HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME DEUXIÈME

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE VI. — FATALITÉ DES ÉTATS GÉNÉRAUX.

 

 

Loménie de Brienne. — Il dissout l'assemblée des notables. — Physionomie des princes à cette assemblée. — Plans du comte de Provence. — Les états généraux demandés. — La royauté en lutte avec les parlements. — Réformes des différents équipages de la cour. — Railleries de la nation. — Scène violente entre le duc de Coigny et Louis XVI. — Lit de justice du 6 août 1787. — Les crieurs publics. — Robert de Saint-Vincent. — Le parlement à Troyes. — Négociation. — Séance mémorable du 19 novembre 1787. — Le roi promet les états généraux. — D'Esprémesnil. — Exil du duc d'Orléans. — Nuit du 4 mai. — Lit de justice du 8 mai. — Troubles. — Chute de Brienne et rappel de Necker. — Destinée de Louis XVI.

 

Rien ne réussissait à la monarchie : pas plus les prodigalités de Calonne que les économies de Necker. Le roi voyait tourner contre lui, non-seulement les réformes qu'il avait redoutées, mais encore celles qu'il proposait lui-même. L'invincible fatalité des événements ne lui permettait ni de s'opposer à la Révolution, ni de transiger avec elle. La destinée de ce prince était d'en être l'adversaire irrésolu, le spectateur irrité et la victime.

Un procédé restait dont on n'avait pas encore fait usage et qu'on essaya : la violence.

Loménie de Brienne fut appelé à remplacer Calonne, avec le titre de chef du conseil des finances et de ministre d'État, après une sorte d'intérim rempli par M. Bouvart de Fourqueux, conseiller d'État septuagénaire, modeste et peu connu. De Fourqueux se sentait au-dessous des fonctions de ministre ; Loménie de Brienne s'y croyait, au contraire, supérieur. Depuis quinze ans, il frappait à la porte du conseil ; mais Louis XVI ne l'estimait pas, ayant trouvé dans les papiers du grand Dauphin son père que l'abbé de Loménie passait pour un athée et un philosophe[1]. On raconte même qu'au sujet de la candidature de Brienne à l'archevêché de Paris, le roi s'était un jour écrié : Il faudrait au moins que l'archevêque de Paris crût en Dieu[2]. C'était dans la fréquentation des encyclopédistes et par la lecture assidue des Mémoires du cardinal de Retz que Brienne avait fait son éducation politique. Partisan des économistes, il s'était façonné à une sorte de libéralisme intolérant qui est le propre de cette école fameuse. Ami de Turgot, il joignait, comme lui, à des théories de liberté l'humeur d'un grand vizir. Spirituel avec des airs de profondeur et plus galant qu'il ne convenait, même alors, à un prélat, il avait de l'influence partout : dans les assemblées du clergé, où il montrait l'habitude du maniement des affaires, et parmi les femmes du monde qui, plus d'une fois, le rendirent arbitre de leurs querelles avec des amants infidèles ou soupçonnés[3]. Bien qu'il ne fît à son archevêché de Toulouse que de rares apparitions, il y occupait les esprits de sa personne, ne manquant jamais de marquer son séjour par quelqu'un de ces actes éclatants de bienfaisance dont la renommée s'empare, et qui n'émanaient point chez lui de la charité du chrétien, mais de la philanthropie du philosophe. Toutefois, la vraie cause de son élévation fut la persévérance que mit l'abbé de Vermond à le prôner dans le cercle de la reine. Ce fut Marie-Antoinette qui, domptant les répugnances de Louis XVI, fit nommer l'archevêque de Toulouse chef du conseil royal des finances, puis ministre d'État ; et, comme pour expliquer qu'il était placé au rang des Richelieu et des Mazarin, elle affecta de dire tout haut en pleine cour : Il ne faut pas s'y tromper, messieurs, c'est un premier ministre.

L'assemblée des notables, un moment interrompue, reprit ses travaux. En possession des états de finances, que Calonne n'avait pas voulu laisser entre leurs mains, les notables auraient dû y trouver une ligne finale fortement tracée et qui indiquât avec netteté la situation des affaires : ils l'y cherchèrent en vain. Le déficit n'était ni connu ni appréciable : incertitude funeste qui permettait à l'imagination d'agrandir les périls du royaume. Les uns parlaient de cent huit millions, les autres de cent vingt-cinq, de cent trente et même de cent cinquante millions. En l'absence d'une comptabilité sérieuse et de pièces importantes que Louis XVI fit disparaître du dossier[4], quelques-uns allèrent jusqu'à nier la réalité du déficit[5], craignant qu'il ne fallût en venir au remède décisif : l'égalité de l'impôt territorial.

Cependant, le mot d'états généraux s'était fait entendre. Lafayette et Castillon, procureur général au parlement d'Aix, les avaient demandés formellement dans le bureau du comte d'Artois, au grand scandale de ce prince : l'assemblée, qui sentait approcher le moment où il faudrait se prononcer sur les voies et moyens, adopta vivement l'idée des états généraux[6], aimant mieux déclarer son incompétence que voter son patriotisme. Au fond, les notables censuraient tout sans rien préciser, et Brienne dut les renvoyer, lassé qu'il était de leurs discours, trop sages pour être si peu concluants.

L'archevêque de Toulouse débita, le jour de la clôture, un discours étrange et qui marque bien l'immense désordre au sein duquel vivait l'ancienne monarchie. Le ministre félicitait les notables d'avoir constaté l'importance du déficit. Il leur faisait un honneur de ce qui était pour la royauté une honte, Quoi ! il avait fallu qu'on vînt à Versailles des quatre points cardinaux du royaume pour apprendre au chef du conseil royal des finances où en était la situation du trésor ! pour apprendre au gardien des documents la vérité que les documents renfermaient ! Ce fut, qui le croirait ? en prenant le terme moyen de cent quarante millions[7], que Brienne admit l'existence du déficit ; et sur cette base, son plan fut bientôt arrêté : réduire les dépenses de quarante millions, trouver cinquante millions dans l'impôt, en demander cinquante à l'emprunt.

Les notables, en se séparant, allèrent semer partout l'inquiétude. Mais, les voyant revenir d'une assemblée qui n'avait su rien vouloir ni rien résoudre, la France comprit que, seule désormais, elle était capable de changer sa fortune et de la conduire.

Du reste, l'assemblée des notables avait été comme un théâtre où, se dessinèrent d'importantes physionomies. Chacun des princes du sang y révéla son caractère. Le duc d'Orléans[8] s'y montra ce qu'il était alors : trop ami du plaisir pour se résigner aux soucis d'un rôle ; et, tandis qu'on le croyait à Versailles à la tête de son bureau, il traversait Paris en costume de chasse, avec des meutes[9]. Du comte d'Artois, on remarqua sa franchise mêlée de hauteur. Mais celui des princes qui attira plus particulièrement l'attention, ce fut le comte de Provence, dont il importe de dire ici les desseins secrets. Assidu et attentif aux délibérations, il n'avait rien oublié de ce qui pouvait entretenir de lui l'opinion publique. En parlant de la gabelle, il disait qu'il ne devait rester de cette infernale machine que le souvenir d'un mal passé[10]. Il répétait volontiers qu'une résistance respectueuse aux ordres du souverain n'était pas blâmable ; qu'il était permis de l'éclairer sans offenser[11]. Car ce prince artificieux, à qui la précoce obésité de sa personne[12] semblait ne permettre que les calculs d'une lente ambition, avait toujours les yeux fixés sur l'avenir. Il caressait, dans l'ombre, le projet de ruiner peu à peu, non pas la monarchie, mais le monarque. En public, il parlait comme un héritier possible du trône ; à l'écart, il agissait comme un successeur impatient et avide, donnant à ses démarches assez de hardiesse pour les rendre populaires, assez de prudence pour n'avoir pas à les désavouer s'il devait quelque jour porter la couronne.

Rétablir le régime féodal dans son antique splendeur, c'est-à-dire prendre à rebours l'œuvre de Richelieu, tel était le but voilé de sa politique. Il aurait voulu gouverner à la tête d'une noblesse d'élite qui, concentrant en-ses mains la possession du territoire, aurait remplacé le parlement pour l'enregistrement des lois. Afin d'assurer son ascendant sur cette haute aristocratie, il lui aurait engagé des domaines, en se réservant le droit de les retirer, à la mort de chaque engagiste : moyen infaillible d'introduire l'hérédité dans le servilisme. Son rêve, en un mot, était un retour aux grandes vassalités du moyen âge[13]. Le roi futur de la charte imaginait alors une imitation du partage de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant. Aussi employait-il sa fortune en acquisitions de domaines. A l'assemblée des notables, il laissa percer quelque chose de ses vues, lorsqu'à la dernière séance, il rappela qu'il était le premier des gentilshommes[14].

Avant de se heurter à la nation, la monarchie devait la rencontrer partout où une ombre de représentation apparaîtrait. Le champ de bataille fut transporté au parlement.

Divers édits approuvés par les notables, touchant les assemblées provinciales, la liberté du commerce des grains, l'abolition de la corvée, furent enregistrés sans opposition ; mais à peine eut-on présenté l'édit du timbre, que les plus violents murmures annoncèrent un prochain combat. L'impôt du timbre frappait les lettres de voiture, les certificats d'étude, les quittances de rente, les registres des négociants, les mémoires d'avocat, les journaux, les papiers de musique, et jusqu'aux reconnaissances du mont-de-piété : pourquoi l'archevêque de Toulouse présenta-t-il cet impôt, qui était impopulaire, avant celui de la subvention territoriale, qui était juste ? Comment échappa-t-il aux conseillers de la couronne que le parlement avait un prétexte tout simple pour repousser le premier, et qu'il n'aurait pu, au contraire, repousser le second, sans révolter la conscience publique ? Ce qu'un enfant aurait vu, d'où vient qu'un homme qui, à défaut de génie, avait de l'esprit, fut incapable de le voir ? C'est qu'une puissance supérieure voulait et faisait ces choses.

Pour détourner, pour égarer l'attention en la portant vers le déficit, le parlement, comme les notables, exigea communication des états du trésor royal ; et c'est alors que l'abbé Sabathier laissa échapper ces paroles : Ce ne sont pas des états de finances qu'il nous faut, messieurs ; ce sont des états généraux ; rapprochement célèbre qui se trouvait alors exprimer la pensée de tout un peuple. Le parlement de Paris accueillit lui-même favorablement ce jeu de mots, trop sérieux dans le fond pour qu'on eût envie d'en remarquer la forme plaisante. En se déclarant inhabile à la consécration de l'impôt, en faisant appel au droit imprescriptible de la nation, le parlement parut obéir à un sentiment d'honneur. Chargé, disait-il, par le souverain, d'annoncer sa volonté aux peuples, le parlement n'a jamais été chargé par les peuples de les remplacer[15]. Singulière confession, et trop tardive ! Le parlement était-il ici de bonne foi ? Qu'après avoir enregistré pour un milliard deux cent cinquante millions d'emprunts, il fût tout à coup pris de scrupule en présence d'un impôt qui menaçait ses privilèges, il y avait assurément là de quoi surprendre ; et Brienne eût été bienvenu à dire aux magistrats : Prenez garde ! le désintéressement d'aujourd'hui condamne l'usurpation d'hier. Mais non : tel était le vertige de cet homme, envoyé, sans qu'il le sût, pour mener les funérailles du pouvoir absolu, qu'il ne songea pas même à soulever, devant le peuple attentif, le masque dont se couvraient les parlementaires ! On ne sut que se troubler, s'indigner, s'emporter.

Le 6 août 1787, le parlement est mandé à Versailles, où le roi, séant en son lit de justice et parlant en maître, ordonne l'enregistrement des deux édits, timbre et subvention territoriale. Mais, d'avance, les magistrats avaient protesté contre ce qu'ils appelaient un fantôme de délibération[16] ; et, rentrés le lendemain dans leurs chambres, ils déclarèrent nulles et illégales les transcriptions ordonnées.

La royauté, sans argent, se trouvait ainsi placée entre la banqueroute et la violence ; il lui fallait un coup d'État ou contre ses créanciers ou contre le parlement. Dans cette alternative, le procédé de la violence fut celui qui flatta le plus la légèreté de Brienne et la vanité impétueuse du garde des sceaux Lamoignon : on se mit à préparer des lettres de cachet en silence.

Mais, de leur côté, communiquant au peuple l'ardeur dont ils étaient animés, les parlementaires avaient enflammé toutes les têtes. Les jeunes conseillers des enquêtes, qui se rendaient aux assemblées comme ils eussent marché au combat[17], étaient parvenus à entraîner la prudence grave des vieux magistrats de la grand'chambre. La basoche grondait dans les Pas-perdus. Les citoyens, encombrant les salles du palais, attendaient que les portes fussent ouvertes pour demander avec empire le résultat de délibérations jusqu'alors tenues secrètes. Un conseiller au parlement, Adrien Duport, avait transformé sa maison en un club où se réunissaient Mirabeau, Target, Rœderer, le marquis de Condorcet, l'évêque d'Autun[18] ; et il annonçait à ses collègues une dénonciation en forme contre Galonne, c'est-à-dire contre la cour. L'effervescence était dans l'air. Quiconque ouvrait un avis de modération était accusé de félonie et d'être vendu à Brienne. Les crieurs publics, dans les rues, avaient tout à coup baissé la voix, et ils s'abstenaient, comme par pudeur, de prononcer le titre des édits émanés du lit de justice.

Pendant ce temps, pour calmer les esprits, la cour donnait le spectacle d'une petite révolution intérieure et faisait bruit d'un règlement qui réduisait les dépenses du roi et de la reine[19]. Marie-Antoinette diminua le nombre de ses chevaux, voitures et valets ; elle réalisa sur les articles de la bouche et de la chambre une économie de près d'un million. Les équipages du sanglier, du loup, de la fauconnerie furent réformés ; on supprima en partie le vol du cabinet et en entier les gardes de la porte, les gendarmes, les chevau-légers[20] ; on ordonna la démolition ou la vente des châteaux de Choisy, de la Muette, de Madrid, de Vincennes et de Blois. Le ministre-archevêque ne craignit pas d'enlever au duc de Polignac la direction de la poste aux chevaux, que Calonne, par complaisance pour un tel ami, avait séparée de la poste aux lettres ; et il osa demander à M. de Coigny sa démission de la charge de premier écuyer, que rendait inutile la réunion de la grande et de la petite écurie.

Mais combien sont irrévocables les arrêts que porte ce tribunal invisible : la force des choses ! Loin d'apaiser le parlement, ainsi que Brienne l'avait espéré, ces réformes y furent un sujet de moquerie. Les uns n'y virent qu'une concession arrachée à la peur, une lâcheté, et pour ceux-là les retranchements mêmes ne servirent qu'à mettre au jour des abus qu'on ignorait, des dépenses peu connues et qu'un déficit de cent quarante millions fit naturellement juger scandaleuses. Les autres affirmèrent que ces réformes, d'ailleurs insignifiantes, n'étaient bonnes qu'à diminuer l'éclat du trône. Qu'avait-on besoin de réformer la fauconnerie, de toutes les charges de la couronne la plus brillante et la moins coûteuse ? Ne savait-on pas que les capitaines des différents vols achetaient leur emploi, et que les fauconniers, répandus dans les provinces, ne venaient à Paris qu'une fois l'année, au printemps, à leurs frais et avec leurs oiseaux ? Fallait-il supprimer, en. même temps que l'équipage du loup, la chasse d'un animal sauvage et destructeur, et cela pour une misérable économie de trente mille livres ?

Or, ces réformes que Louis XVI entendait blâmer par l'opinion publique, elles étaient, dans le palais du prince, l'objet des réclamations les plus violentes. Il est affreux, disaient les gentilshommes, de vivre en un pays où l'on n'est pas sûr de posséder le lendemain ce qu'on possédait, la veille : cela ne se voit qu'en Turquie[21]. Le duc de Polignac, après avoir forcé l'archevêque de Toulouse à balbutier des excuses devant la reine, voulut bien, par générosité, donner la démission qu'on attendait. Quant au duc de Coigny, il alla droit à Louis XVI ; et la scène fut telle que le roi la racontait lui-même en ces termes : Nous nous sommes véritablement fâchés, le duc de Coigny et moi ; mais je crois qu'il m'aurait battu, que je le lui aurais passé[22].

Ce que les rois font par force, les peuples ne leur en savent aucun gré. En dépit des concessions récentes, le parlement prit, le 13 avril, à la majorité de quatre-vingt-une voix contre trente-six et aux applaudissements du dehors, un arrêté qui refusait aux édits émanés du lit de justice le pouvoir d'autoriser la perception des impôts et de priver la nation de ses droits.

A cette nouvelle, Brienne et Lamoignon s'encouragent à frapper le coup qu'il méditaient, et le 15 août, au matin, chaque magistrat reçoit une lettre de cachet signée depuis huit jours ; elle était ainsi conçue : Monsieur, je vous fais cette lettre pour vous ordonner de sortir, dans le jour, de ma bonne ville de Paris, et de vous rendre en celle de Troyes, dans le délai de quatre jours, pour y attendre mes ordres, vous défendant de sortir de votre maison avant votre départ.

C'était le jour de l'Assomption. Plusieurs des parlementaires furent saisis d'un redoublement de dévotion, et se rendirent à la messe malgré la défense. Le vieux conseiller Robert de Saint-Vincent dit à l'officier des gardes françaises, porteur de la lettre close : Monsieur, j'ai à servir aujourd'hui un plus grand maître que le roi ; je vous déclare que je vais à l'église[23].

Le lendemain, les frères du roi portèrent les édits à l'enregistrement de la chambre des comptes et de la cour des aides, et l'on put voir alors les effets de la longue habileté déployée par Monsieur de Provence. Bien qu'il se montrât ici comme missionnaire du despotisme, la multitude le couvrit d'applaudissements ; d'autant qu'il avait su composer son visage et affecter une tristesse de circonstance. Le comte d'Artois, plus franc dans l'insolence de ses allures, fut accueilli, au contraire, par des insultes[24].

Bientôt, du reste, les colères publiques eurent leur retentissement dans les provinces. En apprenant l'exil du parlement de Paris, toutes les cours du royaume protestèrent. Les parlements de Rouen, de Rennes, de Grenoble, de Besançon demandèrent, eux aussi, la mise en jugement de Calonne et la convocation des états généraux. Le parlement de Bordeaux le prit sur un ton si lier, qu'on le transféra à Libourne.

Pour ce qui est des magistrats exilés à Troyes, ils faisaient bonne contenance, appelant les causes dans le désert et se réjouissant en secret de ce que les procès interrompus allaient ameuter contre le ministère la foule passionnée, la foule remuante des plaideurs. On savait, d'ailleurs, que Brienne, manquant de fonds pour finir l'année, serait fort embarrassé de son triomphe et trouverait plus difficile de payer que de vaincre. Il fallut négocier. Brienne s'adressa sous main au premier président, et il fut convenu que, les deux édits étant retirés, on y substituerait un second vingtième, à percevoir sans privilège ni distinction jusqu'en l'année 1792[25].

Dans ces conditions, grâce à l'ennui qui commençait à saisir les jeunes conseillers des enquêtes, brusquement éloignés de la patrie des plaisirs, du bruit et de l'amour, le parlement, rappelé, revint à Paris et se réinstalla au palais, fêté par des cris de joie, des illuminations, des fusées, tandis que le peuple brûlait sur la place un mannequin représentant l'ex-ministre Calonne[26].

Le temps des vacances et les beaux jours de l'automne, qui attirent à la campagne les bourgeois de Paris, les magistrats, les riches, les penseurs, amenèrent peu à peu l'apaisement de ces tumultes. Le plaisir des champs fit diversion au sentiment des maux du royaume, et la crise parut finie parce qu'on n'en parlait plus. Aussi bien, depuis leur retour de Troyes, les parlementaires étaient rentrés dans le calme, plusieurs sentant qu'il ne fallait point jouer avec les émotions populaires, et que, donner cours aux passions de la multitude, c'était risquer, suivant le mot de Montaigne, de battre et brouiller l'eau pour d'autres pescheurs.

Un des plus ardents conseillers, Duval d'Esprémesnil, alla même trouver secrètement le garde des sceaux Lamoignon et lui tint un langage qui contrastait singulièrement avec l'impétuosité des disputes récentes. Il proposait un accord qu'on ferait tourner au profit de la paix publique. Les états généraux, dit-il, sont inévitables. Gardez qu'ils ne deviennent une source de troubles. Que le roi les promette dans un délai de deux ou trois ans : cela ramènera la confiance. Qu'il présente en une seule fois et d'avance tous les emprunts dont il aura besoin d'ici à la tenue des états ; le parlement secondera le ministère, et, si l'on dirige habilement le choix des députés, les états généraux feront sortir de leurs délibérations la puissance du monarque et la tranquillité du royaume, la force et la paix. Lamoignon sembla frappé de ces vues ; il en vanta la prudence, les adopta, et feignit d'en être ému jusqu'aux larmes[27] ; mais à peine d'Esprémesnil fut-il sorti, que le garde des sceaux courut chez le principal ministre, — c'était le titre de Brienne, — lui raconter l'entretien et rire avec lui de ces avances si imprévues. Leur premier soin fut d'ébruiter la visite de d'Esprémesnil et de la livrer aux commentaires de la malignité[28], en laissant croire que la promesse d'une intendance avait opéré un tel retour. On leur offrait la paix : ils voulaient la guerre. Réchauffer une querelle près de s'éteindre, c'était là l'inconcevable folie de ces deux hommes. Ils ne prévoyaient pas que, dans cette lutte qui les attirait, la monarchie périrait de mort violente ; qu'eux-mêmes ils y périraient de mort volontaire[29].

On était au mois de novembre 1787, et beaucoup de conseillers s'attardaient à la campagne, lorsqu'on annonça brusquement pour le 19 une séance royale. Les princes du sang, les pairs, la plupart des ministres durent y assister. Le roi parla durement aux parlementaires, et de leurs fautes passées, et de son droit absolu. Vint ensuite la présentation de deux édits, dont l'un créait des emprunts graduels et successifs pendant cinq années, pour la somme totale de quatre cent vingt millions, dont l'autre assurait un état civil aux non-catholiques. Le préambule du premier édit promettait une convocation des états généraux avant l'expiration de cinq ans.

Ainsi, l'élu du hasard en appelait enfin aux élus de l'intelligence. A ce Louis XIV qui avait eu l'insolence de donner sa personne pour une définition de l'État, la France répondait depuis un siècle : l'État, c'est nous tous. Il était temps que cette réponse fût comprise : la force promit le droit.

Mais Louis XVI disait dans cinq ans. Et pourquoi donc tant de retards ? Le désordre n'était-il pas assez grand ? Fallait-il attendre de plus pressants périls et qu'on eût besoin d'une somme supérieure à quatre cent vingt millions ? Voilà ce que divers opinants représentèrent au roi avec beaucoup de franchise et de liberté. L'abbé Sabathier donna l'exemple d'une résistance enveloppée de formes respectueuses. Mais un vieux conseiller se leva : c'était Robert de Saint-Vincent, austère janséniste à qui la rigidité de ses principes et de ses mœurs, sa vie retirée, permettaient un langage rude et inspiraient une éloquence sauvage. Il appartenait à cette forte race de parlementaires qui, depuis Saint-Cyran, était en possession de braver les jésuites, les rois et le pape. Quatre cent vingt millions d'emprunts ! s'écria-il, comment peut-on espérer que le parlement émette son vœu en faveur d'un pareil acte, tandis que, si un fils de famille en faisait de semblables, il n'y a pas un tribunal qui hésitât à les annuler ? S'adressant à Louis XVI, il comparait la royauté à un mineur imprévoyant qui, de gaieté de cœur, se livre aux coups de l'usure la plus scandaleuse. Emprunter pour vivre, c'était recourir à la mort. Et il conseillait au roi, le sommait presque de convoquer les états généraux, de les convoquer, non pas dans cinq années, mais promptement, sans retard, sans attendre que les maux du royaume devinssent tout à fait incurables. Joignant la menace à la censure, il ajoutait : Vos ministres veulent éviter ces états généraux dont ils redoutent la surveillance ; mais leur espérance est vaine ; les besoins de l'Etat vous forceront à les assembler d'ici à 1789. Oui, ils vous y forceront. Sire, convoquez les états et créez, s'il le faut, un emprunt ; mais retranchez ces promesses illusoires de présenter à l'assemblée de la nation l'ordre rétabli, l'État libéré ; ou, plutôt, retranchez tout ce préambule : il est indigne de la majesté royale, il est indécent.

Immobile et fixant sur l'orateur de grands yeux attentifs, Louis XVI écouta jusqu'au bout ces mâles apostrophes, qui ne le blessèrent point, bien que l'âpreté en fût augmentée encore par l'accentuation du débit et la rudesse du geste. Robert de Saint-Vincent avait imposé au roi : d'Esprémesnil le séduisit et fut au moment de l'entraîner. Il conjura Louis XVI de convoquer les états généraux pour l'année 1789 : 1789, date fatidique qui déjà se présentait à beaucoup d'esprits clairvoyants, comme si une intuition rapide et lumineuse leur eût fait exactement mesurer le temps que la monarchie avait à vivre ! D'Eprémesnil eut alors un instant de véritable éloquence. Il fut sur le point, dit Sallier, de remporter un des plus beaux triomphes que puisse obtenir la parole. S'apercevant de l'émotion du roi, il redoubla d'instances : Sire, d'un mot vous allez combler tous les vœux. Un enthousiasme universel va passer en un clin d'œil de cette enceinte dans la capitale, de la capitale dans tout le royaume. Un pressentiment qui ne me trompera pas m'en donne l'assurance, je le lis dans les regards de Votre Majesté : cette intention est dans son cœur, cette parole est sur ses lèvres. Prononcez-la, sire ; accordez-la à l'amour des Français. L'orateur s'arrêta, et l'assemblée eut devant les yeux un tableau muet, non moins éloquent que la parole de d'Esprémesnil. Les regards de ce magistrat semblaient avoir fasciné Louis XVI, qui, prêt à dire le mot espéré, et gardant le silence par embarras plus encore que par indécision, ne laissait pourtant pas de se montrer attendri et convaincu. A quelques pas au-dessous du trône, Lamoignon, pâle de colère, et devinant la défaite du monarque, brûlait de soutenir par un signe cette volonté vaincue ; mais il n'osait tourner la tête, de peur d'afficher ainsi l'empire du serviteur et l'abaissement du maître.

L'émotion dura peu : quand les voix eurent été recueillies par le premier président, Lamoignon n'attendit pas qu'on les comptât suivant l'usage ; il monta auprès du trône, le front soucieux, les traits altérés par un dépit contenu, et après qu'il eut parlé à voix basse au roi, Louis XVI prononça ces brèves formules, dont la dissonance lui échappa sans doute et qui consternèrent l'assemblée : Je trouve qu'il est nécessaire d'établir les emprunts portés dans mon édit. J'ai promis les états généraux avant 1792 ; ma parole doit vous suffire. J'ordonne que mon édit soit enregistré.

Comme le greffier en chef écrivait la mention sur le repli de l'édit, tout à coup au sein d'une légère rumeur qui parcourait les bancs de Messieurs, on entendit s'élever la voix du duc d'Orléans, protestant contre l'illégalité de la séance et demandant qu'il fût ajouté à la mention de l'enregistrement : fait du très-exprès commandement de Sa Majesté. Le roi, troublé, répondit en balbutiant : Cela m'est égalvous êtes bien le maîtreSi... c'est légalparce que je le veux[30]. Et, ayant ordonné la lecture de l'édit relatif aux protestants, il se retira.

Il fut pris alors, sur la motion de d'Esprémesnil, un arrêté destiné à rester secret dans les registres. Le parlement y déclarait n'avoir aucune part à la transcription ordonnée ; mais cette protestation timide et en quelque sorte clandestine se changea le lendemain en fureur bruyante, quand on apprit que le roi venait d'exiler le duc d'Orléans à Villers-Cotterêts ; que les conseillers Fréteau et Sabathier, soupçonnés d'avoir dicté au prince sa protestation, avaient été enlevés et conduits, l'un au château de Dourlens, l'autre au mont Saint-Michel.

Paris fermenta. Le duc d'Orléans, qui, à la sortie du palais, s'était vu escorté en triomphe jusqu'à son carrosse et environné d'une popularité subite, fut accablé de louanges. On admira, on vanta son courage, autant que la fermeté des deux magistrats, et l'on se plut à raconter que le baron de Breteuil, chargé de l'arrestation, ayant voulu monter dans la voiture du prince pour le mieux suivre, conformément aux ordres du roi, le duc avait répondu sur le ton d'une fierté méprisante : Eh bien, montez derrière[31].

De leur côté, les parlementaires donnaient à l'incarcération des deux conseillers l'importance d'un intérêt d'État, dénonçant l'abus scandaleux des lettres de cachet, forme barbare, procédé d'un despotisme sur lequel ils avaient trop longtemps gardé le silence, et qui leur parut intolérable dès qu'il atteignit deux de leurs collègues. Ils refusent donc d'enregistrer l'édit sur les protestants jusqu'à ce qu'on ait mis en liberté Fréteau et Sabathier. Mais, cette fois, la cour entendait résister à l'opinion. En vain le parlement envoya-t-il à Versailles solliciter le rappel du duc d'Orléans et la délivrance des deux captifs, le roi renvoya les députés avec le froid laconisme d'un sultan.

Pendant ce temps, miné par la fièvre, affaibli par des crachements de sang réitérés, rongé de maladies qu'on s'étonnait de rencontrer dans un prélat, l'archevêque de Toulouse luttait contre le tourment de sa santé perdue. Toutefois, il n'en poursuivait pas d'un cœur moins audacieux ses despotiques desseins. Le célèbre médecin Barthez avait beau lui prescrire sous peine de mort un repos absolu et l'éloignement des affaires[32], l'ambitieux prélat, trouvant dans Lamoignon un collègue charmé de recommencer Maupeou, rêvait, de son lit, l'abolition brutale et absolue des parlements. Il convoitait pour le roi le despotisme, pour lui, l'archevêché de Sens, en échange de l'archevêché de Toulouse. En ce dernier point, il fut fait selon son désir ; et comme il lui restait des dettes personnelles, on lui donna une coupe de bois de neuf cent mille livres[33].

Or, voilà que soudain une vague nouvelle circule et peu à peu s'accrédite. On assure que les commandants et intendants de province ont reçu ordre de se rendre à leur poste. On a vu partir de Versailles des courriers porteurs de dépêches mystérieuses qui doivent, dit-on, s'ouvrir partout le même jour. On sait enfin que, gardés à vue dans un atelier qu'entoure un triple rang de baïonnettes[34], des ouvriers imprimeurs travaillent sans relâche à composer le texte d'édits redoutables.

D'Esprémesnil, ayant sur ces entrefaites gagné la femme d'un des ouvriers de l'imprimerie royale, celui-ci parvint à lancer par les fenêtres une épreuve des édits, roulée dans une boule de terre glaise ; et c'est ainsi que le parlement apprit qu'on allait fermer le lieu de ses séances, disperser tous ses membres et créer une autre compagnie dont les fonctions seraient d'obéir.

On sent quelle fut, à cette nouvelle, la consternation des uns, la colère des autres. Exaltés par le péril, tous jurent de rester unis, et, dans une séance à laquelle assistèrent les pairs du royaume, les ducs d'Uzès, de La Rochefoucauld, de Praslin, de Fitz-James, etc., on arrête, en forme de déclaration solennelle, que l'inviolabilité du parlement n'est pas moins sacrée que celle du roi.

Alors fut signé l'ordre d'enlever Goislard de Montsabert et d'Esprémesnil. Cet ordre devait être exécuté pendant la nuit du 4 au 5 mai ; mais, secrètement avertis par un membre du conseil, les deux magistrats s'évadèrent de leur maison à la pointe du jour et se réfugièrent au palais de justice.

A l'ouverture des chambres, les parlementaires écoutent le récit des deux évasions, ils mettent Goislard et d'Esprémesnil sous la protection du roi qui les frappe et de la loi qu'il oublie, ils envoient à Versailles une députation dont ils attendent le retour, en séance. Vers minuit on entend le pas des chevaux… C'était un régiment de cavalerie qui venait cerner le palais[35]. D'un autre côté, on annonce que les cours se remplissent de sentinelles, que des sapeurs se rangent devant les portes la hache levée. Et aussitôt, les membres, dispersés dans les couloirs, se réunissent en la grand'chambre, où se trouvent, par suite du désordre de la journée, des personnes étrangères aux délibérations. Ce public de hasard dut se retirer dans la chambre de la Tournelle qui, à l'instant même, fut investie.

Ainsi rendu à la sévérité de ses usages, le parlement attendait silencieux et irrité, lorsque parut le marquis d'Agoust, major des gardes françaises. Il faut lire cette scène mémorable, telle que la raconte, sous la dictée de ses vivants souvenirs, un des membres de la cour souveraine[36]. Il était nuit ; la grand'chambre n'était éclairée que d'une faible lumière ; le plus profond silence y régnait, et la tranquillité de cette heure nocturne ajoutait à la majesté terrible des circonstances. A la vue de cette assemblée, où siégeaient-cent vingt magistrats en robe rouge, des maréchaux de France, des ducs et pairs, des princes de l'Église, le major se troubla, et ce fut d'une voix émue qu'il donna lecture de l'ordre d'arrestation lancé contre Goislard et d'Esprémesnil. La cour va en délibérer, dit le président ; et, comme le marquis d'Agoust le pressait de lui livrer les deux magistrats, il répondit par un geste de mépris. Où sont messieurs de Montsabert et d'Esprémesnil ? demanda le major, qui ne les connaissait pas. — Nous sommes tous d'Esprémesnil et Montsabert, cria un membre de l'assemblée, et l'assemblée entière répéta ce cri. Déconcerté, le major se retire pour aller prendre de nouveaux ordres. Bientôt, revenus de Versailles, les députés du parlement apprennent à leurs collègues que Louis XVI a refusé de les recevoir, que la réponse écrite où Lamoignon leur annonçait ce refus s'était fait attendre jusqu'à minuit, bien que le roi fût de retour de la chasse dès huit heures du soir.

Les magistrats passèrent la nuit dans le sanctuaire de la justice, devenu semblable à une citadelle assiégée.

A onze heures du matin, le marquis d'Agoust se présenta de nouveau, accompagné d'un officier de robe courte, auquel il enjoignit, de par le roi, de désigner d'Esprémesnil et Montsabert. L'officier, parcourant du regard l'assemblée, déclara qu'il ne les voyait point. Prenez garde, reprit d'Agoust, l'ordre du roi porte que vous me les montrerez. — Sur mon honneur, monsieur, je vous répète que je ne les vois point[37]. Le marquis d'Agoust se disposait à sortir, lorsque d'Esprémesnil le rappelant : C'est moi, monsieur, qui suis d'Esprémesnil. Ma conscience me défend d'obéir à des ordres arbitraires. Si je résiste, vos soldats emploieront-ils la contrainte ? Sur l'affirmation du major, et pour éviter le scandale d'un enlèvement à main armée, d'Esprémesnil déclara qu'il cédait à la violence. Mais, avant de suivre le marquis d'Agoust, il en appela au parlement : Je suis la victime que l'on vient immoler sur l'autel même... Je prie la compagnie de ne point perdre le souvenir de l'attachement que je lui ai voué. Quel que soit le sort qu'on me réserve, je serai toujours digne d'elle. Il embrassa les collègues qui l'entouraient, leur recommanda sa famille, affecta de s'incliner profondément devant cette assemblée que la force ne respectait plus, et, d'un pas ferme, il se rendit à la voiture qui devait le conduire prisonnier aux îles Sainte-Marguerite. Goislard de Montsabert, qui avait imité courageusement d'Esprémesnil, fut emmené au château de Pierre-Encise.

Le parlement était en séance depuis trente heures. Avant de se séparer, il arrêta des représentations où il vantait au roi la noble fierté des magistrats enlevés et demandait leur élargissement. Il sortit ensuite entre deux haies de soldats. Le major ferma les portes du palais et en emporta les clefs[38].

Après un pareil attentat contre les personnes, et à la faveur de la consternation qu'il avait dû causer, Brienne et Lamoignon s'empressèrent de frapper le grand coup.

Le 8 mai, s'ouvrit à Versailles un solennel lit de justice. Tous les cœurs étaient aigris, et, loin de les adoucir, le discours du monarque ne fit que les blesser encore davantage. Louis XVI parla d'un ton bref, impérieux ; il censura vertement les écarts dont le parlement de Paris avait donné l'exemple aux autres cours. A son tour, Lamoignon prit la parole pour justifier les édits qu'il venait présenter, et parmi lesquels trois devaient rester célèbres.

Le premier enlevait au parlement la connaissance des procès criminels impliquant des prêtres ou des nobles, et celle des affaires civiles au-dessous de vingt mille livres, lesquelles seraient jugées sans appel et en dernier ressort par quarante-sept grands bailliages qu'on établissait dans le royaume afin de rendre ainsi la justice plus expéditive et moins coûteuse.

Un second édit effaçait de notre code criminel les dernières traces des époques d'ignorance et de barbarie. C'était comme un écho retentissant de la voix des philosophes. Un rayon du génie de Voltaire s'était enfin glissé jusqu'au fond de ces ténébreuses procédures, dont les formules vagues, inintelligibles, n'avaient plus de sens que pour le bourreau. Une pensée de tolérance pénétrait dans ces asiles de terreur où l'on avait vu tant de fois des accusés sans garanties frémir devant des juges sans pitié. Lamoignon abolissait par son édit l'interrogatoire sur la sellette, qui épouvante et avilit l'accusé ; la question préalable, qui, arrachant à la douleur les prétendus secrets de la conscience, force les malheureux à calomnier leur âme pour soulager leurs corps. Il interdisait l'usage de ces locutions d'un laconisme homicide : et autres cas résultants au procès, protocoles barbares, dont le style était encore moins français que le sentiment qui les dicta. Il ordonnait au juge de spécifier les délits, pour qu'il fût au moins possible de les comparer aux châtiments. A l'avenir, disait le garde des sceaux, le crime doit être articulé dans le procès. Si la peine suit le délit, il faut montrer le délit à côté de la peine. Il annonçait enfin que lorsqu'un accusé aurait été reconnu innocent, le roi le dédommagerait sur son propre domaine, en l'absence de tout autre recours. Ainsi la rédaction de nos lois criminelles réfléchissait les lumineux écrits des Servan, des Dupaty, des Brissot[39], les admirables plaidoyers du défenseur de Calas, le livre immortel de Beccaria. L'humanité servait de préambule à la justice.

Le parlement avait dû écouter avec respect et en silence la lecture de ces lois nouvelles dont la sagesse était évidente. Mais l'édit qui souleva l'indignation et les murmures fut celui qui, faisant revivre une gothique institution de l'ancienne monarchie, rétablissait[40] une cour plénière, cour suprême, uniquement chargée désormais de l'enregistrement des impôts et des lois. La grand'chambre du parlement y était admise, à l'exclusion des enquêtes ; et on y introduisait les princes du sang, les pairs du royaume, le chancelier, les grands officiers de la couronne, deux maréchaux de France, des prélats, des gouverneurs de province, dix conseillers d'État ou maîtres des requêtes, quatre personnages distingués, au choix du souverain. Les parlements de province n'y étaient représentés chacun que par un seul de leurs membres. Ainsi soumise à l'influence des ministres et placée sous la ma du prince, la cour plénière n'avait plus que l'apparence d'un bureau de courtisans dont la fonction serait de couvrir par l'hypocrisie du contrôle le scandale d'une adhésion trop complaisante.

Le jour même de ce fameux lit de justice, le parlement fut déclaré en vacances et le palais fermé. La grand' chambre qui, d'ailleurs, avait ordre de rester à Versailles, ne sachant où se réunir, erra quelque temps à travers la ville, et finit par se rassembler, non pas dans un jeu de paume, mais dans une auberge[41]. Il faut le dire, la grand'chambre inclinait à se soumettre. Il paraît certain que, peu de jours avant la tenue du lit de justice, le garde des sceaux Lamoignon avait déjà sondé les membres les plus influents, dans un dîner splendide auquel Robert de Saint-Vincent assistait. Le président d'Aligre était gagné, et l'on attendait l'avis du sévère janséniste, quand tout à coup se frappant le front, comme pour en tirer les lumières de sa conscience, Robert de Saint-Vincent se prononça contre les innovations du ministre[42].

Quoi qu'il en soit, liés par le serment du 3 mai, les vieux magistrats de la grand'chambre s'engagèrent à ne jamais accepter aucune fonction dans la nouvelle cour nommée plénière. En vain le roi essaya-t-il de tenir en ses appartements une séance royale, pour y confirmer sa volonté de la veille, la grand'chambre persista ; et, en affirmant l'énergie de ses résolutions, Louis XVI ne fit qu'en trahir la faiblesse. Il fallut congédier ces intraitables parlementaires qui ne voulaient ni se rendre maîtres de l'État ni qu'on se rendît maître d'eux.

L'édit sur la cour plénière mit tout Paris en rumeur. Les plaisanteries abondèrent comme de coutume, mais elles étaient amères cette fois et il y avait de la colère dans le rire public. Il ferait beau voir les édits enregistrés par le grand écuyer ! la convenance des impôts jugée par le capitaine des gardes ! En parcourant la liste des membres de la cour plénière, quelqu'un s'était écrié : Eh mais, c'est un lever du roi[43] ; et le mot fut répété parce qu'il était juste. On ne mettait pas en doute que. l'intention du roi ne fût d'éluder les états général, et que la cour plénière n'eût été précisément instituée pour en tenir lieu. Or, qu'était-ce que cette représentation de la France, nommée à petit bruit dans les boudoirs de Trianon ?

Les provinces prirent feu ; et l'on put juger alors combien il était nécessaire qu'une grande révolution vînt, qui apportât à la France le bienfait de l'unité. Car si la bourgeoisie, si le peuple crièrent anathème à la cour plénière, parce qu'elle était un essai de despotisme ministériel, les résistances de la noblesse et des parlements eurent. un tout autre caractère : gens de robe et gens d'épée se soulevèrent contre la cour plénière par esprit de fédéralisme et parce qu'elle était un effort vers l'unité. C'est ainsi que le parlement de Besançon risqua cette affirmation sacrilège : Les lois d'un vaste royaume ne doivent pas être uniformes[44]. De son côté, et du haut de ses Pyrénées, invoquant le souvenir de Henri IV, la noblesse du Béarn osa dire : Nous réclamons notre contrat, et la foi des serments d'un roi que nous aimons[45]. La noblesse de Bretagne s'exprima en termes plus audacieux encore. Par l'organe du comte de Botherel, procureur général syndic des états bretons, elle déclara réclamer formellement l'exécution du contrat de mariage du roi Louis XII et de la duchesse Anne, relativement aux libertés et coutumes particulières de la province[46]. Attaquer le parlement, s'écriait l'orateur du présidial de Rennes, c'est violer le contrat d'union[47]. Violer le contrat d'union ! c'est-à-dire qu'aux yeux des gentilshommes et des parlementaires de province, le vrai crime des fondateurs de la cour plénière était d'avoir voulu détruire l'anarchique diversité des juridictions locales, d'avoir voulu créer à tous les Français une commune patrie. Chose bizarre ! l'établissement de la cour plénière n'avait qu'un seul côté qui fût réellement inattaquable, et c'était là que portaient les coups. Ce qu'on ne pardonnait pas aux approbateurs des récents édits, c'était de prétendre qu'il ne fallait au royaume qu'une seule loi, qu'un seul enregistrement[48]. De sorte que les deux ennemis alors en présence se trouvaient être : d'un côté le despotisme ministériel, de l'autre le fédéralisme.

De ces deux forces malfaisantes, la seconde, n'était assurément pas moins opposée que la première au génie de la Révolution ; mais la monarchie avait tellement lassé le royaume, tout ce qui venait d'elle paraissait si suspect, ses ministres avaient jusqu'alors si cruellement abusé de l'arbitraire, que le peuple n'hésita pas à prendre parti pour les parlements. Aussi bien la cause du fédéralisme se cachait ici derrière la question du droit. Les parlements ne tenaient-ils pas la place des états généraux ? En attendant mieux, ne représentaient-ils pas la nation ? Les anéantir, n'était-ce pas laisser voir qu'on entendait mettre désormais la monarchie à l'abri de toute espèce de contrôle ? Voilà de quels spécieux prétextes le fédéralisme provincial couvrit sa révolte. Le peuple s'y trompa, entraîné qu'il était, d'ailleurs, par un ardent besoin d'agitation, et l'on eut ce spectacle étrange, inouï, des passions révolutionnaires se pressant au service d'une pensée de contre-révolution.

En Bretagne, cette alliance eut quelque chose d'éclatant. La nouvelle des édits Lamoignon ne fut pas plutôt parvenue à Rennes, que tous les corps de la ville coururent comme se grouper autour du parlement : compagnie du présidial, siège royal de la maîtrise des eaux, communauté des procureurs, faculté de droit, chapitre de l'Église de Rennes, officiers, de la milice bourgeoise, association des étudiants, commission des états pour la navigation, consulat. Et le cri général était celui que poussa le doyen des avocats, Guy Le Chapelier, ce même Le Chapelier qui, au sein de l'Assemblée nationale, allait si rudement porter coup au passé : Puisse notre ancienne constitution être garantie de toute atteinte !...[49] Aussi, lorsque, le 10 mai 1788, à sept heures du matin, le commandant et l'intendant de Bretagne, le comte de Thiard et Bertrand de Molleville, se présentèrent au palais pour y faire violemment enregistrer les édits, ce fut, dans toute la ville, un mouvement furieux. Arrivés jusqu'aux portes des chambres, après avoir fait ranger sous les voûtes et sur le perron la garde qui les avait accompagnés, les commissaires du roi eurent à subir mille avanies. La foule, entrée avec eux, les poussait injurieusement, les poursuivait de clameurs méprisantes[50]. Avant de les recevoir, les magistrats leur envoyèrent demander, par le greffier en chef, leurs lettres de créance, et ils furent réduits à errer quelque temps dans la grande salle et les corridors, jouets de la robe subalterne[51]. Admis enfin, mais non sans avoir été obligés de recourir à la menace, ils eurent l'humiliation de voir la cour se couvrir, au moment où l'on ouvrait les portes, et les magistrats s'écarter de la place où ils devaient s'asseoir. L'indignation populaire les attendait à leur sortie, et elle éclata impétueusement contre eux, contre Bertrand de Molleville du moins ; car le comte de Thiard avait toujours déployé autant de modération que de fermeté militaire, et c'était surtout à l'intendant que s'adressaient les haines[52]. A peine eut-il dépassé l'enceinte des troupes qui investissaient le palais, que des imprécations terribles retentirent. Une corde à nœuds coulants fut à diverses reprises lancée sur lui, et il reçut une pierre à la tête[53]. La multitude grossissait ; cependant, la jeunesse des écoles était accourue, et, plusieurs arrachant aux soldats leurs baïonnettes, la lutte commençait, lorsqu'un généreux officier du régiment de Rohan, le chevalier Blondel de Nouainville, s'élance vers la multitude, jette au loin son épée et s'écrie : Mes amis, ne nous égorgeons pas. Je suis citoyen comme vous... Soldats... halte ! Ce noble élan changea subitement les dispositions de la foule. On entoure l'officier, on l'embrasse ; des hommes du peuple l'enlèvent sur leurs épaules. Mais les soldats, trompés sur le sens de cette démonstration, s'inquiètent et engagent le combat. Au milieu de la confusion, Nouainville fut blessé à la joue. Il s'écrie aussitôt en montrant sa blessure : Ce n'est que mon sang, et, une seconde fois, il apaise la révolte. Mais les troubles ne tardèrent pas à se renouveler, et la noblesse de Bretagne rédigea, sous forme de protestation, un acte d'accusation véritable contre les ministres Brienne et Lamoignon :

Le premier crime des maires du palais, y était-il dit, fut de renverser les lois, le second d'usurper le trône. A des époques moins reculées, le cardinal de La Balue, ce modèle d'ingratitude, ne craignit pas de trahir à la fois son roi et son bienfaiteur. Le cardinal de Richelieu ne fit couler le sang le plus illustre, n'enchaîna la nation, que pour asservir le monarque à ses volontés. Le cardinal Mazarin ne souleva le peuple, ne priva la France du secours d'un héros, que pour piller les trésors de l'Etat. Ces crimes prouvent combien est sage la constitution qui leur oppose des corps de magistrats trop vigilants pour qu'on puisse leur cacher la vérité et trop nombreux pour qu'on puisse les séduire[54].

 

Rien de plus habile que ce mémoire. La question du fédéralisme y était soigneusement masquée ; celle du despotisme ministériel y était seule mise en relief.

Et du reste, les nobles de Bretagne ne se bornèrent pas à des protestations écrites. Ils députèrent au roi douze d'entre eux, les comtes de La Fruglaye, de Guer, de Nétumières, de Bec-Le-Lièvre, les marquis de Montluc, de Trémergat, de Carné, de Bédée, de La Rouarie, de La Féronière et le vicomte de Cicé. Brienne les fit ter insolemment à la Bastille.

En Dauphiné comme en Bretagne, les parlements eurent pour eux les colères du peuple. Mais la résistance, commencée dans le tumulte, finit par enfanter, à Grenoble, des scènes pleines de grandeur.

Clermont-Tonnerre, commandant en Dauphiné, ayant reçu l'ordre d'exiler le parlement, le tocsin sonna et, de clocher en clocher, portant l'alarme au sommet des montagnes voisines, en fit descendre des hommes robustes et intrépides qui remplirent la ville de leur audace. La garde du commandant fut dispersée et, bientôt, son hôtel envahi. Il y en eut qui saisirent le duc au collet, menaçant de le pendre au lustre de son salon. Une hache fut levée sur sa tête et, détournée par un officier, elle resta suspendue jusqu'à ce qu'eût été signé l'ordre qui révoquait l'exil du parlement. Mais le parlement repoussa ces avances d'une émeute qui l'épouvantait et il partit pour l'exil.

Alors parut Mounier, ami de Necker, admirateur systématique des institutions anglaises, et qui était de ces hommes qui veulent fortement le peu qu'ils veulent. Inquiet de la portée des troubles et convaincu de la nécessité d'en régler l'action, il forma chez lui un comité composé des membres les plus influents des trois ordres de la province ; et là il fut convenu que, le 21 juillet 1788, une assemblée solennelle, destinée à sceller entre les ordres un pacte d'union, serait tenue à Vizille, dans le château de Lesdiguières et non loin du tombeau de Bayard. Le maréchal de Vaux, rude soldat que sa rudesse même avait fait donner pour successeur au duc de Clermont-Tonnerre, s'empressa d'inonder de troupes les avenues de Vizille. Les députés dauphinois ne s'en montrèrent ni émus ni étonnés ; ce fut au milieu des baïonnettes, qu'ils vinrent proclamer, avec toute la majesté, avec tout le calme du droit, enfin victorieux, des principes qui allaient être en partie ceux de la Révolution française. Déjà, dans une déclaration rédigée par Mounier, le consentement des peuples réunis en assemblée nationale avait été déclaré constitutif de l'état social. A Vizille, on arrêta que le parlement du Dauphiné serait rappelé ; que tout impôt serait refusé si les états généraux n'étaient pas convoqués sans retard ; que les privilèges, particuliers à la province seraient sacrifiés à la grande loi de l'unité française ; que les ordres du clergé et de la noblesse en Dauphiné formeraient une seule chambre et que le tiers se composerait d'un nombre de membres égal à celui des deux autres ordres réunis.

Ainsi, de toutes parts, on s'élevait contre Brienne. Or, le clergé ne lui fut pas plus favorable que les parlements et l'opinion. Dans une assemblée extraordinaire convoquée par lui, les princes de l'Église, que conduisait Thémines, évêque de Blois, firent entendre des remontrances où leur égoïsme se couvrait du manteau de l'intérêt public. Prenant parti pour le fédéralisme, ils en exposaient en ces termes les tristes doctrines : Il est bien essentiel que tous les pays observent les lois ; il ne l'est pas que tous les pays aient les mêmes. L'unité d'un tribunal en France n'est un avantage qu'autant que l'uniformité des lois pourrait en être un[55]. Au surplus, il fut bien permis de croire que cette censure de la cour plénière n'était, de la part du clergé, qu'un moyen de conserver ses privilèges financiers, lorsqu'on le vit refuser jusqu'à la misérable somme de dix-huit cent mille livres, que Brienne lui demandait. Les biens du clergé appartenant au ciel, les frapper d'impôts, c'était, suivant ces évêques, commettre un sacrilège, c'était imposer Dieu.

En attendant, les emprunts ne se remplissaient pas, le crédit était mort, les capitaux ne circulaient plus, et le principal ministre, ne pouvant alimenter les services que par des anticipations toujours grossissantes et désormais impossibles à renouveler, sentait venir à grands pas la banqueroute. Mais tandis que son maître passait les journées entières à la chasse et semblait craindre qu'on ne le soupçonnât de gouverner, lui, le regard ferme, l'air souriant, il jouait à la fois la vigueur de Richelieu et la finesse de Mazarin, disant avec une vaniteuse affectation de profondeur : J'ai tout prévu, même la guerre civile[56].

Il fallait pourtant calmer la nation et satisfaire les créanciers de l'Etat. Brienne promit les états généraux pour le 1er mai 1789[57] ; et, quant aux créanciers, un édit leur annonça qu'après une suspension de payement de six semaines, on les payerait, trois cinquièmes en argent et deux cinquièmes en billets ayant cours dans le commerce[58]. L'épouvante gagne aussitôt l'ombrageuse armée des capitalistes ; chacun court à la caisse d'escompte échanger ses billets contre des écus. Mais la caisse n'ayant en numéraire qu'une trop faible partie de son fonds, un nouvel arrêt dut venir à son secours en l'autorisant à payer les billets en lettres de change et les lettres de change en billets. Brienne essayait de manier ici le terrible instrument dont s'était armé le génie de Law dans ses combats contre l'usure ; mais n'ayant ni l'habileté de l'immortel Écossais, ni son coup d'œil, ni sa grande âme, comment l'archevêque de Toulouse se serait-il sauvé là où le plus grand des financiers avait péri ?

Un ministre qui, au tort d'avoir fermé le chapitre des profusions, joignait celui d'être à bout de ressources, devait avoir naturellement contre lui des courtisans habitués à faire bourse commune avec le trésor public[59]. Le comte d'Artois s'était déclaré le premier[60] : Brienne succomba.

Marie-Antoinette ne consentit qu'en pleurant au renvoi de l'archevêque ; elle obtint pour lui le chapeau de cardinal et le combla de bienfaits.

Cependant, à la nouvelle de la chute du ministre, la joie des Parisiens fut de l'enthousiasme. Elle redoubla, lorsque, peu de jours après, on apprit la retraite de Lamoignon et le rappel des parlements. Les prisonniers bretons trouvèrent moyen d'illuminer un instant la plate-forme de la Bastille. Des feux d'artifice, des fusées célébrèrent le triomphe de l'opinion. Mais les deux ministres brûlés en effigie ; l'intervention brutale des soldats ; la fusillade ; la rue Meslay, la rue Saint-Dominique, le Pont-Neuf, la place de Grève ensanglantés ; plusieurs citoyens inoffensifs, tels que le romancier Florian, frappés ou blessés dans les emportements d'une colère aveugle, tout cela disait assez que désormais la chute des mauvais pouvoirs serait, avant de devenir l'occasion d'une fête, le prix d'un combat !

Necker fut rappelé, et, par l'étonnant prestige attaché à son nom, il ramena le crédit[61]. Mais pendant que la France entière applaudissait, Louis XVI disait tristement : On m'a fait rappeler Necker, je ne le voulais pas : on ne tardera pas à s'en repentir.

Et maintenant, où trouver dans l'histoire un prince qui, plus complètement que Louis XVI, ait été le jouet de la destinée ? Il doit périr par une révolution, et bien longtemps avant qu'elle ait porté la main sur lui, voilà que cette révolution l'attire, le tourmente, le fascine. Rien, d'ailleurs, qui puisse conjurer le péril : ni les concessions, ni les prières, ni les menaces. On a recours aux notables : ils ne font qu'ajouter à l'émotion générale le bruit de leurs débats. On s'adresse aux parlements : ils se soulèvent et mettent le feu à l'opinion publique. On implore le clergé ; il se détourne avec orgueil et mépris. Quand la cour est satisfaite, la nation s'emporte ; quand la nation est un moment calmée, la cour murmure. On raille les économies de Louis XVI, on s'indigne des prodigalités de ses ministres. S'il emploie la ruse, elle le déconsidère ; s'il emploie la force, elle le rend odieux ; s'il se résigne à proposer des réformes, son initiative est dénoncée comme une usurpation. Soumis aux conseils d'une femme impérieuse, tremblant à la voix d'un grand peuple en éveil, il passe de la faiblesse à la colère et se repose de la colère par l'insouciance. Que faire donc ? La nation ne pouvant plus être gouvernée, on dut en venir à l'appeler elle-même au gouvernement ; et les états généraux furent promis.

C'est que la Révolution arrivait forte de tous les ressentiments légitimes et de toutes les passions qui, durant plusieurs siècles, s'étaient amassés au cœur des hommes. L'arrêter ? il aurait fallu, pour cela, supprimer l'histoire.

 

 

 



[1] Mémoires historiques et politiques, t. VI, p. 56.

[2] M. de Lévis, Souvenirs et portraits, p. 105.

[3] Sénac de Meilhan, Du gouvernement, des mœurs et des conditions en France.

[4] C'est dans les Mémoires du baron de Besenval qu'on en trouve l'aveu, t. II, p. 233.

[5] Sallier, Annales françaises, p. 60.

[6] Histoire du gouvernement français depuis l'assemblée des notables, p. 100.

[7] Procès-verbal de l'assemblée des notables tenue en 1787, p..303.

[8] Par la mort de son père, arrivée en 1785, le duc de Chartres dont il a été question dans les chapitres précédents, était devenu duc d'Orléans.

[9] Bachaumont, Mémoires secrets, t. XXXV, p, 122.

[10] Histoire du gouvernement français depuis l'assemblée des notables, etc., p. 67.

[11] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. II, p. 35.

[12] Le Dernier jour de Paris sous l'ancien régime, par Barère, chapitre XXXIII, à la suite des Mémoires de Barère, publiés par MM. Hippolyte Carnot et David d'Angers.

[13] Manuscrit de M. Sauquaire-Souligné. — Il est à remarquer que ce manuscrit est ici d'accord avec les Mémoires de Barère. Voyez les dernières pages du chapitre préliminaire.

[14] Discours de Monsieur, frère du roi, à la séance de clôture. Procès-verbal de l'assemblée des notables, p. 308.

[15] Remontrances arrêtées au parlement de Paris les 16 et 21 juillet.

[16] Histoire du gouvernement français depuis l'assemblée des notables, p. 175.

[17] Annales françaises, par Sallier, ancien conseiller au parlement de Paris, p. 80.

[18] Mémoires de l'abbé Morellet, t. I, chap. XVII, p. 336.

[19] Règlement publié le 9 août 1787.

[20] Histoire du gouvernement français depuis l'assemblée des notables, p. 167.

[21] Mémoires du baron de Besenval, t. II, p. 256.

[22] Mémoires du baron de Besenval, t. II, p. 256.

[23] Nougaret, Règne de Louis XVI, t. II, p. 295.

[24] Bachaumont, Mémoires secrets, t. XXXVI, p. 25.

[25] Lettre de Loménie de Brienne au président du parlement de Paris, à Troyes, trouvée dans les papiers de Louis XVI.

[26] Annales françaises, p. 105.

[27] Sallier tenait ces faits de la bouche de d'Esprémesnil.

[28] Nous trouvons ce fait dans un manuscrit sur Jacques Duval d'Esprémesnil, manuscrit qui nous a été remis par la famille et qui est ici d'accord avec les Annales de Sallier.

[29] Brienne et Lamoignon finirent tous les deux par un suicide. Lamoignon se tua dès 1789 ; Brienne, en 1793, prévint le supplice de l'échafaud en avalant du poison. Voyez l'Essai historique et critique de Paganel, t. I, p. 26. 1815.

[30] Annales françaises, p. 129.

[31] Bachaumont, Mémoires secrets, t. XXXVI, p. 291.

[32] Mémoires du baron de Besenval, t. II, p. 299.

[33] Mémoires du baron de Besenval, t. II, p. 300.

[34] Journal des événements du mois de mai 1788, imprimé dans le tome I des Chefs-d'œuvre politiques et littéraires. — Mémoires historiques et politiques, t. VI, p. 185.

[35] Mémoires de Weber, t. I, chap. II.

[36] Sallier, Annales françaises, liv. VI.

[37] Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, t. VI, p. 190.

[38] Mémoires de Weber, t. I, p. 210.

[39] Voyez les Discours sur l'administration de la justice criminelle, publiés en 1766 par Servan ; le Mémoire pour trois hommes condamnés à la roue, par lequel Dupaty sauva la vie à trois accusés ; et la Théorie des lois criminelles, publiée par Brissot en 1780.

[40] La loi était intitulée : Édit portant rétablissement de la cour plénière.

[41] Mémoires de Weber, t. I, p. 219.

[42] Notes communiquées par un ancien conseiller à M. Eugène Labaume. Voyez son Histoire monarchique et constitutionnelle de la Révolution française, t. II, p. 234.

[43] Journal des événements du mois de mai 1788.

[44] Introduction aux fastes de la Révolution, par Marrast et Dupont, p. XII.

[45] Mémoires historiques et politiques, t. VI, p. 205.

[46] Protestation du procureur général syndic des états de Bretagne. — Ce document et tous ceux que nous aurons occasion de citer touchant les troubles de Bretagne, font partie d'une précieuse collection de pièces officielles, dont nous devons l'obligeante communication à M. le général Thiard.

[47] Discours de René-François Drouin. — Extrait du registre des délibérations de la compagnie du présidial de Rennes.

[48] Courrier de l'Europe.

[49] Discours de Le Chapelier, dans la collection à nous communiquée par le général Thiard.

[50] Précis de ce qui s'est passé au palais à Rennes, le 10 mai 1788, chambres assemblées à Rennes, 1788.

[51] Précis de ce qui s'est passé au palais à Rennes, le 10 mai 1788, chambres assemblées à Rennes, 1788 et Mémoires de Weber, t. I, p. 222.

[52] Précis de ce qui s'est passé au palais, ubi supra.

[53] Précis de ce qui s'est passé au palais, ubi supra.

[54] Mémoire de la noblesse de Bretagne au roi, remis à M. le comte de Thiard, le 26 mai 1788.

[55] Mémoires historiques et politiques, t. VI, p. 196.

[56] Sallier, Annales françaises, p. 195.

[57] Arrêt du conseil du 8 août 1788.

[58] Arrêt concernant la forme des payements : c'était le titre de l'édit. — Rivarol, consulté par le ministre, avait trouvé plaisant d'appeler ainsi cette mesure financière.

[59] On lit, à ce sujet, dans les Mémoires manuscrits de Brienne, que Calonne avait extorqué au roi neuf cent mille livres pour payer les dettes de M. de Vaudreuil.

[60] Mémoires de Besenval, t. II, p. 328.

[61] Votez le tableau de la seconde administration de Necker dans Monthyon.