HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME

LIVRE TROISIÈME

 

CHAPITRE VII. — L'AMBITION DE MIRABEAU (1789).

 

 

Haines de Mirabeau, sa détresse. — Mémoire secret qu'il rédige pour la cour. — Ce Mémoire est présenté à Monsieur, qui refuse de s'en charger. — Louis XVI défini par son frère. — Duport, Barnave et Lameth veulent rapprocher Mirabeau et Lafayette ; pourquoi. — Conférence chez la marquise d'Aragon. — Mirabeau présenté à Montmorin par Lafayette ; ambassade de Constantinople à demi offerte ; argent donné. — Dans quelles circonstances Mirabeau prononce l'éloge de Lafayette à la tribune. — Secours d'argent secrètement envoyés par Lafayette à Mirabeau. — Intrigues pour un changement de ministère. — Talon, le comte de La Marck, Champion de Cicé. — Liste ministérielle préparée par Mirabeau. — Mirabeau demande l'admission des ministres au sein de l'Assemblée. — Sa motion est rejetée. — Dépit de Mirabeau ; son abattement passager ; détour que prend son ambition.

 

Derrière les agitations se nouaient les intrigues. Or, les faits les moins instructifs ne sont pas ceux que cachent dans leur ombre les coulisses de l'histoire.

Nous avons dit la naissance et les progrès de la faction du comte de Provence, celui que, depuis l'avènement de Louis XVI au trône et conformément à la grammaire de la cour, on appelait Monsieur. Dans les derniers mois de l'année 1789, cette faction prit à son service un instrument qui, moins décrié, lui eût été fort utile : Mirabeau.

Il y avait alors deux hommes dont Mirabeau enviait, avec une rage intérieure mal dissimulée, la popularité et la puissance ; Necker au pouvoir lui inspirait un sentiment de colère qu'il aimait à revêtir des formes du dédain, et il s'indignait, dans le vol de son orgueil, de voir Lafayette devenu maître, par la garde nationale, des mouvements de la place publique. Entre ces deux noms dont le bruit l'importunait, entre ces deux grandes situations qui envahissaient toute la place qu'il eût voulu occuper, il lui semblait que son génie manquait d'air, il étouffait ; il fallait l'entendre, exhalant son dépit ! Necker n'était qu'un méprisable charlatan[1], dont la renommée faisait pitié et que son incapacité pompeuse aurait dû faire rougir. Lafayette était un sous grand homme[2], un Cromwell-Grandisson, un Gilles-César, un général Jacquot[3]. Ainsi se vengeait Mirabeau furieux ; mais ce qui prouve les souffrances d'un cœur blessé n'est point ce qui les soulage ; quel spectacle terrible que celui que présente, à cette époque de sa carrière, Mirabeau vu de près ! Il brûle de monter, de gagner les hauteurs, et sa mauvaise réputation est là qui l'écrase d'un poids impossible à soulever ; il est rongé de voluptueux désirs, tourmenté de besoins insatiables, et la misère l'enveloppe. Qui payera ses dettes ? Elles sont considérables et il en est d'étranges, il en est de honteuses ; marié déjà depuis dix-sept ans, il doit encore à Anne Poitevin le prix de ses habits de noces, et il est réduit à lui dire pour lui faire prendre patience : Je vais être ministre, cela est sûr[4]. Je vais être ministre ! Il aspire en effet à le devenir, et violemment ; pourquoi ? Ce n'est pas seulement parce qu'il a soif de gouverner, c'est parce qu'il faut... qu'il vive !

Un jour, raconte M. de La Marck, c'était au mois de septembre 1789, Mirabeau vint chez moi de très-bonne heure, et d'un air préoccupé me dit : Mon ami, il dépend de vous de me rendre un très-grand service. — Parlez. Je ne sais où donner de la tête, je manque du premier écu, prêtez-moi quelque chose. Je lui offris un rouleau de cinquante louis, le seul que j'eusse à ma disposition. Il me remercia beaucoup et me dit : Je ne sais pas quand je vous le rendrai, je n'ai pu encore regarder à la succession de mon père et déjà mes parents me font des procès[5].

 

Le personnage à qui Mirabeau s'adressait était un homme de cour : il comprit tout de suite quelle prise donnaient sur un tel tribun son immoralité, ses passions et sa détresse. Il vit la reine, mais plus fière alors qu'elle ne le fut quelques mois après, Marie-Antoinette s'écria : Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau[6].

Lui, cependant, il avait résolu, ou de se faire accepter ou de s'imposer, tour à tour souple et hautain, également prêt à conseiller et à menacer, tantôt rampant jusqu'au pied du trône par des chemins couverts, tantôt se répandant en violences qui glaçaient le roi d'épouvante. On se rappelle comment il avait, à Versailles, dénoncé le repas des gardes et mis en jeu la responsabilité de la reine, montrant de la sorte quel ennemi c'était qu'un ennemi de sa taille. Eh bien, quinze jours s'étaient à peine écoulés depuis l'installation forcée de la cour à Paris, que déjà il s'essayait au rôle de conseiller secret.

Si Paris, écrivait-il dans un mémoire destiné à Louis XVI, si Paris a une grande force, il renferme aussi de grandes causes d'effervescence. Sa populace agitée est irrésistible : l'hiver approche, les subsistances peuvent manquer, la banqueroute peut éclater ; que sera Paris dans trois mois ? Certainement un hôpital, peut-être un théâtre d'horreurs. Est-ce là que le chef de la nation doit mettre en dépôt son existence et tout notre espoir ?

Les ministres sont sans moyens ; un seul, qui toujours eut plutôt des enthousiastes qu'un parti, a encore de la popularité ; mais ses ressources sont connues, il vient de se montrer tout entier ; sa tête véritablement vide n'a osé entreprendre que d'étayer quelques parties d'un édifice qui s'écroule de toutes parts ; il veut prolonger l'agonie jusqu'à l'instant qu'il a marqué pour sa retraite politique et où, comme en 1781, il croit laisser un prétendu niveau entre la recette et la dépense. Que son moyen réussisse ou qu'il échoue, le succès ne s'étendra pas au delà de quelques mois, et ce financier destructeur ne laisse un souffle à Paris qu'en ruinant le royaume. Que deviendra la nation après cette inutile tentative qui rend la banqueroute inévitable ? Nous ne sommes aujourd'hui que las et découragés ; c'est le moment du désespoir qu'il faut redouter.

Les provinces ne sont pas démembrées, mais elles s'observent les unes les autres ; une division sourde annonce les orages ; les communications pour les subsistances s'interrompent de plus en plus ; le nombre des mécontents augmente par l'effet inévitable des décrets les plus justes de l'Assemblée. Une nation n'est en résultat que ce qu'est son travail ; la nation est désaccoutumée du travail. Il faudrait plusieurs années pour remplacer ce que six mois viennent de détruire, et l'impatience des peuples, stimulée par leur misère, se manifeste de tous côtés.

Un événement plus funeste encore se prépare : l'Assemblée nationale, si mal combinée dans son principe, composée de parties si hétérogènes et si laborieusement réunies, voit tous les jours diminuer la confiance dans ses tra aux. Les meilleures intentions ne sauvent pas des erreurs ; elle est entraînée hors de ses propres principes par la funeste irrévocabilité qu'elle a donnée à ses premiers décrets ; et n'osant ni se contredire ni revenir sur ses pas, elle s'est fait un obstacle de plus de sa propre puissance.

Suivait un sacrilège anathème lancé contre Paris, cerveau et cœur de la Révolution ;

Paris engloutit depuis longtemps tous les impôts du royaume ; Paris est le siège du régime fiscal abhorré des provinces ; Paris a créé la dette ; Paris, par son funeste agiotage, a perdu le crédit public et compromis l'honneur de la nation. Faut-il que l'Assemblée ne voie que cette ville, et perde pour elle tout le royaume ?

Quel parti reste-t-il donc à prendre ? Le roi est-il libre ? Sa liberté n'est pas entière ; elle n'est pas reconnue.

 

En conséquence, Mirabeau concluait à ce que le roi allât s'établir hors de Paris, où les journées d'octobre venaient de l'amener si impérieusement. Mais, selon l'auteur du mémoire, il ne fallait pas que le roi se retirât à Metz ou sur toute autre frontière : ce qui eût été déclarer la guerre à la nation et abdiquer le trône. Mirabeau proposait à la cour de se replier sur Rouen, parce que cette ville est au centre du royaume ; parce qu'une position militaire, prise respectivement à ce point, commande une navigation immense, dispose des comestibles du seul foyer de résistance qui soit vraiment à considérer, et changerait cette résistance en bénédictions, si la bienfaisance du roi, si ses efforts, si ses sacrifices personnels parvenaient à y porter l'abondance[7].

Ainsi, rompre avec Paris, le déserter ; lancer à ces vaillantes femmes des faubourgs, soldats de Maillard, un défi sanglant ; en appeler contre la capitale en fureur aux provinces soulevées ; calomnier les journées d'octobre par une fuite, et dans cette fuite placer le signal d'une guerre inévitable et impie. Voilà ce que Mirabeau, secrètement, conseillait au roi ! Conseils étranges, vraiment !

Quel était donc son but ? Par des avis dont la séduction était si propre à déguiser le péril aux yeux d'une cour imprudente, Mirabeau voulait-il la perdre en la charmant ? voulait-il essayer de lui plaire, en se ménageant, si son plan échouait, l'excuse immorale de l'avoir trompée sciemment et trahie ? Peut-être était-il plus sincère dans son égoïsme ; peut-être Paris lui était-il en effet odieux par cela seul qu'il se partageait entre l'ascendant bourgeois de Lafayette et la popularité naissante de certains agitateurs, que le génie de Mirabeau devinait, comme le génie de Sylla devina César ; peut-être enfin cette téméraire retraite à laquelle on poussait Louis XVI était-elle calculée de manière à servir l'ambition du prince artificieux qui siégeait au Luxembourg ?

Ce qui est certain, c'est que le mémoire dont il vient d'être question ne fut pas directement présenté au roi : confié au comte de La Marck, il fut remis à Monsieur, pour qu'après l'avoir approuvé, il le montrât à son frère.

Le comte de La Marck a raconté[8] comment il fut introduit au Luxembourg par M. de La Châtre, entre minuit et une heure, et quel fut, dans cette mystérieuse entrevue, le langage de Monsieur.

Nul doute, et l'on s'en convaincra bientôt, que l'éloignement de la cour n'entrât dans les vues de ce prince.

Mais il craignit probablement que s'il intervenait de sa personne pour engager Louis XVI à la fuite, il ne se mît par cela même hors d'état d'en profiter. Il refusa donc de se faire le porteur d'un semblable message. Il s'étudia à persuader au comte de La Marck qu'il n'y avait à compter ni sur la résolution du roi ni sur l'influence conjugale de la reine : La faiblesse et l'indécision du roi sont au delà de tout ce qu'on peut dire. Pour vous faire une idée de son caractère, imaginez des boules d'ivoire huilées, que vous vous efforceriez de retenir ensemble[9].

Le projet fut donc abandonné ; mais Mirabeau n'en continua pas moins à s'occuper des moyens d'envahir le ministère, une circonstance heureuse étant d'ailleurs venue surexciter ses espérances.

Au premier rang des adversaires du conseil marchaient les trois hommes dont l'union avait reçu le nom fastueux de triumvirat, c'est-à-dire Duport, Lameth et Barnave.

Tous les trois d'une égale ardeur, ils désiraient le renversement des ministres. Pour y arriver, ils jugèrent indispensable le double concours de Mirabeau, qu'ils n'aimaient pas, et de Lafayette, qu'ils détestaient. Ils songèrent donc à les rapprocher et c'est ce qui eut lieu dans une conférence tenue à Passy, chez la marquise d'Aragon, nièce de Mirabeau[10]. Rien n'y fut décidé ; seulement, Mirabeau en sortit très-satisfait d'avoir été mis en relation avec Lafayette, dont il recherchait l'appui, sans renoncer toutefois à ses dédains jaloux.

Ce fut par son nouvel allié que, le 17 octobre, il se fit présenter à M. de Montmorin[11]. Il venait offrir ses services. L'Assemblée, dit-il au ministre, est un âne rétif qu'on ne peut monter qu'avec beaucoup de ménagements. Cependant, il ne désespérait pas de le monter, cet âne rétif. Montmorin parla d'une ambassade à Constantinople ; Mirabeau parla négligemment, et en homme qui voulait plus encore, d'une ambassade en Angleterre. La conclusion fut qu'après l'entrevue, Montmorin envoya à Mirabeau, de la part du roi, de quoi payer une partie de ses dettes[12].

De son côté, le comte de La Marck écrivait à l'héritier besogneux des Riquetti :

Pourquoi avez-vous dit que lundi vous parleriez de l'embarras de vos affaires ? cela m'a gêné. Je n'ai pas pu paraître aussi fier, et je veux toujours l'être pour vous et par vous. Au reste, j'ai prouvé qu'il valait mieux qu'on allât au-devant. D'après quoi, Lafayette doit commencer, la première fois que vous le verrez, par vous offrir cinquante mille francs. J'ai demandé si je pouvais vous l'annoncer ; il n'a pas dit non, mais il a montré désirer que vous sussiez seulement qu'il vous préparait un grand secours pour lundi[13].

Or, ce jour-là même, lundi 19 octobre, Mirabeau prononçait à la tribune un magnifique éloge de Lafayette et lui faisait voter, ainsi qu'à Bailly, de solennels remercîments[14].

Ce n'est pas que Mirabeau eût déjà touché la somme promise, somme imputée sans doute sur les fonds que la liste civile mettait à la disposition de Lafayette pour augmenter le nombre des amis du roi ou diminuer le nombre de ses ennemis. La correspondance entre le comte de La Marck et Mirabeau prouve que ce dernier hésita pendant quelque temps à se laisser tomber sous cette humiliante dépendance qui est le résultat naturel et le châtiment de la vénalité. Mais ses embarras d'argent devenaient de jour en jour plus inexorables ; la privation aiguillonnait ses besoins ; la misère le tenait à la gorge ; le comte de La Marck lui écrivait : Acceptez ! Vos ennemis en compteront davantage avec vous. Vos affaires ne vous laisseront plus d'embarras subalternes ; alors vous serez tout entier ce que vous valez, c'est-à-dire supérieur à tous[15].

Une lettre de Mirabeau à son démon tentateur, lettre en date du 28 octobre, établit du reste que sa résistance ne fut pas indomptable, et même qu'il en était venu à se plaindre de ce qu'on ne lui donnait pas autant qu'on lui avait permis d'espérer : Lafayette a fait ce matin un envoi ridicule et sans motif qui ne fournit seulement pas de quoi se dégager envers vous. A quoi cela sert-il ? Pas même au déplacement, qui est d'étroite nécessité et d'une décence rigoureuse[16]

Ô infirmité de la force ! ô scandale !

Et toutefois, après avoir dit, en parlant de l'être humain : s'il se vante, je l'abaisse, Pascal a eu raison d'ajouter : s'il s'abaisse, je le vante. Car ce serait bien mal comprendre Mirabeau, par exemple, que de le ranger parmi les natures absolument viles. Rien de plus émouvant que l'espèce d'orgueil douloureux avec lequel il s'efforçait de porter sa bassesse. Au sein de sa dégradation morale, il ne se pouvait défendre d'un certain respect pour sa propre gloire. Sa conscience l'aurait. laissé en paix, peut-être, parce qu'il était sans principes et qu'il méprisait les hommes ; mais incapable de descendre jusqu'au mépris de lui-même, il restait livré aux reproches de son génie. De là l'illusion qui lui faisait voir le salut de l'Etat dans le triomphe du régime le mieux approprié à la nature de ses passions. L'austérité prévue des mœurs républicaines l'avait de bonne heure épouvanté : voilà pourquoi il avait mis toute la puissance de son esprit à se faire des convictions monarchiques. La Révolution, poursuivant sa route héroïque au travers des précipices, ne promettait que fatigues et dangers : voilà pourquoi il aimait à se persuader que, après avoir contribué à la pousser en avant, il y aurait de la grandeur à l'arrêter court. Qui sait si, à force de s'abuser sur ce point, il n'était point parvenu à être sincère ? Il avait besoin de croire, le malheureux ! que lorsqu'on l'achetait, il ne se vendait pas !

Les négociations secrètes qui devaient conduire Mirabeau au ministère et placer le pouvoir sous l'influence immédiate de Lafayette furent poussées très-vivement pendant les derniers jours d'octobre. Les intermédiaires principaux étaient Talon et le comte de La Marck. Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, ennemi caché et collègue de Necker, avait la main dans cette intrigue. Un instant, Mirabeau fut heureux d'une victoire qu'il jugeait prochaine. La note suivante, trouvée dans ses papiers et qui est de son écriture, dévoile le plan ministériel arrêté par son ambition :

M. Necker, premier ministre, parce qu'il faut le rendre aussi impuissant qu'il est incapable, et cependant conserver sa popularité au roi.

L'archevêque de Bordeaux, chancelier, choisissant avec un grand soin ses rédacteurs.

Le duc de Liancourt à la guerre, parce qu'il a de l'honneur, de la fermeté et de l'affection personnelle pour le roi, ce qui lui donnera de la sécurité.

Le duc de La Rochefoucauld, maison du roi, ville de Paris — Thouret avec lui.

Le comte de la Marck à la marine, parce qu'il ne peut pas avoir la guerre et qu'il a fidélité, caractère et exécution. — La Prévalaye avec lui.

L'évêque d'Autun, ministre des finances. Sa motion du clergé lui a conquis cette place, où personne ne les servirait plus. — La Borde avec lui.

Le comte de Mirabeau, au conseil du roi, sans département. Les petits scrupules du respect humain ne sont plus de saison. Le gouvernement doit afficher tout haut que ses premiers auxiliaires seront désormais les bons principes, le caractère et le talent.

Target, maire de Paris — que la basoche conduira toujours.

Lafayette au conseil, maréchal de France, généralissime à terme pour refaire l'armée.

M. de Montmorin, gouverneur, duc et pair, ses dettes payées.

M. de Ségur, de Russie, aux affaires étrangères.

M. Mounier, la Bibliothèque du roi.

M. Chapelier, les bâtiments[17].

 

On voit par cette note que l'auteur du plan conservait Necker, mais c'était dans l'espoir d'arriver bientôt à le supplanter. Malheureusement pour Mirabeau, il avait à lutter contre l'indécision de Lafayette, qui, à demi effrayé d'un contact que sa probité commençait à trouver trop intime, aurait bien voulu éloigner par quelque ambassade, soit à Constantinople, soit en Angleterre, son allié du moment. Mirabeau refusait, s'impatientait, accusait en petit comité Gilles-César de se laisser jouer par les ministres. Le 5 novembre, passant de l'intrigue à la menace, il avait dénoncé à l'Assemblée nationale, comme contraires aux décrets sur la jurisprudence criminelle, les procédures du grand prévôt de Marseille, et fait rendre un décret qui ordonnait au garde des sceaux et aux secrétaires d'État de prouver que les dispositions provisoires de l'Assemblée, relativement à la procédure criminelle, avaient été communiquées aux tribunaux compétents : c'était la paix réclamée l'épée à la main. Fier de son succès, il ne désespéra pas, cette fois, d'entrer au ministère, même en renversant Necker, en lui passant sur le corps, et le 6 novembre il courut prononcer à la tribune un discours dans lequel il s'attachait à signaler l'incapacité du premier ministre en matière de finances. Nous dirons dans la partie financière de cette histoire quelles furent les idées que Mirabeau exposa alors touchant la rareté du numéraire, les vices de la caisse d'escompte, la nécessité de veiller plus soigneusement aux subsistances et les moyens d'y pourvoir : le but de tout cela était de forcer les portes du ministère, et c'était, suivant l'expression de Mirabeau, une simple évolution de tactique[18]. Aussi la motion qu'il présenta se divisait-elle en trois points : 1° la disette du numéraire ; 2° la dette publique et l'établissement d'une caisse nationale ; 3° l'admission des ministres dans l'Assemblée, avec voix consultative[19].

Ce dernier point était essentiel à emporter. Car Mirabeau sentait fort bien que la tribune était sa force. En devenant ministre, il n'entendait pas cesser d'être orateur et changer de puissance. Il fallait donc obtenir, ainsi qu'il est écrit dans ses mémoires[20], que les députés élevés au rang de ministre continuassent de siéger et d'opiner sur toutes matières, comme membres, dans le sein de l'Assemblée et non à la barre ; non plus en des cas limités, mais à leur volonté et en toute occasion ; non plus seulement pour répondre à des interpellations, mais pour en faire, au besoin ; non plus dans l'attitude inerte et passivement défensive des agents d'un pouvoir humilié, mais dans le rôle actif de comandataires d'une nation souveraine.

Déjà, dès les premiers jours de septembre, le Courrier de Provence avait à cet égard fait connaître l'opinion de Mirabeau :

La présence des ministres au sein de l'Assemblée est juste, disait ce journal : les ministres sont citoyens comme les autres Français ; et s'ils ont le vœu des bailliages, on ne saurait voir pourquoi l'entrée de l'Assemblée nationale leur serait fermée.

Elle est utile : le corps législatif s'occupe des mêmes objets que le pouvoir exécutif ; toute la différence consiste en ce que l'un veut et l'autre agit. On ne saurait attendre de la législature des résultats sages, heureux, adaptés aux circonstances, tant qu'elle ne s'aidera pas des lumières que l'expérience, l'habitude des affaires et la connaissance des difficultés d'exécution fournissent continuellement au pouvoir exécutif[21].

Tel fut le thème que Mirabeau développa dans la séance du 6 novembre. La circonstance était favorable les ministres avaient demandé à l'Assemblée des renseignements sur l'état des subsistances ; ils se plaignaient d'être à chaque instant arrêtés par des obstacles imprévus ; l'autorité était sans ressort ; l'anarchie grondait ; tout semblait proclamer la nécessité d'une confiance entière entre les deux premiers pouvoirs de l'État. Mais les projets ambitieux de Mirabeau se laissaient trop voir derrière sa motion. D'ailleurs, Necker avait prévenu les siens, et il y avait eu défection de la part de Champion de Cicé. On commença par renvoyer le débat au lendemain, 7 novembre, et ce jour-là Lanjuinais ouvrit l'attaque contre Mirabeau par un discours où la haine n'avait pas même pris soin de se cacher derrière la logique. Sa conclusion fut celle-ci :

Dans le cas où la motion de Mirabeau serait adoptée, — c'est-à-dire où l'on décréterait l'admission des ministres au sein de l'Assemblée, — je présente, pour contrebalancer l'effet d'une semblable décision, un article presque entièrement extrait de mon cahier : Les représentants de la nation ne pourront obtenir du pouvoir exécutif, pendant la législature dont ils seront membres et pendant les trois années suivantes, aucune place dans le ministère, aucune grâce, aucun emploi, aucune commission, aucune pension, aucun avancement ou émolument, sous peine de nullité et d'être privés des droits de citoyen actif pendant cinq ans[22].

Le trait allait droit au cœur de Mirabeau : ses ennemis tressaillirent de joie. Blin appuya vivement Lanjuinais. Il cita le trafic des voix dans le parlement anglais, comme une preuve de la corruption qu'apporte avec elle la présence des ministres parmi les représentants du peuple. Il montra le pouvoir exécutif tout-puissant s'il parvenait à diriger l'Assemblée, avili s'il était forcé de se traîner à sa suite. Du reste, moins rigide que Lanjuinais, il se bornait à proposer qu'aucun membre de l'Assemblée nationale ne pût désormais passer au ministère pendant la durée de la session[23].

Mirabeau se contint d'abord. Se pliant à parler l'austère langage de la raison, il demanda si la confiance accordée par la nation à un citoyen devait être un titre d'exclusion de la confiance du monarque ; s'il était naturel que le roi venant prendre les conseils des représentants de la grande famille, ne pût choisir parmi eux ses conseillers ; si l'exclusion de douze cents députés, élus du peuple, était compatible avec le principe de l'admissibilité de tous à tous les emplois ; si l'Assemblée nationale et le ministère devaient être tellement divisés, tellement opposés l'un à l'autre, qu'il fallût écarter tous les moyens qui pourraient établir plus d'intimité, plus de confiance, plus d'unité dans les démarches et les desseins.

Pendant que Mirabeau parlait, son émotion allait croissant. Enfin, vaincu par sa colère et incapable de voiler jusqu'au bout la blessure qui saignait au fond de son âme orgueilleuse, il éclata en ironiques transports. Abordant la motion de Lanjuinais, dont chacun avait compris l'injure : Il n'y a, s'écria-t-il, que deux personnes dans l'Assemblée qui puissent être l'objet secret de cette motion... C'est celui qui en est l'auteur et moi. Je dis d'abord l'auteur de la motion, parce qu'il est possible que sa modestie embarrassée ou son courage mal affermi ait redouté quelque grande marque de confiance, et qu'il ait voulu se ménager le moyen de la refuser en faisant admettre une exclusion générale. Je dis ensuite moi-même, parce que des bruits populaires répandus sur mon compte ont donné des craintes à certaines personnes et, peut-être, des espérances à quelques autres ; qu'il est très-possible que l'auteur de la motion ait cru ces bruits et qu'il ait de moi l'idée que j'en ai moi-même. Dès lors, je ne suis pas étonné qu'il me croie incapable de remplir une mission que je regarde comme fort au-dessus, non de mon zèle ni de mon courage, mais de mes lumières et de mes talents, surtout si elle devait me priver des leçons et des conseils que je n'ai cessé de recevoir dans cette Assemblée. Voici donc, messieurs, l'amendement que je vous propose : c'est de borner l'exclusion demandée à M. de Mirabeau, député des communes de la sénéchaussée d'Aix[24].

Ce ton railleur, cette amère affectation de modestie, cette proposition insultante, ajoutèrent à l'aigreur des esprits. Il fut décrété, conformément à la motion de Blin, que nul député ne pourrait avoir place dans le ministère[25].

Mirabeau se voyait ainsi arrêté dans sa carrière. Il en conçut un chagrin profond. Il ne dissimula plus le mépris que lui inspirait l'Assemblée. Non content de s'éloigner de Lafayette, il lui écrivit en termes d'une violence froide et dure, lui reprochant sa faiblesse, l'étourdissement de sa position, la fatalité de ses perpétuelles incertitudes, son goût pour les hommes médiocres et sa condescendance pour ses propres goûts[26]. Il écrivait en même temps à sa sœur, alors absente : Ne me parle pas de ces haines trop bêtes si elles ne sont pas féroces[27]. En proie à un sombre abattement, il disait encore : J'approche du soir de la vie ; je ne suis pas découragé, mais je suis las. Les circonstances m'ont isolé. J'aspire plus au repos qu'on ne croit, et je l'embrasserai le jour où je le pourrai avec honneur et sécurité. Alors, si je me trouve assez de fortune, je tâcherai d'être heureux, fût-ce en jouant aux quilles, et voilà tout[28]

Mais le besoin d'agir est le tourment des natures superbes et fortes. C'est le vautour attaché aux flancs de Prométhée. Quand on est de ceux qui naquirent pour vouloir dérober le feu céleste, quand on a cette gloire et ce malheur, on ment à son propre cœur si on croit se venger des hommes en cessant de s'occuper d'eux. A tout Achille irrité il peut paraître bon de se retirer sous sa tente ; mais y rester, y rester longtemps, là est le supplice.

Lorsque, destitué par Ferdinand II, Wallenstein s'en alla vivre à Prague, il eut soin de s'y entourer des dehors d'une inaction pleine de faste. Douze patrouilles à cheval, immobiles autour de son palais, avaient charge d'en écarter le bruit. Les rues qui y conduisaient, il les fit fermer avec des chaînes de fer. Près de lui, tout devint calme et silencieux comme lui-même. Apparences trompeuses ! pendant qu'il semblait de la sorte endormi dans son ressentiment, sa pensée veillait et s'agitait. De loin, il écoutait le retentissement des pas de Gustave-Adolphe à travers l'Allemagne émue. Il attendait, dans une muette activité, l'heure de son retour à la puissance, et dès que cette heure vint, elle le trouva prêt.

Quant à Mirabeau, la résignation dont il se vanta un moment lui était tellement odieuse, que, ne pouvant plus convoiter le pouvoir pour lui, il se mit à le convoiter pour un prince qu'il espérait dominer et qu'il ne servit que dans cet espoir.

 

 

 



[1] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck. Lettre de Mirabeau à Lafayette, t. Ier, p. 389. Paris, 1851.

[2] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck. Lettre du comte de Mirabeau au comte de La Marck, du 17 octobre 1789, t. I, p. 386. Paris, 1851.

[3] Voyez t. I de la même correspondance, la note de la page 438.

[4] Déposition de demoiselle Anne Pottevin dans la Procédure criminelle du Châtelet, Ire partie, p. 89.

[5] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, Introduction, p. 101 et 102.

[6] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, Introduction, p. 107.

[7] Mémoire fait par le comte de Mirabeau, après les événements des 5 et 6 octobre.

[8] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, Introduction, p. 123. Paris, 1851.

[9] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. 1, p. 125.

[10] Droz, Histoire du règne de Louis XVI, tome III, Appendice, p. 49.

[11] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. 1, p. 385.

[12] Droz, Histoire du règne de Louis XVI, t. III, appendice, p. 80.

[13] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I. p. 386 et 387.

[14] Moniteur, séance du 19 octobre 1789.

[15] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 408.

[16] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 409.

[17] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 411.

[18] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 418.

[19] Moniteur, séance du 6 novembre 1789.

[20] Mémoires de Mirabeau, t. VI, p. 401. Paris, 1835.

[21] Mémoires de Mirabeau, t. VI, p. 401.

[22] Moniteur, séance du 7 novembre 1789.

[23] Moniteur, séance du 7 novembre 1789.

[24] Moniteur, séance du 7 novembre 1789.

[25] Moniteur, séance du 7 novembre 1789.

[26] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck. — Lettre de Mirabeau à Lafayette, t. I, p. 424.

[27] Mémoires de Mirabeau, t. VI, p. 420.

[28] Lettre de madame la marquise du Saillant, sœur du comte de Mirabeau, à la femme de celui-ci, dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 430.