HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME DEUXIÈME

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE XV. — DESTRUCTION DE LA FÉODALITÉ.

 

 

Soulèvement des campagnes. — Les incendiaires du Dauphiné. — Tragédie de Vesoul. — Terreurs paniques dans toute la France. — Scènes de vengeance. — Les paysans brûlent les châteaux et les chartriers. — La bourgeoisie et les paysans. — Conciliabules secrets à Paris. — Nuit du 4 août 1789. — Destruction de la féodalité en France. — Fin du premier acte de la Révolution bourgeoise.

 

Vers la fin du mois de juillet, trois paysans coururent annoncer aux habitants de la petite ville de Montluel qu'à une demi-lieue de là on avait rencontré cinquante hommes réunis en armes au coin d'un bois, autour de feux allumés pour un repas grossier. Voici les brigands ! était le cri qui retentissait alors d'un bout de la France à l'autre ; la terreur s'empara des habitants de Montluel. Le receveur des gabelles André se hâta de mettre à couvert les deniers du roi, et un télescope dirigé vers le lieu où les inconnus venaient d'être signalés, les montra défilant une grosse corde, faisant fondre de la poix-résine dans laquelle ils trempaient des mèches et formant avec des bâtons des espèces de flambeaux[1]. Un cavalier, qui paraissait être le chef de la bande, étant survenu, elle rentra précipitamment dans la forêt. A la tombée de la nuit, les étrangers suspects firent une démonstration contre la ville ; mais, trouvant les portes fermées, ils poussèrent droit à un château situé aux environs de Montluel. Le concierge l'habitait seul ; ils lui firent dire de se retirer avec ses effets et sa famille. Puis ils brisèrent les portes, cherchèrent les titres et papiers, les rassemblèrent, mirent le feu au château. La torche à la main, ils continuèrent leur marche. En traversant les villages, où le tocsin d'alarme annonçait leur approche, ils criaient : N'ayez pas peur, bonnes gens ! nous n'en voulons qu'à vos ennemis. Nous avons juré guerre aux tyrans du peuple. Ils brûlèrent successivement douze châteaux, dont le plus considérable était celui du baron d'Anton. Ils respectaient, du reste, la demeure du pauvre, ne maltraitaient personne et avaient réellement l'air de venger le peuple opprimé[2]. Le château de Mezin fut sauvé parce qu'ils y trouvèrent une femme malade qui gardait le lit. Ils se contentèrent de saisir les titres seigneuriaux, qu'ils brûlèrent au milieu de la cour.

Une brochure de l'époque, publiée sous ce titre : les Incendiaires du Dauphiné ou les Ennemis des grands, fait observer que les actes qui précèdent ne furent en aucune sorte le fruit de menées séditieuses, et elle ajoute :

Les grands, les riches, les seigneurs des provinces ont si longtemps, si cruellement écrasé le peuple, qu'il y a une ancienne haine presque ineffaçable. On a pris à ce peuple sa subsistance pour la fondre en argent, pour la porter en redevances à des seigneurs tyranniques ; tantôt, c'étaient des corvées, tantôt des procès injustes, tantôt des violences. La vengeance s'amasse, pendant un siècle dans des cœurs ulcérés, et aussitôt qu'elle peut agir, c'est un torrent qui ne connaît plus de frein.

 

Le mouvement qui poussait les hommes de la campagne à la destruction des forteresses féodales avait, d'ailleurs, reçu d'une catastrophe imprévue la plus violente impulsion. Aux environs de Vesoul s'élevait, un château dont le possesseur s'était fait remarquer par une opposition ardente, envenimée, à toutes les idées nouvelles. Conseiller au parlement, M. de Mesmay était du nombre des nobles que le tiers état appelait protestants, c'est-à-dire qu'il avait protesté contre la double représentation. Ne se jugeant pas en sûreté, il s'absenta vers les derniers jours de juillet, après avoir recommandé à ses gens d'ouvrir le château à une fête populaire. Le 19 juillet, jour de dimanche, les paysans du voisinage s'étant réunis dans un bosquet contigu au château, ils se livraient à la joie, lorsque, tout à coup, entre onze heures et minuit, une explosion épouvantable se fit entendre, et en même temps on vit le sol jonché de morts ou de blessés. Le feu venait de prendre à un baril de poudre. Aussitôt les paysans se dispersent, la malédiction sur les lèvres ; le cri trahison retentit de village en village, mêlé au retentissement du tocsin ; un procès-verbal a été dressé : des cavaliers partent pour Versailles, à bride abattue. Le théâtre d'une fête patriotique inondé de sang, des membres épars, des torches allumées autour du château par des mains vengeresses, le bailliage de Vesoul en proie à des agitations terribles, voilà ce que venait mettre sous les yeux de l'Assemblée le procès-verbal dont M. Prunelle, député de Franche-Comté, donna lecture. Il y eut sur tous les bancs un frémissement d'horreur, et il fut arrêté que le président se retirerait par devers le roi pour le supplier d'ordonner la recherche des auteurs ou complices de ce forfait. C'était sanctionner les soupçons du peuple, dans un moment où ils se changeaient bien vite en fureur.

Plus tard, l'innocence de M. de Mesmay fut reconnue[3] ; mais le coup était porté. Rapidement propagée, la nouvelle de la tragédie de Vesoul fit tressaillir la France entière. En plusieurs lieux on la présenta comme l'indice d'un vaste complot, comme le signal d'une Saint-Barthélemy des paysans. Or, certains seigneurs s'étaient rendus si odieux que, de leur part, aucun attentat ne paraissait invraisemblable.

Ajoutez à cela l'universelle fermentation produite par la crainte de cette fantastique armée de brigands, qu'on disait à la solde des aristocrates et chargés de détruire les moissons. Car telle était la grande frayeur de l'année. Souvent on voyait des groupes de femmes arriver en larmes dans les villages ; elles criaient : Voici les brigands ! et c'en était assez[4]. On courait au clocher, le tocsin appelait au secours, les hommes s'armaient, on volait à la rencontre d'un ennemi toujours invisible, mais toujours attendu. Les routes se couvraient, tantôt de bandes armées qui allaient en chantant à la conquête des manoirs, tantôt de cultivateurs effarés qui, chassant devant eux leurs bestiaux, se hâtaient vers les villes. Puis, c'étaient des troupes errantes d'affamés que le désespoir lançait à la poursuite des accapareurs, ou bien des courriers que les gentilshommes s'expédiaient l'un à l'autre pour s'exhorter mutuellement à la vigilance. Jamais plus vaste désordre, jamais désordre plus héroïque ; car, au-dessus des alarmes imaginaires, des inspirations de la haine, au-dessus de la misère, au-dessus de la faim, planait l'enthousiasme de la liberté.

Les paysans du Mâconnais descendirent de leurs montagnes ; ils inondèrent la Bourgogne. Dans la haute Alsace, beaucoup de châteaux furent réduits en cendre et plusieurs baillis durent prendre la fuite. En Franche-Comté, des bandes de paysans investirent les abbayes de Clairefontaine, de Lure, de Bithaine, dévastèrent le château de Molans, détruisirent de fond en comble celui de Vauxvilliers, qui appartenait à la duchesse de Clermont-Tonnerre. A l'approche des assaillants, cette dame s'était enfuie : elle se réfugia dans un grenier où elle resta cachée derrière des fagots, jusqu'à l'arrivée d'une compagnie de chasseurs, que la princesse de Broglie lui envoya et qui la mit en sûreté[5]. Ce n'est pas que la colère des populations rurales cherchât à se déployer contre les personnes ; en général elle s'attaquait seulement à ces pierres insolentes qui faisaient durer le souvenir de la servitude et aux titres qui, par l'hérédité, perpétuaient la tyrannie féodale.

Il y eut, néanmoins, quelques scènes par où éclata la fureur des discordes civiles. Le marquis d'Ormenan, vieillard paralytique, fut chassé de son manoir pendant la nuit et contraint de fuir, appuyé sur ses deux filles. Suspendu dans un puits, le baron de Montjustin allait y être précipité, quand des soldats, venant à passer, le sauvèrent. En Normandie, l'homme d'affaires d'un seigneur absent refusait de livrer les titres de son maître : pour l'y contraindre, on lui brûla la plante des pieds[6]. Dans le Languedoc, le marquis de Barras fut massacré sous les yeux de sa femme enceinte[7].

Mais à ces emportements de cruauté, d'ailleurs très-rares, répondirent d'admirables traits de dévouement, des actes de touchante sollicitude. En maint endroit, le peuple des campagnes fit plus qu'épargner, il protégea ceux des seigneurs qui avaient fait preuve envers lui de justice et d'humanité. Le marquis de Montfermeil, par exemple, ayant été accusé d'accaparement, les habitants de son village allèrent en masse à l'Hôtel de Ville de Paris déclarer que ce gentilhomme avait été, au contraire, le bienfaiteur de la contrée.

Dans cette générale effervescence des esprits, le rôle de la bourgeoisie fut d'une indécision remarquable. Placée entre la féodalité qu'elle était impatiente de détruire et le peuple qu'elle redoutait, elle employa tour à tour sa milice à servir le mouvement et à le combattre. Informés qu'on allait mettre le feu au château de Comartin, les bourgeois de Tournu accoururent, attaquèrent les paysans, tuèrent les uns, emmenèrent les autres prisonniers. Un conseil de guerre fut aussitôt formé, et les chefs furent pendus, à la garde montante[8]. Les volontaires de Châlons-sur-Saône firent aussi dans la campagne plusieurs sorties, à la suite desquelles eurent lieu des exécutions sanglantes, que le prévôt ordonna. Mais ce fut à Lyon, surtout, que la bourgeoisie sépara ouvertement sa cause de celle du peuple. Là on vit, à l'aurore même de la Révolution, des jeunes gens, fils de famille, banquiers, commis marchands, clercs du palais, s'organiser en corps de volontaires, adopter un uniforme spécial, se nommer des officiers, avec la prétention de contenir par violence les agitations populaires. Le premier échevin appelait ces jeunes gens sa garde d'honneur, et le peuple les poursuivit du nom de muscadins[9]. Or, la nouvelle étant arrivée à Lyon que les châteaux de MM. de Loras, de Leuze, de Combe, de Saint-Priest, de Pusignat, étaient démolis ou en flammes, et que le couvent de Salette se trouvait menacé, volontaires et dragons se mirent en campagne sous les ordres d'un capitaine de la milice. Les paysans, vivement assaillis, se dispersèrent, laissant quatre-vingts des leurs sur la place ; et les prisonniers, au nombre de soixante, furent traînés à Lyon, les mains liées. A ce spectacle, le faubourg de la Guillotière s'émeut ; les ouvriers gagnent le haut des maisons, couvrent les toits ; des pierres sont lancées. Les volontaires répondirent par des coups de fusil qui tuèrent deux insurgés ; les dragons, appelés en toute hâte, firent une décharge générale ; enfin, les consuls et syndics de la ville intimidèrent la révolte, en déclarant que, si les toits ne se dégarnissaient pas, le faubourg allait être mis à feu et à sang[10]. Ainsi, avant même que les ennemis communs eussent été abattus, la bourgeoisie se tournait contre ses auxiliaires. C'est que beaucoup n'apercevaient encore dans l'orage qu'une puissance de destruction : ils oubliaient que les germes voyagent sur l'aile des tempêtes et que les vents impétueux ont reçu pouvoir de répandre la fécondité.

Cependant, au bruit de leurs tourelles croulantes, à la lueur des flammes qui consumaient leurs chartriers, les nobles avaient été saisis d'un trouble inexprimable. Le moment était venu de prendre le deuil des choses anciennes, il fallait s'y résoudre. L'Assemblée nationale commençait à s'occuper des grands travaux dont nous aurons bientôt à rendre compte : Dans la séance du 27 juillet, après un rapport de Clermont-Tonnerre sur le dépouillement des cahiers, Mounier avait lu les deux premiers chapitres de la constitution, et, dans la séance du 1er août, on avait agité vivement la question de savoir si en tête de cette constitution l'on devait placer une déclaration des droits ; mais pendant que l'affirmative était soutenue par Montmorency, Mounier, Target, Castellane, Lally-Tollendal, Mirabeau, contre Crenière, Grandin, Malouet, le duc de Lévi, l'évêque de Langres, pendant que Barnave prononçait le mot décisif : Catéchisme national[11], des rapports alarmants, des récits pleins d'images sinistres arrivaient à Versailles de chaque point de la France. Évidemment tous ces débats de l'Assemblée marchaient moins vite que les passions du peuple. Il se tint alors, parmi les gentilshommes que la philosophie du dix-huitième siècle avait à demi engagés à son service, des conciliabules[12] secrets où dominèrent le fougueux vicomte de Noailles, le duc d'Aiguillon, ardent à cacher son père aux yeux de la postérité, le duc de La Rochefoucauld, Alexandre de Lameth, ceux que l'aigre dépit de Rivarol appelle les démagogues de la démocratie[13]. Qu'avons-nous à hésiter ? se disaient-ils, voilà que le destin se prononce. Sauver le régime féodal ? ah ! il ne nous reste plus qu'à honorer de notre mieux son agonie ; et ils décidèrent qu'eux-mêmes, les premiers, ils proposeraient l'abolition des droits féodaux. Conduire les funérailles du passé, c'était maintenant le point d'honneur de la noblesse !

On a écrit que cette décision n'eut rien de volontaire ; que la peur l'avait conseillée ; que la nécessité l'imposa. Pour nous, nous ne tenons pas la nature humaine en si petite estime, qu'il nous plaise de n'assigner aux faits éclatants de l'histoire qu'une origine avilissante. Nous rougirions d'avoir à reconnaître que, toujours, inévitablement, la justice est inférieure en puissance à l'égoïsme ou à la peur. Non, non, il n'en va pas de la sorte ; et c'est précisément la gloire de la Révolution d'avoir embrasé de sa flamme des cœurs ennemis, d'avoir vu ceux-là même qu'elle frappa, tomber à genoux devant elle, de respect et d'admiration.

Ce fut un mardi, à huit heures du soir, dans Versailles, que s'ouvrit une des plus mémorables séances dont l'histoire des assemblées ait conservé le souvenir. Le Chapelier présidait. Il avait été élu, la veille, à la place de Thouret, vers lequel s'était dirigé d'abord le choix de l'Assemblée, mais que d'impérieuses rumeurs, parties du Palais-Royal, venaient de contraindre à une démission humiliante. Quelques visages portaient la trace d'une préoccupation inaccoutumée ; sur les bancs de la noblesse on se parlait à voix basse ; plusieurs cherchaient Mirabeau, ils s'étonnaient de son absence[14].

Target se leva. Il était chargé de lire un projet de proclamation qui demandait respect pour les personnes et les propriétés[15].

A peine Target a-t-il achevé, que le vicomte de Noailles demande impétueusement la parole. On veut protéger les personnes, garantir les propriétés, fonder le règne de la loi, éteindre l'incendie allumé aux quatre coins de la France ? Eh bien, qu'on fasse trêve aux exhortations vaines. Le salut... c'est la justice, c'est-à-dire :

L'égalité dans l'impôt ;

La destruction des privilèges qui écrasent le peuple ;

L'abolition des droits féodaux, moyennant rachat ;

L'abolition, sans rachat, des corvées-seigneuriales, des mainmortes, de toutes les servitudes personnelles.

Un mouvement de surprise éclata parmi les membres du club Breton ; car, cette initiative dont le vicomte de Noailles s'emparait, c'était au duc d'Aiguillon, un des leurs, que la veille ils l'avaient confiée. Le duc d'Aiguillon ne put donc qu'appuyer la motion de son collègue ; et c'est ce qu'il fit avec force, avec émotion, ainsi qu'il convient dans un suicide ! Alors commencèrent les agitations de cette nuit féconde. En demandant qu'on rachetât, au lieu de les abolir, ces servitudes personnelles qui n'étaient pas un droit, qui étaient un crime, le duc d'Aiguillon avait reculé devant une limite intrépidement franchie par le vicomte de Noailles. Mais, simple cadet de famille, celui-ci était pauvre ; celui-là, au contraire, en fait de seigneurs opulents, ne marchait qu'après le roi[16].

Aussi la sensation fut-elle profonde. Une savante dissertation de Legrand sur les différentes espèces de droits féodaux fut écoutée à peine. Assez longtemps la science avait parlé aux hommes : la parole était à l'enthousiasme, à l'enthousiasme de la vérité.

Un cultivateur parut à la tribune. Son geste était rude et sa figure austère ; il portait un habit de paysan ; il se nommait Le Guen de Kérengal, on ne l'avait jamais entendu. Tous prêtèrent l'oreille. Lui, non pour prononcer un discours, mais pour faire un acte : Qu'on nous apporte ces titres qui outragent la pudeur, qui insultent à l'humanité, qui forcent des hommes à s'atteler à une charrette, comme les animaux du labourage. Qu'on nous apporte ces titres en vertu desquels des hommes passent les nuits à battre les étangs pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil d'un voluptueux seigneur[17]. — Oui, oui ! crièrent les tribunes frémissantes.

Au député breton un député franc-comtois succède, et tout ce que, fournissaient, — en souvenirs de sang, les archives du régime féodal, il le met sous les yeux de l'Assemblée[18].

Peindre fidèlement l'ivresse sainte, l'indomptable ivresse dont cette nuit du 4 août 1789 signala le mystérieux empire, les écrivains qui en furent témoins l'ont eux-mêmes tenté vainement. Ce fut une fièvre de générosité, ce fut un délire d'abnégation auxquels les annales d'aucun autre peuple n'eurent jamais rien de comparable. Le marquis de Foucault s'étant plaint de l'abus des pensions de cour, les ducs de Guiche et de Mortemart s'empressèrent de déclarer que la haute noblesse serait fière de renoncer, pour l'avantage commun, aux bienfaits du roi. Le duc du Chatelet proposa de convertir les dîmes en redevances pécuniaires ; le vicomte de Beauharnais, de proclamer tous les citoyens admissibles aux fonctions publiques ; le comte de Custine, de mettre le prix du rachat des droits féodaux à un taux moins élevé que le denier trente, indiqué par M. d'Aiguillon ; le duc de La Rochefoucauld, de délivrer les noirs des colonies ; M. Cotin, de supprimer les justices seigneuriales ; M. de Richer, d'abolir la vénalité des offices.

L'émotion allait croissant. Une impatience qui ne différait pas de l'héroïsme, confondait les vœux en rapprochant les âmes. Le nombre des offres généreuses était si considérable, le concours des motions expiatoires si véhément, que les secrétaires n'en pouvaient suivre sur le papier l'énumération trop rapide. Un conseiller du parlement réclama la destruction des privilèges de la magistrature. Barère fit don à ses concitoyens de la finance de sa charge[19]. Ceux qui n'avaient aucun sacrifice personnel à faire prenaient la parole pour en exprimer leur douleur. Je suis comme Catulle, dit le comte de Virieu, je n'ai qu'un moineau : je l'offre. — Il est ici, répondit quelqu'un, plus d'une Lesbie prête à l'accepter[20]. C'était la grâce dans l'enthousiasme. Des applaudissements prolongés se firent entendre ; la suppression des colombiers dans tout le royaume fut votée par acclamation. Et nous aussi, dit le curé Thibault[21], nous voulons venir en aide au peuple. Le peu que nous avons, nous l'offrons de bon cœur. Nous abandonnerons le casuel. A ces mots, ce fut un attendrissement général : Non, non, répondent une foule de voix ; la patrie est reconnaissante de l'offrande du pauvre, mais elle ne l'accepte pas. Sur la motion de Duport, il fut décidé que la dotation des prêtres de campagne serait augmentée. On n'applaudissait plus, on pleurait.

Le président avait invité le clergé à se prononcer : l'évêque de Nancy déclare qu'il donne une approbation entière au rachat des féodalités ecclésiastiques, à condition que le prix sera employé en fondations pour le soulagement des pauvres. A son tour, l'évêque de Chartres décrit en vives images la détresse des populations rurales ; il montre le cultivateur forcé d'assister en silence au spectacle de ses champs ravagés par les meutes du seigneur voisin ; il demande l'abolition du droit exclusif de chasse. Aussitôt, des bancs de la noblesse, part un cri d'adhésion, un cri puissant et passionné. L'Assemblée se lève, dans un invincible transport. La pâleur des grandes inspirations couvrait tous les visages ; une sorte de feu divin jaillissait de tous les regards ; on s'encourageait mutuellement à être heureux par la justice, à être forts par l'amour : une invisible main semblait avoir, du moins pour un instant, écarté le voile qui dérobe aux sociétés imparfaites la vue des horizons lumineux. La séance était une fête sacrée, la tribune un autel, la salle des délibérations était un temple. Ah ! de tels souvenirs nous accablent, faible génération que nous sommes. Car, enfin, que savons-nous aujourd'hui d'égal à votre majesté, scènes imposantes qui fûtes la gloire de nos pères !

Les barrières qui coupaient le royaume définitivement abattues, les pays d'états supprimés, les privilèges particuliers des villes anéantis, l'honneur d'appartenir sans réserve à la famille française unanimement préféré à l'orgueil des souverainetés locales, au charme des habitudes, au respect des traditions du foyer, à la dévotion des souvenirs, voilà ce qui couronna l'œuvre immortelle. Les représentants du Dauphiné avaient ouvert la voie : les représentants des autres provinces y entrèrent en se donnant la main. Provençaux, Bourguignons, Lorrains, Normands, Languedociens, Auvergnats, Francs-Comtois, Alsaciens, les Bretons même, tous ces peuples disparurent. Un peuple resta : c'était la France.

Alors le duc de Liancourt proposa que, pour éterniser la mémoire de ces heures si pleines de choses, une médaille fût frappée. Lally-Tollendal rappela le roi ; déjà tous les cœurs étaient montés vers Dieu.

Voici ce qui fut conquis sur les préjugés, sur le mensonge, sur la tyrannie, sur la mort :

Abolition de la qualité de serf et de la mainmorte, sous quelque dénomination qu'elle existe ;

Faculté de rembourser les droits seigneuriaux ;

Abolition des juridictions seigneuriales ;

Suppression du droit exclusif de chasse, des colombiers et des garennes ;

Taxe en argent représentative de la dîme ; rachat possible de toutes les dîmes, de quelque espèce que ce soit ;

Abolition de tous privilèges et immunités pécuniaires ;

Egalité des impôts ;

Admission de tous les citoyens aux emplois civils et militaires ;

Déclaration de l'établissement prochain d'une justice gratuite et de la suppression de la vénalité des offices ;

Abandon du privilège particulier des provinces et des villes ;

Suppression du droit de déport et vacat, des annates, de la pluralité des bénéfices ;

Destruction des pensions obtenues sans titre ;

Réformation des jurandes[22].

Il fut décidé qu'on frapperait une médaille ; qu'un Te Deum solennel serait chanté ; et que l'Assemblée nationale irait en députation auprès du roi pour lui porter le titre de Restaurateur de la liberté française, avec prière d'assister au Te Deum.

On se sépara. Il était deux heures après minuit.

Quand le jour parut, quand les députés se réveillèrent, ils crurent sortir d'un rêve éblouissant. Ils se trouvaient au milieu d'une société toute nouvelle.

Peut-être alors quelques-uns pensèrent-ils que l'œuvre de rédemption était achevée. Combien ils eussent été surpris si on leur eût dit que le drame n'en était encore qu'à son premier acte ! Et de quel autre, de quel plus douloureux étonnement leur âme eût été saisie, s'il leur eût été donné de prévoir que des emportements surhumains, des luttes effrénées, des prodiges de vouloir, des prodiges de dévouement, une génération entière poussée à l'échafaud et, de l'échafaud, traînée à la guerre, la raison s'armant de la folie, le génie en fureur, le monde en feu, ne suffiraient pas pour détrôner le mal ; qu'un jour, en France, des milliers d'hommes livreraient bataille afin d'avoir du pain ; que l'industrie aurait son cirque ensanglanté, ses farouches gladiateurs ; qu'à Paris même viendraient s'entasser, au sein d'un effrayant pêle-mêle, les lépreux du monde moral, les livides héros de la mendicité, et tous les infortunés auxquels l'excès de la misère tient lieu de vice ; que là, dans des quartiers infects, dans des rues pleines de mystères, il y aurait des demeures où l'on vendrait pour deux sous le repos de la nuit ; qu'en de certains moments, l'on y marcherait entre les fourneaux allumés des recéleurs et les poignards des rôdeurs nocturnes ; qu'au-dessus de la foule des travailleurs irrités, l'inquiétude habiterait parmi les heureux et leur rongerait le cœur ; qu'ils en seraient réduits à prêter incessamment l'oreille au silence des complots et que le fantôme des guerres civiles serait de toutes leurs fêtes ; qu'il y aurait deux sociétés, en un mot, celle de la faim, celle de la peur.

C'est qu'il est une tyrannie — nous l'avons dit ailleurs et qu'on nous permette de le répéter ici — il est une tyrannie qui se compose de l'ignorance, de l'abandon, des mauvais exemples, des douleurs de l'âme qui ne trouvent pas de consolateur, des désirs légitimes injustement refoulés, de la nature humaine jetée en proie au hasard. Or, cette tyrannie impalpable, mais trop réelle, et que les révolutionnaires de 1789 ne purent songer à détruire, elle se nomme la misère ; elle a pour victime quiconque est en peine de sa nourriture, de son vêtement et de son gîte, dans un pays qui a des moissons abondantes, des magasins encombrés d'étoffes précieuses et des palais vides ; elle engendre, non-seulement la douleur, mais le crime. Voici un malheureux qui a pris naissance dans le désespoir et le vice. Son intelligence n'est pas sortie des ténèbres. L'indigence lui a soufflé de funestes tentations. La main d'un ami n'a jamais pressé sa main. Pas de voix qui ait éveillé en lui les échos de la tendresse, de l'amour. Jeune, il a traversé, sans en jouir, l'âge des fleurs et du soleil. Maintenant, s'il devient coupable, criez à votre justice d'intervenir : notre sécurité l'exige. Mais n'oubliez pas que votre ordre social n'a pas étendu sur cet infortuné la protection due à sa faiblesse. N'oubliez pas que son libre arbitre a été perverti dès le berceau ; qu'une fatalité inique a pesé sur son âme ; qu'il a eu faim, qu'il a eu froid, qu'il n'a pas appris la bonté... bien qu'il soit votre frère et que votre Dieu soit aussi celui des pauvres, des faibles, des ignorants, de toutes les créatures souffrantes et immortelles.

La veille du 4 août, par une inspiration qui sera l'honneur de sa mémoire, Malouet avait adjuré ses collègues d'aviser au sort des ouvriers, d'ouvrir des bureaux de charité, d'établir des ateliers de travail. Une sourde rumeur[23] s'éleva, on passa outre !

C'est peu : à la déclaration des droits, Camus voulait qu'on ajoutât une déclaration des devoirs. La proposition fut repoussée, et Mirabeau écrivit que c'étaient là des arguties peu dignes d'une assemblée politique[24]. Ce que Mirabeau appelait une argutie, c'était une révolution.

Ainsi commençaient à se séparer les deux doctrines dont la suite de ce récit dira l'antagonisme brûlant. Tant que le régime féodal était resté debout, disciples de Voltaire et disciples de Jean-Jacques avaient réuni leurs efforts. Mais le moment arrivait où les malentendus deviendraient manifestes. L'individualisme venait de donner sa formule : déjà la fraternité laissait deviner la sienne.

C'est pourquoi, quelque éclatante, quelque féconde que fût la Révolution bourgeoise de 89, une seconde révolution était inévitable. Celle-ci éleva, nous le verrons, jusqu'à des hauteurs inconnues, le niveau de l'humanité. Quant à ce qu'elle coûta... ce fut notre rançon : elle est payée maintenant, et l'avenir nous appelle, il ne nous menace pas.

Mais quoi ! est-ce qu'une loi souveraine, une loi terrible n'a pas attaché le mal au bien comme une condition absolue, irrévocable ? Qu'est-ce que l'univers animé ? le théâtre d'une lutte infinie. Qu'est-ce que la vérité ? une flamme qui éternellement grandit et brille sur des tombeaux. Dans la nature, les espèces ne subsistent que par la destruction des espèces inférieures. La terre où les vivants s'agitent est faite de la poussière des morts.

Ne vous hâtez pas de conclure ! L'ardente, l'invincible protestation qui sort des profondeurs de la conscience humaine, voilà ce qui montre que la NÉCESSITÉ DU MAL est un mensonge. La dignité de l'homme consiste à le croire, sa puissance sera de le prouver.

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Mémoires pour servir à l'histoire de l'année 1789, t. III, p. 193.

[2] Mémoires pour servir à l'histoire de l'année 1789, t. III, p. 196.

[3] Procès-verbal de la séance du 5 juin 1791.

[4] Les Révolutions de Paris, n° 3, p. 12.

[5] L'Ami du roi, etc., 5e cahier, chap. LXXII, p. 91.

[6] Histoire de la conjuration de Louis-Philippe-Joseph d'Orléans, p. 107. Paris, 1796.

[7] Histoire de la conjuration de Louis-Philippe-Joseph d'Orléans, p. 107. — Droz, Histoire du règne de Louis XVI, t. II, p. 378.

[8] L'Ami du roi, 5e cahier, chap. LXXII, p. 90.

[9] Balleydier, Hist. du peuple de Lyon pendant la Révolution française, chap. I, p. chap. p. 7.

[10] Balleydier, Hist. du peuple de Lyon pendant la Révolution française, chap. I, p. 8 et 9.

[11] Le Courrier de Provence, pour servir de suite aux Lettres du comte de Mirabeau à ses commettants, t. II, n° 22, p. 18.

[12] Mémoires de Barère, p. 31.

[13] Mémoires de Rivarol, p. 139.

[14] Mém. de Mirabeau : Nous insisterons peu sur la séance nocturne du 4 août, à laquelle il ne put pas ou ne voulut pas assister. T. VI, p. 166.

[15] Voyez le Moniteur, séance de la nuit du 4 août.

[16] Alexandre Lameth, Histoire de l'Assemblée constituante, t. I, p. 86, 96 et 97. 1828.

[17] Le Point du jour, t. II, p. 30, n° 42.

[18] Le Point du jour, dans son n° 44, indique, sans la reproduire, la harangue de ce député, qui se nommait La Poule. — Dans son Courrier de Provence, t. II, n° 23, p. 13, Mirabeau analyse seulement le discours. — Quant au Moniteur, où la séance du 4 août est d'ailleurs très-incomplètement et très-mal rendue, il ne dit pas un mot du discours du député franc-comtois.

[19] Mémoires de Barère, p. 233.

[20] Courrier de Provence, t. II, n° 23, p. 18 et 19.

[21] Courrier de Provence, t. II, n° 23, p. 18.

[22] Le Moniteur, séance de la nuit du 4 août.

[23] Moniteur, séance du 3 août.

[24] Courrier de Provence, t. II, n° 25, p. 8.