HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME QUATRIÈME

LIVRE QUATRIÈME

 

CHAPITRE PREMIER. — ASPECT DE L'EUROPE.

 

 

La Révolution française dans ses rapports avec l'Europe ; son cadre. — Avènement de Frédéric-Guillaume II. — Hertzberg, en Prusse. — Portrait de Pitt. — Les patriotes hollandais et le Stathouder. — Harris à La Haye ; ses intrigues ; leur succès ; le Stathouder, appuyé par l'Angleterre, reste vainqueur. — La Hollande perdue pour les patriotes et pour la France. — Ligue anglo-prussienne. — Catherine Il et Potemkin. — Voyage romanesque de l'impératrice à Kherson. — Hertzberg trouble toute l'Europe. — Les Turcs entrent en guerre contre la Russie et l'Autriche, unies ; alternative de revers ; aventure armée de Gustave III ; prise d'Oczakow ; les États de Joseph Il ravagés. — Invasion de l'esprit nouveau partout. — Agitation de la Pologne. — Réclamations de la Hongrie. — Le Brabant soulevé. — Ces complications permettent à la Révolution française de grandir, mais bientôt elle devient l'unique préoccupation des rois. — Protestation des princes allemands, possessionnés en Alsace, contre les décrets de la nuit du 4 août ; Conclusum. — Joseph II ; sa mort. — Origines de la coalition. — Léopold, successeur de Joseph, anime la Prusse contre la Révolution. — Frédéric-Guillaume II livré à la secte des illuminés royalistes. — Le crédit de Hertzberg, ébranlé. — Impression produite par la Révolution sur les Anglais. — Burke ; Fox ; Sheridan. — Importants débats dans la Chambre des Communes sur la Révolution française. — Résumé.

 

Il existe dans toutes les histoires de la Révolution française une bien étrange lacune. On dirait qu'éblouis et comme fascinés par le spectacle de la France transformée, les historiens n'ont rien vu, n'ont rien su de ce qui se passait autour d'elle, soit à l'époque où la Révolution n'était encore qu'imminente, soit lorsque, plus tard, pleine de force, majestueuse et terrible, elle éclata en prodiges.

Ainsi, l'état des diverses puissances européennes en 1789, les événements extérieurs auxquels se lie cette date immortelle, les efforts des patriotes hollandais, le soulèvement du Brabant, les oscillations de la politique, le subit rapprochement des princes les plus hostiles l'un à l'autre, l'épouvante des souverains philosophes au bord du gouffre qu'ouvrait la philosophie, les origines de la coalition enfin, et le prologue où apparurent les grandes figures de Joseph II, de Catherine, de Pitt, de Hertzberg, tout cela semble d'un commun accord avoir été rejeté dans l'ombre. Et pourtant la Révolution française ne naquit point inaperçue et solitaire ; elle ne grandit pas au milieu du silence universel, dans le vide de l'histoire. Ce fut, au contraire, parce qu'elle dériva d'un concours inouï de circonstances produites par tous les siècles et tous les peuples, que son action fut si puissante sur les destinées de la terre. Là fut son caractère dominant : ne pas avoir aperçu ce caractère, c'est ne l'avoir pas comprise.

Il faut donc dire, en remontant un peu le cours des années, au sein de quels événements se produisit cet événement sans égal, et quels furent, à cette heure solennelle de l'histoire, les premiers tressaillements de l'Europe.

Quand les États généraux s'ouvrirent en France, il y avait près de trois ans que Frédéric II était mort, laissant à son successeur une couronne qu'il avait rendue glorieuse et pesante. Ce successeur était Frédéric-Guillaume II, le même qui, Agamemnon des rois modernes, devait entrer le premier dans la guerre homérique des souverains contre la Révolution, et ouvrir le chemin de la France à leurs armées.

A la nouvelle de la mort de Frédéric, il se rendit à Potsdam, se fit conduire devant les restes du grand homme et les contempla d'un air pensif… D'abord, il se montra juste. Il restitua deux cent mille écus au juif Éphraïm ; il accorda la liberté au commerce des grains ; il s'inquiéta des malheureux ; il se para de la devise de son ordre suum cuique, devise à laquelle les Polonais, par une légitime vengeance, avaient ajouté, après lé partage, le mot rapuit[1]. Mais bientôt deux édits furent lancés qui annonçaient à l'esprit nouveau la présence d'un ennemi. L'un soumettait la pensée à la censure des prêtres[2] ; l'autre condamnait au silence ces déistes, ces naturalistes, ces philosophes que le monarque défunt avait tant protégés[3]. La Prusse alors commença de s'alarmer dans son deuil : Frédéric II était bien mort !

On était en 1786, et l'Europe, à cette époque, paraissait calme. Toutefois, la ruine du stathoudérat poursuivie en Hollande par les patriotes, la rancune des Turcs contre les Russes, et la résistance des Belges aux réformes prématurées de Joseph II, agitaient déjà la surface des choses.

Il y avait d'ailleurs, en ce temps-là, deux hommes faits pour mettre le feu au monde : c'était Hertzberg, en Prusse, et, en Angleterre, William Pitt.

L'œuvre que Frédéric II avait accomplie avec son épée, Hertzberg l'avait consacrée avec sa plume. Présomptueux, inflexible et vain, mais d'une audace qui servait une intelligence forte, la nature de son esprit le poussait, par toutes sortes de voies, radieuses ou obscures, aux violentes entreprises, et son cœur avait été formé pour les grandes haines. Le désir d'accabler l'Autriche enflammait son sang. Ne voyant, ne voulant que la Prusse en Allemagne, il avait essayé d'abord d'enlever au cabinet de Vienne l'appui de Versailles Sachant que Louis XVI n'aimait pas Joseph II, et que Vergennes, alors ministre, appartenait aux traditions de la politique anti-autrichienne, celle de Henri IV, de Richelieu, de Mazarin, de Louis XIV, Hertzberg avait poussé Frédéric-Guillaume II à écrire au roi de France, pendant que le baron de Goltz recevait mission de presser Vergennes[4]. Mais le diplomate français avait une âme que remplissaient et abaissaient tour à tour les soucis d'une ambition vulgaire. J'ai fait vœu de mourir ministre[5], disait-il souvent : lâche pensée qui le rendait incapable de braver les sympathies autrichiennes de Marie-Antoinette. Vergennes ayant donc répondu avec une réserve calculée aux avances de la Prusse, Hertzberg en conçut une irritation mêlée de mépris. Il répandit autour de lui son ressentiment, il le fit germer ; il tint le prince Henri, oncle du roi de Prusse, écarté des affaires parce que ce prince aimait la France, et il agit de même à l'égard du duc de Brunswick, 'soldat illustre qui, par ambition militaire, avait commandé l'armée prussienne contre nous, mais que la France attirait. Graves furent les suites. Car, suivant le témoignage d'un historien diplomate : Il est certain que si Frédéric-Guillaume II s'était laissé conduire par le duc de Brunswick, a Prusse n'aurait pas entrepris contre la Révolution française une guerre qu'elle soutint sans succès et termina sans gloire[6].

Ainsi devenu notre ennemi, Hertzberg se tourna brusquement du côté de l'Angleterre, où les affaires étaient lors conduites par William Pitt.

Fils de Chatham et héritier de sa gloire, instruit presque au sortir du berceau dans la science de l'homme d'Etat par un des maîtres de cette science amère, membre des Communes à vingt et un ans, chancelier de l'Échiquier, sous Shelburne, à vingt-trois[7], premier lord de la Trésorerie à vingt-quatre[8], Pitt était bien réellement ce que lord North avait dit : Un jeune homme né ministre[9]. Sa vie, qui n'eut pas de printemps et qui ne devait pas avoir d'automne, fut de bonne heure abandonnée aux angoisses d'une passion unique chez lui, dévorante, implacable, immense : la passion du pouvoir. Elle se trahissait, cette passion que rien ne dompta, dans sa physionomie sévère, dans l'habituelle altération de son visage, dans son geste plein de dignité morne, dans l'espèce de préoccupation machinale qui souvent le faisait marcher la bouche ouverte[10], dans sa voix profonde enfin, et dans son éloquence, admirable de logique, d'autorité, d'altière ironie, mais apprêtée, monotone, froide au fond comme un rôle appris, et venant de la tète, non du cœur. Son style était défini par Windham style de papier d'Etat[11], et les écrivains qui ont le plus vanté sa puissance oratoire avouent que son talent était d'un acteur extraordinaire, mais, après tout, d'un acteur[12]. Inexorable tyrannie d'un vice dominant ! Les qualités aimables que Pitt possédait — car il en eut de telles — il les mit en réserve pour ses heures perdues. Il fut simple, bon, jovial même. à la dérobée. Mais, comme homme public, il se fit une existence factice, glaciale et dure, remplie de désirs rongeurs. Ses vertus, la passion du pouvoir les corrompit : elle changea sa hardiesse en imprévoyance, la dignité de son caractère en hauteur, sa persévérance en opiniâtreté, sa discrétion en dissimulation. Elle le conduisit à se roidir contre les principes de la révolution whig de 1688, qui étaient les siens. Elle le poussa à marcher vers la Trésorerie sur le corps de ses plus nobles amis, foulés aux pieds. Elle le fit descendre à la honte de souffrir, pendant dix-huit ans de sa vie, le commerce des esclaves d'Afrique, brigandage dont il avait horreur[13]. Pour ébranler le parlement, pour soulever à son gré l'opinion, pour tenir ses rivaux écrasés sous lui, il lui fallait un levier : quel fut celui que son ambition choisit ? La guerre, la guerre sans trêve ni merci, la guerre universelle, la guerre dans un seul but : l'anéantissement de la Révolution française. Par là, il s'exposait à épuiser son pays, et à lui léguer, même en cas de succès, le fardeau d'une dette épouvantable ; mais par là il s'imposait de force ; il se ménageait un moyen sûr de décrier comme partisans de l'étranger les Fox, les Sheridan, ses émules[14] ; il mettait de son parti tout ce qu'à notre égard le cœur de l'Angleterre pouvait contenir d'animosité et d'orgueil jaloux. Ce fut donc froidement, par un simple calcul d'ambitieux et avec un calme terrible que Pitt se tint prêt à embraser la terre.

Les premiers coups portés à la Révolution française par Pitt et Hertzberg furent frappés, au nord, dans les sept Provinces-Unies.

Après deux abolitions, dont la première immortalisa Jean de Witt, le stathoudérat y avait été rétabli, vers le milieu du dix-huitième siècle, dans la personne de Guillaume IV. Mais cette haute magistrature, déclarée alors héréditaire et qui n'était que l'hypocrisie de la royauté, ne pouvait convenir longtemps à des âmes républicaines : d'ardentes haines s'allumèrent autour de la maison d'Orange, et le parti des patriotes se forma.

Pour caractériser la lutte, peu de mots suffiront. La Hollande, puissance des mers, avait besoin d'une marine et non d'une armée de terre. Le prince d'Orange, apprenti tyran, avait, au contraire, besoin d'une armée de terre, et non d'une marine. Cet antagonisme d'intérêts rendit, entre le Stathouder et les patriotes, tout accord impossible, et il explique de reste la violence avec laquelle l'Angleterre épousa la cause du Stathouder[15]. L'empire incontesté de l'Océan fut le prix auquel les Anglais vendirent leur alliance à un prince qui, de son côté, immolait la grandeur de son pays au désir de l'opprimer. Il était naturel que, menacés par une intervention étrangère aussi redoutable, les patriotes cherchassent, à leur tour, un puissant appui : ils s'adressèrent à la France, qui, dans des vues purement diplomatiques, se hâta de répondre à leur appel. De sorte que le gouvernement français, quand il était encore despotique, se trouva soutenir, à La Haye, le parti républicain[16], tandis que l'Angleterre constitutionnelle y soutenait le despotisme !

Au surplus, le but des patriotes était non de renverser immédiatement l'institution du stathoudérat, mais de forcer le prince d'Orange à quitter l'administration, et à se retirer dans ses possessions allemandes. Ses enfants auraient été envoyés en France, pour y faire leur éducation, sous la conduite du rhingrave de Salm[17], et, pendant ce temps, maîtres de la situation, les chefs du parti patriote auraient avisé à asseoir l'État sur des bases vraiment républicaines.

La lutte était encore sourde et voilée, quoique profonde, lorsque l'Angleterre se fit représenter à La Haye par sir James Harris, depuis comte de Malmesbury. Laissons-le se peindre lui-même, définir sa mission et révéler la manière dont il la comprenait :

Il reste à examiner si le peuple de ce pays ne finira point par s'élever au sentiment de sa situation, et ne produira point, au moyen d'une insurrection, ce que, seule, une insurrection peut produire. S'il n'en allait pas de la sorte, ce que nous pourrions d'avance regarder comme l'événement le plus heureux pour l'Angleterre, ce serait que cette contrée fût réduite à un état de parfaite insignifiance, l'anéantissement de la République étant préférable à son maintien dans les conditions actuelles[18].

Voilà ce que, dès son arrivée à La Haye, Harris écrivait au marquis de Carmarthen, ministre des affaires étrangères, sous Pitt. Bouleverser la Hollande pour la rendre anglaise ou la détruire, tel était le premier et le dernier mot de sa mission.

Seulement, comme il trouvait les sentiments du peuple très-hostiles à l'Angleterre, il ajoutait, dans une autre dépêche :

Nous devons avoir l'air de nous tenir parfaitement tranquilles, et nos opérations, ici, doivent être conduites dans l'ombre, avec les plus grandes précautions[19].

Harris ne sut que trop bien exécuter ce plan, où tant d'artifice était appelé à couvrir tant de violence. Rien de plus curieux à la fois et de plus triste, que le récit fait par lui-même, dans sa correspondance diplomatique, de sa connivence avec le greffier Fagel, de ses intrigues à l'égard des patriotes, de ses efforts souterrains pour semer les alarmes ou la division et préparer l'émeute, de toutes les menées enfin auxquelles il s'abaissa. J'ai remarqué, écrivait-il, un enfant qui, une torche à la main, avait coutume de m'éclairer toutes les fois que je sortais le soir, — bien que j'aie deux flambeaux, — et cela sans jamais demander ni salaire ni récompense. Mais comme on ne peut pas se figurer ici qu'un gentilhomme se lève avant huit heures et aille se promener sous la pluie en redingote brune et en chapeau rond, je m'arrange de façon à avoir fait toutes mes mystérieuses affaires avant qu'ils aient les yeux ouverts[20].

Trois hommes d'un grand caractère, étroitement unis et héritiers tous les trois de la politique de Barneveldt, si glorieusement continuée par Jean de Witt, dirigeaient la marche du parti des patriotes. C'étaient Berkel, pensionnaire d'Amsterdam, Zeebergen, pensionnaire de Harlem, et Gyslaër, pensionnaire de Dort. Harris mit tout en œuvre pour combattre leur légitime ascendant : il sut gagner aux intérêts de l'Angleterre Van der Spiegel, pensionnaire de la province de Zélande, et, par lui, il anima cette province[21] contre celle de Hollande, où l'influence du triumvirat patriote dominait. Il fit échouer, en circonvenant la princesse d'Orange, les efforts tentés auprès d'elle par M. de Maillebois, ambassadeur de France, pour l'amener à ne pas compromettre la cause de ses enfants, que les patriotes distinguaient de celle du prince[22]. Il encouragea le Stathouder, dont l'arrogance à son gré n'était point assez active et dont les irrésolutions l'irritaient[23], à se montrer intraitable, à ne rien céder sur ses prérogatives, à se détourner de toute tentative de conciliation[24]. C'était exposer un prince contre lequel existaient des griefs dont Harris lui-même ne niait pas la gravité[25], à subir le sort tragique de Charles Ier ; c'était exposer le pays à des convulsions effroyables. Et le diplomate anglais le savait bien, puisqu'il écrivait : Je suis persuadé que le pouvoir ne saurait être arraché aux mains de Berkel, de Zeebergen et de Gyslaër que par une convulsion qui ébranlerait l'État jusque dans ses fondements[26].

Il prévoyait donc une catastrophe, et si formidable, qu'il ajoutait : Dieu sait dans quelle situation elle laissera la République ![27] Il y travailla néanmoins. De là un redoublement d'aigreur, des préparatifs d'attaque ou de défense, des troubles qui ne s'apaisaient un moment qu'après avoir agité les cendres brûlantes de la guerre civile. Elle s'annonça par la suppression du privilège que le Stathouder s'attribuait de franchir seul la porte du nord du palais, pour se rendre à la salle des États. Le député Gyslaër ayant osé, le premier, pousser son cheval dans cette route, il faillit perdre la vie au milieu d'une émeute dont les historiens graves accusent formellement le prince d'Orange[28]. Alors les États de Hollande furent aliénés sans retour ; le prince d'Orange affichant les prétentions d'un roi, l'écume des populations fut soulevée à force d'or et d'intrigues ; les villes d'Hattem et d'Elbourg se virent militairement envahies ; leurs habitants prirent la fuite et ne laissèrent au vainqueur qu'une morne solitude[29].

Tel était l'aspect des Provinces-Unies, lorsque Hertzberg résolut d'y aller étouffer, de concert avec les Anglais, l'influence française. Vainement Esterno, ministre de France à Berlin, essaya-t-il sur l'esprit du roi de Prusse le pouvoir d'une modération habile ; vainement Rayneval, envoyé à La Haye, était-il parvenu à faire consentir aux États des concessions de nature à tout calmer, le gouvernement anglais mesurait, d'un œil envieux, la place qu'occupait moralement en Hollande la France, déjà si répandue au dehors, la France victorieuse en Amérique, amie de l'Espagne, alliée de l'Autriche et sans rivale à Constantinople[30]. Grâce à James Harris, les tentatives conciliatrices de la diplomatie française furent déjouées ; on rejeta avec une hauteur systématique les propositions des patriotes, et la guerre éclata. Indignés, les républicains hollandais forment de toutes parts des corps francs, les États déclarent l'union rompue, le sol s'ébranle, la Hollande devient un champ de bataille.

Il ne restait plus qu'à tirer parti de ce vaste désordre pour abattre les républicains : Harris, trop bien secondé par Hertzberg, qu'animait à Berlin un homme d'une habileté rare, le diplomate anglais M. Ewart[31], Harris songea à y employer l'épée de la Prusse. La princesse d'Orange était sœur de Frédéric-Guillaume II, et le roi de Prusse portait à sa sœur une affection dont Harris connaissait la susceptibilité : il manœuvra en conséquence. Au plus fort des troubles, on apprit soudain que la princesse d'Orange était partie de Loo pour La Haye. Harris, en lui conseillant cette téméraire démarche, avait prévu, il avait espéré que le voyage ne se ferait pas sans encombre, que la princesse serait arrêtée et le roi de Prusse provoqué de la sorte à venger sa sœur[32]. Le succès couronna cette combinaison artificieuse. La princesse d'Orange fut effectivement arrêtée à Welche-Sluis par un poste militaire, et les égards avec lesquels on eut soin de la traiter n'ayant pas adouci les ressentiments de son frère, que Hertzberg enflammait, vingt mille Prussiens marchèrent sur la Hollande.

Le duc de Brunswick les conduisait, quoique à contre-cœur, et il a lui-même avoué, depuis, qu'il n'aurait pas continué sa marche s'il avait seulement aperçu à Givet quelques tentes françaises. Malheureusement un fatal esprit d'indécision pesait sur la politique du gouvernement français, paralysé d'ailleurs à cette époque, il faut le dire, par mille embarras intérieurs. Le flottant Vergennes, qui avait toujours craint, selon ses propres expressions, de faire épouser au roi un procès[33], se trouvait alors remplacé par Montmorin, esprit plus résolu ; mais Brienne était là, comprimant la France sous lui, empêchant toute levée de troupes, mettant obstacle à tout ce qui ressemblait à un acte de vigueur et ne voulant à aucun prix ajouter aux difficultés financières dont son incapacité avait si présomptueusement envié le fardeau. La cour de France, qui était engagée d'honneur à sauver le parti des patriotes et qui pouvait le sauver, l'abandonna donc honteusement, ou, plutôt, elle fit semblant de les vouloir secourir, mais après l'heure ; quand elle donna des ordres pour rassembler une armée, c'en était déjà fait ; Brunswick occupait La Haye, et Harris pouvait écrire au marquis de Carmarthen en septembre 1787 : Mon cher lord, j'espère que vous serez satisfait de ce que je fais maintenant. Je suis moi-même étonné de ce qui se passe ; et, quand je considère que moi, exposé il y a quelques jours à peine à être renvoyé de La Haye, je puis, à cette heure, avec un signe de tête, chasser devant moi tous les patriotes... j'avoue que cela m'apparaît comme un véritable enchantement[34].

Ainsi, le stathoudérat triomphant, l'Angleterre maîtresse des mers, la Prusse respectée, la France atteinte dans son honneur, et la Révolution française privée, à son début, de l'appui que lui auraient prêté les républicains hollandais, voilà ce qui, préparé de longue main, fut l'œuvre d'une intrigue servie par un coup d'audace et l'affaire d'un moment.

Ces résultats reçurent leur consécration diplomatique par le traité de triple alliance que conclurent à Loo, le 13 juin 1788, le Stathouder, la Grande-Bretagne et la Prusse, traité fatal qui, en fondant de nouveau l'influence de l'Angleterre sur le continent[35], lui créa un intérêt de plus à combattre la Révolution française.

Il est vrai que, en ce temps-là même, et fort heureusement pour elle, l'Orient et l'Occident voyaient s'allumer sur leurs frontières un immense incendie, bien propre, ce semble, à distraire l'attention des rois de toutes les agitations dont Paris était ou pouvait devenir le foyer.

Délivrée de Pierre III, son mari, par la férocité d'Orlof, un de ses premiers amants, Catherine II ou, comme l'appelait le prince de Ligne, Catherine le Grand[36] devait à un assassinat conçu dans la volupté d'occuper le trône des czars. Sa tête était d'un homme de génie ; son cœur était d'une femme tombée dans l'esclavage du plaisir et avide d'amour. Ce fut pour avoir bien compris le secret de cette double nature, que Potemkin, successeur d'Orlof, la domina. A l'affection moitié romanesque, moitié sensuelle, que lui portait Catherine, il sut associer habilement de vastes desseins. Auprès d'une femme qui ne s'étonnait pas d'avoir Pierre le Grand à continuer, qui avait correspondu avec Voltaire, protégé Diderot et envié la gloire d'être philosophe, Potemkin ne crut pas sa fortune en sûreté, s'il ne chargeait quelque passion forte de veiller sur la durée de leurs amours, et il eut recours à l'ambition. Il accoutuma Catherine à chérir en lui l'instrument des conquêtes de l'empire russe. Il lui donna à admirer cette inscription : C'est ici le chemin de Bysance[37]. Il fit à sa souveraine une servitude imposante, en lui ménageant des plaisirs pleins de hautes pensées et en l'amenant à confondre avec les préoccupations d'une politique toute virile le roman de ses faiblesses. Ardent à vanter et à poursuivre les vues de Pierre le Grand sur la Turquie, Potemkin, une fois premier ministre, avait envoyé une armée russe conquérir la Crimée, et, depuis, il ne cessa de tenir l'œil de Catherine ouvert sur Constantinople.

Bientôt, le projet de chasser d'Europe les Turcs devint manifeste, et mille circonstances le dénoncèrent : les intrigues de la Russie en Égypte, ses irruptions dans le Péloponnèse, le langage de ses consuls dans l'Archipel, ses efforts pour animer les Grecs à la révolte, le nom de Constantin donné à un des petits-fils de l'impératrice, la création d'une flotte considérable à Kherson et à Sébastopol, le voyage enfin, ce fameux et féerique voyage que Catherine, à l'instigation de Potemkin, entreprit à travers ses immenses possessions[38].

Le but de Potemkin, en suggérant cette idée, avait été d'arracher l'impératrice à la connaissance des plus tristes réalités : l'épuisement du trésor, par exemple, et la détresse d'un peuple que décimait la famine. Il s'appliqua donc, en cette occasion, à enivrer Catherine du sentiment de sa puissance. Tout le long de la route, grâce aux préparatifs ordonnés, se dressaient de riants mensonges et les images d'un bonheur factice ; l'aspect des fêtes était partout ; les villages venaient, comme par enchantement, se ranger sur le passage de l'impératrice, et, pendant l'espace de cinq cents lieues, au sein d'une saison rigoureuse, d'innombrables bûchers firent disparaître l'obscurité des jours[39]. C'était à Kherson que Catherine se rendait, ce qui faisait ressembler son voyage à une marche triomphale destinée à célébrer, sous les yeux des Turcs, des conquêtes passées qui en annonçaient de nouvelles. L'émotion fut immense à Constantinople ; et lorsqu'on apprit que l'empereur d'Autriche, Joseph II, était allé au-devant de Catherine à Catharinoslaw, et l'avait accompagnée en Crimée, l'Europe ne douta plus que la ruine de l'empire ottoman ne fût convenue entre les cours de Saint-Pétersbourg et de Vienne. Cependant, ni l'une ni l'autre de ces deux cours n'était prête pour la guerre ; car la Russie manquait d'argent, et l'Autriche allait avoir sur les bras le Brabant soulevé. Ce fut la ligue anglo-prussienne qui déchaîna la tempête, en excitant les Turcs. Hertzberg espérait par là créer à l'Autriche des embarras mortels, et Pitt voulait mettre la France dans l'alternative, ou de perdre son influence à Constantinople si elle abandonnait les Turcs, ou de perdre les avantages de son traité de commerce avec la Russie si elle les soutenait[40].

Le débat qui existait alors entre Saint-Pétersbourg et Constantinople était celui-ci : La Russie demandait qu'un consul russe fût admis dans le port de Varna ; que le Grand-Seigneur renonçât à tout droit de souveraineté sur la Géorgie ; que les gouverneurs de la Moldavie et de la Valachie, appelés princes en Europe, fussent désormais investis d'une autorité héréditaire, c'est-à-dire à peu près indépendante de la Porte, et que la Bessarabie fût incorporée à l'empire russe. De son côté, la Porte, sans s'être encore ouvertement déclarée à cet égard, n'aspirait pas à moins qu'à la restitution de la Crimée[41].

L'impossibilité absolue d'accorder ces prétentions rivales, la politique bien connue de Potemkin, l'ambition de Catherine, la haine nationale des Turcs à l'égard des Russes, haine à laquelle la religion mahométane mêlait son fanatisme, tout contribuait à assurer le succès des machiavéliques exhortations de la Prusse unie à l'Angleterre : un incident précipita la querelle. Suspect de trahison et menacé de perdre la tête, Mauro Cordato, hospodar de Moldavie, parvint à s'échapper de Jassi et chercha refuge sur le territoire russe. La Porte réclama le fugitif ; la Russie refusa formellement de le rendre[42]. C'était le dernier coup d'aiguillon donné à des colères impatientes : la Turquie éclata avec une résolution et une audace qui étonnèrent toute l'Europe. Bulgackow, ministre de la Russie à Constantinople, fut sommé de signer, à l'instant même, sur un papier qu'on lui présenta, la restitution de la Crimée ; il ne pouvait ni ne voulut y consentir, et, suivant une pratique aussi injuste que contraire au droit des gens, le Grand-Seigneur le fit mettre aux Sept-Tours, mesure violente que suivit immédiatement une déclaration de guerre à la Russie[43]. Déjà une armée avait été rassemblée dans le voisinage d'Oczakow, et une lettre circulaire adressée aux sept classes de la milice, adjuration pathétique qui appelait tous les Turcs autour de l'étendard sacré du prophète, promettant à ceux que la mort aurait épargnés la couronne des héros et à ceux qu'elle visiterait l'auréole des saints. Un sombre enthousiasme fit partout jaillir de terre des soldats. Les mosquées entendirent la prière du guerrier. Des scènes d'un indescriptible effet accrurent l'émotion de Constantinople. La tempête lui apporta, comme un heureux présage de la destinée, un vaisseau russe égaré sur la mer Noire[44]. Rappelé d'Égypte où il achevait de réduire les mameluks et d'où il rapporta des trésors, le capitan pacha, vieillard magnanime, excita par sa présence une joie universelle. En paraissant devant son maître, il lui avait dit qu'il venait offrir à une cause juste la vigueur que lui laissaient de longues années consacrées à la patrie, elle Grand-Seigneur, touché jusqu'aux larmes, avait pressé contre son cœur[45] le soldat blanchi au milieu des périls. Le sort en était donc jeté : sur la limite de deux mondes, une lutte allait s'engager, une lutte à mort.

Quand on sut à Saint-Pétersbourg ce qu'osaient des ennemis qu'on s'était habitué jusqu'alors à regarder avec mépris, il y eut un moment de stupeur. Il était précisément question, à cette époque, d'un projet d'alliance entre la France, la Russie et l'Autriche. Ce projet, encore enveloppé de mystère, avait pour but de calmer les passions que la ligue anglo-prussienne s'attachait à enflammer, et, s'il s'était réalisé, il aurait peut-être épargné la vie à un million d'hommes qui périrent dans cette terrible guerre des Turcs contre les Russes. Toujours est-il que Catherine se prêtait au plan proposé ; mais un commis du comte Osterman ayant dévoilé le secret, Fraser, chargé d'affaires du gouvernement anglais à Saint-Pétersbourg, en donna avis par un courrier extraordinaire[46]. Hertzberg, qui connaissait les embarras intérieurs du gouvernement français, résolut alors de l'effrayer par un déploiement de violence, et il réussit. La France convint avec l'Angleterre d'un désistement réciproque, et borna son intérêt pour les Turcs à des offres de médiation dont la timidité parut suspecte au Divan et qui, étant fort au-dessous de ce qu'on attendait d'un peuple ami, échouèrent[47].

Les premiers efforts des Turcs furent le commencement d'une série de désastres. Une bande intrépide, conduite par un enthousiaste nommé Sheik Mansour, n'aboutit qu'à teindre de son sang les nouvelles frontières de l'empire russe. Hassan Bey, homme de mer expérimenté ce pendant, alla faire le long de la mer Noire une promenade inutile que, dès son retour à Constantinople, il paya de sa tête, pendant que la garnison turque d'Oczakow était taillée en pièces par la garnison russe de Kinburne. Pour comble d'infortune, Joseph II, dans sa maladive impatience d'être salué un grand homme, voulut se dédommager comme capitaine de ses échecs comme législateur ; et, sans prétexte, unissant ses drapeaux à ceux de la Russie, il mit en mouvement ses armées. De sorte que, livrés à leurs propres forces, abandonnés par l'Europe, abandonnés par la France, les malheureux Turcs eurent à combattre deux des plus formidables nations du monde.

D'autres ont dit ou diront 1 comment la Moldavie fut conquise par Romanzow et Cobourg ; comment Joseph II, combattant en personne, prit d'assaut la ville de Sabach ; comment l'escadre russe fut battue sur la mer Noire ; comment, à la fin de 1788, après un siège de dix mois, Potemkin s'empara d'Oczakow : tragédie épouvantable ! Les maladies avaient emporté les deux tiers de l'armée assaillante. Devenus furieux, les soldats se mutinèrent, demandant que l'assaut fût livré et qu'il fût terrible, qu'il fût le dernier. On emporta la ville dans cet élan de rage, on la pilla, on l'inonda de sang. Les enfants dont on découvrait l'asile furent égorgés. Trois jours après la victoire, les Russes massacraient encore ! Il n'entre pas dans mon sujet de raconter cette guerre où la discipline prouva si cruellement sa supériorité sur la bravoure, et où les Ottomans, par des prodiges d'héroïsme, ne purent qu'immortaliser leur impuissance. Il suffira de rappeler ici qu'antérieurement à cette sinistre succession de catastrophes qui marqua la campagne de 1789, les Turcs firent payer cher à l'Autriche l'injustice de son agression. Joseph Il vit son propre pays dévasté, ses sujets tués ou réduits en servitude, leurs foyers détruits, et son cœur s'ouvrit dès lors à une mélancolie dont la mort seule devait le guérir[48].

Pendant ce temps, Hertzberg soufflait partout la discorde ; Gustave III, roi de Suède, s'attaquait à Catherine II, mettait Saint-Pétersbourg en danger à force d'audace, et mis en danger à son tour, s'abritait derrière la : médiation de la ligue anglo-prussienne ; la Hongrie s'agitait pour ses anciens privilèges, et, sourdement excitée par le ministre de Prusse Luchesini appuyé de l'Anglais Hailes, s'apprêtait à secouer le joug de l'Autriche, les hommes reprenant déjà leur costume antique, tandis que les dames coupaient leurs chevelures et brodaient les ceintures des guerriers[49]. Ce n'est pas tout : de leur côté les Pays-Bas autrichiens se soulevaient. Joseph II, que la contagion de la philosophie avait gagné, n'aimait pas les prêtres, leur domination surtout. Du haut de son trône impérial, il osa déclarer la guerre à la superstition, toute-puissante dans le Brabant ; mais comme il heurta sans ménagement les préjugés religieux, intraitables, et que la précipitation de ses réformes le condamna au despotisme pour accélérer la marche du progrès, le clergé des Pays-Bas put aisément associer à la cause de son ascendant menacé celle des libertés publiques et de l'indépendance nationale. Les prêtres poussèrent à la résistance, les dévots de Louvain s'émurent, les patriotes de Bruxelles cherchèrent des épées, et, par une singulière ironie de son destin, Joseph II eut contre lui, en sa qualité de roi, l'esprit nouveau qu'il entendait servir contre les prêtres.

Ainsi, sous mille formes, à travers mille déguisements, il allait se répandant sur l'Europe, cet esprit nouveau, qui, parti de France, avait donné à l'Espagne Campomanès et Aranda ; au Portugal, Pombal ; à l'Angleterre, Fox, cet invincible cœur, et que représentait encore, jusque sous les voûtes du Vatican, l'ombre errante de Ganganelli empoisonné. Et cela dans le temps même où, frappés d'aveuglement, les cabinets poursuivaient leur système d'empiétements réciproques, d'égoïste rivalité, d'intrigues, de désunion, de luttes armées. Qu'on se rappelle l'état de l'Europe en 1789 : Catherine et Joseph poursuivaient une guerre d'extermination contre les Turcs ; la ligue anglo-prussienne troublait le monde diplomatique ; la Suède était mise en mouvement par l'ambition de Gustave III ; la Hongrie demandait compte aux Autrichiens de ses privilèges ; la Pologne revendiquait son indépendance ; le Brabant se soulevait ; Hertzberg et Pitt bouleversaient toutes choses... que de complications ! A leur ombre, la Révolution française put grandir.

Mais le moment vint, où, pour les rois et leurs ministres, il n'y eut plus qu'une préoccupation, qu'une pensée, qu'une colère, qu'un effroi. Il se fit par toute l'Europe comme une formidable et soudaine illumination, quand on apprit la chute de la Bastille, la fuite du comte d'Artois, la défection ou l'impuissance des soldats, les journées d'octobre, et enfin par quels illustres travaux l'Assemblée constituante signalait son avènement. Les cabinets commencèrent à comprendre le danger de leurs querelles et à se rapprocher. De leur côté, les intérêts aristocratiques que menaçaient les idées nouvelles prirent l'alarme, en Allemagne surtout, l'empire germanique étant celui sur lequel la Révolution française, au dehors, exerça sa première action matérielle.

Nous avons rapporté les divers décrets rendus dans la nuit du 4 août 1789 : parmi ces décrets fameux, il en était un qui atteignait, à raison de leurs possessions d'Alsace, de Franche-Comté et de Lorraine, plusieurs princes ecclésiastiques et laïques de l'empire. Les députés du cercle du Haut-Rhin, assemblés à Francfort, prirent en janvier 1790 un conclusum portant que l'empereur et le corps germanique étaient requis d'accorder appui et protection aux États, à la noblesse et au clergé de l'empire contre les actes arbitraires de l'Assemblée nationale[50]. Joseph II accueillit ces réclamations et, à son tour, le roi de Prusse, comme prince de l'empire, adressa à son ministre à Ratisbonne un rescrit protecteur des intérêts invoqués par les seigneurs allemands[51]. De convenables dédommagements furent offerts, mais refusés avec hauteur : c'était le rétablissement de leurs droits seigneuriaux que les princes allemands exigeaient[52]. Là fut le premier germe de rupture entre les souverains d'Allemagne et la Révolution française.

Cette rupture, un événement que chacun prévoyait d'ailleurs depuis quelque temps, la rendit inévitable et la précipita.

Le 15 décembre 1789, un cri avait été poussé dans les rues de Paris : Victoire ! Victoire ! Le bruit venait de se répandre que, ravagé, ensanglanté, mis au pillage par les soldats du général autrichien d'Alton, le Brabant avait, dans un dernier et vigoureux effort, secoué la domination impériale. D'Alton fuyait, poursuivi d'un côté par le duc d'Aremberg, de l'autre par le général Van-der-Mersh ; Bruxelles était au pouvoir des patriotes[53].

A la nouvelle des Pays-Bas perdus, Joseph II portait déjà la mort en lui : ce coup retentit au fond de son âme comme l'arrêt définitif de la destinée. Son découragement, depuis quelques mois, était extrême. Pendant son dernier séjour à Luxembourg, il lui était arrivé de dire, un soir, après une conversation très-sérieuse : Si l'on veut orner mon tombeau d'une épitaphe, ce doit être de celle-ci :

CI-GÎT JOSEPH II,

QUI FUT MALHEUHEUX DANS TOUTES SES ENTREPRISES[54].

Sentant la vie lui échapper et informé qu'on avait ordonné pour lui des prières publiques, il s'écria, dans l'accablement de son cœur : Je le sais, mais je sais aussi qu'une partie de mes sujets ne m'aiment pas[55]. Ce fut sous le poids de cette pensée amère qu'il s'empressa, lorsqu'il en était temps encore, d'accorder aux Hongrois ce qu'ils demandaient, c'est-à-dire la restitution de leurs anciens privilèges ; le retour à Presbourg de la couronne royale de Hongrie, qu'on avait transportée à Vienne après la mort de Marie-Thérèse ; la faculté, pour la nation hongroise, de reprendre son costume national et de rédiger, soit en hongrois, soit en latin, tous les actes publics[56]. Il voulut connaître combien d'heures lui étaient promises, et Quarin, son médecin, lui ayant déclaré que non-seulement sa fin était proche, mais qu'elle serait soudaine, il eut la magnanimité de récompenser par un don de dix mille florins ce courageux avertissement[57]. A partir de cet instant solennel, il montra la sérénité d'un héros. Son esprit, comme une lampe active au seuil des choses éternelles, ne cessa de veiller et de se répandre. Avec une énergie surprenante, il pourvut à mille soins compliqués. Uniquement préoccupé des personnes qui lui étaient chères, il désira voir, avant de mourir, l'archiduchesse Élisabeth, alors enceinte, et, craignant que l'extrême pâleur de son visage ne fît trop d'impression sur la jeune princesse, il ne voulut être éclairé, pendant cette visite, que par une seule bougie de nuit, placée dans l'angle le plus éloigné du lit. Mais quand Élisabeth entra dans la chambre funèbre, quand elle entendit la voix tremblante de son oncle, elle tomba évanouie et il fallut l'emporter. Quelques jours après, Joseph II, qui lui-même allait mourir, apprit que sa nièce bien-aimée était morte. A cette nouvelle, il garda le silence et cacha son visage afin de dérober les dernières larmes qu'il eût à verser. Il se ranima pour penser à l'avenir de ses amis et de ses serviteurs, pour acquitter ses dettes de reconnaissance, pour faire à tous ses adieux. De sa main défaillante, il toucha la main de l'héroïque général Laudhon. Il écrivit au maréchal de Lascy : Souvenez-vous de moi ! Le 20 février 1790, qui fut pour lui le jour suprême, il s'efforça de donner quatre-vingts signatures ; à la quatorzième, il s'arrêta. Le confesseur fut appelé et se mit à lire des prières. L'empereur expirant les écoutait avec ferveur ; tout à coup il dit : Arrêtons-nous là : ce livre ne me servira plus. Il ne lui servit plus, en effet[58].

Joseph II était né avec une âme bien supérieure à son génie. Sa puissance fut grande : qu'importe ? Elle resta toujours trop petite pour son vouloir. La gloire, mirage qui trompe tant de natures orgueilleuses, ne cessa, en l'attirant, de lui mentir. Tel fut le sort de ce déplorable héros que, dans son ardeur à fonder la liberté, il se transforma en tyran, et qu'il s'égara, quoique équitable, jusqu'à des prodiges d'iniquité, la guerre contre les Turcs, par exemple. Haletant sur le difficile chemin des réformes, il fit si bien violence à l'avenir, que le présent lui échappa. Tout ce qu'il avait tenté pour le bien de ses sujets, ses sujets, saisis de terreur, le lui rendirent en révoltes. De sorte qu'il s'éteignit, plein d'aspirations découragées, inconsolable de son rêve évanoui, accablé, brisé. Il n'y avait eu de sublime en lui que le désir.

Quelle aurait été, à l'égard de la Révolution française, l'attitude de cet homme extraordinaire ? Ce qui est certain, c'est que sa mort ouvrit en quelque sorte l'ère de la coalition. Léopold, frère de Joseph II et son successeur, ne se vit pas plutôt chef de la maison d'Autriche, qu'il concentra toute son attention sur Paris. La Révolution y apparaissait, à cette époque, sous son imposant aspect. Léopold en fut épouvanté, et ne songea plus qu'à faire partager son épouvante aux diverses cours de l'Europe.

Il trouvait à cela, d'ailleurs, de grands avantages. La situation, telle que Joseph II la lui avait léguée, était lourde : il avait à recouvrer les Pays-Bas, à calmer la Hongrie, à conclure avec la Porte ottomane une paix que réclamait l'épuisement de son royaume. Or, le plus sûr moyen pour lui de dominer tant de complications, était de se rapprocher de la Prusse, en lui signalant, comme l'ennemi commun à combattre, la Révolution française[59]. Il s'agissait seulement de savoir si les dispositions personnelles du roi de Prusse se prêtaient à une réconciliation dans un pareil but, et Léopold ne tarda pas à recevoir sur ce point des informations satisfaisantes[60]. Il apprit par ses agents que Hertzberg, l'âme de la politique prussienne jusqu'alors, commençait à chanceler sous les coups des favoris du roi, bravés noblement, et de ses maîtresses dédaignées. Car, non content de donner à gouverner aux plus abjectes courtisanes la corruption de son cœur, Frédéric-Guillaume II en était venu à se faire le jouet d'un certain nombre de visionnaires sans scrupules. En opposition à la secte des illuminés révolutionnaires[61], l'Allemagne avait produit celle des illuminés royalistes, à la tête de laquelle marchait Bischofswerder : ce mystique et ses adeptes s'emparèrent de l'esprit du roi de Prusse par des scènes étranges, tantôt évoquant devant lui Jésus-Christ et Moïse, tantôt, au milieu d'un souper, lui montrant dessinée sur le mur l'ombre de César[62]. Ce fut avec un des auteurs de ces tristes comédies, rival avoué de Hertzberg, que Léopold se concerta. Le baron de Spielmann, négociateur confidentiel du prince de Kaunitz, fut envoyé à Bischofswerder, et l'on prépara tout pour changer la direction de la politique prussienne, renverser Hertzberg, et préluder, par l'oubli des dissensions qui existaient entre les rois, à leur ligue contre la Révolution française[63].

Que se passait-il en Angleterre, pendant ce temps ? L'œil ardemment fixé sur la France, elle suivait avec une émotion profonde le mouvement qui nous emportait. Sans bien mesurer encore la portée de ces coups fameux, elle sentait vaguement qu'ils ébranleraient le monde et retentiraient dans son propre sein d'une manière formidable. Parmi ceux que la liberté universelle comptait pour amants, ce fut de l'enthousiasme. Le 5 novembre 1789, un meeting, que Stanhope présidait, vota une adresse à l'Assemblée nationale de France, pour la féliciter de la régénération de ce pays ; et, de son côté, dans la chapelle des dissidents de Old Jewry, le docteur Price prononça un éloquent discours sur des événements que sa pensée liait au futur bonheur de la race humaine[64]. Mais ce que, d'une âme fervente, les uns espéraient, faisait frissonner les autres. Beaucoup, devant un spectacle aussi imprévu, s'arrêtaient immobiles, muets, et comme suspendus entre l'admiration et l'effroi. L'heure de la haine, cette heure que Pitt attendait, n'était pas encore venue !

Toutes ces passions diverses que, dans les profondeurs de la société anglaise, la Révolution venait agiter, les débats du parlement les firent bientôt monter à la surface.

Ici vont figurer trois hommes qu'il faut connaître.

De tous les calomniateurs renommés de la Révolution française, le premier fut Burke. Voici sous quels traits le représente un auteur contemporain :

L'orateur que je désirais le plus entendre était le célèbre M. Burke, auteur du Traité du sublime, et souvent sublime lui-même. Il se leva enfin ; mais, en le considérant, je ne pouvais revenir de ma surprise. J'avais si souvent entendu comparer son éloquence à celle de Démosthène et de Cicéron, que mon imagination, l'associant à ces grands hommes, me le représentait, comme eux, sous des traits nobles et imposants. Je ne m'attendais pas sans doute à le voir, dans le parlement d'Angleterre, revêtu de la toge antique, mais je n'étais nullement préparé à cet habit brun, si serré qu'il semblait gêner tous ses mouvements, et surtout à cette petite perruque ronde et bouclée, qui, malgré tous mes efforts pour trouver un objet de comparaison plus relevé, lui donnait l'extérieur d'un bedeau de village[65].

Voilà pour l'homme physique. Veut-on savoir jusqu'où l'homme moral était capable de faire descendre ses rancunes et son langage ? En parlant de M. Dundas, il dit quelque part :

Avec six gros bâtards (Rapports du comité secret), dont chacun est fort comme Hercule enfant, cette délicate créature rougit à la vue de son nouvel époux, affecte une pudeur virginale ; ou, pour employer une comparaison plus juste à la fois et plus poétique, cette personne si tendre, si timide, si alarmée du souffle des vents, est étalée au soleil, couchée dans la fange, ainsi qu'une truie, et ayant autour d'elle, en témoignage de son chaste amour, les prodigieux résultats de sa fécondité[66].

Ne juger Burke que sur ces indices, ce serait être envers lui aussi injuste qu'il le fut envers la France. La vérité est qu'il posséda des qualités éminentes, mais aucune de celles qui auraient pu donner du poids à ses accusations contre la Révolution française. Qu'on ouvre ses livres, qu'on lise ses discours ! La science s'y étale sous ses aspects les plus variés, le style est abondant et riche, les métaphores pullulent, les sarcasmes reluisent attachés à des phrases pompeuses, comme autant de poignards à manches d'argent ; mais sous cette diffusion opulente quel fonds de sécheresse ! misérable est la logique que ces ornements recouvrent, et cette ironie fardée tourne vite contre le bourreau, en intéressant à ses victimes ! La vigueur de Burke n'est bien souvent que de la grossièreté[67] ; sa chaleur et son éclat ont quelque chose d'un feu d'artifice et ne rappellent en aucune façon la nuée d'étincelles qui jaillit de l'enclume sous les coups pressés du marteau. Burke était Irlandais. Jeune, il était allé poursuivre la fortune à Londres, où il vécut d'abord de sa plume. L'Annual register, dont il eut l'idée, ne lui valait pas, comme prix de sa collaboration, au delà de cent livres sterling, — les quittances existent[68]. — Mais bientôt, remarqué par Gérard Hamilton, puis par le marquis de Rockingham, il reçut de ce dernier, en pur don, dix mille livres sterling, avec lesquelles il acheta la villa de Beaconsfield. La politique s'ouvrant de la sorte devant lui, il y marqua sa place, soit dans les débats que suscita la guerre d'Amérique, soit dans ceux auxquels donna naissance le bill de la réforme de la maison royale. Mais l'Annual register constate lui-même qu'après l'établissement du ministère de Pitt en 1783, les éclatantes divagations de Burke furent considérées par la Chambre des Communes comme une interruption des affaires publiques : on toussait, on frappait du pied, il y eut des huées[69]. Lui, naturellement irritable, il se répandit en accès de colère, fort imprudents chez une nation grave. A l'époque où cette histoire nous a conduits, il atteignait sa soixantième année. Le déclin de son ascendant l'avait aigri. Par un singulier renversement des lois de la nature chez la plupart des hommes, l'âge avait en même temps exalté son imagination et affaibli son jugement[70]. Dans je ne sais quelle vision fantastique, Marie-Antoinette lui était apparue toute rayonnante de grâce et de beauté ; donc, il n'y avait plus qu'à maudire un peuple qui refusait de tomber à genoux devant elle. Le château de Versailles avait été envahi le 6 octobre ; donc, la Révolution française, c'était le pillage, l'assassinat, le crime en délire. Mais patience ! nous allons l'entendre.

Heureusement, il s'était lui-même préparé, dans un homme qui toujours s'avoua son élève politique, un adversaire d'une espèce rare. Lorsque touchant à peine aux jours de l'adolescence, Fox, fils de lord Holland le concussionnaire, s'essayait à des plaisirs précoces ; lorsque, de bonne heure corrompu par son propre père qui l'encourageait odieusement à toutes sortes de passions égoïstes, Fox se faisait joueur dès l'âge de quatorze ans, et courait perdre aux eaux de Spa tant de guinées mal acquises[71], qui aurait pu prévoir que cet enfant deviendrait le plus généreux homme d'État de l'Angleterre ? Mais il est des natures d'une indestructible grandeur. Comme Jules César, Fox traversa le vice sans y laisser son âme. S'il conserva jusqu'à la fin ces passions qu'on avait allumées dans son sang, jamais du moins elles n'étouffèrent en lui les aspirations nobles. Du fond des maisons de jeu, où durent trop souvent l'aller chercher ses collègues et ses commis, il se rendait à son poste pour élever la voix en faveur des malheureux catholiques d'Irlande, pour flétrir la guerre de sauvages faite aux colonies américaines, pour venger la Révolution française calomniée. La Révolution française ! ah ! ce sera son éternelle gloire de l'avoir si profondément aimée, après l'avoir si vite comprise ! Et quel plus vigoureux défenseur pouvait-elle trouver en Angleterre ? L'instruction de Fox était bornée, c'est vrai, bornée à la connaissance de l'histoire, des livres classiques et de la situation des divers pays ; sciences naturelles, philosophie, métaphysique, tout cela lui était étranger, et son ignorance en économie politique pouvait être notée, même dans un temps où les lois de la formation des richesses n'avaient pas encore fixé l'attention des chefs d'État et où les ouvrages de Smith étaient aussi peu connus que le furent, quelques années après, ceux de Bentham[72]. Mais, en revanche, quelle vivacité de conception ! quel pouvoir de divination, plutôt ! Il est vrai encore que les qualités extérieures de l'orateur lui manquaient : sa personne était lourde, sans grâce ; sa voix, d'une fort médiocre portée, devenait, au milieu des excitations de la parole, une sorte de cri aigu[73]. Mais comme il savait émouvoir, passionner, entraîner son auditoire haletant ! Comme elle était irrésistible sa véhémente et naturelle éloquence, entre la pompe de Burke et les effets étudiés de Pitt ! Quel torrent descendu des plus hautes sources de l'inspiration que son langage, et comme le mouvement de ses lèvres puissantes disait bien les battements de son cœur ! Il ne fut pas irréprochable, sans doute. Aux écarts de sa vie privée, incomplètement voilés par mille qualités charmantes, sa vie publique ajouta des fautes. On le vit, avec un douloureux étonnement, s'allier, contre Shelburne appuyé sur Pitt, à ce lord North qu'il avait accusé de trahison, auquel il avait imputé le crime de l'Amérique perdue et vendue ; à ce lord North qu'un jour, au milieu de la Chambre des Communes, il avait fait pleurer. Sa rivalité à l'égard du fils de Chatham ne pouvait avoir un plus triste épisode. C'était l'aristocratie d'ailleurs qui l'avait allaité, celle des whigs, et, au fond, ce tribun du peuple ne fut jamais qu'un grand seigneur en commerce avec la liberté. D'où vient cependant qu'au souvenir de ses erreurs on se sent porté à une indulgence mêlée d'attendrissement ? Et d'où vient qu'à tout prix la démocratie le revendique ? C'est qu'il eut deux grands amours : Anglais, il aima l'humanité, il aima la France !

A Fox, il fallait un lieutenant ; il le trouva dans Sheridan, dont la jeunesse avait été encore plus emportée que la sienne. Un libertin séduisant mais effréné, qui commence la vie par un duel, enlève une femme, met en comédies ses propres aventures, devient directeur de théâtre, rend célèbres sa passion pour le jeu et sa passion pour le vin, un tel homme n'aurait du être, ce semble, accepté par Fox que comme compagnon de table. D'autant que Sheridan, dans le pays le plus aristocratique de la terre, était fils d'un comédien. Mais Fox le devina ; il entrevit le côté noble de cette nature qui n'était qu'à moitié déchue. Ne pouvant se défendre d'aimer Sheridan, il le voulut digne d'être son ami. Il l'éleva donc, de l'intimité de leurs plaisirs, à celle de ses pensées. De l'ombre des coulisses de Drury-Lane, il l'attira sur la scène du parlement, où, après deux années de silence studieux, Sheridan déploya les trésors d'une éloquence peu spontanée[74] et d'un goût quelquefois équivoque, mais agressive, mordante, pleine de saillies heureusement lancées et qui étincelaient comme le regard même de l'orateur, dont on assure[75] que jamais un clignement n'en altéra la fixité.

Le 9 février 1790[76], pendant que les Communes discutaient le budget de l'armée, Fox saisit cette occasion pour se prononcer solennellement en faveur de la Révolution française. Il se félicita, comme Anglais, du voisinage d'un peuple qu'avait enfin visité la liberté. Il affirma que la France libre serait moins disposée à la guerre et à la haine qu'elle n'avait pu l'être, gouvernée par les cabales ou les intrigues d'hommes d'État ambitieux et égoïstes[77]. N'y aurait-il pas à tirer parti des embarras intérieurs de la France avait-on demandé ? Oui, répondait le généreux Fox ; mais l'avantage que nous promet la situation de la France, poursuivons-le en réduisant nos forces militaires et non en dirigeant contre le domaine de nos voisins de déloyales attaques[78].

Une amitié grave de la part de Burke, respectueuse de la part de Fox, liait depuis longtemps ces deux hommes. C'était au premier que le second, moins instruit et moins âgé, rapportait, avec une modestie touchante, les progrès de son éducation politique. Mais il était dit que la Révolution française les diviserait à jamais. Autant Fox l'avait exaltée, autant Burke s'appliqua à l'amoindrir, à la flétrir même. Il déclara qu'à ses yeux la France n'existait plus politiquement ; que les Français venaient de se montrer les meilleurs architectes de ruines[79] qui eussent jamais existé. Dans l'élan d'une fureur insensée, il ajoutait : Si nous, Anglais, nous étions les vainqueurs, les maîtres de la France, si nous la tenions là étendue à nos pieds, nous rougirions de lui imposer des lois aussi dures que celles qu'elle vient de s'imposer à elle-même[80]. Et après l'avoir de la sorte déclarée folle, déclarée morte, par la plus pitoyable des contradictions, il s'effrayait de la puissance contagieuse de l'exemple par elle donné à la terre. Le titre de citoyens pris par des soldats lui faisait peur, surtout[81] !…

Fox se sentit profondément ému : il perdait un ami. Mais, la vérité l'emportant dans son cœur, il se leva pour répondre. Attentif à amortir le coup qu'il fallait frapper, il commença par vanter Burke, sa vaste science, la sagesse de ses entretiens dont lui, Fox, avait tant profité. Il répéta ensuite qu'il n'avait pu se défendre de regarder les armées permanentes avec moins d'inquiétude, depuis que l'armée française prouvait si bien qu'il est possible, sans cesser d'être citoyen, de devenir soldat. S'ensuivait-il qu'on le dût ranger parmi les démocrates ? Non, il s'avouait également ennemi de toutes les formes absolues, de gouvernement : monarchie absolue, aristocratie absolue, démocratie absolue. Son idéal, c'était la constitution de son pays, fondée sur la balance des pouvoirs et se prêtant à des améliorations progressives. Quant aux scènes de sang qui avaient effrayé la France, il était loin d'y applaudir, mais il pensait qu'on devait parler plutôt avec une sorte de compassion[82] d'excès commis pour s'affranchir.

Un des membres séparé de mon corps, répliqua Burke, me causerait moins de douleur que la nécessité où je suis de me séparer violemment et publiquement de l'opinion d'un ami[83].

Et il reprit contre la Révolution le cours de ses invectives.

Indigné alors et s'échappant en paroles indomptées, Sheridan débuta par dire que, de tous les mots que son honorable ami Burke avait prononcés, il n'en était pas un seul que sa conviction ne repoussât. Car enfin, la Révolution française était-elle moins juste que celle d'Angleterre ? N'était-elle pas venue d'une provocation plus grande encore ? On accusait l'Assemblée nationale d'avoir renversé les lois, violé la justice, détruit la richesse publique ! — Quelles lois ? Les lettres de cachet ! — Quelle justice ? Les décisions d'une magistrature vendue ? — Quelle richesse publique ? La banqueroute ? En arrivant, l'Assemblée nationale avait vu... quoi ? Des fabricants ruinés, des ouvriers sans emploi, un peuple sans pain, le désordre dans tous les esprits, le désespoir dans toutes les âmes. Les maux dont Burke la rendait responsable, elle les avait trouvés, au contraire, déjà existants, et comment un Anglais pouvait-il s'étonner qu'une nation assiégée de tant de douleurs en eût cherché la source ? Eh ! qu'avait donc voulu l'Assemblée que n'eût voulu avec elle la France, toute la France, unie comme un seul homme dans la poursuite d'un seul dessein ? Il fallait abhorrer les excès, sans doute ; mais combien plus le despotisme qui les avait enfantés à force de corrompre la nature humaine ! S'il y avait effectivement en France des hommes qui eussent par ambition commis des crimes, anathème sur eux ; mais qu'on s'enquît d'abord de la vérité des faits : une malédiction ne doit point sortir d'une rumeur. Pour lui, il repoussait bien loin le sanguinaire espoir de voir le despotisme se relever, et cela, même au point de vue anglais, parce que, si la France achevait son œuvre, elle deviendrait plus puissante il est vrai, mais aussi plus juste, plus honnête, plus pacifique ? Les Français étaient une nation brave et généreuse. Leur vice, ce fut leur gouvernement[84].

Pitt s'était étudié à beaucoup de circonspection pendant ce débat. Il prit la parole, moins pour s'en mêler que pour le clore, non sans avoir indiqué par quelques compliments pleins de mesure qu'il entrait dans l'opinion que Burke avait exprimée. Ses sentiments à l'égard de la Révolution française n'étaient pas douteux, même à cette époque. Mais il avait besoin de se préparer à la lutte, et sa prudence ajournait sa haine.

Tel était donc, au commencement de 1790, l'état de l'Europe. L'esprit nouveau avait tout envahi, traînant à sa suite, soit l'agitation de l'espérance, soit celle de la frayeur. Par la défaite du parti des patriotes en Hollande, l'Angleterre avait pris pied sur le continent, à peu de distance du grand foyer qui brûlait dans Paris. La démocratie et les prêtres se disputaient le Brabant soulevé. La mort de Joseph II venait de laisser l'empire d'Autriche à un prince dont l'ambition était de rétablir la paix entre les gouvernements pour la transformer en une vaste guerre contre le peuple de France. En Prusse, Guillaume II ne songeait plus qu'à se débarrasser du génie de Hertzberg et s'abandonnait à la secte des illuminés royalistes. Quoique trop éloignée de la Révolution pour la saisir corps à corps, quoique distraite par les Polonais et par les Turcs, Catherine II commençait à céder au lâche remords d'avoir été une reine philosophe : elle avait peur. Le roi de Suède, Gustave III, était loin de posséder une puissance proportionnée à l'activité de son âme, mais sa soif des combats dont on parle et son humeur chevaleresque lui assignaient d'avance une place dans la coalition des rois, si elle se formait. L'Espagne remuait sous un roi sans volonté comme sans force. Il en était de même de l'Italie sous ses souverains, encore immobiles. Quant à l'Angleterre, on vient de voir que la Révolution française, à peine hors du berceau, y produisait déjà une impression profonde, semant l'enthousiasme, éveillant la colère, bouleversant les vieux partis, séparant à jamais des amis illustres et remplissant le cœur des hommes d'Etat d'un trouble inconnu.

 

 

 



[1] L.P. de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, t. I, p. 60, 3e édit. Paris, 1786.

[2] Édit de censure.

[3] Édit de conscience.

[4] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 58. Paris 1831.

[5] Soulavie, Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, t. V, p. 4. 1801.

[6] L. P. de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, t. I, p. 68.

[7] British history chronologically arranged, p. 668, 5e édit. London, MDCCCXLVII.

[8] Pitt entra dans le ministère Shelburne au mois de juillet 1782, et il remplaça comme premier le ministère de coalition de Fox et de North, au mois de décembre 1783. Voyez British Chronology, p. 522 et 527.

[9] Villemain, Cours de littérature, treizième leçon.

[10] British chronology, p. 670.

[11] A state paper style.

[12] A wonderful performer indeed, but still performer. Historical sketches of Statesmen, by lord Brougham, vol. II, p. 17. London, 1845.

[13] No man felt more strongly on the subject of the African slave trade than he… yet did he continue, for eighteen years of his life, suffering every one of his colleagues, nay of his mere underlings in office, to vote against the question of abolition. Historical sketches of Statesmen, by lord Brougham, vol. II, p. 14.

[14] That, independent of its breaking up the whig party, the war gave their antagonists a constant lever wherewithal to move at will both parliament and people., is at least as unquestionable a fact. Historical sketches of Statesmen, by lord Brougham, p. 10.

[15] L.P. de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, t. I, p. 106 et 107.

[16] Voyez ce que dit Soulavie de l'impulsion donnée à l'opposition républicaine par M. de La Vauguyon, pendant son ambassade à La Haye, depuis 1776 jusqu'en 1783. Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, t. V, p. 26 et 27.

[17] Diaries and correspondence of James Harris, edited by his grandson, vol. II, p 167. London, 1844.

[18] It remains to be seen whether people themselves of this country will not (ultimately) be roused to a sense of their situation, and produce by an insurrection what nothing short of an insurrection can produce. If this should not happen, we might then look forward to the reduction of this country to a state of perfect insignificancy, as the best event which can befall England, it being evident that the Republic bad better be annihilated than remain as it is. Extract of a despatch from sir James Harris to the marquis of Carmarthen. Diaries and correspondence of James Harris, p. 79.

[19] We must appear to be perfectly quiet, and our operations here carried on out of sight and with the greatest caution. Extract of a despatch, etc. Diaries and correspondence of James Harris, p. 91.

[20] I observed a link-boy, who most assiduously lighted me whenever went out in the evening, although I, had two flambeaux, and this without asking fee or reward ; but, as they have no idea that a gentleman can get up before it is eight, and walk in the rain with a brown surtout and round hat, I have done all my mysterious business, before their eyes are open. Letter to the marquis of Carmarthen. Diaries and correspondence of James Harris, p. 86.

[21] Diaries and correspondence of James Harris. Extract of a despatch, p. 162.

[22] Diaries and correspondence of James Harris, vol. II, p. 149.

[23] Diaries and correspondence of James Harris, vol. II, p. 99.

[24] Diaries and correspondence of James Harris, vol. II, p. 150.

[25] Diaries and correspondence of James Harris, vol. II, p. 182.

[26] I am satisfied nothing but a convulsion, which would shake the state to its foundation, could at this moment wrest the power out of their hands. Diaries, etc. of James Harris, p. 85.

[27] God knows in what situation it whould leave the Republic. Diaries, etc. of James Harris, p. 85.

[28] L. P. de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, t. I, p. 110.

[29] L. P. de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, t. I, p. 113.

[30] L. P. de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, t. I, p. 117.

[31] A minister of very extraordinary abilities. Annual register, vol. XXXIII, p. 12.

[32] Annual register, vol. XXXIII, p. 123.

[33] Soulavie, Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, t. V, p. 31.

[34] My dear lord, I hope you will be satisfied with what I am about now. I am astonished myself at what is passing ; and when I consider that a week ago I expected to be driven out of the Hague, and that at this hour I could drive all the patriots before me with a nod, I confess it appears me like enchantment. Diaries and correspondence of James Harris, vol. II, p. 377.

[35] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 63.

[36] Biographie universelle, au mot CATHERINE.

[37] Villemain, Cours de littérature française, seizième leçon.

[38] Annual register, vol. XXX, p. 4 et 5.

[39] L. P. de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, p. 87.

[40] L. P. de Ségur, Tableau historique el politique de l'Europe, p. 94 et 95.

[41] Annual register, vol. XXX, p. 9.

[42] Annual register, vol. XXX, p. 7.

[43] L. P. de Ségur, Tableau historique et politique de l'Europe, p. 95.

[44] Annual register, vol. XXX, p. 14 et 15.

[45] Annual register, vol. XXX, p. 14 et 15.

[46] L. P. de Ségur, Tableau historique et politique, p. 139.

[47] Annual register, vol. XXX, p. 23 et 24.

[48] Joseph II peint par lui-même, avec un précis historique de la vie de ce prince, par Rioust, p. 14 et 15. Bruxelles, 2e édition, 1823.

[49] Voyez, pour les détails, le Tableau de l'Europe, par L. P. de Ségur, p. 160 et suiv.

[50] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 79.

[51] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 79.

[52] Histoire parlementaire de la Révolution française, par Buchez et Roux, t. IV, p. 51.

[53] Annales patriotiques.

[54] Joseph II peint par lui-même, p. 16.

[55] Joseph II peint par lui-même, p. 17.

[56] Annual register, vol. XXXIII, p. 5.

[57] Annual register, vol. XXXIII, p. 5.

[58] Voyez, pour de plus amples détails, le livre de Rioust intitulé : Joseph II peint par lui-même.

[59] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 82.

[60] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 82.

[61] Voyez, dans le IIe volume de cet ouvrage, le chapitre intitulé les Révolutionnaires mystiques.

[62] L. P. de Ségur, Tableau politique et historique de l'Europe, p. 72 et 73.

[63] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. I, p. 82 et 83.

[64] British chronology, p. 550.

[65] Passage cité par M. Villemain dans son Cours de littérature, seizième leçon.

[66] Voici le passage cité par lord Brougham :

With six great chopping bastards (Reports of secret committee), each a as lusty as an infant Hercules, this delicate creature blushes at the sight of his new bridegroom, assumes a virgin delicacy ; or, to use a more fit, as well as a more poetical comparison, the person so squeamish, so timid, so trembling lest the winds of heaven should visit her too roughly, is expanded to broad sunshine, exposed like the sow of imperial augury, lying in the mud with all the prodigies of her fertility about her, as evidence of her chastity. Historical sketches of Statesmen, vol. I, p. 183.

[67] He must be allowed to have often mistaken violence and grossness, for vigor. Lord Brougham, Historical sketches of Statesmen, vol. I, p. 182.

[68] Prior's Life of Burke, p. 61.

[69] The luxuriant expatiations of the orator were met with coughing, beating the ground and hooting. Annual register, vol. XI, p. 336.

[70] ..... Age... lessened the power of profiting from that light, by weakening the judgment as the imagination gained luxuriance and strength. Lord Brougham, Historical sketches, vol. I, p. 198.

[71] Villemain, Cours de littérature, seizième leçon.

[72] British chronology, p. 674.

[73] Lord Brougham, Historical sketches of Statesmen, vol. I, p 250.

[74] His witwas, like all his speaking, exceedingly prepared. Lord Brougham, Historical sketches, vol. II, p. 28.

[75] It had the singularity of never winking. Lord Brougham, Historical sketches, vol. II, p. 51.

[76] Et non pas 1791, comme le dit M. Villemain dans la seizième leçon de son Cours de littérature.

[77] Parliamentary debates, vol. XXVIII, p. 332.

[78] Parliamentary debates, p. 346.

[79] Ablest architects of ruin. Parliamentary debates, p. 353.

[80] Were we absolute conquerors, and France to lie prostrate at our feet, we should be ashamed to send a commission to settle their affairs, which could impose so hard a law upon the French, and so destructive of all their consequences as a nation, as that they had imposed upon themselves. Parliamentary debates, p. 354.

[81] Parliamentary debates, p. 355 et 356.

[82] With some degree of compassion. Parliamentary debates, p. 364.

[83] Burke said that he could without the least flattery or exaggeration assure his right hon. friend that the separation of a limb from his body could scarcely give him more pain, than the circumstance of differing from him, violent, and publicly, in opinion. Parliamentary debates, p. 367.

[84] The French were naturally a brave and generous people. Their vice had been their government. Parliamentary debates, p. 369.