HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME DEUXIÈME

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE IX. — APPEL À LA FORCE.

 

 

Frayeurs de la bourgeoisie victorieuse. — Singulier langage de Mirabeau. — Paris affamé. — Les soupçons de Marat. — L'Assemblée nationale devant le problème de la famine ; dénonciation contre les accapareurs étouffée. — Héroïques préoccupations du peuple. — Soldats délivrés par le peuple. — Louis XVI, abandonné par la noblesse, est adopté par la bourgeoisie. — Le roi des propriétaires. — La guerre civile préparée. — Conciliabule de Montrouge. — Complots de la cour dénoncés par Mirabeau. — La bourgeoisie cherche à opposer Louis XVI au parti de la reine ; aveuglement de Louis XVI. — Un champ de bataille autour de Paris. — Dumouriez à Caen. — La cour et le club Breton. — Le duc d'Orléans devant les Orléanistes ; artifices iniques ; scène nocturne. — Attitude de Paris menacé. — Faux sommeil de Louis XVI.

 

Ici commence une évolution historique dont il importe de bien marquer le caractère et dont nous aurons à suivre les phases.

Je me disais, rapporte Bailly, que partout où le peuple est en grand nombre, il maîtrise[1]. Ce peuple, les meneurs ne l'avaient vu qu'avec effroi assister aux séances et venir siéger dans la salle des débats publics, comme pour y tenir, lui aussi, ses états généraux. Fallait-il laisser une souveraineté sans baptême et sans manteau noir regarder face à face celle de l'Assemblée ? Permet-irait-on qu'à l'aspect des tribunes envahies par une foule impérieuse, le royaliste vînt dire, ainsi que ce prince de l'antiquité : J'aperçois deux Thèbes et deux soleils ?[2] Les erreurs ou les artifices de langage ne sauraient changer la nature des choses. Sieyès avait eu beau confondre sous le nom commun de tiers état la bourgeoisie et le peuple, il y avait les riches et les pauvres, il y avait les plébéiens du beau monde et les plébéiens de la rue. Parmi les hommes qui ensemble demandaient la liberté, les uns possédaient tout ce qui permet d'en jouir : éducation, crédit et richesse ; les autres, au contraire, risquaient de ressembler au paralytique à qui l'on reconnaîtrait le droit de marcher, et ils devaient conséquemment vouloir, en même temps que la liberté, ce qui l'empêcherait de n'être pour eux qu'une conquête illusoire, un bruit de clairon. C'est ce que pressentit l'Assemblée devenue victorieuse. Elle trembla que les réclamations des serfs du salaire n'allassent au delà de la noblesse abattue, au delà du clergé soumis, au delà de la monarchie abaissée. Elle eut le frisson de son triomphe.

Il y eut un homme, surtout, à qui le peuple fit peur ; ce fut Mirabeau ; tant qu'il y avait eu incertitude sur le succès, il avait mis une fougue extraordinaire à pousser aux mouvements de place publique. Immédiatement après la séance du 23 juin, dont il publia une relation audacieuse et provocante, il avait appelé à lui la multitude. Pourquoi lui déroberions-nous, s'était-il écrié, la connaissance de nos délibérations ? Que signifient ces mots de décence, de bon ordre ? Ici l'indécence serait dans le mystère et le désordre dans le secret[3]. Mais quand la réunion définitive des ordres, les retours, de Louis XVI, l'humiliation de la noblesse, l'apparente résignation de la reine firent croire à Mirabeau qu'on n'avait plus à redouter désormais les anciens ennemis, son langage changea tout à coup d'une manière surprenante, et l'agitateur de la veille demanda que sur l'étendard d'une révolution en marche on écrivît cette formule des sociétés au repos : Maintien de l'ordre public.

Messieurs, disait-il le 27 juin, la journée du 23 a fait sur ce peuple inquiet et malheureux une impression dont je crains les suites. Où les représentants de la nation n'ont vu qu'une erreur de l'autorité, le peuple a cru voir un dessein formel d'attaquer leurs droits et leurs pouvoirs. Il n'a pas encore eu occasion de connaître toute la fermeté de ses mandataires. Sa confiance en eux n'a point encore de racines assez profondes[4]. Et, non content d'établir de la sorte entre les représentants de la nation et le peuple une ligne de séparation ; non content de semer la défiance, Mirabeau s'étudiait à tracer un sombre tableau des agitations populaires. Ces passions que lui-même avait excitées, il les gourmandait maintenant, et il insistait pour qu'on se gardât des auxiliaires séditieux[5]. Il n'allait pas jusqu'à couvrir de sa tolérance la séance du 23 juin. Et toutefois il prenait texte de cette séance même pour faire de Louis XVI un éloge où à l'admiration se mêlait une sorte de pitié tendre et respectueuse. Lorsqu'il arrivait au roi de faire mal, c'est qu'on le trompait ; quand il était lui, le roi faisait toujours bien[6]. Et Mirabeau proposait une adresse aux électeurs qui leur recommandât de contribuer au maintien de l'ordre, à la tranquillité publique, à l'autorité des lois et de leurs ministres[7].

En d'autres circonstances, un tel langage n'eût été peut-être que celui de la sagesse et de la raison. Mais proclamer les colères de l'opprimé suspectes, sans avoir travaillé à détruire le principe de toutes les oppressions : la misère ; mais décrier la vie tumultueuse du forum, parce qu'on croyait avoir tiré pour soi un suffisant profit de ses ardeurs ; mais crier à la Révolution de faire halte, quand elle était si éloignée encore du vrai but de son pèlerinage brûlant… c'était trop laisser paraître de combien on différait et combien on se défiait du peuple.

Mirabeau, du reste, connaissait bien ceux à qui s'adressait son discours. Il se souvenait que, dans la séance du 16 juin, il les avait épouvantes en se livrant à des inspirations de tribun. Il savait que la formule du serment du jeu de paume consacrait, le maintien des principes de la monarchie[8]. Il se rappelait enfin avec quelle ardeur, dans l'église de Saint-Louis, lors de la réunion du clergé aux communes, on avait applaudi à ces paroles de Target : Il n'est point d'événement heureux pour la patrie qu'on ne doive s'empresser de communiquer au meilleur des rois[9]. La vérité est que, loin de prétendre à renverser le trône, la bourgeoisie cherchait déjà à s'en faire un abri. Renié par la noblesse, ce fut au sein de ces communes, un instant si roides, que Louis XVI compta ses serviteurs les plus fidèles et les plus alarmés. Il cessait d'être le roi des gentilshommes, il, devenait le roi des propriétaires.

Pendant ce temps, le corps couvert de vêtements en lambeaux, des milliers de malheureux au visage amaigri par le jeûne et au teint livide se pressaient, à Paris, devant la porte des boulangers et y passaient la moitié des jours dans une impatience terrible. On était en pleine disette, le prix du pain variant entre quatre sols et quatre sols et demi la livre[10], chiffres homicides à cette époque. Plus de travail, d'ailleurs ; plus de salaires ; et, parmi tant de pâles journaliers, bien peu qui n'eussent laissé au logis des enfants criant la faim. Mais ce pain dont on avait tant de peine à obtenir un morceau, il était terreux, amer, il causait des inflammations de gorge et des ardeurs d'estomac. Les moulins à bras établis à l'École militaire ne fournissaient que des farines aigries, d'une couleur jaune, d'une odeur infecte, et formant des masses tellement dures que, pour en détacher des portions, il les fallait frapper à coups de hache[11]. Voilà quel était l'unique aliment du peuple ; et, comme la France entière souffrait, la capitale voyait, à toute heure, entrer dans ses murs des bandes d'inconnus en guenilles, tenant à la main de longs bâtons et se traînant courbés sous leurs besaces vides[12], foule sans gîte et sans lendemain que la province en détresse rejetait sur Paris affamé. Ainsi, la misère prenait d'épouvantables aspects ; les marchés, de plus en plus orageux, semblaient se dessiner en champs de bataille ; le long de la Seine, les soldats faisaient la haie sur la route des convois, mais l'anxiété universelle arrêtait les transports au point de départ, le parlement de Bourgogne, celui de Franche-Comté, celui de Nancy avaient jeté l'interdit sur la circulation des grains[13] ; au lieu du blé attendu, c'étaient des consommateurs qui arrivaient avec l'irrésistible mouvement de la marée montante ; et chaque nuit, dans de tragiques assemblées, tenues chez le lieutenant de police[14], celle question revenait : Comment nourrir Paris ?

Or, ce qui n'a pas été remarque et ce qui est pourtant digne d'une éternelle mémoire, c'est que le cri poussé alors par les hommes du peuple ne fut pas le cri de la pauvreté. Au seuil même des boulangeries ou on ne leur gardait qu'une nourriture avare et meurtrière, ils s'entretenaient de la constitution à faire et de l'Assemblée nationale à défendre. Ils réclamaient la liberté de l'intelligence, ces esclaves de la faim !

Et une pareille abnégation était d'autant plus magnanime, que le mal ne pouvait pas être attribué seulement aux rigueurs du ciel. Le comité des subsistances avait demandé à Necker des renseignements : Necker publia un mémoire dans lequel on lut que, depuis son entrée aux affaires, en août 1788, le ministre s'était épuisé en efforts pour prévenir la crise, déjà prévue ; que l'exportation des grains avait été sévèrement prohibée, et leur importation encouragée par des primes énormes ; que, de ses deniers, à ses risques et périls, le roi avait fait venir à la hâte des pays étrangers, en riz, seigles, orges, blés, farines, un milliard quatre cent millions de quintaux ; que la circulation intérieure avait été puissamment favorisée ; que, durant le dernier hiver, les moulins à eau et les moulins à vent étant restés immobiles autour de Paris, les uns à cause de la gelée, les autres à cause de l'inaction de l'air, ou s'était empressé de construire à grands frais des moulins à bras ; qu'en un mot, rien n'avait été négligé de ce qui est prescrit à la sagesse humaine[15]. Mais comment expliquer que des mesures si actives eussent été à ce point stériles ? Dans quelle proportion les malheurs publics étaient-ils imputables à la criminelle industrie des accapareurs ? Necker fit observer timidement qu'il était peu croyable que des réserves importantes de blé eussent été faites à une époque si voisine des moissons nouvelles et où les greniers abondants n'auraient pas été en sûreté ; Toutefois, il avouait en termes formels qu'on avait eu souvent à se plaindre de la cupidité des spéculateurs[16] ; et même il donnait à entendre que le gouvernement était condamné à beaucoup de discrétion, l'homme d'État devant craindre, en temps de crise, d'irriter les alarmes et de livrer le secret de ses peines[17].

Il est des réticences qui sonnent au cœur comme des aveux. Telles étaient celles que contenait le Mémoire instructif. De véhémentes protestations retentissaient, d'ailleurs. Une brochure intitulée Le premier pas à faire demanda qu'on ouvrit une enquête sur les accaparements. Hommes sans entrailles ! criait l'écrivain aux accapareurs, nos champs féconds sont entrés dans vos parcs[18]. Gorsas venait de faire paraître son journal le Courrier de Versailles à Paris : il y publia une lettre du Courrier de Dieppe, de laquelle il résultait qu'en Normandie on accaparait jusqu'aux blés sur pied et que les Dieppois étaient poussés au désespoir. Savez-vous à quoi servent les primes accordées à l'importation ? à réveiller la cupidité. Un navire arrive-t-il ici, il obtient des primes ; puis, ces mêmes grains se rembarquent clandestinement et-vont obtenir dans un autre port des primes nouvelles ; de sorte qu'on ne voit rester en magasin ou promener de balle en halle qu'une petite quantité de blés cariés. Mais dénoncez donc cela aux états généraux, honnête homme que vous êtes ![19] De son côté, observateur encore silencieux des pratiques souterraines, le médecin Marat s'occupait dès lors, à amasser les matériaux des accusations futur accusations calomnieuses souvent, mais souvent aussi pleines de lumière : car, à force de croire au mal, cet implacable esprit en vint à acquérir une singulière clairvoyance. Si d'autres furent la pensée de la Révolution, si d'autres en furent la colère, Marat en fut le soupçon.

L'Assemblée nationale ne pouvait s'abstenir plus longtemps. Le 4 juillet, on venait de décider, après une longue discussion, que les députés de Saint-Domingue seraient admis au nombre de six[20], lorsque Dupont de Nemours, rapporteur du comité des subsistances, se leva. La circonstance était solennelle. Dès son début, l'Assemblée trouvait à élever ses débats à de sublimes hauteurs. Que faire pour le peuple manquant de travail et de pain, ou, plutôt, que faire pour qu'à l'avenir le peuple ne fût pas exposé à manquer de pain et de travail ? Grande question qui contenait tout ce qui aujourd'hui nous agite et nous divise, question suprême qui, moins tardivement abordée, eût épargné à l'Europe d'affreux déchirements, et que les sociétés modernes auront bientôt à résoudre sous peine de mort ! Mais la doctrine triomphante, au dix-huitième siècle, avait été celle de l'individualisme[21], celle de l'indifférence de l'État en matière d'industrie : il n'y parut que trop au rapport du comité des subsistances. Droit au travail, vices inhérents au régime des salaires, dangers de la concurrence, moyens d'émanciper le prolétaire, rien de ce qui intéressait particulièrement le peuple ne fut indiqué, même comme pouvant devenir l'objet d'un examen ultérieur. On se bornait, vu l'urgence, à proposer les mesures suivantes — Ouvrir une souscription volontaire ; — autoriser le gouvernement, les états provinciaux et les municipalités à faire, sous la garantie de la nation et l'inspection de l'Assemblée, les avances que le soulagement du peuple nécessiterait ; — autoriser, dans les provinces où la récolte ne serait pas levée, une contribution de vingt ou de dix sols par tête, dont les huit ou dix citoyens les plus riches feraient l'avance ; — prohiber jusqu'au mois de novembre 1790 l'exportation des grains[22].

C'était réduire à bien peu de chose l'intervention des régénérateurs promis à la France ; et cependant, la plupart des bureaux restèrent en deçà de la limite. Suivant Lally-Tollendal, il fallait se contenter de remercier le roi, d'interdire l'exportation jusqu'au mois de novembre et de favoriser la circulation intérieure[23]. Mounier prétendit que les projets mis en délibération n'étaient pas du ressort de l'Assemblées[24] ; qu'une souscription de bienfaisance n'avait pas besoin d'être décrétée ; qu'une imposition par tête serait injurieuse à la nation, dont on aurait l'air de contraindre la générosité ; et que, laissant au comité le soin de continuer ses recherches, l'Assemblée devait, avant tout et exclusivement, s'occuper de la constitution[25]. Vainement Pétion avait-il proposé un emprunt, au nom du Vingt et unième bureau[26] ; on répondit que les mandats le permettaient de voter ni impôts ni emprunts avant que la constitution fût achevée. Enfin, Mirabeau ayant demandé qu'on suspendît la délibération jusqu'à ce qu'il eût pris certains renseignements d'une importance capitale, la question sainte du peuple à nourrir fut perdue de vue, et il arriva, selon les caractéristiques paroles de Dupont de Nemours, que la nation assemblée ne put que plaindre la nation[27].

Ainsi, tandis que, par un généreux oubli de lui-même, le peuple, à bout de misère, privé de travail et affamé, faisait de la conquête des droits politiques la plus chère de ses préoccupations ; dans l'Assemblée, on passait en quelque sorte à l'ordre du jour sur les misères sociales, sur la faim du peuple.

On en doit gémir ; mais à s'en indigner ne risquerait-on pas d'être injuste ? Car enfin, de bien rares éclairs avaient percé la nuit dont la science sociale était jusqu'alors restée couverte ; l'éducation des intelligences par l'amour n'était pas commencée ; on ne savait pas que la pauvreté c'est toujours l'esclavage, que c'est aussi une constitution à faire qu'un peuple à nourrir ; et les législateurs de la bourgeoisie ne voyaient pas jusqu'à quel point ils étaient inconséquents de croire à la fatalité de la misère, eux qui ne croyaient pas à la fatalité du despotisme. Il fallait, pourtant, qu'on en vînt à le poser, ce grand problème de l'esclavage moderne à détruire, et il fut posé en effet. Mais, hélas ! pressée d'étudier au plus fort de ses combats, la Révolution ne put que lire, sous les armes, un livre ouvert dans le sang.

Ne cachons rien : il est des omissions qui sont l'hypocrisie de l'histoire. Après la séance du 4 juillet, un député s'était plaint avec amertume des ténèbres où l'on semblait vouloir ensevelir la hideuse affaire des accaparements, ajoutant que, le matin même, il avait dénoncé plusieurs accapareurs et avait été fort surpris de la manière dont on accueillait ses avertissements[28]. Or, dans la séance du 6 juillet, Bouche ayant annoncé que l'on connaissait des coupables, qu'on avait des preuves et qu'une dénonciation formelle aurait lieu le lendemain, un effroi général, rapporte Gorsas[29], s'empara de l'Assemblée. Le lendemain, on s'attendait à des révélations formidables : un silence complet fut gardé. La vérité avait été étouffée entre deux séances, de peur, sans doute, que poursuivre des accapareurs, en présence d'une multitude affamée, ne devînt le signal d'un égorgement.

Le crime de ceux qui spéculaient sur la famine se trouvant ainsi protégé par son énormité même, les souffrances du peuple s'accrurent de manière à ne pouvoir plus être comparables qu'à l'héroïsme de sa résignation. On avait beaucoup remarqué, dans le Mémoire instructif, le passage suivant : Le roi a dit que, si la nécessité des circonstances obligeait à se contenter d'un pain mêlé de seigle et de froment, il n'y en aurait que d'une sorte pour les riches et pour les pauvres, et qu'il serait servi sur sa table[30]. Cette touchante promesse ne se réalisa point. Le pain qui parut sur la table du roi, des députés, des ministres, des gens de cour était de la meilleure qualité, servi avec abondance et fourni par les boulangers en personne. On le sut, et le rapprochement ne fut fait que dans les journaux royalistes[31]. On n'ignora pas ce mot d'un barbare publicain à des malheureux qui se lamentaient sur la disette : Eh bien, mangez des cailloux ![32] et ce qui continua de préoccuper la place publique, la rue, le carrefour, ce fut uniquement la grandeur de nos destinées nouvelles : tant il y avait d'énergie en cette vie morale que la Révolution apportait au peuple !

Et ce n'était pas seulement le peuple de l'atelier qui brûlait de ce saint enthousiasme, c'était aussi, c'était déjà le peuple du camp. Avertis que si la fidélité à tous crée la chevalerie de l'homme libre, la fidélité à un seul ne constitue souvent que la chevalerie de l'esclave ; frémissants sous le joug de cette discipline épaisse et humiliante que le comte de Saint-Germain avait empruntée des mœurs militaires de l'Allemagne ; indignés enfin de ne pouvoir, même avec leur sang, se tracer un chemin vers les hauts grades et qu'on osât leur opposer la roture de leur courage, les soldats voulaient d'autres drapeaux. Un fait dont la cour fut vivement émue avait mis en relief, dès le 30 juin, ces dispositions de l'armée. Ce jour-là, vers sept heures du soir, les principaux agitateurs du Palais-Royal se trouvaient réunis au café de Foy, ordinaire théâtre de leurs conciliabules, lorsqu'au milieu du groupe une lettre fut jetée par un inconnu. Elle est ouverte aussitôt et lue à haute voix : elle annonçait que, pour avoir refusé de charger leurs armes à cartouches, onze gardes avaient été renfermés à l'Abbaye ; et que, la nuit suivante, on les allait transférer à Bicêtre, homicide prison destinée aux plus vils scélérats. A cette nouvelle, un audacieux jeune homme, Loustalot, rédacteur du journal des Révolutions de Paris, s'élance dans le jardin du Palais-Royal, monte sur une chaise et appelle à lui la foule en criant : A l'Abbaye, à l'Abbaye ! On applaudit, on s'anime à la colère, on part. Le violent cortège se grossit en chemin d'ouvriers qui revenaient de leur travail, et bientôt le concierge de la prison entend gronder aux portes quatre mille assiégeants, dont plusieurs étaient armés de haches et de barres de fer. La résistance eût été inutile, les clefs furent remises[33]. Mais, au même instant, des cavaliers arrivaient à bride abattue, le sabre à la main. Loin de s'effrayer, le peuple se précipite aux rênes des chevaux ; il crie aux soldats qu'il est venu sauver leurs compagnons d'armes, leurs frères. Attendris, les dragons remettent le sabre au fourreau et ôtent leurs casques en signe de paix. Les gardes, délivrés, furent conduits triomphalement au Palais-Royal, où ils passèrent la nuit couchés dans une salle de spectacle, pendant qu'autour de leur sommeil le peuple faisait sentinelle. Le lendemain, ils étaient logés à l'hôtel de Genève ; bourses et corbeilles, suspendues, pour eux, aux fenêtres avec des rubans se |remplissaient de patriotiques offrandes, et le Palais-Royal envoyait demander en leur faveur l'intercession de l'Assemblée nationale.

Alors éclata la peur qu'inspiraient à l'Assemblée ses propres victoires ; car l'hommage rendu à sa souveraineté l'épouvanta. Les uns s'étonnent et s'irritent de cette alliance conclue entre l'artisan et le soldat sur le pavé de Paris, la capitale des révoltes ; les autres, d'un ton animé, se prononcent contre un essai qui tendrait à transformer en tribuns d'un peuple effréné[34] les représentants de la nation. A la parole, moins timide, de Rewbell et de Le Chapelier on oppose de toutes parts le respect dû au pouvoir exécutif. Quoique malade et se soutenant à peine, Mirabeau se lève, et ce qu'il propose, c'est qu'on adopte un catéchisme d'ordre public, c'est qu'on s'empresse de condamner solennellement les agitations populaires[35]. Une adresse rédigée dans ce sens avait été déjà présentée par lui : il essaye de la relire, mais la force l'abandonne et sa voix s'éteint. On prit enfin un arrêté dont voici les termes : L'Assemblée nationale gémit des troubles qui en ce moment agitent ParisIl sera fait au roi une députation pour le supplier de vouloir bien employer, pour le rétablissement de l'ordre, les moyens infaillibles de la clémence et de la bonté qui sont si naturelles à son cœur, et de la confiance que son bon peuple méritera toujours. L'Assemblée protestait, du reste, de son profond attachement à l'autorité royale, de laquelle dépendait la sécurité de l'empire[36].

Une députation de seize membres alla porter l'arrêté à Louis XVI, qui répondit : Tant que la nation se fiera à moi, tout ira bien. Il se contenta d'exiger, comme condition à sa clémence, que les gardes rentrassent en prison. C'est ce qu'ils firent, et l'ordre de les mettre en liberté venait d'être donné lorsque arrivèrent à Versailles quelques électeurs qui avaient mission de leurs collègues de ne revenir qu'avec la grâce des soldats.

On le voit : à mesure que la Révolution avançait, la bourgeoisie effrayée se serrait de plus en plus autour du trône et se cherchait dans Louis XVI un chef inviolable. Mais, à cause de cela même, les représentants de l'ancienne France se hâtaient de tirer à eux la royauté. De sorte que, confiée à un prince qui ne savait ni la porter ni la défendre, la pourpre royale allait se déchirant aux mains de deux partis contraires. Ils la mirent en lambeaux ; et plus tard, quand sonna l'heure formidable, il se trouva qu'en jouant le pouvoir du malheureux Louis XVI, on avait aussi joué sa tête.

Cependant, Versailles prenait depuis quelques jours une physionomie singulière, sinistre ; ce n'étaient dans les rues qu'uniformes suspects et figures inconnues. Des hommes qu'on ne remarquait naguère qu'à la pâleur de leur visage, voilà qu'on les rencontrait se donnant une contenance altière, souriant d'une manière funeste et lançant des regards pleins de défis. Au sein de l'Assemblée, affectant de laisser vides leurs places de législateurs[37], certains députés nobles allaient s'asseoir parmi la foule, en simples curieux, l'ironie sur les lèvres. On cita des propos étranges échappés à l'abbé de Vermond au milieu des fumées du vin[38] ; les échos de l'Œil-de-bœuf répétèrent des menaces proférées, disait-on, par le prince d'Hénin et le duc de la Trémouille ; on parla non sans inquiétude des comités secrets du comte de Flahaut au Louvre[39]. Que se passait-il donc ?

Il y avait alors à Montrouge un conciliabule qui rassemblait les familiers du duc d'Orléans, ténébreux inspirateurs de son patriotisme ou artisans de son ambition. Là figuraient et le comte de Genlis, marquis de Sillery, et de Latouche. Là dominait sourdement Choderlos de Laclos, esprit actif et enflammé sous les dehors du calme, fatal génie qui, par le roman des Liaisons dangereuses, le plus profond des livres impurs, avait fait violence à la renommée et s'était assuré une place entre l'étonnement et le mépris, entre l'admiration et l'horreur. On disait de lui qu'il était pour ses amis la plus dangereuse des liaisons. Mais ce fut la folie, ce fut le malheur du duc d'Orléans de ne se plaire qu'aux relations soupçonnées et de laisser des aventuriers audacieux travailler en son nom au triomphe de prétentions qu'il n'avait pas. C'est à quoi s'employèrent avec une sombre impatience les conspirateurs du conciliabule de Montrouge ; et, comme ils avaient des intelligences à la cour, ils ne tardèrent pas à savoir en détail les trames qu'on y ourdissait. D'un autre côté, des avis secrets parvenaient au club Breton, qui comptait, à cette époque, parmi ses habitués, Buzot, Lanjuinais, l'abbé Grégoire, Robespierre, et qui confinait au peuple.

Or, chose singulière, où se montre clairement le doigt du destin, la Révolution étendait déjà si loin son empire, qu'elle veillait, implacable et invisible, jusque dans les appartements du comte d'Artois, jusque dans l'alcôve de la reine. Pas une démarche qui ne fût dénoncée, pas une parole qui ne fût transmise aux haines vigilantes du dehors. Les serviteurs de la maison royale décachetaient[40] les lettres qui leur étaient remises, en copiaient le contenu, et faisaient passer la copie, soit au conciliabule de Montrouge, soit au club Breton. Ainsi furent éventés, dès le premier jour, les complots de la noblesse. On sut que la cour se disposait à ressaisir le despotisme, à dissoudre les états généraux, à accabler Paris ; que la reine était l'âme de ce plan de campagne et que les princes y travaillaient de concert avec elle[41] ; que Louis XVI était annulé ; que des troupes, des troupes étrangères arrivaient à marches forcées ; que, pour faire face aux dépenses prévues, l'ordre avait été donné de fabriquer cent millions de billets d'État ; qu'une liste venait d'être dressée qui vouait à la mort, non-seulement le duc d'Orléans et les chefs du parti révolutionnaire exalté, mais encore ceux qui entendaient se grouper autour de Louis XVI devenu un monarque constitutionnel, Mirabeau, par exemple, Mounier, Lally-Tollendal[42]. Bientôt les faits parlèrent. Le 6 juillet, le régiment Royal-Allemand, commandé par le prince de Lambesc, était venu camper dans le jardin de la Muette[43] ; huit canons avaient été placés à Sèvres, où les passants étaient reçus, la nuit, comme des ennemis[44] ; à Versailles on avait vu paraître un régiment de hussards qui, odieux aux gardes françaises, odieux au peuple, ensanglantaient la ville agitée par leurs querelles[45] ; déjà, disait-on, trente-cinq mille hommes étaient répartis entre Paris et Versailles, on en attendait vingt mille, que des trains d'artillerie devaient suivre ; les passages commençaient à être interceptés ; les chemins, les ponts, les promenades se changeaient successivement en postes militaires[46] ; partout l'image et comme le spectre de l'invasion.

En cet extrême péril, la conduite de l'Assemblée nationale mérite d'être remarquée. Tremblant d'avoir à subir pour se défendre le concours du peuple, et ne voulant rien devoir qu'au roi, elle tendit les mains vers Louis XVI, l'implora, et ne craignit point de descendre dans la prière jusqu'au langage de l'idolâtrie. Mirabeau fut couvert d'applaudissements, lorsque, le 8 juillet, il s'écria : Ont-ils prévu, les conseillers de ces mesures, les suites qu'elles entraînent pour la sécurité même du trône ?... Ont-ils observé par quel enchaînement funeste de circonstances les esprits les plus sages sont jetés hors des limites de la modération, et par quelle impulsion terrible un peuple enivré se précipite vers des excès dont la première idée l'eût fait frémir ? Ont-ils lu dans le cœur de notre bon roi ?[47]... Mirabeau venait proposer une supplique à Louis XVI : on le chargea de la rédiger, et le lendemain il présentait au vote de l'Assemblée une adresse qui faisait parler en ces termes les représentants de la nation :

Les mouvements de votre cœur, sire, voilà le vrai salut des Français. Lorsque des troupes s'avancent de toutes parts, que des camps se forment autour de nous, que la capitale est investie, nous nous demandons avec étonnement : Le roi s'est-il méfié de la fidélité de ses peuples ? S'il avait pu en douter, n'aurait-il pas versé dans notre cœur ses chagrins paternels ? Que veut dire cet appareil menaçant ? Où sont les ennemis de l'État et du roi qu'il faut subjuguer ? Où sont les rebelles, les ligueurs qu'il faut réduire ? Une voix unanime répond dans la capitale : Nous chérissons notre roi ; nous bénissons le ciel du don qu'il nous a fait dans son amour... Sire, nous vous en conjurons au nom de la patrie, au nom de votre bonheur et de votre gloire, renvoyez vos soldats aux postes d'où vos conseillers les ont tirés. Sire, au milieu de vos enfants, soyez gardé par leur amour[48].

Jamais assurément l'humilité de l'enthousiasme monarchique n'avait rencontré de pareilles formules ; mais on espérait de la sorte gagner Louis XVI et séparer de la cause des nobles celle du trône. Les adulations de Mirabeau furent donc votées avec transport, l'Assemblée ne paraissant avoir qu'une âme et qu'une pensée[49].

Vains calculs ! l'invincible génie de la Révolution appelait le peuple sur la scène. A la députation que l'Assemblée lui envoya, Louis XVI fit une réponse sèche, dure et qui semblait envelopper la menace. Il déclara qu'un de ses devoirs était de veiller à la conservation de l'ordre ; que des gens malintentionnés pouvaient seuls égarer ses peuples sur les vrais motifs des mesures de précaution adoptées. Il proposait, du reste, aux états généraux, de les transférer à Noyon ou à Soissons, ajoutant qu'il se rendrait alors à Compiègne pour maintenir la communication qui devait exister entre lui et l'Assemblée[50].

Ainsi, cette alliance que la bourgeoisie brûlait de conclure avec la royauté, dans le double but de vaincre définitivement l'aristocratie et d'échapper à l'appui du peuple, la royauté mettait à la repousser une hauteur aussi folle qu'injurieuse. Tant la reine et les princes avaient su aveugler Louis XVI !

Quoique pénétrée d'amertume, l'Assemblée n'osa ni résister, ni protester, ni se plaindre, et le comte de Grillon put dire sans exciter de murmures qu'on devait s'en rapporter à la promesse d'un roi honnête homme. Mais Mirabeau, qu'avait irrité l'insuccès de ses flatteries, prit impétueusement la parole, et, passant tout à coup de son langage de la veille à un langage contraire, il combattit les monarchiques entraînements du comte de Crillon. Pure témérité que cette confiance dont on se targuait comme d'une vertu ! Elle était un vice de la nation, qu'elle avait poussée de faute en faute à la crise du moment. Il était temps de comprendre, d'ouvrir les yeux, si l'on ne voulait ressembler à des enfants toujours mutins et toujours esclaves[51].

Il était temps d'ouvrir les yeux, en effet ; car la cour ; poursuivait avec une fougue insolente ses préparatifs de guerre. Pour les diriger, deux hommes accoururent : le baron de Breteuil et le vieux maréchal de Broglie. Le premier, personnage présomptueux, au visage austère, aux façons brutales et bruyantes, capable enfin d'égarer son zèle jusqu'à la démence, fut l'homme d'État de l'entreprise[52] ; le second en fut le guerrier : et ni l'un ni l'autre ne se mirent en peine de cacher leurs projets. S'il faut brûler Paris, disait le baron de Breteuil, en brûlera Paris[53]. Et quant au maréchal de Broglie, il avait écrit au prince de Condé[54] : Une salve de canons ou une décharge de coups de fusils aurait bientôt dispersé ces argumentateurs et remis la puissance absolue qui s'éteint à la place de l'esprit républicain qui se forme. Ce maréchal était loin d'avoir la capacité de son frère, le mystérieux diplomate, le correspondant caché de Louis XV ; on le disait, d'ailleurs, puérilement superstitieux, et le bruit courut parmi le peuple qu'il avait à son doigt un petit saint Jean Népomucène auquel il rapportait toutes ses actions[55]. Mais c'était un soldat résolu, prêt à frapper : il convint à la cour. Étrange et à jamais odieux spectacle ! Un vaste champ de bataille s'étendit autour de cette capitale du monde intelligent, Paris. Ici les régiments de Provence et de Vintimille, là Royal-Cravate, Helmstadt, Royal-Pologne ; ailleurs Salis-Samade, Château-Vieux, Diesbach, Berchiny, Esterhazy. Qui le croirait ? on voulut placer du canon dans un jardin qui avoisinait la salle des états : sacrilège projet que la crainte d'être trahi par le propriétaire avant l'exécution fit seule abandonner[56].

Et comme si la menace n'eût pas suffi, on y joignit l'insulte. Des libelles parurent qui annonçaient les espérances de la cour en termes d'une outrageante gaieté. Dans un de ces libelles ayant forme de litanies, on lut : D'Artois, exaucez-nous ; reine des Français, n'abandonnez pas votre époux ; Barnave, pendez-vous ; Lafayette, montrez-vous ; de Caylus, continuez ; duc d'Orléans, tremblez ; clergé, réunissez-vous ; noblesse, vengez-vous ; de nos ennemis, des Necker, des Mirabeau, des Target, des Le Chapelier, des archevêques de Bordeaux, des monstres de l'Assemblée, délivrez-nous, notre roi...[57]

On touchait au 10 juillet et tout était prêt pour la guerre civile, non-seulement à Versailles, à Paris, mais dans les provinces. Comme on s'attendait à des révoltes, chaque commandant avait reçu ordre d'être à son poste. Quatre compagnies de grenadiers et de chasseurs entrèrent à Caen, où la multitude commençait à s'agiter. Dumouriez s'y rendit, et il se trouvait chez le duc de Beuvron, commandant de la province, lorsqu'en présence de plus de soixante nobles qui tous avaient sur le visage le rayonnement du triomphe, la duchesse alla droit à lui : Eh bien, Dumouriez, vous ne savez pas la grande nouvelle ? Votre ami Necker est chassé ; pour le coup, le roi remonte sur son trône ; l'Assemblée est renversée ; vos amis les quarante-sept[58] sont peut-être, à l'heure qu'il est, à la Bastille, avec Mirabeau, Target et une centaine de ces insolents du tiers ; et sûrement le maréchal de Broglie est dans Paris avec trente mille hommes. — Tant pis, madame, répondit froidement Dumouriez[59].

Et pendant ce temps, que faisait l'Assemblée nationale ? Elle écoutait le rapport du comité de constitution, présenté par Mounier, et un projet de déclaration des droits de l'homme, présenté par Lafayette ! Heureusement, Paris veillait, et, de leur côté, les plus hardis meneurs du club Breton ne s'endormaient pas. Un d'eux, Adrien Duport[60], ayant eu l'idée d'armer la France au moyen d'une terreur panique, des émissaires furent envoyés sur toutes les routes, avec mission de crier en traversant villes et villages : Voici les brigands ! Le stratagème eut un plein succès, chacun courut à son fusil, toute la France fut debout.

A leur tour, les Orléanistes avaient entouré le duc d'Orléans, le pressant d'être enfin le chef de son armée, lui représentant ses périls mêmes comme une sorte d'indication providentielle de son rôle, comme une preuve qu'il aurait bientôt à choisir entre s'emparer de l'échafaud et y mourir. On fit plus : on n'ignorait pas que, semblable en cela au Régent son aïeul, il croyait à la magie et on eut recours à la magie. Un homme d'une figure extraordinaire, un de ces révolutionnaires mystiques dont nous avons suivi la marche, se présente au prince et s'offre à lui fournir, en le mettant en rapport avec les esprits infernaux[61], une connaissance exacte des choses futures. Aurez-vous le courage, lui dit le personnage mystérieux, de m'accompagner seul, à minuit, dans une plaine sans chemin ; dans celle de Villeneuve-Saint-Georges, par exemple ? Le duc y consent, et laissant sa suite à Villeneuve, il s'abandonne à son guide. La nuit était profonde. On rencontre des spectres ; et domptant son effroi, le prince les interroge. Ils ne manquèrent pas de lui faire des prédictions de nature à exalter son cœur ; et il reçut un anneau qui devait, tant qu'il le saurait conserver, lui répondre de la fortune. Voilà quels moyens n'hésitaient pas à mettre en œuvre ceux qui, à tout prix, voulaient agir sur le duc d'Orléans, lui donner une couronne à désirer. Mais ce prince avait de si bonne heure usé en lui les ressorts de la vie, qu'il en était venu à ce genre de désintéressement qui n'est que de l'indifférence. La royauté ne lui paraissait pas valoir qu'on se condamnât, pour la conquérir, aux efforts de l'ambition et à la fatigue de l'hypocrisie.

La situation tendait ainsi à se simplifier d'une manière terrible. Puisque la bourgeoisie était amenée à recourir aux auxiliaires séditieux dont Mirabeau lui avait fait peur ; puisque Louis XVI disparaissait derrière le comte d'Artois ; puisque le duc d'Orléans s'effaçait, la partie sanglante ne pouvait plus se jouer qu'entre la cour et le peuple.

Or, Paris frémissait et s'emportait. Mille rumeurs alarmantes, mille récits mêlés de vrai et de faux y poussaient la population de l'inquiétude à la colère, de la colère à la fureur : tantôt, c'était le roi qui, fuyant Versailles, allait s'établir dans la plaine des Sablons et mettre le trône sous une tente, au milieu d'un camp ; tantôt, c'était une armée d'égorgeurs qu'on avait appelée du fond de l'Italie ; ou bien encore on se disposait à enlever au peuple les dernières miettes de ce pain empoisonné que lui avait laissé la famine[62]. Les plus minces particularités, les moindres nouvelles, on les faisait servir à l'agitation. Un duel entre des gardes françaises et des hussards, le cocher de M. de Coigny frappé à coups de plat de sabre pour ne s'être pas rangé devant le prince de Lambèse... devinrent des événements[63]. La fermentation était si grande, les passions étaient si vivement excitées, que, d'épuisement, un orateur populaire tomba mort[64]. Un espion ayant été découvert au Palais-Royal, on lui coupe les cheveux, on le plonge à diverses reprises dans le bassin, on le traîne sanglant par les rues[65], tandis qu'en d'autres quartiers le peuple criait : Trois hommes pendus parce qu'ils ont tué un garde des plaisirs du roi ! Partout des clameurs et la voix perçante des harangueurs de hasard, partout des mouvements de foule. Aux Tuileries, on arrêtait deux officiers de Berchiny, et, le poignard levé, on les forçait de crier : Vive le tiers ! Au Palais. Royal, MM. de Polignac et de Sombreuil avaient été réduits à s'ouvrir un passage l'épée à la main. Puis, à côté de ces scènes de violence, c'étaient des scènes de joie tumultueuse et d'enthousiasme. En pleine rue, aux applaudissements d'une multitude affamée, on faisait des quêtes pour fêter l'insurrection, pour lui préparer des banquets. Dans le jardin du duc d'Orléans, on offrit un dîner somptueux à des canonniers qui avaient violé ouvertement leur consigne, et quatre-vingts soldats des régiments de Provence et de Vintimille s'étant mis en révolte, un bal patriotique leur fut donné, aux Champs-Elysées par les dames de la halle[66].

Voilà donc Paris abandonné à ses ardeurs ! Il est vrai que les cavaliers du maréchal de Broglie couvrent la plaine de Grenelle, que sa grosse artillerie occupe Saint-Denis[67], que Besenval est au champ de Mars avec ses troupes allemandes, et que, du haut de la Bastille, des canons, chargés, dominent le faubourg Saint-Antoine ; mais la menace se trouve avoir subitement revêtu les apparences de la peur. Pas un essai partiel de répression ; aux lieux où la foule bouillonne, pas une figure de prétorien. L'autorité se tait ; elle se cache, au centre des baïonnettes immobiles, et cette monarchie, qui s'armait hier si bruyamment, on la croirait aujourd'hui morte dans son armure.

A Versailles, même calme extérieur. On ignorait ce qui se passait au château ! Le 10 juillet, comme Necker se présentait à la porte de la chambre du conseil, le comte d'Artois était accouru, et lui montrant le poing : Où vas-tu, traître d'étranger ? Retourne en ta petite ville, ou tu ne périras que de ma main. Necker fit un pas en arrière, se redressa, et sans répondre un seul mot, alla fièrement prendre sa place[68]. Or, le lendemain, à un conseil de dépêches, les ministres remarquèrent sur le visage de Louis XVI les traces d'une émotion inaccoutumée. Bientôt, il pencha la tête, ferma les yeux, parut s'endormir[69]. Mais c'était une des ruses ordinaires de ce faible prince de feindre l'assoupissement toutes les fois que, devant le conseil, il voulait dissimuler ses secrètes inquiétudes ou les embarras de sa conscience. On le savait, et ceux des ministres qui suivaient la fortune de Necker s'effrayèrent de ce faux sommeil.

 

 

 



[1] Mémoires de Bailly, t. I, p. 225.

[2] Mémoires de Rivarol, t. I, p. 75. Collection Berville et Barrière.

[3] Treizième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[4] Moniteur, séance du 27 juin 1789.

[5] Moniteur, séance du 27 juin 1789.

[6] Moniteur, séance du 27 juin 1789.

[7] Moniteur, séance du 27 juin 1789.

[8] Voyez le Moniteur, du 20 au 24 juin 1789.

[9] Moniteur, du 20 au 24 juin 1789.

[10] Marat, Criminelle-Neckero-logie, p. 22 et 23, deuxième chef d'accusation. A Genève, chez Pellet, 1790. — Cette brochure, où Necker est attaqué avec une violence injuste, renferme à côté d'accusations sans preuves et dictées par une haine aveugle, des faits curieux et dont nous avons vérifié l'exactitude. — Voyez, sur la disette et le prix du pain : Le premier pas à faire ou le cri de l'indigence, p. 6, avec ces mots de Salluste pour épigraphe : Illa me cupido exercet ut quocumque modo et quamprimum respublica adjuvetur. 1789.

[11] L'Ami du roi, etc., chap. XXXIX, p. 39.

[12] Mémoires de Besenval, t. II. p. 344.

[13] Voyez, au n° 191 du Journal de Paris (supplément) le Mémoire instructif remis de la part du roi au comité des subsistances par le Directeur général des finances.

[14] Mémoires de Besenval, t. II, p. 344.

[15] Voyez le Mémoire instructif, dans le supplément au n° 191 du Journal de Paris.

[16] Voyez le Mémoire instructif, dans le supplément au n° 191 du Journal de Paris.

[17] Voyez le Mémoire instructif, dans le supplément au n° 191 du Journal de Paris.

[18] Le premier pas à faire, p. 13.

[19] Le Courrier de Versailles à Paris, n° 4.

[20] Moniteur, séance du 4 juillet 1789.

[21] Voyez le premier volume de cet ouvrage, liv. III, chap. III.

[22] Moniteur, séance du 4 juillet 1789.

[23] Moniteur, séance du 6 juillet.

[24] De nos jours, M. Sauzet, président de la chambre des députés a dit : Ce n'est pas à la chambre à donner du travail aux ouvriers !

[25] Moniteur, séance du 6 juillet.

[26] Moniteur, séance du 6 juillet.

[27] Moniteur, séance du 4 juillet.

[28] Le Courrier de Versailles à Paris, n° 2.

[29] Le Courrier de Versailles à Paris, n° 2. — Le Moniteur dénature tout cela. Voici comment il rend compte de la dénonciation annoncée : Bouche espère avoir à faire part à l'Assemblée de quelques découvertes intéressantes !

[30] Supplément au n° 191 du Journal de Paris.

[31] L'Ami du roi, etc., troisième cahier, cité dans l'Histoire parlementaire, t. II, 3e livraison, p. 40.

[32] Le premier pas à faire, p. 14.

[33] Quelques écrivains ont publié que les portes de la prison avaient été forcées et tous les prisonniers mis en liberté. Cette assertion est de toute fausseté. Beaulieu, Essais historiques, t. I, p. 287.

[34] Quinzième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[35] Voyez le compte rendu de cette séance par Mirabeau lui-même, dans sa Quinzième lettre à ses commettants.

[36] Quinzième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[37] Mémoires de Bailly, t. 1, p. 226.

[38] Réponse de M*** à son ami, citée dans l'Histoire parlementaire, t. II, 3e livraison, p. 71.

[39] Histoire parlementaire, t. II, 3e livraison, p. 71.

[40] Beaulieu, Essais historiques, t. I, p. 302.

[41] Voyez à cet égard la notice de M. de Barante, faite avec les papiers de M. de Saint-Priest lui-même, alors ministre.

[42] Ces particularités, on les tient du baron de Breteuil, dit l'abbé de Montgaillard, t. II, p. 62.

[43] Buchez et Roux, Hist. parlementaire, t. II, 3e livraison, p. 69.

[44] Lettre de M*** à son ami, citée dans l'Histoire parlementaire, t. II, 3e livraison, p. 71.

[45] Beaulieu, Essais historiques, t. I, p. 293.

[46] Dix-huitième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[47] Dix-huitième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[48] Dix-huitième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[49] Phrase de Mirabeau, dans son compte rendu de la séance du 9 juillet, Treizième lettre.

[50] Dix-neuvième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[51] Dix-neuvième lettre du comte de Mirabeau à ses commettants.

[52] Notice sur M. le comte de Saint-Priest, p. CII.

[53] On répète mot pour mot ce qu'on a entendu dire au baron de Breteuil en 1794. Montgaillard, t. II, p. 63.

[54] Lettre publiée à Paris et à Londres en 1789, et qui n'a pas été démentie.

[55] Annales parisiennes, n°, 1, p. 11.

[56] Beaulieu, écrivain royaliste, rapporte ce fait comme en ayant été personnellement instruit. Il se trouvait, à cette époque, à Versailles. — Voyez Essais historiques, t. I. p. 308.

[57] Litanies des saints contre les diables.

[58] Les quarante-sept nobles qui, le 25 juin, s'étaient réunis au tiers état.

[59] Mémoires de Dumouriez, t. II, p. 35. Collection Berville et Barrière.

[60] Beaulieu, Essais historiques, t. I, p. 306.

[61] Mémoires historiques et politiques, t. VI, p. 61.

[62] Lettre à M. le marquis de Luchet.

[63] Lettre à M. le marquis de Luchet.

[64] Lettre à M. le marquis de Luchet.

[65] Le cousin Jacques, Hist. de France pendant trois mois, p. 22.

[66] Lettre à M. le marquis de Luchet.

[67] Mémoires de Dumouriez, t. II, p. 57.

[68] Voyez les Mémoires de Ferrières, écrivain royaliste et ennemi de Necker.

[69] Lettres et instructions de Louis XVIII : Notice sur M. le comte de Saint-Priest, p. CII.