HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME QUATRIÈME

LIVRE QUATRIÈME

 

CHAPITRE II. — LES CHÂTEAUX BRÛLENT.

 

 

Les châteaux avant la Révolution. — Haines du village contre l'homme du fief et l'homme de la maltôte. — Mandrin ; ce qui le rendit possible. — Les paysans. — Les mendiants. — Guerre aux châteaux. — Guerre aux bureaux des aides. — Les contrebandiers protégés par la population. — Connivence des municipalités. — Ce qu'on écrivait, devant la porte des châteaux, sur des potences. — Incendies. — La comtesse de Montmorency ; son attitude guerrière. — Brigands salariés par la contre-révolution. — Assassinat du maire de Troyes ; quels furent les meurtriers. — Les vignerons d'Orléans soulevés. — Le prévôt Bournissac à Marseille. — Retentissement de ces troubles à Paris. — Bailly à genoux devant Louis XVI. — Étrennes nationales bassement offertes. — Noble réserve de Louis XVI.

 

L'année 1790 s'ouvre par un spectacle inattendu : Bailly est à genoux devant Louis XVI. D'un air humble, d'une voix soumise, en esclave qui prie, il vient apporter au roi les hommages de Paris en révolution !

De son côté, le président de l'Assemblée nationale... mais avant de parler de ces respects qu'une fatalité morne changea si vite en colères, et pour en mieux marquer le caractère étrange, il convient de rappeler où la France, celle des provinces, en était alors.

Sur les confins de la Marche et du Berry, dans le pays qu'on appelle la Varenne, et qui n'est qu'une vaste lande coupée de bois de chênes et de châtaigniers, on trouve, au plus fourré et au plus désert de la contrée, un petit château en ruines, tapi dans un ravin, et dont on ne découvre les tourelles ébréchées qu'à environ cent pas de la herse principale. Les arbres séculaires qui l'entourent et les roches éparses qui le dominent, l'ensevelissent dans une perpétuelle obscurité, et c'est tout au plus si, en plein midi, on peut franchir le sentier abandonné qui y mène, sans se heurter contre les troncs noueux et les décombres qui l'obstruent à chaque pas... Quand les bûcherons et les charbonniers, qui habitent les huttes des environs, passent, dans la journée, sur le haut du ravin de la Roche-Mauprat, ils sifflent d'un air arrogant, ou envoient à ces ruines quelque énergique malédiction ; mais quand le jour baisse et que l'engoulevent commence à glapir du haut des meurtrières, bûcherons et charbonniers passent en silence, pressant le pas, et de temps en temps faisant un signe de croix pour conjurer les mauvais esprits qui règnent sur ces ruines[1].

Comme elle fait bien comprendre la guerre aux châteaux, cette vive peinture fournie au génie du romancier par les souvenirs héréditaires du paysan : naïve histoire, la plus lumineuse de toutes peut- être, qui, d'âge en âge, et de veillées en veillées, se conserve dans les chaumières !

Le vieux Mauprat était un animal perfide et carnassier qui tenait le milieu entre le loup et le renard. II affectait beaucoup de politesse et ne manquait pas de moyens de persuasion avec les objets de ses vengeances. Il savait les attirer chez lui et leur faire subir des traitements affreux que, faute de témoins, il leur était impossible de prouver en justice. Jamais il n'y eut moyen de le saisir hors de sa tanière, quoiqu'il en sortît souvent et sans beaucoup de précautions apparentes. C'était un homme qui avait le génie du mal, et ses fils, à défaut de l'affection dont ils étaient incapables, subissaient l'ascendant de sa détestable supériorité, et lui obéissaient avec une discipline et une ponctualité presque fanatiques. Il était leur sauveur dans presque tous les cas désespérés, et lorsque l'ennui de la réclusion commençait à planer sous les voûtes glacées du château, son esprit, facétieusement féroce, le combattait par l'attrait de spectacles dignes d'une caverne de voleurs. C'étaient tantôt de pauvres moines quêteurs qu'on s'amusait à effrayer ou tourmenter ; on leur brûlait la barbe, on les descendait dans des puits, et on les tenait suspendus entre la vie et la mort, jusqu'à ce qu'ils eussent chanté quelque gravelure ou prononcé quelque blasphème. Tout le pays connaît l'aventure du greffier qu'on laissa entrer avec quatre huissiers, qu'on reçut avec empressement... et auquel on servit un banquet moqueur, après l'avoir presque étranglé entre deux portes, si bien qu'à son retour il tomba mort, en descendant de cheval, sur le seuil de sa maison[2].

 

Tous les seigneurs, à la vérité, ne ressemblaient point à ces hommes de fer, et tous les châteaux n'étaient pas de noires tanières. Il y avait, à l'époque de la Révolution, beaucoup d'habitations seigneuriales du genre de celles où s'était égayé Voltaire, où Helvétius et d'Holbach exercèrent l'hospitalité du bel esprit, où Housseau fut recueilli pieusement, où Diderot maria sa fille. Là, plus d'épaisses murailles, plus de tourelles sombres, plus de mâchicoulis, plus de meurtrières, et, à la place d'un maître vêtu d'acier, un maître en élégant habit de satin[3]. Mais, pour s'être ainsi fardée, l'oppression n'en était pas moins rude, et c'est en parlant même de ces châteaux charmants et de ces jolis seigneurs, qu'un écrivain d'une naïveté profonde a dit : C'est pour les loisirs du château que le village suait dans les champs, dans les prés, dans les vignes ; c'est pour que le château dormît jusqu'à midi que le village se levait avant le jour ; c'est pour que le château eût des hors-d'œuvre, du rôt, des sucreries, fit fête, que le village se nourrissait de pain noir, jeûnait[4].

Et puis, impossible d'échapper à la grange dîmeresse où il fallait que le pauvre villageois portât agneaux, veaux, poulets, dindons, raisins, les dîmes des pois et celles des gerbes, les dîmes des millets et celles des dragées, les dîmes vertes et les dîmes blanches[5].

Ah ! c'eût été merveille que la haine du château n'eût pas été toujours vivante au cœur du paysan, lorsque tout concourait à l'entretenir de cette haine, et la chanson qui l'avait bercé encore enfant, et les récits du soir, et les proverbes vengeurs dont s'enrichissait volontiers sa mémoire, et la légende dont s'amusait son vieil âge ! Un gentilhomme apparaissait tous les jours, entre chien et loup, au fond de la vallée de Galie, près Versailles, tenant une canne à pomme d'or, et priant tous ceux qui passaient de lui en rendre cinq cents coups qu'il avait donnés mal à propos aux gens du pays chassant sur ses terres[6].

Et ne disait-on pas proverbialement, parmi la gent villageoise :

Dissolution des Castellane,

Malice des Barras,

Tricherie des Dubreuil,

Déloyauté des Beaufort,

Vanterie des Boniface ?[7]

Quand on semait l'or dans les jardins, afin de les rendre stériles, parce qu'il fallait copier les Anglais, et quand des chars, où l'on n'arrivait que par de magnifiques escaliers, servaient de trône à l'impudique rivale de la dame du logis, le paysan n'en savait-il rien ? Et pouvait-il ne pas fondre en larmes, quand il voyait sa moisson, au moment d'être récoltée, devenir la proie d'animaux qu'il n'osait tuer, de peur de la prison[8] ?

Malheur donc au château, le jour où le village se sentirait le maître !

Autre ennemi mortel du paysan : l'impôt, l'impôt, sous forme de collecteurs de tailles, d'employés de fermes, de douaniers. Rappelons, rappelons ici que, pour les traitants, la France était un pays conquis ; que, tenant le peuple sous leurs genoux, ils le saignaient à la gorge ; qu'ils disposaient, contre la misère réduite à la fraude, de toutes sortes d'armes terribles : prisons, galères, potences et tribunaux féroces ; que leur avidité s'arrêtait seulement où il ne restait plus rien à prendre, et qu'il y eut tel arrêt du conseil dans lequel on peut lire : Il y a beaucoup de gens en Bourgogne qui ne consomment aucuns sels... La pauvreté où ils sont actuellement de ne pas avoir de quoy acheter, non pas du bled ni de l'orge, mais de l'avoine pour vivre, les oblige de se nourrir d'herbe[9].

Nous avons dit[10], sur la situation que l'ancienne tyrannie de l'impôt faisait aux malheureux campagnards, des choses qu'il est de toute justice d'avoir bien présentes à l'esprit en ce moment, puisque, hélas ! l'heure des représailles est venue.

Qui n'a entendu parler de Mandrin, le colonel général des faux-sauniers et contrebandiers de France ? De même qu'autrefois on avait vu Bertrand Duguesclin prendre le commandement, de ce ramas de brigands intrépides qui, sous le nom de grandes compagnies, infestaient alors la France, de même, au milieu du dix-huitième siècle, Mandrin s'était mis à la tête d'une année d'hommes farouches ou de victimes irritées, non pour s'en aller, comme avait fait Duguesclin, détrôner un roi d'Espagne au profit de son frère, mais pour délivrer le peuple de l'épouvantable tyrannie des fermiers généraux. Or, quand la Révolution vint, il n'y avait pas quarante ans que Mandrin était mort, et son nom, toujours répété avec mystère parmi le peuple superstitieux des campagnes, leur était moins un sujet d'effroi qu'un sujet d'admiration ou de regret. On se rappelait comment, du haut des montagnes du Dauphiné, sonnant de la trompe, il avait fait accourir et se ranger autour de lui des bandes redoutables, et qu'il avait conduit sa guerre aux impôts à la manière des grands capitaines, livrant bataille, mettant en fuite des troupes réglées, forçant des villes à capituler, tenant le pays enfin depuis la Franche-Comté jusqu'à l'Auvergne ; si bien que cent cinquante mille hommes n'avaient pas suffi pour le réduire, et qu'il avait fallu recourir contre lui à la trahison. Puis, lorsque, livré par la femme qu'il aimait, il avait été traîné au supplice, comme il s'était montré fier, éloquent, inaccessible à la peur ! comme il était bien mort[11] !

A la suite d'une brochure financière, publiée en 1789 sous le titre de Analyse du testament politique de Mandrin, et dédiée à l'Assemblée des États généraux, on trouve plusieurs lettres fort curieuses, fort vraisemblables, que l'auteur assure avoir été écrites à Mandrin de son vivant, et qui toutes témoignent du vif intérêt qui s'attachait à ses entreprises. Tantôt c'étaient des secours qu'on lui offrait, tantôt des encouragements anonymes qu'on lui faisait parvenir, tantôt des avis secrets qu'on s'empressait de lui donner :

Monsieur le général,

Si vous avez besoin de munitions de guerre, nous sommes prêts à vous en fournir. Vous pouvez compter notre communauté pour quatre cents fusils, deux barils de poudre, trois quintaux de balles, six cents rations de pain, cinquante sacs de farine et cent d'avoine. Je suis, etc.

 

Monsieur,

A côté de la petite vallée de M... ne, il y a un bois de deux lieues de long sur une de large. Cet endroit pourrait d'autant mieux vous servir d'asile contre les troupes réglées, que pas un seul commandant n'en connaît l'entrée ni l'issue, et qu'aucun habitant du pays ne leur servira de guide. Mais, en cas de trahison, il y a un retranchement naturel au milieu du bois, où vous serez plus en sûreté que dans la plus forte citadelle du monde. Tous les régiments de France y périraient les uns après les autres. Dans une affaire réglée, vous joueriez là le rôle que le roi de Sardaigne joua au col de l'Assiette[12]. Je suis, etc.

 

Ce qui est bien certain, c'est que Mandrin n'aurait jamais pu tenir en échec toutes les forces du royaume, s'il n'eût trouvé aide et appui dans la haine profonde qu'inspirait aux campagnes le despotisme spoliateur des employés des fermes. Et quelle dénonciation terrible des abus de l'ancien régime que la puissance d'un chef de brigands, que sa popularité !...

C'est qu'en effet la France, aux mains des fermiers généraux, était réellement un pays mis au pillage. Les droits de contrôle, par exemple, s'élevaient jusqu'au douzième des sommes stipulées dans les actes ; il fallait payer le papier timbré huit cents, mille et jusqu'à douze cents pour cent au-dessus de sa valeur, et le sel de cinq cents à douze cents pour cent, selon qu'on se trouvait en pays de grandes ou de petites gabelles ; le vin, le cidre, l'eau-de-vie, dans leur transport d'une ville à l'autre, étaient soumis à trente droits différents ; pour la poudre d'amidon, on avait à payer le tiers de sa valeur ; pour les cuirs de tannerie, de mégisserie, un cinquième ; pour le papier, un quart. Que dire encore ? Ce n'est point exagérer que d'évaluer au cinquième de la masse totale des impôts ce que les fermiers percevaient en fraude, soit par la quantité de terre et d'eau ajoutée au tabac, soit par les tributs arbitraires que les préposés levaient aux portes des villes, soit par les suppléments de sols, anciens sols, nouveaux sols pour livre, par fausses mesures aux gabelles, par faux poids aux douanes[13]. Qu'importait au fermier le prix du bail : est-ce que ce n'était pas le peuple qui en faisait les fonds ? Et quel frein mettre à la rapacité de la maltôte, devenue héréditaire ? à quel contrôle assujettir le métier de financier, devenu un art de famille ? Est-ce que tous ces hommes-sangsues n'avaient pas intérêt à dérober à l'État la connaissance, et du chiffre vrai des revenus, et du meilleur moyen de les percevoir[14] ?

Le nombre des commis, gardes, employés, buralistes, qu'occupaient les fermes royales est porté à trois cent mille dans l'Analyse du testament politique de Mandrin, à deux cent cinquante mille seulement dans l'ouvrage de Necker sur l'Administration des finances. Même en admettant cette dernière évaluation, qu'imaginer de plus dévorant ? A la vérité, sur ces deux cent cinquante mille individus, il y en avait deux cent mille qui se chargeaient de la collecte des tailles et capitations, sans recevoir des fermiers aucun salaire. Mais la collecte se faisait-elle pour cela gratis ? Non. Un droit de commission était attaché au recouvrement, et si dans beaucoup de paroisses ce droit ne s'élevait pas au-dessus de deux cents livres, il était dans les bons villages de cinq cents, de six cents et même de mille livres[15]. Quant aux cinquante mille autres préposés, non-seulement ils touchaient des appointements fixes, mais ils formaient une armée régulière, répartie par bataillons, et ayant, tout comme celle du prince, ses divisions dans les grades. Étrange spectacle, n'est-ce pas, que celui de cinquante mille hommes, la plupart gens de sac et de corde, militant de la plume ou du sabre pour dépouiller le peuple au profit des fermiers, c'est-à-dire au profit des cuisiniers en renom, des courtisanes en vogue et des filles d'Opéra ! Armée ! oh ! c'est bien ici le mot propre ; car les soldats de la finance étaient armés jusqu'aux dents, et très-volontiers ils se servaient du sabre, au point que le seul nom de gapiants faisait frémir[16].

Sur les vexations de tout genre qui marquaient la levée des impôts, sur les invasions du domicile, sur les saisies, sur les exécutions inexorables, nous avons eu déjà occasion de donner des détails auxquels nous renvoyons le lecteur.

Oui, quand le paysan ne payait point au terme expiré., autant eût valu pour lui qu'il fût mort. Car aussitôt la contrainte se mettait en marche ; le collecteur accourait, menaçant et inévitable ; il enlevait de dessus les buissons les hardes qui séchaient au vent ; et, le linge ne suffisant pas, voilà qu'on entrait dans la chétive maison du taillable ; et son lit, , ses meubles boiteux, le cher berceau de ses enfants, jusqu'au toit de la cabane, on enlevait tout. On en a vu, écrit le maréchal Vauban, démolir les maisons pour en tirer les poutres, les solives et les planches[17].

Un voyageur, un Anglais, raconte que, gravissant un jour une colline, bride en main, il rencontra une malheureuse femme, la misère en personne. Elle paraissait avoir soixante ans et n'en avait pas trente-huit. Elle possédait une ferme, une vache et même un petit cheval. Mais elle était chargée de sept enfants, et quand elle eut expliqué à l'étranger ce qu'il lui fallait payer : redevance au seigneur, taxes pour le roi, taxes pour l'Église, taxes sur chaque souffle de vie, taxes toujours, elle ajouta d'une voix qui était bien la voix de la France des pauvres : J'ai appris que quelque part, de quelque manière, quelque chose doit être fait pour le pauvre : que Dieu nous envoie cela bientôt ! car les taxes nous tuent[18].

La vengeance avait, de la sorte, son armée prête à entrer en campagne ; mais le désordre avait la sienne aussi, et non moins bien préparée. Des paysans formaient la première, les mendiants formaient la seconde.

Avant l'invasion des économistes, la charité seule avait eu mission de conjurer les périls du vagabondage. A celui qui n'avait pas de toit s'ouvrait la grange hospitalière ; l'indigent trouvait à réchauffer son corps glacé au foyer de l'homme doux, dont le jeune fils, portant dans sa petite main la pièce de monnaie destinée à l'aumône, apprenait à être bon, à se sentir noblement ému, à aimer, à mêler le sourire à des larmes. Ô admirable enfantillage des âmes tendres ! Pourquoi donc est elle si touchante, cette vieille psalmodie des pauvres du Rouergue :

Que l'aumône, que la charité,

Devant Dieu soit présentée,

A cette heure, à l'heure de notre mort,

Ainsi soit-il ?[19]

On put citer, en ce temps-là, de bons villageois qui, plus magnifiques, proportion gardée, que des princes, recevaient chaque jour à leur table jusqu'à vingt-cinq passants cherchant à vivre[20]. Grave abus, dira-t-on. Eh ! qui le nie ? D'autant qu'à côté des vieillards vraiment vieux et des estropiés ayant en effet perdu l'usage de leurs membres, il y avait nombre de gueux rusés, avec des habits, des tailles, des âges, des figures, des ulcères de rechange. Vint la philanthropie des économistes. Elle opina très-sagement que la mendicité est un fléau, et, en attendant qu'on s'avisât, pour remède suprême, de chiffrer la misère, de la patenter, de l'immobiliser, de la municipaliser, des maisons de force infectes, horribles, furent en sa faveur établies d'un bout à l'autre de la France[21] ! Mais, tout mendiants qu'ils étaient, les mendiants n'étaient pas si bien morts qu'on pût de la sorte les coucher dans le tombeau, sans qu'ils essayassent d'en soulever la pierre. De la maison de force d'Orléans, de la Tour-Neuve, du Sanitas, beaucoup s'échappèrent, la marque du fouet sur leurs épaules, des taches de sang sur leurs guenilles, et le cœur plein de rage. Organisée pour le désordre, et, même sous des chefs, effrénée, leur foule ne tarda pas à être grossie, doublée, triplée, quadruplée[22], par la cessation des travaux, par la disette des grains, par les ouvriers fainéants, par les déserteurs, par les parasites, jusque-là que, peu de temps après le 14 juillet, elle tenait à la disposition du chaos deux millions de bouches béantes et quatre millions de bras levés.

Et vous, qu'on vit un jour descendre de la cime du Mont Dore, sur de grands sabots, en jupes de laine, et des ceintures de cuir garnies de clous de cuivre autour des reins[23], fantômes au visage blême, aux cheveux plats, qui vous avanciez serrés l'un contre l'autre, en battant la mesure avec vos coudes pour vous exciter au combat et en poussant des cris aigus, n'étiez-vous qu'une force aveugle lancée au hasard, ou plutôt, derrière le démon qui semblait vous pousser en avant, n'y avait-il pas la main d'un Dieu ?

En tout cas, les agitateurs ne manquèrent point, et, dans le nombre, il y en eut de singuliers, car il est bien certain que les ennemis de la Révolution furent des premiers à lui souffler des pensées de fureur : ils comptaient l'abattre, s'ils parvenaient à la jeter dans le délire.

Voilà par quel ensemble de causes, celles-ci naturelles, celles-là surhumaines et se rapportant à l'action de l'éternelle justice, s'expliquent les violences commises, dans les provinces, à la fin de 1789 et durant le mois de janvier 1790. Une fois allumé sur le passage du vent, l'incendie ne trouvait que trop à se propager ; sur les points mêmes qu'il ne devait pas atteindre, des lueurs sinistres l'annoncèrent, et nous n'aurons pas la faiblesse de taire des désastres que rachetèrent tant de bienfaits.

Nous dirons donc que le Lyonnais, par exemple, et l'Alsace et la Franche-Comté, furent ravagés, furent remplis d'épouvante par des brigands qui, sortis du Mâconnais, s'en allaient agitant d'une main un faux édit royal qui autorisait le pillage, et tenant dans l'autre main une torche[24].

A Limoges, le cri de révolte était : Aujourd'hui le pain, demain l'argent, après-demain le feu[25].

A Brives, devant le château de Lissac, on avait planté une potence sur laquelle se lisaient ces mots : Ici sera pendu le premier habitant qui portera la rente au seigneur. Ici sera pendu le seigneur lui-même, s'il la reçoit[26].

Dans le Rouergue, le château de l'Etang, celui de la Roque-Montanet, celui de Vergette furent assaillis ; il fallut abandonner les droits seigneuriaux, restituer les rentes perçues[27].

On pilla, on brûla le château de Lastours, qui appartenait à Cazalès[28].

Quelquefois, les propriétaires se défendirent, soutinrent un siège. On cite la comtesse de Montmorency qui, voyant son château de Claux menacé, prit des pistolets, et les montrant : Voilà la plume dont je me servirai pour signer l'abandon de mes droits. Le 30 janvier 1790, attaquée, elle fit une sortie à la tête de ses gens, et, le lendemain dimanche, comme le château devait être investi après la messe, elle se rendit armée d'un sabre à l'église, où sa contenance guerrière imposa[29].

Vers la fin de janvier 1790, la paroisse de Caban et les paroisses circonvoisines étaient en pleine insurrection. On avait publié, à l'issue des messes paroissiales, qu'il était défendu de payer la rente aux seigneurs. Les bancs des églises furent brûlés[30].

Dans l'Agenois, on avait proscrit toutes les girouettes[31].

En beaucoup d'endroits, loin de s'opposer aux emportements populaires, la municipalité les favorisait. C'est ainsi que, dans les environs de Rennes, deux cents paysans armés s'étant jetés sur les châteaux de MM. de Langan de Cintré et de La Voltais, la municipalité de Rennes, appelée au secours, resta inactive, jusqu'à ce que les seigneurs fussent venus prêter devant elle le serment décrété par l'Assemblée nationale. La municipalité de Quimperlé refusa également de sévir contre les bandes qui parcouraient la contrée. La municipalité de Guingamp fit plus : pendant qu'on dévastait les châteaux de Boispeau et de Granville, qu'on livrait aux flammes les archives de MM. de Rieux et de Guer, qu'on incendiait les dépôts des notaires de Nozay, de Guéméné, de Pépriac, elle s'emparait des munitions de guerre des troupes réglées en garnison dans la ville[32].

Nous avons dit que l'homme de l'impôt n'était pas moins odieux au paysan que l'homme du fief. Aussi l'histoire de ces troubles montre-t-elle constamment, à côté des châteaux envahis, les employés des fermes ou de la douane maltraités, et les frais de fourrière payés par les employés eux-mêmes. A Mareuil, à Péronne, à Saint-Quentin, à Amiens, dans toute la Picardie, dans la généralité d'Alençon, ce ne sont que bureaux des aides forcés, que registres en feu. Si des prisonniers sont faits, on les délivre ; si la contrebande a besoin d'être protégée, la population s'en charge. Que les huissiers se tiennent sur leurs gardes ! C'est une rude profession que la leur maintenant, loin des grands centres, et même quand, pour appuyer les décrets de prise de corps, ils ont à leur suite des hommes à cheval et portant sabre. A Bénejac, dans le Béarn, ne vit-on pas le maire prendre résolument un fusil, se mettre à la tête des habitants et marcher contre la maréchaussée qui escortait un huissier du parlement de Pau ? Les cavaliers furent chargés avec fureur, les prisonniers rendus libres. Quant au pauvre huissier, incarcéré d'abord, il fut ensuite promené autour de la ville, la chaîne au cou, avec ses recors blessés et désarmés, moyennant quoi, on voulut bien, à la pluralité des suffrages, lui faire grâce de la vie[33].

Que des inconnus, qui n'étaient ni des ouvriers, ni des villageois, ni des pauvres, ni des mendiants, aient pris une part active à ces désordres, et qu'ils aient poussé aux excès, soudoyé le meurtre, enflammé le brigandage par l'ivresse, c'est ce qu'il nous est bien permis de croire, puisque les écrivains contre-révolutionnaires l'avouent[34]. Dans le Rouergue, aux environs de Villefranche, quels étaient ces mystérieux étrangers, ces figures bizarres, qui battaient les villages ? Des personnages bien montés et bien vêtus[35]. On a dit que des mains ennemies répandaient l'or et le prodiguaient à nos factieux. C'est au politique exercé à dérober le secret des cabinets[36]. Ne voilà-t-il pas un aveu bien remarquable, dans la bouche d'un royaliste !

A Troyes, Huez, maire de la ville, déclare bonnes des farines que les chimistes avaient déclarées mauvaises. Là-dessus grande rumeur. Sur la place de l'Hippodrome, une fileuse de coton insulte le maire imprudent, et comme il descendait le grand escalier vis-à-vis la porte latérale de l'église de Saint-Étienne, un inconnu se jette sur lui, le terrasse. Relevé par quelques citoyens et conduit à vingt pas de là, on l'entoure de nouveau et il est assommé. Horreur ! une femme s'apercevant qu'il remue encore, lui crève les yeux avec ses ciseaux. Hâtons-nous de dire qu'il y avait là des scélérats à gage, qu'on trouva les poches des assassins garnies d'or, et, sur un d'eux, cent cinquante louis[37].

A Orléans, un convoi de blé est à demi pillé par une troupe de six cents vignerons, et, à la faveur de ce désordre, deux mille bandits, armés de fusils et de haches, accourent, ayant pour chef Jean Desbœufs, soldat de Touraine, homme d'une audace et d'une force prodigieuses. Combat terrible entre eux et les volontaires de Royal-Comtois. Au premier engagement, Jean Desbœufs avait reçu une balle dans la bouche, il était tombé mort. Les assaillants se dispersent, laissant beaucoup des leurs sur la place.

On fit des recherches dans le Portereau, où on les croyait retranchés, et qu'y trouva-t-on ? Un homme qui, barricadé dans sa maison, ne cessait de tirer des coups de fusil. Il se nommait Rimbert et confessa avoir reçu de l'argent pour ameuter les faubourgs et mettre en mouvement les vignerons de la banlieue ! La nuit venue, on le pendit[38].

Ces coups, quoique frappés au loin, ne pouvaient manquer d'être entendus à Paris, où tous les yeux étaient ouverts, toutes les oreilles attentives : la presse en avait prolongé l'écho ; la tribune en retentit : l'abbé Grégoire peignit d'une manière saisissante l'embrasement du Périgord, du bas Limousin, du Rouergue, d'une partie de la basse Bretagne ; un autre membre de l'Assemblée parla de brigands qui arrêtaient sur les chemins des paysans tranquilles, pour les forcer à suivre leur bande ; Cazalès, avec un calme qui n'était que l'ironie du ressentiment, raconta la destruction de son château ; enfin, dans un écrit violent, le vicomte de Mirabeau assura qu'à la tête des brigands on voyait des gens dont le travail n'avait pas flétri le visage, qui avaient un plan de campagne, qui parlaient latin[39].

En même temps arrivaient de Marseille des nouvelles de nature à ajouter à l'émotion publique. Cette ville, remplie d'étrangers, d'inconnus, de matelots de toutes les nations, et chargée de ce ramas d'hommes sans nom dont les grands ports de commerce sont ordinairement infestés, était depuis quelques mois en ébullition. Une lutte, ardente comme le soleil marseillais, y existait entre les habitants et le parlement d'Aix. Ce fut un beau jour pour l'antique et impressionnable cité des Phocéens que celui où le peuple alla délivrer à Aix et ramena en triomphe soixante-trois prisonniers, proie que ne voulait pas rendre une magistrature avide de poursuites, obstinée, vindicative. L'armée populaire avait placé ses protégés radieux sur des chariots ornés de guirlandes ; tout le long des avenues, ce n'était qu'un amphithéâtre de riants visages ; les libérateurs portaient au bout de leurs fusils des tronçons de chaînes brisées[40]. On défila devant un portrait du roi, mis sous un dais dans la salle du conseil ; on, chanta victoire ; on donna aux pauvres ; on fut heureux. Mais vinrent les heures du deuil. La tentative faite pour remplacer par une vraie garde nationale un janissariat mi-partie de nobles et de gros marchands donna lieu, sur la place de la Tourette, à une collision, dont l'unique victime fut, en appareil lugubre, promenée par les rues[41] : cadavre servant d'étendard. Des troubles s'ensuivirent, et la répression fut sans merci : dans le prévôt Bournissac, Marseille eut son Laubardemont. Enfin, dénoncé à l'Assemblée, et par Mirabeau, qui imprima sur le front de cet homme de sang la flétrissure d'une parole plus brûlante qu'un fer rouge, l'indigne prévôt échappa néanmoins à la vindicte publique[42], et l'attribution de l'affaire à la sénéchaussée de Marseille laissa dans cette ville les germes d'une fermentation dangereuse.

Ainsi, soit qu'on étudie les mouvements de la Révolution dans les grandes villes, soit qu'à la suite de l'esprit nouveau l'on parcoure les campagnes, partout la France de cette époque se montre saisie du genre d'ivresse où tombent les malades quand on les porte subitement au grand air. Et c'était pourtant au plus fort de cette fièvre des choses nouvelles, que, suivant quelque antique usage, Bailly allait se mettre à genoux devant Louis XVI, et que, les mains pleines de présents, l'Assemblée priait le roi d'accepter les étrennes nationales, que dis-je ? l'en suppliait :

Sire, l'Assemblée nous a députés vers Votre Majesté, pour qu'elle veuille bien fixer elle-même la portion des revenus publics que la nation désire consacrer à l'entretien de votre maison, à celle de votre auguste famille et de vos jouissances personnelles. Mais en demandant à Votre Majesté cette marque de bonté, l'Assemblée nationale n'a pu se défendre d'un sentiment d'inquiétude que vos vertus ont fait naître. Nous connaissons, sire, cette économie sévère qui prend sa source dans l'amour des peuples et dans la crainte d'ajouter à leurs besoins ; mais qu'il serait déchirant pour vos sujets, le sentiment qui vous empêcherait de recevoir le témoignage de leur amour ![43]

 

Ce discours, sous une forme d'une bassesse emphatique, rendait à Louis XVI, à son goût pour l'économie, à la simplicité de ses mœurs, un hommage qu'on lui devait plus noble et plus digne. Il répondit :

Je suis sensiblement touché de la délibération de l'Assemblée nationale... Je n'abuserai pas de sa confiance, et j'attendrai, pour m'expliquer, que, par le résultat de ses travaux, il y ait des fonds assurés pour le payement des intérêts dus aux créanciers de l'État, et pour suffire aux dépenses nécessaires à l'ordre public, à la défense du royaume. Ce qui me regarde personnellement est, dans la circonstance présente, la moindre inquiétude[44].

 

Pauvre roi ! Il disait vrai en ce moment, et bientôt nous le verrons tendre la main à la Révolution, dans l'espoir d'une conciliation possible. Mais non : il y avait derrière lui la logique d'airain de la royauté. et ceux dont les châteaux brûlaient !

 

 

 



[1] George Sand, Mauprat, t. I, p. 1.

[2] George Sand, Mauprat, t. I, p. 2 et 3.

[3] Monteil, Histoire des Français des divers États, t. III. Le Noble.

[4] Monteil, Histoire des Français des divers États, t. III. Le Noble.

[5] Monteil, Histoire des Français des divers États, t. III. Le Noble.

[6] Monteil, Histoire des Français des divers États, t. VIII. Du conteur de village.

[7] Monteil, Histoire des Français des divers États, t. III. Le Noble.

[8] Portrait historique du cardinal Maury, par le citoyen Car…, dans la Bibliothèque historique de la Révolution, 778-9. British Museum.

[9] Chartrier des États de Bourgogne.

[10] Voyez dans le 1er volume de cet ouvrage, le chap. III du liv. III.

[11] Voyez la Biographie universelle, au mot MANDRIN.

[12] Bibliothèque historique de la Révolution. — Finances, t. CLXXXI-CLXXXII. British Museum.

[13] Le Requiem des fermiers généraux, p 9 et. 10, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — Finances, t. CLXXXI-CLXXXII. British Museum.

[14] Analyse du testament politique de Mandrin, p. 26, dans la Bibliothèque historique de la Révolution. — Finances, t. CLXXXI-CLXXXII. British Museum.

[15] Le Requiem des États généraux, p. 22.

[16] Le Requiem des États généraux, p. 24.

[17] Dîme royale, 1707, p. 51 de l'édition Daine.

[18] Arthur Young, cité par Carlyle, the French Revolution, vol. I, book VI, chap. III.

[19] Monteil, Histoire des Français des divers États, t. IX. Décade de Verdeille.

[20] Monteil, Histoire des Français des divers États, t. IX. Décade de Verdeille.

[21] Monteil, Histoire des Français des divers États, t. IX. Décade de Verdeille.

[22] Monteil, Histoire des Français des divers États, t. IX. Décade de Verdeille.

[23] Carlyle, the French Revolution, book VI, chap. III.

[24] Prudhomme, Histoire générale et impartiale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la Révolution française, t. III, p. 153. Paris, 1797.

[25] Relation d'une partie des troubles de la France pendant les années 1789 et 1790, p. 105. Paris, 1790.

[26] Relation d'une partie des troubles de la France pendant les années 1789 et 1790, p. 106.

[27] Relation d'une partie des troubles de la France pendant les années 1789 et 1790, p. 112.

[28] Relation d'une partie des troubles de la France pendant les années 1789 et 1790, p. 112.

[29] Relation d'une partie des troubles de la France pendant les années 1789 et 1790, p. 90.

[30] Relation d'une partie des troubles de la France pendant les années 1789 et 1790, p. 35.

[31] Relation d'une partie des troubles de la France pendant les années 1789 et 1790, p. 35.

[32] Relation d'une partie des troubles de la France pendant les années 1789 et 1790, p. 40.

[33] Relation d'une partie des troubles de la France pendant les années 1789 et 1790, p. 44.

[34] Votez les pages 119 et 120 de la relation à laquelle nous avons emprunté les faits qui précèdent. L'auteur est royaliste.

[35] Relation d'une partie des troubles de la France pendant les années 1789 et 1790, p. 135.

[36] Relation d'une partie des troubles de la France pendant les années 1789 et 1790, p. 135.

[37] Prudhomme, Histoire générale et impartiale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la Révolution française, t. III, p. 156.

[38] Prudhomme, Histoire générale et impartiale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la Révolution française, t. III, p. 159.

[39] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. IV, p. 317.

[40] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. IV, ch. III.

[41] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. IV, ch. III.

[42] Histoire de la Révolution, par deux Amis de la liberté, t. IV, ch. III.

[43] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. IV, p. 221.

[44] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. IV, p. 221 et 222.