HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME DEUXIÈME

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE XIII. — PREMIÈRE ÉMIGRATION.

 

 

La princesse Adélaïde et la reine. — Départ nocturne de la famille Polignac. — Départ des princes ; fuite secrète du comte d'Artois. — Isolement de Louis XVI. — Effet produit par la première émigration. — Tentative de régicide. — Imputations calomnieuses. — Histoire de Dubois. — Rôle du duc d'Orléans après le 14 juillet. — Rôle du comte de Provence.

 

La prise de là Bastille avait eu pour conséquence singulière de faire de Louis XVI le roi de la bourgeoisie : une circonstance favorisa puissamment ce résultat, ce fut la première émigration.

Dans la nuit du 16 au 17 juillet, madame de Polignac, déguisée en femme de chambre, montait sur le devant d'une berline qui allait l'entraîner loin de la France. Pourquoi ce départ précipité ? Pourquoi ces apprêts mystérieux ? Nous avons dit quelle tendre amitié unissait la reine à madame de Polignac. Cette amitié, quoiqu'elle n'eût pas toujours été sans, nuages, s'était affermie par une longue communauté de douleurs ; mais l'opinion était trop irritée pour que Marie-Antoinette ne fut pas forcée, tôt ou tard, de renoncer à l'enchantement de sa vie, le plus amer à la fois et le plus doux. Après le 14 juillet, madame Adélaïde, l'aînée des tantes de Louis XVI, s'était rapprochée de la reine[1] : elle lui représenta que l'heure, des sacrifices était venue ; que la présence de la duchesse à la cour serait désormais un péril ; qu'on entrait en des journées sombres où les grandes affections auraient besoin d'un grand courage. Appuyée par le baron de Besenval[2], qui ne croyait pas indispensable le volontaire exil de la favorite, Marie-Antoinette repoussa d'abord l'idée d'une séparation à laquelle son âme n'était point préparée ; mais on n'eut pas de peine à l'alarmer sur le sort de celle qui lui était chère, et elle-même alors pressa l'instant de la fuite. Or, la surveillance exercée autour des princes était déjà si active, si impérieuse, que Marie-Antoinette n'osa point assister au départ de son amie[3]. Elle lui écrivit ces mots, où se révélait le trouble d'un cœur déchiré : Adieu, la plus tendre des amies. Que ce mot est affreux ! Mais il est nécessaire. Adieu ! Je n'ai que la force de vous embrasser[4]. Étranges misères des hautes situations ! Cette reine qui, la veille encore, trouvait la France trop petite pour son orgueil, la monarchie avec des lois trop bornée pour son désir, la voilà qui maintenant se voyait réduite aux soucis d'un désespoir clandestin et à l'humiliation de cacher ses larmes !

Le duc et la duchesse de Polignac, leur fille la duchesse de Guiche, la comtesse Diane, l'abbé de Balivière partirent tous ensemble, se dirigeant vers la Suisse et tremblant qu'on ne les reconnût. Ils évitèrent ce danger, mais le cri des haines qu'ils avaient soulevées les poursuivit, dans leur incognito, jusqu'à la frontière. Autour de la voiture qui les emportait ils entendirent demander si les Polignac étaient toujours auprès de la reine[5].

D'autres personnages, plus élevés, sinon plus impopulaires, quittaient, dans le même temps, Versailles et la France. Ce furent, outre les ministres du coup d'État avorté, le prince de Condé, le duc de Bourbon, le duc d'Enghien, le prince de Conti, et enfin le propre frère de Louis XVI, le comte d'Artois. Ce dernier, dont on croyait la vie menacée, s'échappa du palais de Louis XVI, à la manière d'un criminel qui se dérobe à la justice. Il ne partit qu'à la pointe du jour[6], afin de mieux tromper la vigilance du peuple. Ayant traversé en silence la ville endormie, il alla rejoindre un régiment qui devait protéger sa fuite. On le croyait en butte à des inimitiés si terribles que, jusqu'à une certaine distance, on fit escorter ses voitures par deux pièces de canon[7]. Il se rendit à Turin.

Des marches mêmes du trône, on le voit, vint le signal de l'émigration des nobles. Ce furent des princes du sang qui, les premiers, osèrent avertir l'Europe que la régénération de la France leur était mortelle et qu'à leurs yeux la patrie ne pouvait être où apparaissait la liberté.

Louis XVI resta donc seul dans son palais désert ; et pour peindre la situation que lui faisait un semblable délaissement, un trait suffira. Quand ses serviteurs le virent entouré de cette solitude, ils désapprirent à ce point le respect, qu'un jour Besenval aperçut l'un d'eux lisant, par-dessus l'épaule de Louis XVI, ce que le maître écrivait[8]. Ainsi, plus de complots hardis, plus de fêtes menaçantes : au lieu de cela, des appartements fermés à jamais, des salles muettes, des soldats d'une fidélité douteuse s'interrogeant aux portes, une reine gémissant à l'écart, et des valets devenus insolents autour d'un monarque abandonné.

Aussi la conduite des princes fut-elle diversement jugée par les royalistes. Ceux-là s'en applaudirent, qui, violemment irrités des concessions de Louis XVI, commençaient à tourner vers les rois de l'Europe toutes leurs espérances. Mais, à côté de ces aveugles approbateurs de l'émigration, il y eut ceux qui la regardaient comme une félonie. Quoi ! c'était lorsque le trône avait plus que jamais besoin d'être défendu qu'on le laissait exposé aux coups de ses ennemis ! Que demander au dévouement des subalternes, quand les membres de la famille royale, les chefs de la noblesse, n'hésitaient pas à donner l'exemple de la désertion ? S'il était vrai que la tempête fût inévitable, au moins l'honneur commandait-il de ne point se le persuader trop tôt. A la fuir, d'ailleurs, le péril était-il moindre qu'à la combattre ?

On ne se borna point à ces discours, et il s'y joignit bientôt des soupçons extraordinaires, une imputation d'une gravité immense, redoutable. Ainsi qu'il arrive, on ne s'en entretint d'abord qu'à voix basse, avec mystère ; puis on y apporta moins de scrupule ; enfin, la licence des temps venant en aide à l'audace des inimitiés, on se dépouilla de toute retenue. Parmi les accusations qui naissent des discordes civiles, beaucoup sont d'avance condamnées à l'oubli ; mais celle dont nous parlons trouva trop d'esprits crédules ; elle caractérise trop bien la portée des défiances qu'inspirait aux partisans de Louis XVI la faction des royalistes intraitables ; en un mot, elle est restée trop avant dans les souvenirs de certaines familles pour qu'il nous soit permis de la passer sous silence.

Voici le fait, tel que s'accordent à le présenter, sauf quelques variantes dans les circonstances accessoires, plusieurs récits royalistes[9] et un manuscrit dont l'auteur tenait les détails qu'il a racontés, d'un ami du comte d'Estaing, avec lequel il s'était trouvé prisonnier à la Conciergerie[10].

Au nombre de leurs plus cruels embarras, les fanatiques de contre-révolution mettaient le roi lui-même. Tout en lui leur faisait obstacle et leur paraissait funeste : sa répugnance à adopter les moyens extrêmes, ses doutes, ses brusques retours, l'empreinte vulgaire dont il marquait la majesté royale, son penchant à écouter de loin les rumeurs de la popularité, son impuissance à être le vrai chef de la haute noblesse. Toutefois, dans l'âme de beaucoup, le mécontentement luttait encore contre un reste, de respect, fruit de l'éducation monarchique. Mais quelques-uns ne connaissaient pas de bornes à leur désaffection, parce qu'ils n'en connaissaient pas à leurs craintes.

Or, ce fut au plus fort de ces appréhensions mal dissimulées que le comte d'Estaing eut vent d'un effroyable complot. Il avait été résolu que, pendant la nuit, à une heure qu'on indiquait, Louis XVI serait assassiné, et c'était un grand personnage de la cour qui devait guider l'assassin. Le premier mouvement du comte d'Estaing fut celui de l'incrédulité ; mais on insistait : il ne crut devoir ni se taire ni s'abstenir. Il se rend auprès de Louis XVI, lui fait part de ce qu'il vient d'apprendre, et demande instamment l'autorisation de passer là nuit dans la première antichambre. Louis XVI y consentit, sans ajouter foi néanmoins à la réalité des périls dont s'inquiétait le zèle du loyal guerrier.

Cependant, l'ombre et le silence avaient pénétré au château- ; Louis XVI s'était couché à l'heure accoutumée ; et le comte d'Estaing, établi à son posté intérieur, réfléchissait douloureusement aux suites, quand tout à coup un bruit de pas et de voix étouffées se fit entendre. Louis XVI dormait profondément. Réveillé par son fidèle gardien, il demeure un instant comme frappé de stupeur ; puis, transporté de colère, pâle d'indignation, il se lève impétueusement, écarte le comte qui essaye en vain de le retenir, et court à la porte, qu'il ouvre lui-même avec violence.

Cette apparition soudaine, ces emportements inattendus, la présence du comte d'Estaing firent échouer le complot. On ajoute qu'un inconnu armé d'un poignard fut saisi dans le palais, qu'il avoua le crime projeté, et qu'on se défit de lui secrètement, soit afin d'arrêter des révélations trop importantes, soit afin d'éviter un éclat dont il était difficile de prévoir les conséquences.

Pour déclarer absolument invraisemblable, malgré les graves témoignages sur lesquels il repose, le récit de cette odieuse tentative, il faudrait oublier que les annales des cours sont remplies de pareils forfaits ; il faudrait ignorer que rien n'est impossible à la frénésie de l'ambition, au délire de l'orgueil, à l'emportement des intérêts alarmés, dans ces régions souveraines où les crimes prennent si aisément le nom de coups d'État ! Nul doute que Louis XVI n'eût autour de lui des hommes qui jugeaient son existence fatale à la monarchie. N'avait-il pas convoqué l'Assemblée nationale ? N'hésitait-il pas à la briser ? Qu'on pût changer sa faiblesse en violence, ils en convenaient ; mais qu'attendre d'un esprit flottant sans cesse entre les résolutions de la veille et les influences du lendemain ? Pourtant, ce n'était pas un intérêt médiocre qu'il s'agissait de défendre, ou plutôt qu'il s'agissait de sauver à tout prix. Les destins de la haute noblesse, le sort de tant d'illustres familles, valaient-ils donc qu'on les laissât à la merci d'une inconséquence, d'un conseil nouveau, d'un caprice de la faiblesse, d'un repentir ?

Ainsi parlaient quelques fanatiques ; et ce qui est certain, c'est que, parmi les royalistes attachés à Louis XVI, beaucoup crurent qu'en effet les jours du monarque avaient été menacés par un abominable complot. D'autres, allant plus loin, ne craignirent pas de faire monter jusqu'au plus jeune des frères de Louis XVI l'outrage du soupçon[11]. Mais c'est ici que l'invraisemblance était manifeste, voisine même de l'absurde.

Les stupides préjugés dont le comte d'Artois était imbu, la vanité de race que son incapacité transformait en droit le portaient naturellement à conspirer contre la liberté des peuples, mais c'était la seule conspiration à laquelle il se trouvât propre. Constamment tourné vers l'attrait des plaisirs faciles, aimable avec frivolité, d'une intelligence obscure, d'une corruption de mœurs qui n'était pas sans un mélange de générosité et de grâce, le comte d'Artois était si peu fait pour les choses à grandes proportions, crimes ou vertus, que son habileté aux exercices du corps lui avait toujours été une gloire suffisante et qu'à vingt-trois ans, élève de l'acrobate Placide, il avait ambitionné les talents du danseur de corde[12]. Au delà d'une certaine limite, il faut de la force pour le mal comme pour le bien : le comte d'Artois n'eut jamais d'autre force que l'entêtement, qui est celle de l'ignorance quand la sincérité s'y ajoute.

Au reste, la haine des ennemis du duc d'Orléans s'arma, vers la même époque, d'une accusation non moins odieuse et non moins injuste. Quelques jours après le départ des princes, disait-on, deux hommes ayant pris ensemble la route de Turin, l'un deux remarqua chez son compagnon, qui se nommait Dubois, les signes d'une inquiétude malaisément contenue. Or, à mesure qu'on avançait, l'émotion de Dubois devenait plus vive, l'altération de son visage plus marquée. Bientôt, soit qu'un remords troublât sa raison, soit qu'il fut impuissant à garder un de ces secrets qui font éclater la conscience, il laissa se répandre à demi, en paroles imprudentes, le motif de ses angoisses. On arrive à Chambéry. Là, l'inconnu, qui avait observé Dubois avec beaucoup d'attention, lui offre un souper, à la suite duquel le malheureux tomba dans des convulsions effrayantes. Il venait d'être empoisonné.

Voilà ce qu'on raconta d'abord. Mais quel était le secret de ce Dubois ? Qu'allait-il faire à Turin ? Pourquoi son compagnon de voyage l'avait-il empoisonné ? On prétendit — sans que jamais aucune preuve de ces horribles imputations ait été fournie — que Dubois était un misérable acheté par les Machiavels de la faction d'Orléans, pour empoisonner le comte d'Artois ; que l'inconnu était un émissaire chargé de surveiller la conduite de l'assassin et d'étouffer dans sa mort, s'il hésitait, le danger de son repentir ; que Dubois, au moment d'expirer, avait lui-même tenu ce langage ; qu'on avait aussitôt dressé procès-verbal des déclarations du mourant ; qu'enfin, le procès-verbal, légalisé, avait été envoyé à M. de Montmorin, lequel l'avait communiqué officiellement, mais en secret, à l'ambassadeur de France près la cour de Sardaigne[13].

Est-il besoin de faire observer que, si l'on avait eu réellement des preuves, on n'aurait pas manqué de les produire ? Non-seulement la cour n'avait nulle raison de ménager le duc d'Orléans, mais elle avait, au contraire, un intérêt manifeste à l'accabler. Le comte d'Artois, d'ailleurs, ne possédait pas ce titre d'héritier présomptif qui appelle les coups de l'ambition. Sortant du royaume, il ne pouvait pas être, pour le duc d'Orléans, un obstacle sérieux. Où donc eût été le bénéfice de l'attentat ? C'est un des tristes pouvoirs de la haine de supposer aisément le crime quand il doit être profitable ; mais à la haine elle-même il est interdit de croire aux crimes inutiles.

La vérité est que le duc d'Orléans n'avait aucune des facultés violentes qui engendrent la fureur de régner, qui l'entretiennent, qui l'expliquent. Au mois de juillet, après la prise de la Bastille, il avait été convenu entre le prince et ses affidés qu'il se présenterait au conseil ; qu'il se proposerait comme médiateur ; que, pour prix de sa médiation, il demanderait la dignité de lieutenant général du royaume,… et lorsqu'il s'était agi d'exécuter le projet, il s'était troublé à ce point qu'au lieu du discours préparé d'avance, il prononça ces humbles paroles : Sire, dans le cas où les affaires deviendraient plus fâcheuses, je supplie Votre Majesté de permettre que je me retire en Angleterre[14]. Les passions profondes n'ont ni tant de timidité ni tant de pudeur.

Un prince en qui la soif de régner était bien autrement ardente, ce fut le comte de Provence. Lui, s'il n'eut pas le courage de l'ambition, il en eut du moins la prévoyance et la ténacité. Attentif à tirer parti des fautes de ses proches, il laissa les Condé, il laissa le comte d'Artois courir les risques d'une première émigration ; il attendit. C'était se créer prudemment au sein de la famille royale une position particulière et favorable ; c'était faire un acte, sans se mouvoir ; c'était se montrer, sans sortir du demi-jour.

Quant aux cours étrangères, elles furent saisies d'une sorte d'effroi prophétique, à la nouvelle du trône de France déserté. Elles n'avaient pourtant pas formé encore le vaste complot dont la Révolution fit la matière de ses triomphes. Mais, comme on écoute le bruit lointain d'un orage qui ne sera pas évité, les rois écoutaient déjà, du fond de leurs palais, le bruit de notre grande querelle. Ils semblaient pressentir que, désormais, la France allait être définitivement chargée des affaires générales de l'humanité. Pressentiment glorieux pour nous et que n'a point trompé la fortune ! Car, aujourd'hui même, tel est l'ascendant souverain de la France, qu'en se remuant elle ébranle l'Europe, et qu'elle l'inquiète encore, rien qu'en se tenant immobile.

 

 

 



[1] Correspondance secrète de plusieurs grands personnages illustrées à la fin du XVIIIe siècle, p. 107.

[2] Correspondance secrète de plusieurs grands personnages illustres à la fin du XVIIIe siècle, p. 102.

[3] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XIV, p. 53.

[4] Mémoires de Weber, t. I, chap. IV, p. 397.

[5] Mémoires de madame Campan, t. II, chap. XIV, p. 55.

[6] Mémoires de Weber, t. I, chap. IV, p. 394.

[7] Mémoires de Weber, t. I, chap. IV, p. 395.

[8] Mémoires de Besenval, t. II, p. 368.

[9] Et une brochure de huit pages publiée en 1789, laquelle, selon toute apparence, fut lancée par le parti orléaniste, car elle se termine par ces mots : Quand n'aurons-nous donc plus à louer que des princes dignes de notre amour, de notre respect et de nos louanges, tels enfin que notre auguste monarque et son illustre parent, monseigneur le duc d'Orléans ?

[10] Manuscrit de M. Sauquaire-Souligné.

[11] Voyez à cet égard une brochure publiée en 1789 sous ce titre : le Fratricide sacrilège.

[12] Pierre de Champrobert, Le comte d'Artois et l'émigration, p. 17.

[13] Voyez l'Histoire impartiale des révolutions de France, t. I, p. 223, et les Mémoires particuliers de Clermont-Gallerande, t. II, p. 190 et 191 ; cités par M. Pierre de Champrobert, dans Le comte d'Artois et l'émigration, p. 162.

[14] Voyez les dépositions diverses, notamment celles de MM. de Virieu et Bergasse, dans la Procédure criminelle, relative aux 5 et 6 octobre.