorsque cette première tâche sera remplie, vous aurez déjà fait un grand pas, et l'ordre naturel du travail vous appellera à déterminer le système général de l'organisation des tribunaux ; ce qui comprend surtout leur classification et la gradation de leurs pouvoirs. Le comité vous a présenté, par le titre II de son projet, un plan sur lequel vous ne pourrez prononcer qu'en décidant tout ce qui doit être regardé comme faisant réellement le fond de l'ordre judiciaire. On peut le diviser en trois grandes parties, très-susceptibles d'être traitées séparément, en s'attachant d'abord à la constitution des tribunaux de première instance, en passant ensuite à celle des tribunaux supérieurs qui jugeront par appel, et en finissant par celle de plusieurs parties du service judiciaire qui peuvent exiger des formes à part et des juges particuliers.

Ce que le comité vous a proposé entraîne la destruction nécessaire de tous les tribunaux existants, pour les remplacer par une création d'établissements nouveaux. Là se présente cette première question : faut-il régénérer à fond l'ordre judiciaire, ou ne peut-on pas laisser subsister dans le nouvel édifice plusieurs parties de l'ancien ?

La nécessité de la régénération absolue est incontestable. Non-seulement la Constitution ne sera pas complète si elle n'embrasse pas toutes les parties qui doivent essentiellement la composer, mais elle sera vicieuse, incohérente et sans solidité, si toutes ces parties ne sont pas mises d'accord. Or, rien ne s'accorde moins avec les principes de la Constitution actuelle que ceux sur lesquels l'ancien ordre judiciaire s'est établi.

Vous tenez pour principe que tout pouvoir public qui n'est pas nécessaire, est par cela même dangereux et malfaisant. Les tribunaux, dépositaires d'un des pouvoirs publics dont l'influence est la plus active, se sont multipliés par l'établissement des juridictions d'exception et de privilège, à un point qui n'a eu et qui n'a pas encore d'exemple chez aucune autre nation. Les abus, inséparables de cette excessive multiplication des tribunaux, ont excité depuis longtemps les plaintes de toute la France. Vous ne pouvez donc pas conserver les tribunaux d'exception, encore moins ceux de privilège.

C'est une autre maxime constitutionnelle, que tout pouvoir public est établi pour l'intérêt de ceux à qui son exercice est nécessaire ; d'où il suit que les tribunaux doivent être composés et distribués de la manière la plus favorable à l'intérêt des justiciables. Après la suppression des justices seigneuriales déjà décrétée, et celle des juridictions d'exception indispensable à décréter, la plupart des tribunaux ordinaires ne se trouvent ni composés ni distribués convenablement pour la nécessité de leur service, pour la facilité des justiciables, ni pour s'assortir au nouvel ordre politique dont ils doivent faire partie. Ils ne peuvent donc pas être conservés dans leur état actuel. Et quant aux cours supérieures, qui s'appelaient souveraines, leur composition calculée plutôt pour l'éclat que pour la bonté réelle du service ; plutôt pour soumettre à l'autorité de ces cours d'immenses territoires que pour mettre l'exercice de cette autorité à la portée de ceux qui en ont besoin ; plutôt pour exciter l'intérêt, les préjugés et l'esprit de corps que pour rappeler aux tribunaux la place qu'ils occupent dans l'ordre des pouvoirs publics, et dont ils ne peuvent sortir sans blesser l'harmonie politique, cette composition, dis-je, vicieuse dans ses principes, oppressive par ses effets, et qui n'était tolérable que sous un seul rapport qui ne se reproduira plus, flétrirait et compromettrait la Constitution actuelle, si elle pouvait y surprendre une place.

Si nous parcourons les autres principes sur lesquels notre Constitution s'établit, nous serons de plus en plus convaincus qu'ils se réunissent tous pour exiger l'entier renouvellement de nos tribunaux.

Tous les pouvoirs, avons-nous dit dans la déclaration des droits, émanent essentiellement de la nation et sont confiés par elle. Il n'y en a pas un qui agisse plus directement, plus habituellement sur les citoyens, que le pouvoir judiciaire. Les dépositaires de ce pouvoir sont donc ceux sur le choix desquels la nation a le plus grand intérêt d'influer. Cependant il n'y a pas dans un seul des tribunaux actuels un seul juge à la promotion duquel elle ait eu part. Tous ceux qui nous jugent ont acquis, ou par succession ou par achat, ce terrible pouvoir de nous juger. Outre que cette intrusion a violé le droit imprescriptible de la nation, qui nous répondra que, dans le nombre de ceux qui ont traité du pouvoir judiciaire comme d'un effet de commerce, il ne s'en trouvera pas qui continueront de regarder comme une propriété ce caractère public qui n'établit entre eux et nous que la relation du devoir qui les lie et les dévoue au service de la nation ? Et si cette erreur fatale dont la chose publique a tant de fois souffert, et dont tant de citoyens ont été victimes, n'est pas détruite jusque dans sa source, qui nous garantira du malheur d'en voir perpétuer les habituels effets ? Les articles de la déclaration des droits sont les phares que vous avez élevés pour éclairer la route que vous deviez parcourir. Vous ne pourriez donc plus, sans une inconséquence fâcheuse, main tenir les juges que les chances de l'hérédité et du commerce des offices ont placés dans les tribunaux par le plus inconstitutionnel de tous les titres, tant que ces titres ne seront pas purifiés par l'élection libre des justiciables. Ne craignons pas que le scrutin populaire prive la chose publique du service de ces sujets précieux dont la capacité, antérieurement éprouvée dans les tribunaux actuels, n'a point été ternie dans ces derniers temps par une conduite équivoque, ou par une profession ouverte de sentiments antipatriotiques. Plus d'un exemple a prouvé que le peuple n'est pas si facile à tromper sur ses vrais intérêts qu'on cherche quelquefois à le faire entendre ; et quoiqu'il soit vrai que les élections puissent ne pas donner toujours les meilleurs choix, il l'est en même temps que la nation ne pourra pas se faire autant de mal en exerçant son droit de choisir, qu'il lui en a été fait pendant qu'elle en a été privée, et surtout, depuis quinze ans, par l'abusive facilité de l'admittatur des compagnies, et par la funeste insouciance de la chancellerie.

Tous les citoyens, avons-nous dit encore dans la déclaration des droits, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. Avec quelle force ce principe fondamental de toute bonne constitution ne s'élève-t-il pas contre ceux de ces tribunaux qui ne se trouvent actuellement composés que de clercs et de nobles, parce que ces tribunaux ayant déjà un certain nombre de places affectées aux ecclésiastiques, ont encore porté l'oubli des principes jusqu'à se faire une loi par des arrêtés secrets, mais avoués et exécutés, de n'admettre dans leur sein, pour exercer des offices qui n'anoblissent la plupart qu'au second degré, que des citoyens nobles ou déjà anoblis. Ainsi, ces tribunaux préférant la noblesse à la capacité pour une fonction publique où la capacité est essentielle et la noblesse très-indifférente, ont sacrifié les droits de leurs concitoyens, la justice due au vrai mérite, et par là le bien réel du service à une inexcusable vanité de corps. La Constitution peut-elle conserver ces tribunaux proscrits d'avance par les maximes sur lesquelles elle est établie ? Ne violent-ils pas par leur composition le dogme imprescriptible de l'égalité civile ? Sont-ils autre chose que des corporations d'anciens privilégiés ? Le plus grand nombre des citoyens y trouve-t-il quelqu'un de ses pairs ? Conservez ces confédérations d'individus des deux classes qui voulaient ici former des ordres ; elles ne cesseront de déposer par le fait contre l'abolition des ordres, et de provoquer leur résurrection.

Ajoutons que la sûreté de la Constitution tient à ce qu'il ne subsiste plus aucun rejeton vivace du trône inconstitutionnel qu'elle a abattu et qu'elle remplace. Considérons que l'esprit public, qui doit naître de la régénération pour en assurer le succès, n'a pas de plus dangereux ennemi que l'esprit de corps, et qu'il n'y a pas de corps dont l'esprit et la hardiesse soient plus à craindre que ces corporations judiciaires, qui ont érigé en principes tous les systèmes favorables à leur domination, qui ne pardonneront pas à la nation elle-même de reprendre sur elles l'autorité dont elles ont joui, et qui ne perdront jamais ni le souvenir de ce qu'elles ont été, ni le désir de recouvrer ce qui leur est ôté. Disons enfin sans crainte, puisque la vérité et l'intérêt de la patrie le commandent, que si la nation doit s'honorer de la vertu de quelques magistrats bons patriotes, une foule de faits malheureusement incontestables annoncent que le plus grand nombre résiste encore à se montrer citoyen, et qu'en général l'esprit des grandes corporations judiciaires est un esprit ennemi de la régénération. Ce qui s'est passé à Rouen, à Metz, à Dijon, à Toulouse, à Bordeaux, et surtout à Rennes, en fournit une preuve éclatante qui dispense d'en rapporter d'autres.

Concluons qu'il est nécessaire de recomposer constitutionnellement tous nos tribunaux, dont l'état actuel est inconciliable avec l'esprit et les principes de notre constitution régénérée.

Mais sur quelles bases organiserez-vous le nouvel ordre judiciaire ? C'est ici le second point de la question qui s'offre à votre examen.

Une bonne administration de la justice paraît attachée principalement aux trois conditions suivantes : 1° que les tribunaux ne soient pas plus nombreux que ne l'exige la nécessité réelle du service ; 2° qu'ils soient cependant assez rapprochés des justiciables pour que la dépense et l'incommodité des déplacements ne privent aucun citoyen du droit de se faire rendre justice ; 3° que, hors les cas où la faculté de l'appel est, par la modicité de l'objet, plutôt une aggravation qu'une ressource, il y ait toujours deux degrés de juridiction, mais jamais plus de deux.

Attachons-nous d'abord à la composition du premier degré, c'est celle qui présente le moins d'embarras. Le comité vous propose un juge de paix par canton, et un seul tribunal royal par district.

L'établissement des juges de paix est généralement désiré ; il est demandé par le plus grand nombre de nos cahiers ; c'est un des plus grands biens qui puisse être fait aux utiles habitants des campagnes. La compétence de ces juges doit être bornée aux choses de convention très-simple et de la plus petite valeur, et aux choses de lait qui ne peuvent être bien jugées que par l'homme des champs, qui vérifie sur le lieu même l'objet du litige, et qui trouve, dans son expérience, des règles de décision plus sûres que la science des formes et des lois n'eu peut fournir aux tribunaux sur ces matières.

Le comité propose que les juges de paix puissent juger, sans appel, jusqu'à la valeur de cinquante livres, parce qu'un plaideur n'a rien gagné réellement, même en gagnant sa cause, lorsqu'il a plaidé par appel en justice réglée pour un aussi petit intérêt, s'il calcule ce qu'il lui en a coûté en perte de temps, en dépense de déplacement et en faux frais de procédure. Je sais bien que cinquante livres peuvent former, dans la fortune de plusieurs citoyens, un objet important ; mais ces citoyens-là sont ceux qu'il faut défendre de la tentation de jouer à une loterie qui les ruine complètement s'ils perdent, et qui ne leur fait rien gagner s'ils ne perdent pas. Pour décider sainement si l'appel doit être permis ou non, ne considérez pas ce que l'objet du procès peut valoir, relativement à celui qui plaide, mais ce qu'il vaut en lui-même, et s'il pourrait, sans se trouver absorbé, supporter le déchet inévitable qu'il éprouverait par l'effet corrosif d'un appel.

Il faut écarter des fonctions de juges de paix l'embarras des formes et l'intervention des praticiens, parce que la principale utilité de cette institution ne sera pas remplie si elle ne procure pas une justice très-simple, très-expéditive, exempte de frais, et dont l'équité naturelle dirige la marche, plutôt que les règlements pointilleux de l'art de juger. Il faut que, dans chaque canton, tout homme de bien, ami de la justice et de l'ordre, ayant l'expérience des mœurs, des habitudes et du caractère des habitants, ait par cela seul toutes les connaissances suffisantes pour devenir à son tour juge de paix.

Le comité a proposé que les juges de paix connaissent de toutes les causes personnelles jusqu'à la valeur de cent livres, à la charge de l'appel ; et il a déterminé plusieurs cas dans lesquels il lui a paru nécessaire que ces juges fussent compétents, à quelque valeur que les demandes pussent se monter. Ces cas sont ceux qui fournissent les plus fréquentes occasions de procès entre les habitants des campagnes, ceux dont le plus sûr moyen de décision est dans l'inspection de la chose contentieuse, ceux enfin que les tribunaux ne jugent eux-mêmes qu'après avoir emprunté les lumières et le jugement préalable des experts. Cette compétence, nécessaire dans l'esprit de l'institution des juges de paix, est d'ailleurs sans inconvénient, parce que peu de ces procès excéderont la valeur de cent livres, parce que les habitants des campagnes sont toujours meilleurs juges en ces matières que les hommes de loi, et parce que, en cas d'injustice manifeste, leurs jugements seront réformables.

Enfin, l'appel des sentences des juges de paix se portant et se terminant sommairement au tribunal royal de district, il a paru à votre comité que tout était rempli pour que cette classe de procès minutieux, qui sont le fléau des campagnes, se trouve désormais expédiée avec cette simplicité et cette douceur de régime qui conviennent à un peuple raisonnable et à un gouvernement populaire et bienfaisant.

La compétence du tribunal royal de district commence où finit celle des juges de paix ; elle complète le système du premier degré de juridiction dans l'ordre ordinaire.

Le plan du comité n'offre que trois points essentiels à votre examen : le nombre des tribunaux de district, le nombre des juges en chaque tribunal, et le taux de la compétence en premier et dernier ressort jusqu'à la valeur de 250 livres.

C'est le nombre des tribunaux de première instance surtout qu'il s'agit de fixer avec sagesse. Il n'en faut que pour la stricte nécessité, en ne mettant pas toutefois le besoin de plaider au niveau des premières nécessités de la vie ; car si vous vouliez le satisfaire avec cette aisance et cette commodité qui provoquent le goût et excitent la tentation, vous couvririez le royaume de tribunaux ; chaque canton, chaque ville ou même chaque bourg aurait le sien ; mais alors ne serait-il pas évident que l'esprit de votre Constitution, au lieu de réprimer la fureur de plaider, comme un des fléaux les plus destructeurs de la prospérité des familles, tendrait au contraire à la favoriser ? Un seul tribunal doit suffire en chaque district, soit qu'on considère la mesure commune de territoire sur laquelle les districts ont dû être distribués, soit qu'on s'attache au taux commun de la population qu'ils doivent renfermer ; et si le principe général de la composition des districts avait été négligé dans la division des départements, de manière que plusieurs excédassent de beaucoup la proportion commune, alors il paraîtrait sage de pourvoir au service suffisant de la justice, plutôt par une augmentation de juges dans le tribunal de district que par la multiplication des tribunaux dans le même district.

Quant au nombre des juges en chaque tribunal, il importe d'autant plus de le calculer sévèrement, que le nombre surabondant n'ajoute rien à la bonté du service, et que, vu la grande quantité des tribunaux de district, les moindres réductions dans leurs dépenses présentent un objet d'économie très-considérable.

En examinant combien la subdivision des départements en districts a été faite inégalement, puisque le nombre des districts varie depuis trois jusqu'à neuf, quoique les départements soient à peu près égaux en surface, il paraît difficile de conserver le nombre égal de cinq juges en chaque tribunal de district. Cette égalité numérique des juges était établie sur la supposition que les districts seraient à peu près égaux eu territoire et en population. Vous verrez, messieurs, s'il ne serait pas maintenant plus convenable de déterminer que les tribunaux de district ne seront composés de cinq juges et d'un procureur du roi que dans les départements où les districts sont au-dessous du nombre fixé, et que, dans les départements où il y a six districts et au delà, il n'y aura que trois juges et un procureur du roi en chaque tribunal. Ce nombre paraît réellement suffisant pour la nécessité du service, en obligeant ces tribunaux à donner autant d'audiences par semaine que l'expédition des affaires l'exigera, et en autorisant le secours des assesseurs pris par supplément parmi les hommes de loi, dans le cas de maladie ou d'absence légitime d'un des juges. Cette disposition, qui proportionnerait mieux la force des tribunaux à l'étendue de leurs ressorts, assurerait aussi une meilleure composition de ces tribunaux, en n'y laissant de places que pour les plus excellents sujets ; elle produirait d'ailleurs une économie importante sur la dépense annuelle de la justice.

A l'égard de la compétence en premier et dernier ressort à attribuer aux tribunaux de districts, il ne pourrait y avoir de difficulté sérieuse que pour savoir si le taux de cette compétence ne devrait pas être augmenté au-dessus de 250 livres. Les considérations exposées plus haut pour motiver le dernier ressort des juges de paix jusqu'à 50 livres, reçoivent ici une nouvelle application, en remarquant de plus que les tribunaux de district étant le premier degré de la justice réglée, c'est en ces tribunaux que sont portées les plus minutieuses affaires entre les citoyens les moins en état de supporter les frais de procédure ; que ces tribunaux, obligés de suivre l'exactitude des formes, ne seront accessibles que sous la direction des officiers ministériels qui en occupent les avenues ; et que les appels seront portés à des cours supérieures plus éloignées, toujours moins expéditives, et autour desquelles les dépenses inévitables d'abord, et trop ordinairement ensuite, les occasions de dépenses superflues se multiplient. Vérifiez la situation du plaideur qui a plaidé par appel dans une cour supérieure, ou même dans un présidial, pour une propriété de 10 livres de revenu ou de 250 livres de capital : s'il a perdu sa cause, voyez s'il n'a pas perdu deux ou trois fois la valeur de l'objet de ses poursuites ; et, s'il a gagné le procès, voyez encore s'il gagne réellement la valeur de la propriété qui lui est adjugée. Vous protégerez donc l'intérêt particulier en refusant l'appel dans tous les cas où, par la modicité de l'objet en litige, son avantage n'est qu'illusoire, quand il n'est pas ruineux ; et plus vous donnerez de latitude à cette base de la nouvelle organisation judiciaire, plus il vous deviendra facile d'en simplifier le système général.

Je m'arrête ici, messieurs, parce que les observations qui se présentent ultérieurement étant relatives à la constitution de la justice par appel, tiennent à une nouvelle branche de la discussion : elles me conduiraient trop loin en cet instant, et seraient d'ailleurs prématurées. Je ne me suis proposé, en ouvrant la discussion, que de vous présenter de premiers aperçus ; d'abord sur l'ordre qui me paraît le plus utile à suivre dans le cours de cette discussion, ensuite sur les vues qui ont déterminé les premières parties du projet qui vous est soumis, et qui doivent être aussi les premières à prendre en considération.

Je pense qu'il est avantageux de commencer par décréter explicitement les maximes constitutives du pouvoir judiciaire : j'en ai dit les raisons ; et si elles vous paraissent déterminantes, chacun des articles composant le premier titre du projet doit être délibéré, et faire la matière d'un décret.

Vous pourrez passer, immédiatement après, à l'organisation des tribunaux qui formeront le premier degré de juridiction ; vous vérifierez chacune des dispositions que le comité vous a présentées, et dont je viens d'exposer les principaux motifs, sur l'établissement des juges de paix et des tribunaux de district.

La constitution du degré supérieur de juridiction pour le jugement des appels, et celle des autres parties nécessaires pour compléter le système judiciaire, viendront se placer successivement dans l'ordre du travail. Chacune de ces parties offrira des considérations particulières qu'il serait inutile, disons même nuisible, à la bonté et à l'accélération de vos délibérations, de vouloir embrasser toutes à la fois. Je solliciterai, mais avec la plus grande retenue, l'indulgence de l'Assemblée, pour lui présenter de nouveaux développements, lorsque le progrès de la discussion aura pu les rendre utiles.

 

FIN DU QUATRIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Cette caisse a fourni en apparence 52 millions, mais qui ne nous ont valu que 39 millions de secours, parce que les administrateurs ont voulu fournir en payement 13 millions qu'ils avaient avancés ci-devant sur les produits de la loterie et sur les emprunts de Languedoc, de Bretagne et d'Artois. Cependant, d'après ma ferme opinion et une sorte de convention tacite avec quelques administrateur, j'avais toujours compté qu'ils ne déduiraient point cette avance particulière des 80 millions promis pour 1790, et qu'ils s'en rembourseraient sur le produit des recouvrements successifs que je viens d'indiquer. A. M.

[2] L'Assemblée nationale vient de fixer, par son dernier décret, la réduction des dépenses à 60 millions, à commencer du 1er avril ; mais il sera absolument impossible de remplir son intention à compter de l'époque qu'elle a déterminée ; je l'avais fait observer à messieurs du comité des Douze.

Note du 3 mars. A.M.

[3] Les déclarations pour Paris se montent à près de 30 millions. Le nombre des déclarants est d'environ 12.000. Note du 3 mars. A.M.

[4] On laisse à part quelques petites augmentations de recettes et de dépenses annuelles survenues depuis le 1er mai 1789, afin de ne pas multiplier ici les détails. A.M.

[5] La différence entre ce résultat et celui de 60 millions qui a donné lieu au décret de l'Assemblée nationale, vient de ce que le comité des finances, dans son rapport pour établir le bénéfice sur les pensions, a comparé la somme à laquelle il évalue qu'elles seront réduites, avec la somme à laquelle ces pensions se montaient avant la réduction opérée sous le ministère de Mgr l'archevêque de Sens ; or, cette réduction de 4.889.000 liv. étant portée en recette dans le, compte général de 1879, on ne peut pas la présenter comme un bénéfice relatif au résultat du compte de 1789. On a compris de plus, dans les économies applicables aux fermes et aux régies, des bénéfices qui ne peuvent avoir lieu en entier qu'à l'époque où l'on remboursera les fonds des fermiers ou des régisseurs.

Le fonds destiné aux dépenses imprévues et aux dépenses intérieures de l'administration me paraît trop rigoureusement limité.

Enfin je n'entends pas bien l'engagement final de former, d'une manière ou d'autre, une réduction de 60 millions, car une dépense ne peut être réformée qu'au moment où l'on sait avec certitude qu'elle n'est pas indispensable.

Note du 3 mars. A.M.

[6] On a dit, dans le commencement de ce mémoire, que les anticipations pour les dix derniers mois de cette année, se montaient à 124.000.000 liv.

Il faut y ajouter les renouvellements faits à un an, pendant les deux premiers mois de cette année : 17.000.000 liv.

Ce qui fait un total d'anticipation de 141.000.000 liv.

A. M.