HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME DEUXIÈME

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE VII. — MOUVEMENT DES ÉLECTIONS[1].

 

 

Agitation universelle. — Esprit de la noblesse, du clergé, du tiers. — Discussions publiques. — Le Palais-Royal. — Les conseillers de Necker. — Seconde assemblée des notables. — Le rôle du parlement fini. — Arrêté royal du 1er janvier ; les étrennes du peuple. — Règlement du 24 janvier. — Élections. — Combat de la noblesse et de la bourgeoisie, à Rennes. — Mirabeau en Provence ; son portrait. — Robespierre à Arras ; une lettre inédite de Robespierre. — Élection du duc d'Orléans. — Tableau de Paris pendant les élections ; fêtes, misère et famine. — Véritable caractère de la première émeute de la Révolution. — Un problème social dans un soulèvement.

 

Du 8 août 1788, jour où Brienne, à bout d'expédients, annonça la convocation des états généraux, jusqu'au 5 mai 1789, jour où les états généraux s'ouvrirent à Versailles, la France offre un spectacle saisissant : celui d'un peuple qui, après des siècles de silencieuse monarchie, s'éveille tout à coup dans un bruit formidable d'élections. Quand, plus tard, l'assemblée se montra, tout se recueillit pour l'entendre ; quand elle fut promise, tout s'agita pour la créer. Les idées, les passions qui, depuis, concentrées dans la représentation nationale, éclatèrent en luttes imposantes de grandeur, se cherchant et s'appelant d'un bout de la France à l'autre, la remplirent de cette inquiétude intrépide qui remue les armées, la veille des grands jours. La paix était sur toutes les frontières. Au dehors, nul cri de bataille : la France n'eut à s'émouvoir que de ses batailles du dedans.

Comment dire le trouble qui s'empara de la noblesse ? On vit bien alors ce que valaient cette protection fastueuse, cette sorte d'élégante complicité dont les grands seigneurs, pendant la vie de Voltaire et de Rousseau, s'étaient plu à entourer la philosophie. En ce temps-là, on aimait à détacher de l'ombrage de ses parcs des ermitages qu'on offrait avec grâce, comme des asiles inspirateurs, à la pensée ; les princes sollicitaient des lectures ; la main des dames de cour aidait à parer le cabinet de travail. Courtoisie de la vanité ! car, dès qu'il fut question d'aller au delà du bon goût de la mode ; dès qu'il parut, par un décret solennel, que ces livres qu'il était charmant d'applaudir quand le bourreau les brûlait, devenaient des assemblées et allaient devenir des lois, l'alarme fut dans la noblesse, et de son éclatante bienveillance il ne resta que l'orgueil. Seule, parmi les nobles, une petite minorité se montra généreuse et demeura calme ; dans tout le reste il n'y eut que colère et confusion.

Encouragé par les sourires de la reine, un bruyant état-major de gentilshommes courroucés se forma autour du comte d'Artois, du prince de Condé, du duc de Bourbon, du duc d'Enghien, et, plus tard, Louis XVI reçut, rédigée par M. de Monthyon, la Lettre des princes. On y déclarait le royaume en péril ; on y montrait de loin la majesté du trône livrée aux hasards d'un débat public, les droits des deux premiers ordres injurieusement discutés, la mine ouverte sous les fortunes et l'inégalité des biens dénoncée après celle des rangs ; on y parlait d'une protestation possible des nobles en armes, d'un soulèvement des provinces à prévoir. Le roi, s'écriaient enfin les princes ligués, le roi pourra-t-il se résoudre à sacrifier, à humilier cette brave, antique et respectable noblesse, qui a versé tant de sang pour la patrie et pour les rois ?[2]

Du milieu de la foule, on répondit par ce cri : Et le sang du peuple est-il de l'eau ?

Aux démonstrations imprudentes des chefs de l'aristocratie, un groupe de seigneurs plus graves essayait d'opposer l'exemple d'une générosité théâtrale : trente ducs et pairs se rendirent solennellement au Louvre pour offrir au roi l'abandon de leurs privilèges pécuniaires. Mais les transactions sont suspectes quand la nécessité commande, et le génie des révolutions a droit d'être soupçonneux. Dans une démarche qu'amoindrissait l'ostentation, le peuple vit une ruse, la noblesse une perfidie. La gaieté française s'en mêla. Avez-vous vu la lettre des dupes et pairs ? devint le mot de cet incident.

Mais pour connaître le véritable esprit de la majorité de l'ordre, c'est aux cahiers de la noblesse qu'il faut recourir[3].

Que demandaient, pris dans leur ensemble, la plupart es ces cahiers ? Des garanties contre le roi, contre le clergé, contre le tiers état :

Contre le roi, la suppression de la Bastille, redoutable à tant de gentilshommes, la convocation périodique des états généraux, la nullité de tout impôt non consenti par l'assemblée ;

Contre le clergé, l'abolition des dîmes, la vente d'une partie des biens de l'Église en vue du payement de la dette, l'extinction des ordres religieux ;

Contre le tiers, la création d'un ordre des paysans, la consécration de l'étiquette au sein des assemblées, la formation d'un tribunal héraldique pour la vérification des titres de noblesse, et le droit de porter l'épée réservé exclusivement aux gentilshommes.

Quant à sa part de dévouement, voici ce que la noblesse accordait : le partage de l'impôt, mais temporairement et à condition qu'on distinguerait la taille noble, l'abolition des droits féodaux, mais moyennant une indemnité de haut prix, payable en dix ans.

Tels étaient donc les sentiments du corps de la noblesse ; et la générosité de quelques-uns de ses membres ne servant qu'à irriter l'orgueil de la majorité, cet orgueil se répandait, dans la mêlée des passions, en brochures innombrables, en réunions tumultueuses, en rixes sanglantes qui conduisaient des provinces entières, comme la Bretagne, sur la pente des guerres civiles.

Le clergé s'étudiait à la sérénité ; car enfin son ministère lui commandait la paix, lui prescrivait l'abnégation ; Et toutefois, sa secrète inquiétude se trahissait par le désordre de ses vœux et des contradictions étranges. Ainsi, dans leurs cahiers, les prêtres avouent humblement les scandales de l'Église et que la discipline est relâchée. Mais en même temps, ils attribuent la démoralisation du siècle à l'influence de la philosophie ; et, pour y obvier, que proposent-ils ? Qu'on leur livre l'éducation publique. Au surplus, et en dehors des préoccupations purement sacerdotales, le clergé montrait des tendances vraiment libérales. Il renonçait à ses privilèges, il acceptait l'égale répartition des impôts, il demandait l'abolition des entraves onéreuses au commerce et à l'industrie, il se prononçait pour l'admissibilité du tiers à toutes les charges de robe et d'épée jusqu'alors réservées d'une manière exclusive à la noblesse. Quelques cahiers exprimèrent un vœu touchant, le vœu que les outils du pauvre ne pussent être jamais saisis, et que, seul en France, le journalier fût affranchi de l'impôt. N'oublions pas que le clergé avait dans son sein les hauts dignitaires et les simples desservants, une noblesse et un peuple.

Parmi le tiers, l'enthousiasme était au comble. Là régnaient l'activité de l'intelligence et l'audace ; de là montaient vers les ordres supérieurs le trouble et les inspirations généreuses ; là seulement il était question de victoire : ailleurs on n'organisait que la défaite, on s'arrangeait pour mourir.

Lorsque, dans l'arrêt où il faisait la promesse des états généraux, Brienne avait dit : Tous les savants et personnes instruites du royaume, et particulièrement ceux qui composent l'Académie des inscriptions et belles-lettres de sa bonne ville de Paris, sont invités à adresser à M. le garde des sceaux les renseignements et mémoires sur les objets contenus au présent arrêt[4], le ministre ne s'attendait sans doute pas à un pareil débordement de recherches et d'idées. Il interrogeait le savoir, la passion répondit. Mais ce fut là précisément ce qui devait faire la grandeur de ces jours : le savoir était la passion.

Kersaint, dans le Bon sens ; Brissot, Clavière, Condorcet, Target, Cérutti, Antonelle, Volney dans le Moniteur ; Thouret et Servan, l'un à Rouen, l'autre dans le Midi ; Mounier en Provence, invoquaient ardemment les droits du tiers, parlaient avec éloquence de la justice, du droit, de la raison. Dans l'Orateur pour les états généraux, pamphlet dont la véhémence obtint un succès immense, Carra s'indignait du nom de sujets donné aux membres des états assemblés, il rappelait que la nation était le souverain véritable, et le roi son subdélégué seulement. Des brochures concises, énergiques, des proclamations pittoresques passaient de boutique en boutique, couraient de rue en rue, parvenaient au village, et, malgré des alarmes vigilantes, pénétraient jusqu'au foyer du pauvre : — Avis aux Parisiens, — Avis au public, — Avis aux bonnes gens, — Manière de s'assembler[5]. Tous ces textes, on les commentait en plein vent, et ils portaient à la foule l'émotion des lettrés. Des avocats donnèrent, en forme de mémoires, des consultations pour la cause du tiers[6]. Le médecin Guillotin, dont le nom allait devenir le baptême de l'échafaud, rédigea une Pétition des citoyens de Paris, signée par les six corps des marchands et offerte aux signatures chez les notaires. Et aussitôt le parlement de mander à sa barre, avec le rédacteur de l'écrit, les notaires chargés des adhésions ; mais l'entraînement populaire avait quelque chose de si impérieux que la magistrature n'osa sévir et balbutia même des éloges. Puis, c'étaient, chaque jour, des écrivains qui partaient de Paris pour aller répandre dans les provinces cette vie enflammée de la capitale. Volney s'établit à Rennes, comme une sentinelle. Mangourit publia le Héraut de la nation, et passionna la Bretagne. Cérutti écrivait[7] : Le peuple est le seul corps qui ne vive pas d'abus et qui en meure quelquefois.

Bientôt nous verrons le Palais-Royal devenir le principal foyer de ces ardeurs. Ses trois longues galeries, construites par le duc d'Orléans, ses allées de jeunes tilleuls remplaçant les sombres avenues de marronniers seront le rendez-vous permanent de la foule. Dans un jardin de prince, camp et forum tout à la fois, des tribuns inconnus viendront monter sur des chaises et lire au peuple d'éphémères brochures, destinées au commentaire des acclamations ou des huées. Mais son orageuse célébrité, le Palais-Royal ne l'avait pas conquise encore. Déjà, néanmoins, de nombreuses boutiques de libraires, approvisionnées de tous les pamphlets nouveaux, en faisaient la bibliothèque des passions ; déjà il promettait un théâtre à deux orateurs que feront repasser sous nos yeux les scènes populaires : le marquis de Saint-Huruge, sorti de Charenton depuis quelques années et parlant de la liberté avec la colère de la prison, et Camille Desmoulins qui, par sa fougueuse jeunesse, par les saillies de son esprit athénien, commençait à charmer cette révolution dont il fut la victime, spirituelle, inconséquente et légère jusqu'à l'échafaud.

Deux questions vives occupaient les esprits.

Le tiers état nommerait-il, à lui seul, autant de députés que les deux autres ordres réunis ?

Dans l'assemblée des états généraux, le vote aurait-il lieu par ordre ou par tête ?

Quoi ! vingt-cinq millions de Français n'auraient pas le même nombre de représentants que quelques centaines de privilégiés ! Quoi ! d'un côté une caste, un seul intérêt sous deux formes ; de l'autre mille intérêts divers, l'agriculture, le commerce, l'industrie, le barreau, les universités, les administrations ; ici une seule voix et tout au plus deux, là mille voix à entendre. Et l'on osait contester à ce corps si important, si nombreux, si multiple, si actif, du tiers, une représentation égale à celle de deux ordres qui n'exprimaient que l'idée de l'autel et l'idée des armes !

Sans doute, répondaient les publicistes de la noblesse et du clergé, on pourrait accorder au tiers l'égalité de représentation s'il consentait à la délibération par ordre ; mais ne réclame-t-il pas la délibération en commun, le vote par tête, et de quelle importance n'est pas alors ce doublement du tiers ?

On conçoit combien il fut facile à Mounier, à Malouet, aux écrivains de la bourgeoisie, de réfuter d'aussi vains arguments. Le doublement du tiers était décisif : impossible de le nier ; mais n'était-il pas raisonnable et juste qu'il en fût ainsi ? Avec trois chambres délibérant à part et possédant chacune droit de veto sur les deux autres, quels abus corrigerait-on ? Laisser à ceux qui profitaient du mal la faculté d'arrêter le bien par leur opposition, n'était-ce pas folie ? Le moyen, d'ailleurs, d'arriver à l'unité au travers de tant d'invincibles obstacles que créerait l'antagonisme de trois chambres souveraines ! C'était l'impuissance même, et l'impuissance par l'anarchie.

De ces débats sortit un livre terrible.

Chamfort avait abandonné aux controverses des salons ce dialogue expressif : Qu'est-ce que le tiers état ?Tout et rien. De là le célèbre ouvrage de l'abbé Sieyès. Les ordres privilégiés ? branches stériles, bonnes à couper. Le tiers était tout, il n'avait été rien, il demandait à être quelque chose ; et, dans un traité bref, dogmatique, sentencieux, les trois fatales expressions revenaient sans cesse comme les mots du texte dans un sermon emporté. Le prêtre politique reprenait sèchement, avec empire, les questions débattues et il les tranchait d'une façon hautaine, au nom de l'Église..... de la raison. Vous tenez votre noblesse de la conquête, dites-vous ; eh bien, le tiers état deviendra noble en conquérant à son tour[8].

Une autre publication qui fit époque, ce fut celle du Mémoire sur les états généraux, par Avenel, comte d'Entraigues, gentilhomme du Vivarais. Nous qui valons autant que vous, nous promettons de vous obéir si vous maintenez nos droits ; sinon, non. Telle était l'épigraphe qu'avait empruntée l'auteur aux traditions de la liberté aragonaise.

Le tiers état eut pour lui ces livres, la noblesse eut le parlement. Appelé à enregistrer une déclaration du roi qui annonçait la prochaine convocation des états généraux, le parlement ajouta : Suivant la forme observée en 1614. Clause imprudente qui dévoilait enfin les secrètes tendances des parlementaires et mettait à nu le mensonge de leur patriotisme ! Leur popularité récente tomba donc en un clin d'œil, et de l'appui que venait de lui prêter la magistrature, l'ordre de la noblesse ne recueillit rien, si ce n'est un redoublement de sarcasmes et d'attaques. L'érudition, en effet, devint aussitôt une arme. On rechercha avidement ce qui s'était passé en 1614, et l'on trouva dans l'histoire des exemples dont on fit des arguments nouveaux. En 1614, le tiers état avait parlé au roi à genoux : fallait-il se mettre aussi à genoux en 1789 ? En 1614, l'orateur du tiers ayant osé comparer les trois ordres à trois frères, M. de Sennecey, président de l'ordre des nobles, était allé se plaindre au roi de la comparaison comme d'un affreux scandale[9] : un autre baron de Sennecey allait-il se lever aux prochains états et protester contre toute parole de fraternité ? En 1614, la noblesse avait demandé que des habits différents distinguassent les diverses classes de la nation, qu'il fût interdit aux roturiers d'avoir des armes à feu et des chiens dont les jarrets ne fussent pas coupés : allait-on reprendre ces insolentes, pétitions ?

Ainsi, le combat était partout.

Or, pendant qu'avec cette impétuosité d'esprit, la France semblait préparer une arène aux futures assemblées, le gouvernement se montrait irrésolu et troublé. Devait-il se laisser aller tranquillement au cours des idées et des choses ? Pouvait-on reculer ? A tant de vœux contraires, que répondre ? Et quand paraîtrait enfin devant le trône une assemblée portant dans ses flancs tous les orages de l'opinion, la livrerait-on à ses propres élans ?

Les hommes voués aux inspirations de la petite prudence, Malouet, Mounier, l'archevêque de Bordeaux — M. de Cicé —, l'évêque de Langres — M. de La Luzerne — entouraient Necker de leurs appréhensions et de leurs remontrances. Confier le lendemain au hasard, faire de la Révolution une aventure ! non, non : il fallait prévenir les envahissements, imposer un cadre aux réformes voulues ; sur le marbre de cette tribune qu'on allait donner à l'audace de l'esprit nouveau, il fallait que, dès le premier jour, le ministre pût venir déposer, au nom du roi, un programme libéral mais limité et inflexible, en avertissant l'assemblée qu'on lui apportait des solutions, non des problèmes, et qu'il n'y aurait point à aller au delà. Contenu de la sorte et dirigé, le torrent passerait emportant les abus sans emporter la monarchie. De l'initiative, de la volonté dans le gouvernement ! Sinon, la révolte se ferait gouvernement elle-même, et alors toutes les portes étaient ouvertes à l'inconnu.

Étranges conseillers, qui recommandaient la force à l'épuisement ! On a vu de combien de moyens tantôt sages en apparence, tantôt violents et extrêmes, la monarchie avait essayé pour se suffire. Si elle n'y avait pas été absolument impuissante, si elle ne s'était pas sentie incapable d'ajouter paisiblement l'avenir à son passé, elle n'aurait pas appelé au secours. Son imprévoyance ici ne fut qu'un résultat forcé de sa faiblesse. L'inconnu n'était pas seulement sa terreur, c'était aussi et surtout sa misère.

Aussi la royauté ne marchait-elle qu'avec une émotion croissante au rendez-vous solennel. Necker, qui avait pour les formes de la constitution anglaise un penchant décidé, n'était cependant pas sans concevoir de vagues inquiétudes. Quant à Louis XVI, sa frayeur était visible. L'ouverture des états fut d'abord fixée au 1er mai 1789, puis avancée au mois de janvier, puis renvoyée au mois d'avril, et enfin au 4 mai : on hésitait sur le moment parce qu'on hésitait sur la chose, et le financier Necker laissait trop voir qu'il regardait la date comme une échéance.

Une ordonnance, fort imprévue, acheva de trahir le secret de ces incertitudes du pouvoir : on apprit que le 6 novembre 1788 il y aurait une seconde convocation des notables. Pourquoi cette petite assemblée avant la grande ? N'osant trancher les graves questions, Necker était bien aise de diminuer autant que possible sa part de responsabilité dans les événements qui s'annonçaient. Les notables devaient lui servir à éprouver une dernière fois les emportements possibles de l'opinion. Or, l'expérience fut décisive en faveur de la Révolution, précisément par suite de la résistance des notables. Car, dès qu'on sut qu'à l'exception d'un seul bureau, celui de Monsieur, ils repoussaient le doublement du tiers, la France entière retentit de clameurs furieuses. De toutes les municipalités provinciales, de toutes les corporations partirent des adresses au roi. Et comment n'aurait-on pas cédé à un mouvement si général, si impétueux ? Louis XVI, qui le redoutait, ne pouvait, par moments, se défendre de le subir ; et lorsqu'on était venu lui annoncer que, parmi les notables, une seule voix se prononçait pour le doublement du tiers, il avait dit avec une vivacité honorable quoique peut-être involontaire : Qu'on ajoute la mienne[10].

Alors le parlement essaya de reconquérir sa popularité perdue, et il prit tout à coup un arrêté dont il espérait que les récentes décisions des notables feraient ressortir l'intention libérale. On se plaignait de n'avoir pas été compris, on rappelait des vœux émis pour l'égale répartition des impôts, l'établissement de la responsabilité des ministres, la consécration de la liberté individuelle, etc. Mais il était trop tard. Les ordres privilégiés s'indignèrent, la bourgeoisie se moqua du parlement, et le roi le reçut à Versailles, de manière à lui faire sentir que son rôle était fini.

Cependant, le 27 décembre 1788, Necker, bien résolu à passer outre, provoqua la réunion des membres du conseil. La reine, contre les usages, avait été appelée à la délibération[11]. Le ministre exposa que la cause du tiers aurait toujours pour elle l'opinion publique, se trouvant liée aux inspirations généreuses, les seules qu'il fût permis de manifester hautement. Il ajouta qu'il y avait une multitude de choses dont le tiers possédait exclusivement la connaissance, comme les transactions commerciales, par exemple, l'état des manufactures, les moyens les plus propres à les encourager, le crédit public, l'intérêt de la circulation de l'argent, l'abus des perceptions, etc. Necker demandait qu'on prêtât l'oreille à ce bruit sourd de l'Europe entière qui favorisait confusément toutes les idées d'équité générale[12]. Il proposa, il fit adopter des mesures populaires, et c'est une justice à rendre à Marie-Antoinette, que son assentiment appartint, cette fois, aux décisions réclamées par l'intérêt public.

Le 1er janvier 1789, un arrêté royal parut, qui, prenant en considération l'avis de la minorité des notables, l'opinion de plusieurs princes du sang, le vœu de l'assemblée du Dauphiné, la demande de plusieurs assemblées et députations provinciales, l'avis de divers publicistes et le vœu exprimé par un grand nombre d'adresses, ordonnait que le nombre des députés serait de mille au moins ; qu'il serait formé en raison composée de la population et des contributions de chaque bailliage, et que le nombre des députés du tiers serait égal à celui des deux premiers ordres réunis.

L'enthousiasme dépassa les proportions connues ; à Paris, on illumina comme après une victoire. Faisant allusion à la date, 1er janvier 1789, Barère dit, dans ses Mémoires[13] : C'étaient les étrennes du peuple. Les pamphlets de la noblesse, ses lamentations, ses cris de fureur furent couverts par une acclamation irrésistible, immense.

La question du vote par ordre ou par tête n'était pas résolue ; mais le doublement du tiers faisait assez pressentir l'issue et révélait suffisamment les vues du ministre, puisque le vote par ordre eût rendu le doublement du tiers complètement illusoire. Ici, on doit le dire, Necker manqua de franchise et de courage. Ses convictions auraient dû lui défendre, à lui qui posait les prémisses, de laisser à l'assemblée prochaine les périls de la conclusion.

Ce fut le 24 janvier seulement que le règlement pour les élections des états généraux fut publié.

Il était donc arrivé ce jour des élections, si impatiemment attendu ! Après s'être efforcés en vain de les prévenir, les ennemis de la Révolution n'avaient plus d'autre ressource que de les ensanglanter ou de les corrompre.

Le règlement du 24 janvier était très-confus, et l'on y trouve reflété, comme en un miroir fidèle, le chaos de l'ancienne France. L'élection était directe ici, là elle était à deux degrés, ailleurs à trois et même à quatre degrés. En vertu de certaines distinctions, débris encore respectés du droit féodal, les nobles possédant fief avaient un privilège refusé aux simples nobles : celui de se faire représenter par un mandataire[14]. De leur côté, les ecclésiastiques possédant un bénéfice étaient mieux traités que les autres, les premiers ayant personnellement le droit électoral, tandis que les seconds, réunis chez le curé de la paroisse, élisaient un électeur à raison de vingt votants[15]. Du reste, pas d'exclusion absolue, si ce n'est à l'égard des domestiques et dans l'intérêt de l'indépendance des voles. Le droit de participer aux élections, soit directement, soit d'une manière indirecte, était reconnu à tout Français, âgé de vingt-cinq ans, domicilié, et compris au rôle des impositions directes pour une contribution quelconque[16]. Quant à l'éligibilité, nulle condition restrictive, et faculté accordée au tiers état de choisir ses représentants dans tous les ordres. Ce n'était pas le suffrage universel direct, mais enfin c'était le suffrage universel.

La France, à qui l'expérience électorale manquait, se prit à étudier ardemment le mécanisme des élections, tel que le définissait le règlement du 24 janvier.

La convocation n'était ni uniforme ni simultanée dans tout le royaume. Chaque bailliage devait être réuni par lettres spéciales. La première de ces lettres porte la date du 7 février et est adressée à la province d'Alsace ; la dernière, adressée au pays des Quatre-Vallées, est du 3 mai 1789[17]. Paris procéda à ses élections après toutes les provinces et ne les avait pas encore terminées quand s'ouvrirent les états généraux.

Le mouvement électoral commença donc par toute la France. Heures pleines d'enivrement, d'anxiété, d'espérance ! Necker attendait, le visage impassible mais le cœur ému. Il avait voulu laisser aux élections leur liberté[18] et retirer en quelque sorte sa main de ces urnes redoutables. Toutefois, la royauté, qu'il poussait en avant et ne dominait pas d'une manière absolue, prenait ses précautions ; les gouverneurs des provinces avaient reçu ordre de se rendre à leur poste ; les pouvoirs subalternes redoublaient de vigilance, et sur le chemin de cette foule conviée à la conquête de la souveraineté civile, on voyait briller l'uniforme du soldat.

La noblesse arriva, hautement irritée contre le ministre. Les candidats présentaient leur haine pour titre. De là, dans les assemblées féodales, au dire d'un écrivain du parti même[19], une indécence peu commune, un frivole tumulte, des scandales. Ajoutons que, partout, les nobles de province firent opposition aux nobles de cour, rejetant avec une sorte d'effroi les grands seigneurs : Ils trafiqueraient, disaient-ils, des intérêts de la noblesse[20].

Les élections du clergé montrèrent aussi deux partis bien distincts : les évêques et les curés ; mais il y eut entre les deux ordres cette différence, importante à noter, que dans celui de la noblesse, les suspects de patriotisme et de philosophie ce furent les grands seigneurs, tandis que, dans celui de l'Église, ce furent les modestes curés, les simples prêtres.

Le comte de Clermont-Gallerande l'avoue : pour le calme et la dignité, les assemblées du tiers contrastèrent vivement avec celles des deux autres ordres. Il n'y avait là qu'une intelligence et un cœur, tout allait vers la liberté. La liberté ! mot puissant et mystérieux qui réunit les âmes tant qu'il n'est pas défini ! Mais la définition ne devait venir que plus tard : alors tous ceux qui le prononçaient y confondaient leur enthousiasme.

Et même il arriva qu'au sein de la mêlée électorale, des hommes d'opinions opposées firent échange de fraternelles espérances et de courtoisie. J'ai loué, disait Maury à Bailly[21], un appartement à Versailles ; vous aurez, chaque jour, votre couvert chez moi, et nous nous unirons pour faire le bien. Ils ne s'unirent pas, ils se combattirent.

Au reste, dans plusieurs provinces, les élections touchèrent à la guerre civile. La noblesse, qui regardait l'esprit nouveau comme une conspiration, avait résolu de conspirer à son tour, et dès le milieu de l'année 1788, le Dauphiné, la Bretagne, le Béarn avaient entamé des négociations secrètes pour former une ligue qui devait s'étendre sur toute la France[22]. Mais l'énergique attitude du tiers déconcerta ces projets.

La Bretagne était, on le sait, province d'états ; et les états s'étaient assemblés à Rennes, le 30 décembre 1788, selon l'usage. Mais combien leur physionomie avait changé depuis cette lettre de madame de Sévigné : Les états ne doivent pas être longs, il n'y qu'à demander ce que veut le roi, on ne dit mot : voilà qui est fait. Une infinité de présents, des pensions, des réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie (luxe), voilà les états. Il semble que tous les pavés se soient métamorphosés en gentilshommes[23]. La noblesse accourait maintenant, pleine de fureur. Il n'était plus question de comédie et de jeu, mais de lutte. Alors, toutefois, comme aux jours de la marquise, le tiers faisait médiocre figure aux états, n'y étant représenté que par quarante-sept membres, dont cinq n'avaient pas voix délibérative ; et encore ces membres du tiers n'étaient-ils pas librement élus et ne se trouvaient-ils là qu'en leur qualité de maires et d'officiers municipaux[24], tandis que tous les pavés se métamorphosaient en gentilshommes, à qui il suffisait d'avoir vingt-cinq ans pour paraître.

L'arrêté du 27 décembre, qui voulait que, dans les assemblées électorales, le tiers fût représenté en nombre égal à celui des deux autres ordres réunis, n'était pas encore arrivé en Bretagne, mais la pensée du conseil du roi à cet égard était connue. Le tiers état de Rennes demanda donc l'égalité de représentation. Il réclamait, en outre, le vote par tête et l'égale répartition des impôts, conformément à des instructions secrètes de Necker, disait-on[25], déclarant d'ailleurs avec fermeté qu'il ne prendrait part à aucune délibération, tant que sur ces points justice n'aurait pas été rendue. Aussitôt la noblesse s'emporte, la bourgeoisie tient bon, les villes voisines deviennent attentives ; de part et d'autre on se prépare au combat. Sur ces entrefaites parut un arrêt du conseil du roi qui, pour couper court aux violences, renvoyait l'assemblée au 3 février, et ordonnait aux députés du tiers d'aller chercher dans leurs municipalités de nouveaux et plus amples pouvoirs. Mais la noblesse avait pris son parti : elle proteste, elle jure de s'abstenir si la forme ancienne n'est pas conservée ; elle adresse au peuple des campagnes maint appel factieux ; est déclaré traître à la province quiconque ne se dévouera pas au maintien des privilèges. Le tiers, son président en tête, se retire des états.

Cependant, la noblesse délibérait en tumulte. Bientôt, enhardie par l'appui du parlement, elle se crut assez forte pour tenter la fortune des séditions et lança par la ville une cohue de laquais, de porte-chaises[26], de gens sans aveu, chargés de crier que le pain était trop cher et que c'était la faute des bourgeois. Chassant devant elle les citoyens paisibles, frappant et hurlant, cette foule courut demander justice à la magistrature. Les parlementaires étaient en robe sur leur siège : ils écoutent l'émeute et refusent d'écouter les victimes. Alors les jeunes gens de Rennes prennent les armes. On a reconnu au milieu des factieux des gentilshommes déguisés, on s'indigne et on campe sur les places[27]. Tout à coup arrive, criant au secours et couvert de sang, un ouvrier qu'ont frappé les gens de la noblesse. Tout s'ébranle ; on court-à la salle des états. Les gentilshommes sortaient en ce moment : attaqués, ils mettent l'épée à la main et le sang coule, Deux nobles furent tués, parmi lesquels un jeune homme de dix-huit ans, qui tomba aux pieds de son père. C'est, la guerre. Le tocsin sonne, des femmes paraissent dans la mêlée ; le comte de Thiard, commandant de la province, vient se mêler aux combattants et obtient à grand'peine une trêve à la lutte. Mais six cents gentilshommes étaient allés se réunir au cloître des cordeliers, et, divisés en compagnies, ils attiraient l'attaque en l'attendant. La foule se porte de ce côté tumultueusement et entoure le cloître. Les uns parlaient d'y mettre le feu pour forcer les nobles à un combat sur le pavé ; les autres voulaient qu'on eût recours seulement aux excitations de l'insulte. Le siège dura trois jours, et l'issue menaçait d'être terrible quand le comte de Thiard parvint enfin à calmer l'irritation des partis. Une sorte de capitulation militaire fut consentie ; la foule s'ouvrit frémissante, et les nobles, sortant sans autre arme que leur épée, regagnèrent leurs hôtels, d'où ils ne tardèrent pas à partir pour la campagne.

Tout paraissait terminé par cette émigration dans les terres ; mais les nouvelles s'étant répandues au loin, des troupes de jeunes gens armés accouraient de Nantes, de Saint-Malo, de Saint-Brieuc, d'Angers, avec des chariots remplis de vivres et de munitions. Huit cents Nantais occupèrent militairement la ville de Rennes ; en même temps, des arrêtés et des proclamations étaient publiés par la jeunesse des cités bretonnes. La protestation des bourgeois de Nantes contenait le serment de mourir plutôt que de souscrire, en cas d'arrestations, aux jugements d'un tribunal inique. A Angers, un arrêté avait paru au nom des mères, sœurs, épouses et amantes des jeunes citoyens, annonçant qu'elles les accompagneraient partout, s'emploieraient aux bagages, se dévoueraient aux soins que peuvent rendre des femmes à ceux qui vont combattre. Au nombre des jeunes gens soulevés se trouvait un étudiant en droit qui fut depuis le général Moreau.

La noblesse de Bretagne dut se reconnaître vaincue : elle crut se venger en refusant d'envoyer des députés aux états généraux : démonstration vaine qu'on n'imita nulle part et qui ne servit qu'à affaiblir l'ordre de vingt et une voix.

Cet impétueux soulèvement du tiers, qui des idées passait aux armes, fit tomber par toute la France les ardeurs belliqueuses de la noblesse, et l'immense association qui avait été rêvée entre les provinces n'aboutit qu'à la solidarité de la confusion.

Des troubles sans importance eurent lieu en Franche-Comté. Là, comme en Bretagne, le tiers réclama l'égalité de représentation, la noblesse s'y refusa, et le parlement se rangea du côté des nobles. L'arrêt du parlement de Besançon renferme des considérants curieux[28] : Considérant que les innovations sont dangereuses, parce que l'esprit novateur ne s'arrête point. ; que la cour ne peut approuver les prétentions qui tendent à confondre les divers ordres de citoyens ; que l'inégalité dans la distribution des biens est dans les décrets de la Providence ; qu'une grande partie des classes du tiers état ne subsiste et ne subsistera toujours qu'au moyen des terres de la noblesse et du clergé, etc. Le peuple insulta les magistrats, le roi cassa l'arrêt, et, comme en Bretagne, la victoire resta au tiers.

Il en fut de même en Bourgogne[29].

En Provence, un nom résuma les troubles, et il est impossible que, rencontrant ce nom pour la première fois, l'histoire passe sans s'arrêter.

Laideur resplendissante, figure flétrie, imposante et livide, effronterie de la lèvre se mariant à l'éclair des yeux, tel était Mirabeau. Et il avait l'âme de son visage.

En lui semblaient être venues se confondre au hasard et se heurter toutes les qualités et tous les vices de la tempestueuse race des Riquetti.

Quelles passions le poussaient en avant et quel était son dessein ? Bientôt nous le verrons, double et puissante nature, traîner à sa suite le peuple méprisé par lui. Plein de véhémence et d'artifices, avec le geste, avec l'accent d'un tribun il vantera les rois ; il osera appeler à lui la révolte, s'en servir, la licencier, la calomnier, et, seul entre tous les hommes de son siècle, il essayera d'emporter les colères publiques insolemment enveloppées dans les siennes. C'est qu'en effet l'audace révolutionnaire de Mirabeau ne fut qu'un emportement d'orgueil et d'égoïsme. Heureux quand il trouvait à rappeler son origine patricienne et que l'amiral de Coligny était son cousin ; il n'avait ni la vigueur morale ni les vertus dont l'amour de l'égalité se compose, et l'austère image des républiques épouvantait de loin sa corruption. Tète froide avec un tempérament de feu, sa grande ambition eût été de se poser en chef d'État, réserve faite pour sa vie privée des bénéfices du désordre ; car les mouvements populaires lui étaient importuns, et il avait horreur du bruit qu'il n'avait point fait lui-même. Il se présentait cependant aux élections du Midi comme adversaire de la noblesse, comme agitateur ; et ceci ne se peut expliquer que par son éducation et les influences de sa jeunesse.

A son égard, on le sait, son père fut presque fou : il eut la monomanie de la haine. L'existence de Mirabeau avait donc été de bonne heure empoisonnée. Enfant, il fut difforme et persécuté ; sa famille avait hâte de le renier et l'appela par dérision monsieur Pierre Buffière. Ses premiers spectacles furent des scènes d'infidélité brutale et de jalousie ; la première langue qu'on lui enseigna fut celle de l'injure. Et, à mesure qu'il grandissait, les persécutions paternelles allumaient de plus en plus la révolte dans son sang.

Ce n'est pas qu'il n'eût déjà donné de lui une idée effrayante. A Aix, la tradition locale disait que, voulant épouser mademoiselle de Marignane, malgré la résistance des parents, il avait eu recours à une ruse qui était une calomnie, et s'était un jour montré, à dix heures du matin, sur le balcon de l'hôtel des Marignane, en robe de chambre, en pantoufles et les cheveux épars. Ses désirs de vautour, ses amours qui le montraient courant au plaisir comme à une proie ; les mères, aux environs de Manosque, cachant leurs filles à son approche ; Sophie Monnier par lui séduite et enlevée, tout cela, ce semble, fournissait à ses ennemis des armes suffisantes. Mais non : comme si la fortune eût voulu qu'un tel homme fût personnellement intéressé à la chute des tyranniques institutions d'alors, on châtia le bien en lui aussi rudement que le mal ; on ne craignit pas de lui imputer à crime d'avoir vengé la réputation de sa sœur ; et de ses mérites, odieusement interprétés, on se plut à grossir la liste de ses attentats. Traîné de prison en prison, de Manosque au château d'If, du château d'If au fort de Jouy, réduit à se cacher, contraint de fuir entre les terreurs de l'indigence et les tragédies de l'amour, il fut poursuivi jusqu'au fond de son exil, ramené despotiquement, renfermé au donjon de Vincennes. Et c'est ainsi qu'il apprenait à maudire les pouvoirs sans frein. La persécution lui composait un rôle.

Après quarante-deux mois d'imprécations, il fut rendu à la liberté, c'est à dire à la Révolution. Il était temps. La misère venait de déchirer le dernier vêtement du captif. En couvrant de neige le petit jardin qui servait à ses promenades, l'hiver avait fait un monde de dix pieds carrés à l'homme le plus actif qui fut jamais, et l'ardeur d'oublier le poussait à des travaux excessifs : admirables ou dégradants. Tantôt approfondissant la débauche ; tantôt s'élevant à la tendresse et traçant ses lettres à Sophie d'une plume que les honteuses pages de l'Érotica Biblion venaient de salir, il se formait un cœur également dispose aux grandes choses et aux infamies. L'étude, d'ailleurs, et la maladie avaient étendu sur ses yeux un nuage qui s'épaississait de jour en jour, d'heure en heure ; et en songeant à cet amer trésor de vengeances qu'il avait à répandre, il hurlait de désespoir. Car, combien n'eût pas été plus terrible que celle d'Ossian et de Milton la destinée de Mirabeau aveugle ! Il ne faut que sentir pour accorder une lyre, il ne faut que penser pour composer un poème ; mais, pour frapper, il importe d'y voir.

Frapper ! là devait être désormais la vie de Mirabeau ; et il se prépara aux luttes de tribune par mille déclamations où respirait l'homme de guerre, par des procès qui révélèrent un orateur incomparable.

Mais, manquer de respect à son propre génie est la dernière des insolences. C'est ce que ne comprit pas Mirabeau. Libelliste pour vivre, détracteur acharné de Necker, dénonciateur de Lavater, adversaire de Beaumarchais, prôneur des chiffres suspectés de Clavière et de Panchaud, avocat de Calonne, il se fit un jeu de vendre des manuscrits déjà payés, il se mit à la solde de quelques ambitieux vulgaires, il se mit à la suite des pensées d'autrui, il mérita cette injure de son père : mon fils, le marchand de paroles... Seulement, sa fière attitude et ses airs superbes ne l'abandonnèrent pas un instant. Il était homme à donner des proportions héroïques même à la bassesse.

Voilà comment s'explique la candidature révolutionnaire de Mirabeau. Las de sa mauvaise renommée et sentant son génie, il entendit qu'à son égard désormais l'estime fût remplacée par l'admiration et la peur. Le bruit d'un royaume bouleversé lui plut comme devant couvrir le retentissement de ses désordres, et il eut l'inconcevable orgueil de croire qu'il n'avait plus qu'à prendre la Révolution à son service, sauf à s'en défaire dès qu'il cesserait d'en avoir besoin.

Ce fut avec cette audacieuse pensée qu'il alla se montrer à la Provence. Bien décidé à y combattre ceux de sa caste, il les devinait déjà et les bravait : Si la noblesse veut m'empêcher d'arriver, écrivait-il[30], il faudra qu'elle m'assassine, comme Gracchus. Il arrivait précédé par un scandale : il venait de livrer au public des lettres particulières de Cérutti, et, révélateur indélicat des confidences de l'amitié, il avait consenti à ce qu'on publiât la transcription presque littérale de la correspondance diplomatique et secrète de Berlin[31]. Cependant, à peine monté sur le théâtre où l'appelait son génie, il put écrire : Le tiers me poursuit de marques de confiance et d'enthousiasme, très-imprudentes pour sa cause même ; car il met le comble à la rage des nobles, qui ont toutes les convulsions de Turnus expirant[32].

Les états particuliers de Provence étaient assemblés à Aix, et la noblesse y protestait violemment contre le règlement royal, relatif à la convocation des états généraux. Mirabeau, qui avait droit de siéger dans la chambre des nobles, s'y présente sans hésiter, et son premier soin est de s'opposer aux prétentions de son ordre. On lui répondit par l'insultante décision qui fermait les états aux non-possesseurs de fiefs. Le coup devait l'atteindre, et il s'efforça de le détourner dans un discours qu'il prononça le 30 janvier 1789, et qui est un chef-d'œuvre de force, de mesure, d'éloquence et de raison. Mais, saisie de vertige, la noblesse semblait prendre à tâche d'irriter jusqu'à la fureur ce puissant ennemi. Il éclata enfin, le 5 février, par l'adjuration qu'on cite sans cesse, qu'on citera toujours[33] : Dans tous les pays, dans tous les âges, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple ; et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s'en est élevé quelqu'un dans leur sein, c'est celui-là surtout qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens ; mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs ; et de cette poussière naquit Marius : Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse.

Le sort en est jeté : la dictature de Mirabeau sur le tiers état est conquise ; l'acclamation populaire le salue tribun ; et, en le rejetant de ses assemblées, la noblesse donne un successeur à Marius.

Aussi, lorsque, après un court voyage à Paris, Mirabeau reparut en Provence, ce furent des transports sans exemple et sans nom. A Lambèse, il trouva les officiers municipaux d'Aix envoyés au-devant de lui, pour lui apporter les hommages de la contrée. Les cloches sonnaient, la ville entière était accourue. Chacun brûlait de l'approcher, de l'entendre, de le voir du moins. Car tout en lui annonçait un lutteur indomptable : sa chevelure énorme, son agile embonpoint, son geste qui commandait, son visage dévasté par les passions, mais terrible. On aimait dans lui ce que dans un autre on eût détesté : sa naissance ; et ce furent des plébéiens qui crièrent à son aspect : Vive monsieur le comte ! On allait dételer sa voiture ; mais lui, dominant l'enthousiasme et plein d'une émotion virile : Je comprends comment les hommes sont devenus esclaves, la tyrannie s'est entée sur la reconnaissance[34], et il ajouta ces paroles qu'il n'aurait jamais dû oublier : Les hommes ne sont pas faits pour porter un homme, et vous n'en portez déjà que trop[35]. La ville d'Aix l'attendait ; mais, quand il entra, la foule qui bordait le cours s'entassait si tumultueusement qu'il fut obligé de mettre ses chevaux au galop, donnant l'air d'une fuite à son triomphe. Partout le son des galoubets et des tambourins se mêlait aux clameurs joyeuses. Dès que Mirabeau atteignit sa demeure, cent boîtes furent tirées, et il descendit dans les bras du peuple.

A Aix, il reçut de Marseille la lettre suivante[36] : La révolte vient d'éclater. Le peuple s'est porté chez le fermier général. Armés de haches, ils ont brisé les portes. On allait commettre les derniers excès, lorsqu'un homme a paru qui a promis de faire diminuer le prix de la viande et du pain. Les trompettes de la ville ont sonné sur-le-champ cette nouvelle agréable, mais insuffisante pour arrêter sans délai un si impétueux torrent. Quelques boutiques de boulangers viennent d'être enfoncées. Voilà où nous en sommes, M. le comte. L'étonnante diminution qu'on vient de faire sur le pain ne peut manquer de jeter la famine dans Marseille. Les boulangers cacheront leur blé si on ne les indemnise. Tout est perdu s'il faut céder, tout est détruit si on emploie la force. Votre présence, peut-être, calmerait les choses... Quand on n'attend plus rien des hommes, il faut bien recourir aux dieux ! Mirabeau part aussitôt pour Marseille. Il fait imprimer, placarder et distribuer un Avis au peuple marseillais, il l'éclaire sur la question des subsistances, et sans que la foule s'en indigne, sans que la faim en murmure, il fait hausser jusqu'au chiffre qu'indiquait la prudence le prix du pain, témérairement abaissé au-dessous de la valeur réelle.

Mais à peine a-t-il apaisé Marseille, que des nouvelles plus alarmantes encore le rappellent à Aix. Le marquis de La Fare, consul de la ville, a fait tirer sur le peuple soulevé, et la fermentation est au comble. Mirabeau arrive, après avoir visité à cheval tous les postes de Marseille. Il fait renvoyer les soldats, confie aux milices bourgeoises la garde des rues, harangue la multitude et la ramène au calme en prenant la parole d'honneur du peuple[37]. A Manosque, il sauve de l'emportement populaire l'évêque de Sisteron. A Toulon, il fait diminuer le prix du pain et il éteint une révolte. Les gouverneurs l'implorent, les villes l'appellent leur sauveur, les séditions lui obéissent. Il est plus qu'un roi, il est presque un Dieu.

La place de Mirabeau aux états généraux était donc marquée d'avance. Aix et Marseille le nommèrent à la fois.

Or, tandis que, dans le Midi, la Révolution semblait se donner à Mirabeau, on élisait, dans le Nord, un homme qui, à force de la respecter, mérita de la conduire, Maximilien de Robespierre. Bien différentes de celles de Mirabeau, les premières années de Robespierre n'avaient, eu ni éclat ni souillures. Ses concitoyens le choisissaient pour son enfance studieuse qu'avait récompensé l'Etat, pour quelques succès de barreau, pour son patriotisme sincère, pour l'aménité et l'honnêteté de ses mœurs[38]. Nous avons entre les mains une précieuse collection de lettres inédites et manuscrites de Robespierre, dont plusieurs se rapportent à l'époque qui précéda immédiatement sa vie publique[39] ; et elles sont pleines de cordialité, de gaieté naïve et d'abandon. Le besoin de s'épancher, de tout dire, voilà ce qui en forme le principal caractère. Un voyage de dix lieues y fournit matière à mille récits complaisants et paresseux, à des descriptions dans le style de Gil-Blas. Quand Robespierre y parle de lui-même, c'est sur un ton doucement moqueur, à la manière de Jean-Jacques rappelant l'admiration que lui inspirait Venture. Il est telle de ces lettres où la courtoisie va jusqu'à la recherche[40], mais pas une qui trahisse une nature austère ou l'habitude des fortes pensées. Et cependant Robespierre ne fut pas plutôt l'homme du destin, que son front se chargea de soucis et que son âme devint sombre. Mais le moment n'est pas venu encore de peindre cette figure, qui ne fut si grande que parce que la Révolution la fit à son image.

Et combien d'autres noms sortirent du débat public qui, alors inconnus, s'illustrèrent depuis par l'éloquence ou l'échafaud : Rabaut-Saint-Etienne, Barnave, l'abbé Grégoire, Cazalès, Camus, Dubois-Crancé, Alexandre et Charles Lameth, Barère, d'Esprémesnil, Le Chapelier ! Des deux derniers, celui-là fut le plus véhément des champions de la noblesse, celui-ci un des plus énergiques représentants du tiers ; et peu d'années après, condamnés ensemble, l'un pour a voir combattu la Révolution, l'autre comme l'ayant désertée, ils se rejoignaient au pied de la charrette funèbre, et le dialogue suivant s'engageait entre eux : Monsieur, dit Le Chapelier, on nous donne, dans nos derniers moments, un terrible problème à résoudre. — Quel problème ?C'est de savoir, quand nous serons sur la charrette, à qui de nous deux s'adresseront les huées. — A tous deux, répondit d'Esprémesnil[41]. Tant la loi qui gouverne les révolutions est absolue, logique et inexorable en sa justice !

Au nombre des candidats on vit un prince, le duc d'Orléans. Il avait adressé à ses mandataires des Instructions dans lesquelles il demandait garantie de la liberté individuelle, liberté indéfinie de la presse, inviolabilité des lettres, retour périodique et à court terme des états généraux, établissement du divorce, responsabilité de quelqu'un, en cas d'infraction aux lois du royaume. Suivait, sous le titre de Délibérations à prendre dans les assemblées de bailliages, une énonciation de principes que le duc pressait tous ses procureurs fondés de faire prévaloir. L'auteur des Délibérations à prendre était l'abbé Sieyès, et celui des Instructions, le marquis de Limon, le même qui émigra plus tard et fut le rédacteur du fameux manifeste du due de Brunswick.

La profession de foi du duc d'Orléans excita un très-vif enthousiasme. Élu à Paris, à Villers-Cotterêts, à Crespy en Valois, il opta pour le bailliage de Crespy, parce que c'était dans les cahiers des électeurs de ce pays que les tendances nouvelles avaient marqué le plus fortement leur empreinte.

Les élections terminées, une question grave devait se présenter à résoudre : Où siégeraient les états généraux ? Le conseil fut convoqué. Les ministres, inquiets, nommaient plusieurs villes successivement, Tours, Blois, Orléans, Cambrai. Personne ne nommait Paris, car on y pensait trop. Necker, par un effort de fermeté, désigna enfin la capitale. Les yeux étaient fixés sur le roi, immobile dans son fauteuil et livré à cette somnolence qui formait, comme on le verra, la diplomatie de son incertitude. On pensait qu'un grand déplacement contrarierait Louis XVI, peu porté, de son naturel, aux longs voyages : on proposa timidement Compiègne. Toujours même silence de la part du roi. M. de Saint-Priest indiqua Saint-Germain. Se levant alors, Non, dit le roi, ce ne peut être qu'à Versailles, à cause des chasses[42]. Versailles fut donc choisi pour théâtre à l'Assemblée, à cause des chasses !

Paris, la ville redoutée, était livré, en ce moment, aux inquiétudes de la liberté et à celle de la disette. L'année, si bonne pour les bourgeois, avait été rude au peuple. La grêle était venue détruire les récoltes, une sécheresse extraordinaire avait tari puits et fontaines, l'argent était rare, le crédit nul. On devine ce que devait être la vie du pauvre. Or, à tant de causes de détresse s'ajouta un froid excessif. A la fin de décembre 1788, le thermomètre de Réaumur, à Paris, marquait dix-huit degrés trois quarts au-dessous de glace. De Paris au Havre, la Seine était un pont. La pitié s'émut. Une lettre du curé de Sainte-Marguerite, publiée par les journaux, fit connaître à la charité publique des chiffres alarmants. Rien que dans le faubourg Saint-Antoine on comptait trente mille indigents[43], nombre triple du nombre accoutumé. Plusieurs curés ouvrirent les archives de la-misère et dressèrent de funèbres catalogues.

Heureusement, l'esprit de l'Évangile s'était réveillé autour des églises ; et la prudence, d'ailleurs, faisait de nombreux chrétiens. Des vivres et des vêtements furent distribués ; des sociétés de bienfaisance s'organisèrent ; l'archevêque de Paris, M. de Juigné, s'endetta de quatre cent mille livres d'aumônes. Le duc d'Orléans fit largesses de roi ; et sa sollicitude pour la classe infortunée se manifestait jusque dans ses plaisirs. Il avait contracté en Angleterre le goût des paris : il paria des sommes considérables, au profit des pauvres[44]. Devant les hôtels on allumait de grands feux[45].

La mortalité fut effrayante, néanmoins. Pendant que l'hôtel de ville, la prévôté et la vicomté de Paris nommaient leurs députés, la faim marquait, ses victimes. Sur le chemin du cimetière, à travers la foule de ceux qui couraient aux urnes, on rencontrait ceux qui n'avaient pu résister à la disette et à l'hiver, représentants muets, représentants glacés de la misère. Les députés du peuple en haillons, c'étaient les morts.

Du reste, ni la famine, ni les soucis et les jouissances de l'aumône, ni la Révolution qui grondait, n'avaient coupé court, dans les salons, aux plaisirs ordinaires. Avec une inconcevable imprévoyance, les plus menacés étaient les plus ardents aux réunions littéraires, aux fêtes du goût, à la guerre des bons mots. Le 3 février 1789, le vicomte de Ségur lisait chez la comtesse de Sabran un poème sur l'Art de plaire. Le 13 janvier précédent, chez ce même vicomte de Ségur, un jeune homme inconnu, présenté par Palissot, avait donné lecture d'une tragédie qui n'émut personne et fit crier merveille à tout le monde[46]. Le titre de cette tragédie, qui allait devenir une arme de parti, était Charles IX, et l'auteur s'appelait Joseph de Chénier. Volontiers, les questions du jour, entre gentilshommes, se traitaient en vers badins. Quelques voix graves s'élevaient bien parfois ; et c'est ainsi que le duc de Brissac disait, à un dîner de grands seigneurs, où l'on tirait le gâteau des rois : Pourquoi le tirer ? nous n'avons plus de roi[47] ; mais de semblables prophéties n'étaient encore regardées que comme des plaisanteries !

Cependant, les élections de Paris s'étaient organisées, d'après des règlements particuliers, adoptés pour la capitale ; contre l'usage constant de la ville, les trois ordres avaient été convoqués séparément et tinrent des assemblées particulières. Les prêtres-électeurs se réunirent, en général, dans les églises. L'ordre de la noblesse fut divisé en vingt sections, le tiers en soixante arrondissements ou quartiers[48].

Tous les habitants de Paris, nés Français ou naturalisés, âgés de vingt-cinq ans et domiciliés, avaient le droit d'assister à l'assemblée électorale, la condition de capacité étant de justifier d'un titre d'office, de grades dans une faculté, d'une commission ou d'un emploi, de lettres de maîtrise, ou enfin d'une quittance de capitation montant au moins à la somme de six livres en capital. Une ordonnance du bureau de la ville, du 15 avril, portait qu'il serait placé dans la grande salle de l'hôtel de ville, à côté de la cheminée, une boîte fermée à clef où l'on pourrait, de huit à deux heures et de quatre à six, déposer tous les mémoires propres à faire connaître le vœu des citoyens. C'était un appel à la libre circulation des idées.

On avait décidé que les trois ordres nommeraient six cents représentants[49] : le clergé cent cinquante, la noblesse cent cinquante, le tiers trois cents ; et que ces représentants, réunis sous l'autorité du prévôt de Paris, procéderaient séparément ou en commun à la rédaction de leurs cahiers et à l'élection de leurs députés, lesquels députés devaient être au nombre de quarante, dont dix pour le clergé, dix pour la noblesse, et conséquemment vingt pour le tiers.

Paris était donc devenu un foyer d'ardentes préoccupations. La plupart des nominations de province étant déjà connues, le Journal de Paris livrait, chaque jour, à l'avide curiosité de la capitale, les noms des nouveaux élus. Un s'informait de ces hommes, on cherchait dans leurs noms les destinées de la patrie. Des listes circulaient ; on désignait aux suffrages l'abbé Sieyès, de Condorcet, recommandé quoique noble, Target, Tronchet, Guillotin, de Chénier, Pastoret, Bernardin de Saint-Pierre, Cérutti, Chamfort, Lacépède, Lacretelle, Servan, Réveillon. Et rien de plus animé que le spectacle de Paris : les églises, les salles de l'hôtel de ville, les mairies pleines d'électeurs ; les abords des districts encombrés ; les nouvellistes courant çà et là les mains remplies de brochures ; les crieurs publics répandant les nouvelles de la province ; les prêtres et les noblesse hâtant dans toutes les directions, les premiers en carrosse et les seconds à cheval ; les soldats inondant les places ; l'attente sur les visages ; et tous les cœurs ouverts à ce grand bruit de liberté qui a tant d'écho sous le ciel de Paris.

La préoccupation des choses générales était si vive, si absorbante, qu'on ne prit presque pas garde à un accident qui faillit alors coûter la vie au roi. Comme il visitait un jour les réparations pratiquées à la couverture de cette partie de son château qui était au-dessus de la cour de marbre, il lit un faux pas, glissa, alla heurter la rampe par laquelle le toit était terminé ; et sans un couvreur qui, se trouvant par hasard à cette extrémité du toit, fut assez vigoureux pour retenir Louis XVI, il tombait d'une chute effroyable, mortelle[50]. Mais c'était d'un trône que la fortune entendait le précipiter !

Le premier acte de la plupart des assemblées fut de casser les présidents nommés par l'hôtel de ville et de les réélire ensuite elles-mêmes, l'esprit d'indépendance s'annonçant ainsi dès l'abord. Les bureaux composés, on s'occupa du choix des commissaires pour la rédaction des cahiers, puis de la nomination des électeurs, lesquels se réunirent, le dimanche 26 avril, dans la grande salle de l'archevêché pour élire les quarante députés.

Le serment prêté en commun, la noblesse et le clergé se retirèrent dans leurs salles respectives. Le tiers, suivant un usage signalé par Bailly comme très-significatif[51], resta dans la salle des assemblées générales.

Parmi les électeurs, il y en avait un, riche fabricant de papiers peints du faubourg Saint-Antoine, ancien ouvrir parvenu à la richesse par quarante huit années d'un travail intelligent, et dont la manufacture employait quatre cents ouvriers. Or, tout à coup le bruit se répand dans le faubourg qu'à l'archevêché, où les électeurs sont réunie pour aviser au bien public, les malheureux ont un ennemi. On assure qu'un homme a parlé de réduire les salaires, qu'il a dit : Les ouvriers peuvent vivre avec quinze sols par jour. On nomme Réveillon.

D'où vient ce bruit ? On a remarqué, circulant à travers les groupes et distribuant de mystérieuses paroles, un abbé Roy, censeur royal, à ce qu'on affirme, membre de diverses académies, secrétaire du comte d'Artois[52]. Grande rumeur. Au sortir de ce cruel hiver de 1789, parler de salaires à réduire, c'était sonner le tocsin. D'ailleurs, de sourdes défiances commençaient à poindre ; un journal avait écrit : Qui peut nous dire si le despotisme de la bourgeoisie ne succédera pas à la prétendue aristocratie des nobles ?[53] Des bandes irritées parcourent le faubourg Saint-Antoine et vont ébranler le faubourg Saint-Marceau. On promène, au milieu des huées, un mannequin qu'on injurie du nom de Réveillon[54], qu'on décore dérisoirement du cordon de Saint-Michel, et qu'on court juger en Grève. Arrivent, députés par l'archevêché, Avrillon, Charton, Santerre, manufacturiers connus, chargés d'opposer au désordre des paroles de bienveillance[55], mais le tumulte passé outre et va stationner devant la maison de Réveillon. C'était le 27 avril.

Réveillon, alarmé, recourut à l'autorité et demanda secours. On lui donna trente hommes pour le protéger contre un soulèvement.

Le lendemain, vers le milieu du jour, la maison du fabricant est assaillie. Lui n'a que le temps de se réfugier à la Bastille. Les trente soldats essayent en vain de résister, tout est envahi. En ce moment, parut sur le seuil une vieille femme, attachée à l'établissement Réveillon[56]. Intrépide, elle crie qu'on trompe le peuple, elle demande justice et pitié. On l'écarte respectueusement, et la fureur des assiégeants se donne carrière. On se répand dans les appartements et dans les cours, on brise les meubles, on allume trois feux différents et on y précipite les effets les plus précieux[57].

Un contraste inattendu vint ajouter à ces emportements de l'émeute. Des voitures élégantes, des dames et des nobles à cheval passèrent, se rendant à une fête de Vincennes. La foule, à cette vue, pousse des clameurs sinistres, et le brillant carrousel se disperse épouvanté. Seul, le duc d'Orléans s'arrêta. Il descend de voiture, salué par des acclamations ardentes, exhorte la foule à se calmer[58], et continue sa promenade, inquiet, mais heureux de sa popularité.

Le guet à pied et à cheval, le régiment de Royal-Cravate, les gardes françaises et les gardes suisses ne parurent que lorsqu'il n'y avait plus qu'un massacre à faire. Après des sommations inutiles, l'ordre de l'attaque est entendu, et le peuple n'y répond que par des transports de rage. Alors commença une affreuse scène. Les gardes françaises ayant fait un feu roulant sur quatre faces[59], on vit des malheureux tomber du haut des toits, les murs dégoutter de sang, et, aux fenêtres d'une maison en flammes, des hommes, des femmes même renversés en arrière à chaque décharge[60]. Mais la résistance croissant avec le péril, on emportait les blessés, et ceux qui avaient ainsi retiré de la mêlée leurs frères expirants, revenaient à la hâte combattre et mourir. Atteint d'une balle au bas-ventre, un de ces hommes intrépides s'écria, gisant sur le pavé : Allons ! c'est fini ! puis il chanta le couplet de Figaro : Les plus forts ont fait la loi ; et il rendit l'âme[61]. Un cri dominait le bruit du combat : Liberté. On entendait aussi retentir ces mots sauvages : Il faut tout brûler, il faut tout détruire. Mais, entre le violent désir de compléter leur vengeance et la nécessité de repousser la mort, ces rebelles qu'on a peints jusqu'ici comme des brigands à gages, déployaient, au contraire, un désintéressement rare. Argent, montres, bijoux, ils jetaient tout dans les flammes et criaient : Nous ne voulons rien enlever ![62] On les égorgea sur des ruines.

Et, le long du faubourg, des ouvriers promenaient des cadavres sur des brancards, en disant : Voilà des défenseurs de la patrie ; citoyens, donnez-de quoi les enterrer[63].

Tels se présentent ces troubles dont on a si étrangement altéré la physionomie. Ce ne fut point là, ainsi qu'on l'a tant répété, l'exploit vénal d'une troupe d'aventuriers féroces ; non ; ce fut une vengeance égarée par de fausses rumeurs, vengeance déplorable, effrénée, mais intrépide et sincère.

Toutefois, Besenval raconte que lorsque, après avoir étouffé l'émeute, il alla se montrer à la cour, il y reçut un accueil glacial. Et cette circonstance, le nom d'un affidé du comte d'Artois mêlé à l'origine du mouvement, le retard apporté dans la répression, l'intérêt qu'avaient à ensanglanter les élections ceux qui se disposaient à en calomnier l'élan, tout indique de quel côté partit le souffle qui alluma la sédition. Mais, s'il est vrai qu'on ait excité la fureur populaire en la trompant, il ne l'est point qu'on l'ait achetée ; si de l'argent fut répandu, ce ne put être qu'aux mains de quatre ou cinq misérables ; car des hommes capables de vendre leur colère, n'auraient pas gardé au milieu du sang et devant le butin la préoccupation de leur honneur. Voici, du reste, un document qui prouve que ces hommes n'étaient point, suivant le mot d'une calomnie devenue historique, des brigands inconnus :

Entre le procureur du roi, demandeur et accusateur, contre Jean-Thomas Le Blanc, garçon bourrelier ; Nicolas Mary, écrivain ; Jean-Baptiste Lamarche, peintre en bâtiments ; Joseph Taupin, imprimeur en taille-douce ; Etienne Farcel, gazier ; Pierre Quentin, sculpteur ; tous défendeurs et accusés. Nous disons, par délibération du conseil, en jugement prévôtal et en dernier ressort, que lesdits. sont déclarés atteints et convaincus, etc.[64]. Des garçons bourreliers, des imprimeurs en taille-douce, des peintres en bâtiments, des gaziers, des sculpteurs, voilà les bri-grands inconnus qu'atteignit et frappa la procédure.

Ainsi s'annonçait de loin la tragique question du prolétariat. Au plus fort des agitations électorales, on avait parlé du SALAIRE ; et ce seul mot contenait une révolution bien autrement profonde que celle où la bourgeoisie se précipitait. Mais nul ne s'en doutait encore, et on appelait émeute le problème de l'avenir, tout à coup posé dans un soulèvement.

 

 

 



[1] Voyez Ch.-L. Chassin, Le Génie de la Révolution, liv. I : Les Élections de 1789, Paris, 1863.

[2] Lettre des princes dans l'Histoire parlementaire de MM. Buchez et Roux, t. I, p. 256 et suiv.

[3] Pour savoir combien ont été divers, dans les deux ordres de la noblesse et du clergé, les vœux émis par les cahiers, on peut consulter le Tableau comparatif de Grille, Paris, 1825. — On concevra aisément que nous n'avons pu donner le que la couleur dominante des opinions exprimées.

[4] Collection des lois, par Duvergier, t. I, p. 2.

[5] Sallier, Annales françaises, p. 237 et suiv.

[6] Sallier, Annales françaises, p., 235.

[7] Mémoire pour le peuple français.

[8] Qu'est-ce que le tiers état ? chap. II, p. 13. Deuxième édition, corrigée, 1789. — Cette brochure est aujourd'hui fort rare.

[9] Procès-verbal de la noblesse aux états de 1614, cité par Sieyès, à la suite de la brochure sur les privilèges.

[10] Beauchamp, Vie de Louis XVI, cité par Labaume, Histoire de la Révolution française, t. II, p.325

[11] De Barante, Notice sur M. de Saint-Priest, p. 91.

[12] Rapport de Necker.

[13] Mémoires de Barère, t. I, p. 380.

[14] Articles 16 et 17 du règlement du 24 janvier.

[15] Articles 12 et 14.

[16] Article 25.

[17] Buchez et Roux, Hist. parlementaire, t. I, p. 297.

[18] Mémoires de Clermont-Gallerande, t. I, p. 52.

[19] Mémoires de Clermont-Gallerande, t. I, p. 52.

[20] Mémoires de Ferrières, t. I, p. 3.

[21] Mémoires de Bailly, t. I, p. 3.

[22] L'Ami du Roi, des Français, de l'ordre, etc., par Montjoie, 1re partie, chap. IX, p. 47.

[23] Madame de Sévigné, Lettres écrites des Rochers.

[24] Mot d'un cosmopolite sur les démêlés entre la noblesse de Bretagne et le tiers état.

[25] L'Ami du Roi, etc., par Montjoie, Ire partie, chap. VIII, p. 39.

[26] Précis exact et historique des faits arrivés à Rennes les 26 et 27 janvier 1789, p. 13. — Certifié véritable par les députés du tiers état de Bretagne, en cour.

[27] Mot d'un cosmopolite, p. 16 et suiv.

[28] Buchez et Roux, Hist. parlementaire, t. I p. 286.

[29] Annales françaises, p. 294, 295.

[30] Lettre de Mirabeau à M. de Comps, citée dans les Mémoires de Mirabeau, t. V, p. 234.

[31] Mémoires de Mirabeau, t. V, p. 212 et 238. — Mirabeau avait été envoyé à Berlin en 1786, avec mission de pressentir Les changements qu'apporterait dans les cours d'Allemagne la mort de Frédéric Il, alors imminente.

[32] Mémoires de Mirabeau, t. V, p. 236.

[33] Minute autographe de Mirabeau, textuellement reproduite dans ses Mémoires, t. V, p. 256.

[34] Narration communiquée par madame du Saillant à l'auteur des Mémoires de Mirabeau, t. V, p. 274.

[35] Mémoires de Mirabeau, t. V, p. 275.

[36] Lettre de M. Brémont-Julien, dans les Mémoires de Mirabeau, t. V, p. 287 et 288.

[37] Lettre de Mirabeau dans ses Mémoires, p. 304.

[38] Voyez Ernest Hamel, Histoire de Robespierre, t. I, Paris, 1865.

[39] C'est à notre honorable ami, M. Frédéric Degeorge, rédacteur en chef du Progrès d'Arras, que nous devons cette obligeante communication.

[40] Voici une de ces lettres, venant de Robespierre, elle paraîtra sans doute curieuse nos lecteurs :

Mademoiselle,

J'ai l'honneur de vous envoyer un mémoire dont l'objet est intéressant. On peut rendre aux Grâces mêmes de semblables hommages, lorsqu'à tous les agréments qui les accompagnent elles savent joindre le don de penser et de sentir, et qu'elles sont également dignes de pleurer l'infortune et de donner le bonheur.

A propos d'un objet si sérieux, mademoiselle, me serait-il permis de parler de serins ?... Ils sont très-jolis, et nous nous attendions qu'étant élevés par vous, ils seraient encore les plus doux et les plus sociables des serins. Quelle fut notre surprise lorsqu'en approchant de leur cage, nous les vîmes se précipiter contre les barreaux avec une impétuosité qui nous faisait craindre pour leurs jours ! Et voilà le manège qu'ils recommencent toutes les fois qu'ils aperçoivent la main qui les nourrit. Quel plan d'éducation avez-vous donc adopté pour eux ? et d'où leur vient ce caractère sauvage ? Est-ce que les colombes que les Grâces élèvent pour le char de Vénus montrent ce naturel farouche ? Un visage comme le vôtre n'a-t-il pas dû familiariser aisément vos serins avec les figures humaines ? ou bien, serait-ce qu'après l'avoir vu, ils ne pourraient plus en supporter d'autre ? Expliquez-moi, je vous prie, cet étrange phénomène. En attendant, nous les trouverons toujours aimables avec tous leurs défauts. Ma sœur me charge en particulier de vous témoigner sa reconnaissance pour la bonté que vous avez eue de lui faire ce présent. Je suis avec respect, mademoiselle, etc.

DE ROBESPIERRE.

(Lettre en date de 1788.)

[41] Biographie universelle et portative, par Rabbe, Vieilh de Boisjolin et Sainte-Preuve. Art. Le Chapelier.

[42] Notice sur M. de Saint-Priest, par M. de Barante, p. 93.

[43] Journal de Paris, du 2 janvier 1789.

[44] L'Ami du Roi, etc., chap. X, p. 57.

[45] Lacretelle, Hist. du dix-huitième siècle, t. VI.

[46] Mémoires pour servir à l'histoire de l'année 1789, t. f, p. 28,

[47] Mémoires secrets du comte d'Allonville, t. I. p. 133

[48] Règlement du 13 avril, art. 12.

[49] Règlement du 28 mars, art. 7.

[50] L'Ami du Roi, etc., chap. XII, p. 80.

[51] Mémoires de Bailly, t. I, p. 18.

[52] Hist. de la Révolution par deux amis de la liberté, t. I, chap. VII, p. 169.

[53] Buchez et Roux, Hist. parlementaire, t. I, p. 319.

[54] Exposé justificatif pour le sieur Réveillon, dans les Mémoires de Ferrières, aux Éclaircissements historiques, note A.

[55] Vie politique et privée de Santerre, p. 26.

[56] Lettres écrites de Paris à l'époque de la Révolution, par J.-H. Campe (en allemand).

[57] Exposé justificatif.

[58] L'Ami du Roi, etc., chap. XIV, p. 93.

[59] L'Ami du Roi, etc., chap. XIV, p. 93.

[60] Toulongeon, Discours préliminaire, p. 35.

[61] L'Ami du Roi, etc., chap. XIV, p. 93.

[62] Nous avons à invoquer, à cet égard, le témoignage de Toulongeon, qui avait les événements sous les yeux et dont les affirmations ne sauraient être suspectes. Voyez son Discours préliminaire, p. 35.

[63] L'Ami du Roi, etc., ubi supra.

[64] Extrait des Registres du greffe de la prévôté et maréchaussée générale de l'Ile de France, à la date du 18 mai 1789.