HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

ORIGINES ET CAUSES DE LA RÉVOLUTION

DÉVELOPPEMENTS HISTORIQUES

 

GUERRE DES PAYSANS.

 

 

Ce n'était pas la papauté seulement qui menaçait ruine ; le cri que Luther avait poussé contre Rome, des milliers de voix l'allaient pousser contre les rois, les princes, les contempteurs du peuple, les oppresseurs du pauvre : nous voici à la guerre des paysans ; nous voici au prologue de la Révolution française.

Doctrine de la fraternité humaine proclamée dans le tumulte des camps et des places publiques ; convictions saintes, et pourtant farouches, dévouements sans bornes, scènes de terreur, supplices, grands hommes méconnus, principes de céleste origine renversés en vain dans le sang de leurs défenseurs, voilà par quels traits la Révolution française s'annonce dans la guerre des paysans ; voilà par quelle trace enflammée nous avons à suivre dans l'histoire l'esprit de nos pères.

Pendant que Luther se cachait dans son asile de la Wartbourg, un autre réformateur s'était levé dans Wittemberg. Il se nommait Nicolas Storck. Il avait une figure que la mélancolie voilait, un grave maintien, des paroles d'une douceur inexprimable, et, dans toute sa personne, quelque chose de mystérieux par où se révélait la profondeur de ses pensées. Sa doctrine n'est parvenue jusqu'à nous que mêlée à des commentaires qui la défigurent ou à des appréciations qui la calomnient ; on n'en trouve les lambeaux que dans des écrivains imbus des préjugés du moyen âge, âmes sans élévation et sans chaleur, intelligences pleines de ténèbres. Et cependant ils en ont dit assez pour que de leurs écrits la vérité sorte vivante.

Nicolas Storck ou Pelargus ne tendait pas à moins qu'à étendre aux choses d'ici-bas les principes d'émancipation émis par Luther relativement aux choses du ciel. Il voulait détruire et la servitude morale du peuple et sa servitude matérielle ; créer l'égalité du bonheur dans l'inégalité des aptitudes ; remplacer, dans la constitution de la hiérarchie sociale, le procédé de la contrainte par la loi de l'amour et l'empire qu'on subit par celui qu'on accepte ; donner à la famille les proportions de l'État ; abolir enfin tous les privilèges qui, faisant des esclaves, des sujets, des serviteurs, des pauvres, ont jusqu'ici transformé la vie de l'humanité en une tragédie sanglante et le globe en un vaste champ de carnage[1]. C'était la doctrine de l'Évangile. La Révolution en a essayé, depuis, la réalisation partielle au milieu de terribles convulsions ; et les sociétés modernes en conservent dans leurs profondeurs le germe impérissable.

Mais Storck n'ignorait pas que, pour atteindre le but, il fallait refaire l'éducation des hommes. De là ses efforts pour arracher la jeunesse au respect de la fausse science contenue dans les livres des docteurs ; de là, aussi, ses efforts pour accoutumer le peuple à mettre au-dessus des froids calculs de l'esprit les élans d'un cœur noblement inspiré.

D'un autre côté, ce laborieux passage des hommes de leurs idées d'autrefois à des idées si nouvelles, n'était-il pas utile de le marquer par une sorte de consécration religieuse, par un symbole révéré ? C'est sous ce grand aspect que Storck envisagea le baptême. Luther n'avait vu, du baptême, que le côté théologique : Storck en vit le côté social et vraiment religieux.

Luther s'en tenait au baptême des enfants, bien que la vertu du baptême, suivant lui, consistât dans un acte de foi dont les enfants sont incapables : Storck demanda le baptême pour les hommes arrivés à l'âge où l'on comprend et où l'on aime. Luther faisait du baptême un gage de salut pour le chrétien : Storck en voulut faire le symbole de la régénération du monde et de la rédemption de tous les opprimés.

Telle était la doctrine qu'on a flétrie sous le nom d'ANABAPTISME.

Storck, ainsi que nous l'avons dit, avait commencé à la répandre durant le séjour de Luther à la Wartbourg. Elle fit des progrès rapides. Après s'être glissée dans les entretiens particuliers, dans les thèses, dans les prédications, elle pénétra le cœur du peuple et en fit tressaillir toutes les fibres. Des docteurs renommés l'adoptèrent[2], et, parmi eux, Carlstadt, Marc Zuicchaw, Gabriel Didyme, George More. Elle plut à la nature flexible de Mélanchthon[3], qu'elle conquit en le charmant. Bientôt Storck acquit l'importance d'un prophète et la popularité d'un tribun. De toutes parts on accourait vers lui.

Mais, selon l'usage, les disciples renchérirent sur le maître. Avec une ardeur moins intelligente que sincère, Gabriel Didyme et George More convièrent la jeunesse à abandonner pour les travaux manuels l'étude des lettres. Carlstadt se fit voir dans les rues de Wittemberg, vêtu d'un habit grossier et s'en allant de porte en porte, interroger le peuple sur le sens des Écritures. Car, disait-il, Dieu cache souvent aux sages les mystères de sa doctrine, et c'est aux petits qu'il a éclairés de sa lumière qu'on doit avoir recours dans les choses douteuses[4]. Le mouvement gagnait, néanmoins, de proche en proche. Mathias Cellarius, un des plus habiles et des plus ardents sectateurs de Luther, essaya de se mesurer avec Storck, fut vaincu et se fit anabaptiste.

Que serait-il arrivé, si Luther eût poussé son entreprise jusqu'à ces limites ? Mais les générations n'étaient pas encore prêtes ; les diverses formes de l'oppression n'étaient pas encore épuisées ; et, sous certains rapports, en effet, Luther n'était venu apporter aux hommes qu'un nouveau genre de tyrannie.

Aussi l'entendit-on, dès son retour à Wittemberg, éclater contre les Prophètes célestes en injures et en menaces. Il contint le peuple, il ramena sous le joug de son impérieuse amitié le timide Mélanchthon, il effraya l'électeur de Saxe, et, refusant aux autres la liberté qu'avec tant de fougue il avait réclamée pour lui-même, il fit chasser de la ville George More, Didyme, Nicolas Storck et jusqu'au vieux Carlstadt, son ancien ami[5].

Il y avait alors à Alstedt sur les confins de la Thuringe un homme propre aux desseins les plus hardis. Toutes les qualités qui entraînent la foule, Thomas Münzer les possédait : l'audace, l'énergie, une éloquence sauvage, un noble front, un regard fier et inspiré. Storck l'alla trouver, et ils n'eurent pas de peine à s'entendre. Un moment, Münzer espéra dans le chef de la Réformation ; il se rend à Wittemberg, demande une entrevue à Luther, et le presse d'embrasser la cause du peuple. Luther s'y refuse, non sans hauteur ; et, la discussion s'enflammant, ces deux hommes ardents se séparent ennemis.

A dater de ce jour, Münzer s'abandonna tout entier au démon de son cœur. Supérieur au danger, invincible à la fatigue, il parcourut les campa- gnes, appelant le peuple à la liberté. Et ce n'était pas dans les églises qu'il aimait à annoncer le Dieu de l'Évangile, c'était dans les chaumières, le long des chemins, sous la voûte flottante des forêts : la nature fut son temple, et les paysans le révérèrent à l'égal d'un envoyé du Christ. Ils le reconnaissaient de loin à son feutre blanc, à son abondante chevelure, à sa barbe qu'il laissait croître suivant la mode orientale ; et, quittant leurs travaux quand il passait, ils accouraient en foule pour l'écouter. Lui, le corps frémissant, les yeux et les mains levés vers le ciel, il leur tenait un langage terrible et profond : Nous sommes tous frères, tous fils d'Adam. Est-il juste que les uns meurent de faim tandis que les autres regorgent de richesses ? Puis il leur rappelait ce passage du Nouveau Testament : Tous ceux qui se convertissent à la foi mettent leurs biens, leurs travaux et leur vie en commun ; ils n'ont tous qu'une âme ; ils ne forment ensemble qu'un même corps. Nul ne possède rien en particulier, mais toutes choses sont communes entre eux. C'est pourquoi il n'y a point parmi eux de pauvres. Tous ceux qui ont des biens les vendent et en mettent le prix à la disposition des apôtres, qui le distribuent ensuite à chacun selon ses besoins. (Actes des apôtres, II, 44 ; IV, 32.) Ainsi vivaient les chrétiens sous la loi des premiers successeurs du Christ, continuait Münzer ; et, s'il en va de la sorte, que tardons-nous ? Jusques à quand tolérerons-nous le règne oppresseur des impies ? Jusques à quand nous résignerons-nous à une vie pleine de tant de misère et de tourments ? La nature ne nous a pas destinés à la servitude : elle nous a créés libres. Agissez donc, si vous aimez la liberté, si vous vous souvenez des Écritures, si vous respectez la parole de Dieu. Et à de pareils discours, les paysans répondaient par des cris d'enthousiasme, d'autant plus émus qu'ils trouvaient à Münzer quelque chose de surnaturel et de divin. Car, il avait des révélations intérieures, il expliquait les songes, il sentait continuer la vie brûlante de ses pensées dans l'agitation de ses nuits, et c'était par des moyens dérobés à la poésie des royaumes inconnus, qu'il se hâtait vers la délivrance de la terre.

Peut-être n'était-ce qu'un calcul pour frapper l'imagination des hommes ; peut-être aussi une continuelle fermentation de sentiments et d'idées l'avait-elle jeté dans un pieux délire où il se complut et s'absorba. Il connut, toutefois, les préoccupations de l'amour. Une jeune fille l'aima, qui était belle et tendre ; mais ce ne fut qu'après l'avoir gagnée à ses croyances, qu'il l'accepta et l'emporta dans les hasards de son destin.

Cependant, l'incendie s'étendait avec une activité prodigieuse. Münzer ne fut pas plutôt de retour à Alstedt, que la ville se remplit d'hommes du peuple attirés vers lui par un secret et irrésistible instinct. On venait d'Eisleben, de Mansfeld, de Hall, de Frankenhausen, de toutes les cités environnantes.

Luther se sentit alors saisi d'un effroi mêlé de colère. Il écrivit à l'électeur de Saxe que les luttes de la parole se pouvaient tolérer, tant qu'elles ne dépassaient pas certaines limites, mais qu'il y fallait couper court aussitôt qu'elles étaient poussées au point de mettre en mouvement les passions de la multitude[6]. Par là, le chef de la Réformation désignait Münzer aux coups d'ennemis puissants.

Et en effet, Münzer fut obligé de quitter Alstedt. Mais, en partant, il éclata contre son persécuteur par un pamphlet d'une amère et forte éloquence[7]. Il reprochait à Luther son orgueil , ses emportements, ses fureurs envieuses, et de s'être fait l'ami des princes, leur courtisan, leur familier. C'était peu que de crier sans cesse : la foi ! la foi ! et de remplir avec ce mot d'énormes volumes : avoir la foi, c'était croire et travailler au soulagement des misères publiques, à l'affranchissement des esclaves, au futur triomphe de la justice sur toute la terre, au salut de l'humanité. Que Luther ne parlât point des persécutions qu'il avait souffertes : où étaient ces persécutions ? ne l'avait-on pas toujours vu nager dans l'abondance, se bercer dans le plaisir ? Qu'il ne se vantât point de sa fermeté à Worms ; il y avait trouvé pour protecteurs une foule de nobles, conviés par lui à la curée des monastères. Ainsi qu'un autre Ésaü, il serait remplacé par Jacob, lui qui avait vendu son droit d'aînesse pour un plat de lentilles et abandonné pour la faveur des grands la cause sacrée du peuple ; il serait rejeté, lui qui, s'embarrassant dans le texte des Écritures, en avait méconnu l'esprit vivifiant, le sens libérateur, et n'avait proposé aux adorations du monde que comme un fantôme de Dieu[8].

Ces attaques mirent Luther hors de lui. Apprenant que Münzer cherchait un asile à Mulhausen, il se hâta d'écrire aux magistrats : Gardez-vous de recevoir cet homme, loup dévorant caché sous une peau de brebis. Il vous dira qu'il est envoyé pour enseigner le peuple : demandez-lui d'où lui vient sa mission ; s'il répond : De Dieu, sommez-le de le prouver par un miracle. Car la mission de qui ose interrompre le cours ordinaire des choses ne se peut prouver que par des miracles[9]. Combien n'était-il pas facile de rétorquer contre Luther ce qu'il disait ici dans l'espoir d'accabler son ennemi ! Mais, admis au bénéfice de la puissance, il en avait déjà l'aveuglement et l'injustice. Avec un empressement brutal, il accepta de l'électeur Frédéric la mission de semer en Saxe et en Thuringe l'horreur des anabaptistes, et il partit en effet pour aller prêcher aux populations le devoir des douleurs patientes et la servitude résignée[10]. Étrange office dans un homme qui avait si ardemment proclamé, devant Rome, ce droit de résistance à la tyrannie que, par une flagrante inconséquence, il voulait maintenant restreindre ! Il oubliait que lui-même il avait débuté dans la carrière des protestations par ces lignes homicides : Puisque nous châtions les voleurs par la potence, les brigands par le glaive, les hérétiques par le feu, pourquoi n'attaquons-nous pas avec toutes les armes qui sont en notre pouvoir ces professeurs de perdition, ces papes, ces cardinaux, cette sentine de la Sodome romaine qui, sans fin ni cesse, corrompt l'Église de Dieu ? Pourquoi ne lavons-nous pas nos mains dans leur sang ?[11]

Luther se rend d'abord à Iéna, et il y tonne contre Münzer, qu'il appelle l'esprit d'Alstedt, contre ses disciples ou ses admirateurs. Carlstadt était présent. Il se croit désigné ; et, au sortir du sermon, il va trouver Luther à l'auberge de l'Ourse noire, lieu remarquable, dit Bossuet, pour avoir donné le commencement de la guerre sacramentaire parmi les nouveaux réformés[12]. Dans cette entrevue dont Bossuet n'a mis en relief que les côtés bizarres, mais dont Ulemberg a raconté fidèlement jusqu'aux moindres détails[13], et qu'il importe de retracer pour montrer l'esprit du protestantisme dans son fondateur, tout l'avantage fut du côté de Carlstadt. Après s'être plaint de l'injustice et de la cruauté avec laquelle Luther l'avait, à mots couverts, dénoncé comme un complice des fauteurs de complots, comme un apôtre du meurtre et de la rapine, il accusa Luther d'avoir mal enseigné l'Évangile en affirmant la présence réelle dans le sacrement de l'eucharistie. Mais, ajouta-t-il, à supposer que l'erreur fût venue de moi, ne deviez-vous pas, comme chrétien, m'avertir en particulier, fraternellement, au lieu de me percer en public d'une flèche empoisonnée ? Charité, charité, dites-vous toujours dans vos sermons ; et qu'est-ce donc que cette charité qui, vous faisant donner un morceau de pain à l'indigent, ne vous porte pas à ramener dans le bon chemin votre frère que vous croyez égaré ?

Luther se défendit avec une affectation de dédain qui couvrait l'embarras de son rôle. Il prétendit qu'il avait averti Carlstadt de ses erreurs, qu'il lui en avait apporté la liste, au nom de l'université de Wittemberg.

A ces mots, surpris et indigné : Vous faites violence à la vérité, seigneur docteur, s'écria impétueusement Carlstadt ; jamais pareille liste ne m'a été présentée. Le débat s'échauffant de plus en plus, Luther s'écria d'un ton dédaigneux : Eh bien, courage ! attaquez-moi au grand jour. — Je le ferai certainement. — Soit ; et, pour arrhes, si vous voulez, je vous donne un florin d'or. Aussitôt, tirant de sa poche un florin et le tendant à Carlstadt : Prenez, dit Luther, et tombez vaillamment sur moi[14]. Carlstadt prit le florin, et se tournant vers les assistants : Vous le voyez : ceci est le signe en vertu duquel Luther me donne pouvoir d'écrire contre lui. Ensuite, ils touchèrent dans la main l'un de l'autre et, suivant la mode du pays, burent à plein verre des coups égaux[15]. Vous promettez, seigneur docteur, dit Carlstadt, que vous ne me ferez pas obstacle auprès de mes imprimeurs, et que vous ne me tourmenterez pas dans le genre de vie que j'ai intention d'embrasser ; car, notre querelle vidée, je ne veux plus vivre que du travail de mes mains, en labourant la terre. — Ne vous ai-je pas donné pour arrhes un florin d'or ? répondit Luther. Allez, ne craignez rien et ne m'épargnez pas. Plus rude sera la guerre, mieux je vous aimerai.

L'engagement était sacré : Luther le viola. Étant allé à Orlamunde, dont Carlstadt était pasteur, il y fut d'abord reçu avec une extrême déférence : mais comme il y prêchait la foule assemblée, un cordonnier se leva tout à coup et engagea contre lui une discussion théologique, à la suite de laquelle les magistrats de la ville se prononcèrent en faveur de l'artisan contre le docteur. Luther partit donc, hué de la multitude, le sourire du mépris sur les lèvres et la vengeance dans le cœur. Les effets ne tardèrent pas à suivre. L'homme auquel il avait donné sa foi, dont il avait serré la main, avec lequel il avait bu afin de marquer, à la façon des Allemands, qu'il se liait envers lui, Luther le dénonça impitoyablement à l'électeur de Saxe et le fit proscrire : de sorte que pour n'avoir pas cru à la présence réelle et s'être trop vivement opposé au culte des images, un pauvre vieillard se vit chassé de sa ville, poursuivi de refuge en refuge[16] ; et par Luther.

C'est que Luther, nous l'établirons, n'était venu proclamer qu'au nom du principe d'individualisme les droits de la conscience et la théorie du libre examen. Or, l'individualisme mène tôt ou tard à l'oppression ; et cette histoire, qui est celle du triomphe de la bourgeoisie, prouvera malheureusement trop bien que la liberté devient un mensonge, aussitôt qu'on la sépare de l'égalité et de la fraternité, ses sœurs immortelles.

Pendant ce temps, Münzer s'était fait recevoir à Mulhausen, et il y dominait. La doctrine de la fraternité humaine n'avait depuis longtemps trouvé plus éloquent prédicateur. Nouveau saint Paul, Münzer en renouvelait, dans ce qu'ils eurent de social, les hardis principes. Il y a variété de dons spirituels, mais il n'y a qu'un même esprit. Il y a variété de ministère ; mais il n'y a qu'un même Seigneur. Il y a variété d'opérations surnaturelles ; mais il n'y a qu'un seul Dieu qui opère tout en tout. Les dons du Saint-Esprit sont donnés à chacun pour l'utilité générale de l'Église. L'un reçoit de l'Esprit la parole de sagesse, et l'autre la parole de science ; l'un reçoit la vertu de communiquer la foi, l'autre de guérir les maladies. ; mais c'est un seul et même esprit qui opère ces choses, distribuant à chacun ce qu'il lui faut. Le corps n'a pas un membre seulement, il en a plusieurs. Si tout le corps était œil, où serait l'ouïe ? Et s'il était tout ouïe, où serait l'odorat ? c'est pourquoi l'œil ne peut pas dire à la main : Je n'ai pas besoin de votre secours ; non plus que la tête ne peut dire aux pieds : Vous ne m'êtes pas nécessaires. Mais, au contraire, les membres du corps qui paraissent les plus faibles sont les plus nécessaires, et les parties qui sont les moins belles sont les plus parées, car celles qui sont belles n'ont pas besoin d'ornement. Ainsi Dieu, en ornant davantage ce qui manquait en beauté, a voulu par ce tempérament empêcher des divisions dans le corps, et que les membres prissent soin les uns des autres. (Saint Paul aux Corinthiens, XII, 4 et 5.) Or, Münzer mettait à répandre ces idées une si généreuse ardeur ; il y avait tant de séduction dans sa personne ; et, dans sa parole, un tel mélange de force et de tendresse, d'énergie sauvage et d'abandon, que peu de jours lui suffirent pour acquérir sur les femmes une autorité souveraine. Les magistrats de la ville essayent de se liguer contre lui : on les dépose[17]. Par les femmes Münzer s'était emparé des familles ; par elles il gouverna souverainement la cité.

Mulhausen offrit alors un spectacle qui vaut qu'on le rappelle dans l'histoire des triomphes de la pensée. Sans qu'une goutte de sang eût été répandue, sans l'intervention de la force, et par l'unique effet de l'entraînement général, tous se mirent en famille, comme au temps des apôtres[18]. Aux moins forts les moins durs travaux, et à chacun dans la hiérarchie sociale des fonctions conformes à ses aptitudes. Toutes les fonctions étant également honorées et n'aboutissant à d'autre différence que celle des devoirs, absence d'orgueil dans le commandement et obéissance volontaire Dès lors, aussi, nulle prise pour les brigues, pour la cupidité, pour les rivalités haineuses, pour les sordides ambitions. C'était la famille agrandie.

Comment douter que Münzer, si le choix lui eût été permis, n'eût préféré cette paisible victoire aux chances d'une lutte meurtrière ? Mais il semble, hélas ! qu'il soit dans les conditions de toute révolution d'avoir à combattre des résistances injustes qui la poussent aux extrêmes par des voies nécessairement obscures et sanglantes. Dans ses courses à travers la Saxe, la Thuringe, la Franconie, la Souabe, Nicolas Storck avait fait luire aux yeux des paysans l'espoir d'une délivrance prochaine, et déjà l'Allemagne prenait feu. Les villages se concertèrent, les chemins se couvrirent de bandes formées en tumulte ; des conciliabules se tenaient dans le diocèse de Mayence chez l'aubergiste Georges Metzler ; la forêt Noire s'ébranla.

Que demandaient les paysans ? Ce que demandèrent, plus tard, les cahiers de la Révolution française :

Voici le résumé des douze articles qui composaient le programme des paysans[19] :

Qu'il nous soit permis de choisir nos pasteurs.

Que la dime du froment soit employée à fournir aux communs subsides, à nourrir le pasteur, à soulager les pauvres.

Obéissance aux magistrats dans les choses permises et chrétiennes, mais plus de servitude.

A tous, les oiseaux, et les poissons dans les fleuves, et les bêtes dans les forêts ; car à tous, dans la personne du premier homme, le Seigneur a donné droit sur les animaux.

Plus de corvées excessives.

Qu'il nous soit loisible de posséder des fonds de terre en d'en vivre. Pour notre travail, un juste salaire.

Diminution des taxes.

Qu'on nous juge suivant les formalités autrefois prescrites, non au gré de la faveur ou de la haine.

Les prés et les pâturages usurpés par les seigneurs doivent retourner à la commune. S'il y a eu vente légitime, on transigera fraternellement avec l'acheteur.

Plus de tribut imposé à la veuve et aux enfants, après la mort du père de famille.

Si nous nous sommes trompés en quelque chose, nous le reconnaîtrons, pourvu qu'on nous le prouve par la parole de Dieu et l'autorité de l'Écriture.

 

Ces demandes étaient modérées, équitables, appuyées sur le texte de l'Évangile, conformes surtout à son esprit : les paysans crurent pouvoir compter sur Luther[20]. Mais c'était l'individualisme, nous l'avons dit, et non la fraternité que la Réformation venait apporter au monde. Mélanchthon laissa tomber de sa plume quelques paroles mêlées de compassion et de blâme. Quant à Luther, il éclata contre les paysans. De quel droit résistaient-ils au magistrat ? On les foulait au pied : sans doute ; mais ignoraient-ils donc que se faire justice à soi-même est un crime ; que le chrétien doit souffrir en silence ; que Jésus-Christ ordonna autrefois à Pierre de remettre l'épée dans le fourreau ; qu'on meurt par le glaive quand on tire le glaive ? Le magistrat les dépouillait de leurs biens : mais en le dépouillant, lui, de son pouvoir, que faisaient-ils autre chose que rendre usurpation pour usurpation[21] ? Grande était leur folie de se vouloir affranchir de la servitude : est-ce qu'Abraham et la plupart des saints n'avaient pas eu des esclaves ? Leur principe d'égalité ! absurdité pure et ineptie[22].

Voilà Luther et sa grande inconséquence : liberté en religion, mais, en politique, servitude ; plus de pape, mais toujours l'empereur.

En même temps il écrivait aux princes : Prenez garde. Parmi les réclamations du paysan, il en est de justes. L'autorité a été établie pour protéger les peuples, non pour les réduire au désespoir. Si vous ne faites trêve à la tyrannie, je prévois d'affreux malheurs. Un glaive est sur vos têtes, et voici une révolution qui perdra l'Allemagne[23]. C'était un appel au sentiment de la peur : pas un mot qui vînt du sentiment de la fraternité.

Inutile, hélas ! d'ajouter que la modération des paysans, méconnue, se changea en fureur. Allumé dans le diocèse de Mayence, sur les confins de la Franconie, l'incendie bientôt s'étendit au loin. Accourus de toutes parts, les paysans firent leur jonction dans une vallée de la forêt Noire et choisirent pour chef l'aubergiste Metzler, homme audacieux et violent, espèce de Catilina rustique[24]. Ils avaient pour but avoué le triomphe des douze articles, pour signe une croix blanche ; et la roue de la fortune était peinte sur leur bannière. Ils se mirent en marche, guidés par leurs fureurs. Ils se représentaient avec indignation — car, déjà une première révolte avait été étouffée dans une autre partie de l'Allemagne — ils se représentaient leurs frères massacrés à Leipheim ; ils s'animaient au souvenir de ceux dont le sang avait rougi les eaux du Danube, de ceux qui étaient morts sur une croix ou dans les flammes[25]. Eux-mêmes, d'ailleurs, n'avaient-ils aucune injure à venger ? L'un rappelait sa fiancée ravie et déshonorée ; un autre son champ livré au ravage de quelque chasseur tout-puissant et impitoyable ; un troisième montrait sur son corps la trace de violences récemment souffertes ; tous invoquaient l'Évangile, interprété dans le sens de leurs colères. Alors éclata par des accès grossiers d'orgueil et par l'outrage cette passion de l'égalité, terrible, quand on la force à se mettre au service de la vengeance. A notre tour d'être les maîtres, disaient les paysans à chaque noble devenu leur prisonnier. Ce furent pour les gentilshommes des humiliations sans nombre, cruelles quelquefois, presque toujours inutiles. Pour racheter leurs domaines du pillage, les deux comtes de Lœvenstein furent réduits à marcher à la suite de l'armée de Metzler, vêtus d'habits rustiques et des bâtons blancs dans la main. Heureuse encore l'Allemagne, si là s'étaient bornées les vengeances ! Mais tout semblait concourir à étendre les désastres. Des signes effrayants parurent dans le ciel, et Luther s'en émut. Un bras tenant un glaive, voici ce que figurait une comète qui, se levant toutes les nuits, restait cinq quarts d'heure sur l'horizon. Ce fut pour les plus fanatiques d'entre les paysans l'indice d'un courroux qui sanctifiait celui dont ils étaient animés, et leur exaltation s'en accrut. La Souabe, la Franconie furent dévastées, des monastères en ruines et l'incendie servant à marquer le sinistre itinéraire de la révolte.

Beaucoup d'historiens nous ont transmis le souvenir de ces jours de deuil, et tous ils rapportent l'affreux épisode qui suivit la prise de Weinsberg. Le comte d'Helfeinstein, gouverneur de la ville, étant tombé aux mains des paysans, on le conduisit dans une plaine voisine, et il y fut tué à coups de lance, sous les yeux de sa femme éplorée. Elle, on la mit, avec son fils âgé de cinq ans, sur un tombereau chargé de fumier ; et les paysans lui criaient, au passage : C'est sur un char doré que tu es entrée à Weinsberg ; et voilà que tu en sors, couverte d'opprobre. — Je me félicite, répondit-elle, de ressembler en ceci au Sauveur, que Jérusalem reçut en triomphe et qui s'achemina vers le Calvaire, portant sa croix. Il y avait, du reste, de part et d'autre, même acharnement et même cruauté.

Car, peu de temps après, un des meurtriers du comte ayant été pris par les nobles, ils imaginèrent de l'attacher à un poteau par une chaîne longue de deux brasses. Puis, l'entourant d'une ligne de feu assez éloignée pour prolonger le supplice et assez rapprochée pour le rendre intolérable, ils se donnèrent le barbare spectacle d'un malheureux essayant en vain de fuir la douleur qu'il retrouvait partout.

Telles sont les guerres de religion. Et pourquoi s'en étonner ? Une religion, quelle qu'elle soit, n'est qu'un moyen de concentrer fortement toutes les facultés de l'homme, toutes les puissances de son être. Quand une religion saisit l'homme, elle le veut, elle le saisit tout entier : Que peut-il y avoir de commun entre ces deux armées qui vont se heurter parce qu'elles ne s'accordent ni sur le droit ni sur le devoir, ni sur les choses que la mort termine ni sur les choses que la mort commence ? Vous demandez à ce soldat, armé pour sa croyance religieuse, de se modérer, de se contenir ? Plût au ciel que cela lui fût possible ! Mais dans la partie qu'il va jouer, ce qu'il engage, c'est son présent, c'est son avenir, ce sont les biens qu'il touche, et ceux que l'espérance lui montre au loin, et ceux que lui fait deviner par delà les horizons de la vie cette inquiétude innommée de nos cœurs, plus tourmentante et plus nécessaire que l'espérance.

Princes, électeurs, gentilshommes, s'étaient ligués contre le commun péril, et à la tête de leurs troupes marchait Georges Truccès, habile et vaillant capitaine : de leur côté, les paysans songèrent à se choisir un chef militaire dans Goëtz de Berlichingen, un des derniers représentants de la chevalerie du moyen âge, et surnommé l'homme à la main de fer, parce qu'ayant perdu la main droite, un mécanicien lui en avait fait une de fer avec laquelle il continuait de se battre. Bien qu'un des plus grands poètes de l'Allemagne ait voulu immortaliser Goëtz de Berlichingen, ce n'était point là le chef qu'il fallait aux paysans. Suivant la relation publiée par Gessert, le chevalier se trouvait un jour assis devant la porte de l'auberge de Gundelsheim, lorsque se détachant tout à coup du milieu d'un groupe de paysans armés, Marx Stumpf alla droit à lui : Es-tu Goëtz ?Oui, que voulez-vous ?Que tu sois notre chef. — Prenez plutôt Satan. — Sois-le[26]. Aussitôt, on l'entoure, on le presse ; il monte à cheval, il arrive au camp, général et prisonnier. Il raconte qu'il céda uniquement pour sauver sa femme, ses enfants, et échapper lui-même au sort de tant de nobles de Weinsberg. Le fait est que sa conduite dans la guerre le rend suspect de trahison. Sa stratégie se réduisit à lancer çà et là des bandes trop fortes pour le pillage, trop faibles pour la victoire, tandis qu'il enterrait le gros de l'armée dans un camp où devaient tôt ou tard s'introduire le découragement et la fatigue.

Cependant, au bruit dont venait de retentir la Souabe et la Franconie, Mulhausen avait tressailli et s'agitait. Excitée par un fanatique, nommé Pfeiffer, l'exaltation de la multitude ne cherchait plus qu'à se répandre.

Münzer tenta vainement de régler un enthousiasme dont il prévoyait le danger : le tourbillon l'entraînait. Comprenant alors qu'il fallait aller jusqu'au bout sous peine de reculer, et qu'on ne saurait être, dans les situations extrêmes, ni prudent à demi ni à demi audacieux, il adressa aux mineurs de Mansfeld un ardent, un sauvage manifeste qui le précipitait dans cette alternative : le succès par un soulèvement général de l'Allemagne, ou la mort. A la voix du tribun, les mineurs se lèvent avec transport ; la ville de Frankenhausen l'appelle ; de tous les villages environnants l'admiration qu'il inspire lui amène des soldats.

Qui peut dire quelle révolution serait sortie d'un tel mouvement, si le protestantisme eût été vraiment, pour les peuples, une doctrine de liberté ? Mais non : pour étouffer un cri qui venait de remuer l'Allemagne jusque dans ses entrailles, pour détruire les anabaptistes, pour accabler Münzer, princes protestants et princes catholiques se hâtèrent de faire alliance. On vit marcher sous les mêmes drapeaux, et le landgrave de liesse, qui protégeait Luther, et George de Saxe, catholique fervent, par qui Luther avait été cent fois maudit et déchiré. Le principe de fraternité était dans un camp : l'autorité et l'individualisme se réunirent dans l'autre.

Münzer s'était posté, non loin de Frankenhausen, sur une montagne escarpée, où il attendait, protégé par un retranchement de chariots. Mais que pouvait contre une armée aguerrie, ayant du canon, et commandée par des chefs habiles, un tumultueux assemblage de paysans dont la plupart étaient sans armes ? Ils s'émurent à la vue de l'ennemi, et se hâtèrent d'écrire aux princes qu'ils faisaient profession de suivre la loi de Jésus-Christ, qu'ils étaient des hommes de paix, et qu'on leur permît d'entendre librement la parole de Dieu. Vous êtes des rebelles, répondirent les princes. Livrez-nous Münzer et ses complices : notre clémence est à ce prix.

Mais Münzer avait dans la toute-puissance de sa parole une sauvegarde assurée. Quelques mots de lui suffirent pour rallumer les courages. D'ailleurs, au moment même où il parlait, un arc-en-ciel, dont les paysans portaient l'image peinte sur leurs drapeaux, se dessina tout à coup dans les nuées[27]. Plus de doute ! la protection de Dieu s'annonçait à ceux dont la cause était juste. Les paysans se préparent donc au combat ; Philippe de Hesse, de son côté, court de rang en rang, animant les siens ; les trompettes sonnent ; la charge commence. Ce ne fut pas un combat : ce fut un carnage. En un instant, le revers opposé de la montagne et la plaine se couvrirent de malheureux que la terreur éloignait du champ de bataille, non de la mort, et qui, atteints par la cavalerie des princes, périssaient par milliers sous le fer des lances ou le pied des chevaux. Alors se passa une scène étrange. Les plus convaincus d'entre les paysans, les plus religieux, ceux qui n'avaient pas reculé, refusèrent de se rendre et de combattre, voulant mourir ; et, les yeux levés vers le ciel, les mains étendues, ils reçurent le coup fatal en chantant une hymne de reconnaissance et d'amour au Dieu qui semblait les avoir trompés et qui les abandonnait.

Münzer avait été entraîné et rejeté dans Frankenhausen par le mouvement de la déroute. Il aurait pu se sauver[28] ; mais ses forces se trouvaient épuisées, et un découragement amer avait éteint pour jamais en lui la flamme du cœur. Le valet d'un gentilhomme l'ayant découvert gisant et malade dans la maison qui lui avait servi de refuge, il fut traîné devant ses ennemis et livré à la torture. Comme l'excès de la douleur lui arrachait des soupirs, Vous souffrez, lui dit le duc George ; mais songez à tous ceux qui sont morts pour avoir écouté votre voix. Lui, avec un sourire triste et profond : C'est ce qu'ils voulaient, répondit-il[29]. Conduit au supplice et interrogé sur sa foi, il parut absorbé dans ses pensées et ne trouva que des paroles confuses[30], soit que l'approche de l'heure dernière l'eût en effet troublé, soit qu'étonné de voir le droit vaincu dans sa personne, il aimât mieux douter de lui-même que de la justice de Dieu. Toutefois, devant le bourreau, il sortit de son morne recueillement, se redressa, exhorta les princes à ménager le pauvre, du moins en vue de leur propre sécurité, et mourut en disant : Pitié pour le peuple !

Münzer n'emportait pas dans son tombeau les destinées de l'anabaptisme.

Les anabaptistes, en dépit des persécutions les plus atroces, des plus noires calomnies, se multiplièrent rapidement et se répandirent sur toute l'Europe.

Mais ils se divisèrent en deux sectes qu'il importe de ne pas confondre, l'une inspirée par la Bible et l'autre par l'Évangile.

Les anabaptistes qui se rangèrent à la tradition juive eurent la ville de Munster pour capitale et se donnèrent pour roi le fameux Jean de Leyde.

On les voit, dans l'histoire, s'immortalisant par des prodiges de constance, d'audace, d'intrépidité, mais adonnés à la polygamie, emportés vers un matérialisme grossier, et souillant leur courage par leur barbarie.

Les anabaptistes qui suivirent la tradition chrétienne sont ceux dont le souvenir nous intéresse plus particulièrement. Établis en Allemagne vers l'année 1550, sous le gouvernement de Hutter et de Gabriel ils sont connus sous le nom de Frères Moraves, et leur nombre ne s'est pas élevé à moins de soixante-dix mille, formant une même famille.

Pour donner une idée de cette association extraordinaire, nous nous bornerons à citer le plus violent des détracteurs de l'anabaptisme[31] :

La demeure des frères rebaptisés ou Frères Moraves était toujours à la campagne dans les terres de gentilshommes de Moravie qui trouvaient leur intérêt à les donner à ferme à une colonie d'anabaptistes. Ceux-ci rendaient toujours aux seigneurs dont ils cultivaient les campagnes, au moins le double de ce qu'on en aurait tiré d'un fermier ordinaire. Dès là qu'un domaine leur avait été confié, les bonnes gens venaient y demeurer tous ensemble, dans un emplacement séparé.

Chaque ménage particulier y avait sa hutte bâtie sans ornement, mais, au dedans, elle était d'une propreté à faire plaisir. Au milieu de la colonie, on avait érigé des appartements publics destinés aux fonctions de la communauté. On y voyait un réfectoire où tous s'assemblaient au temps des repas. On y avait construit des salles pour y travailler à ces sortes de métiers qu'on ne peut exercer qu'à l'ombre et sous un toit. On y avait érigé un lieu où on nourrissait les petits enfants de la colonie. Dans un autre lieu séparé, on avait dressé une école publique où la jeunesse était instruite des principes de la secte et des sciences qui conviennent à cet âge.

Comme les biens étaient en commun, un économe, qu'on changeait tous les ans, percevait seul les revenus de la colonie et les fruits du travail. Aussi c'était à lui de fournir aux nécessités de la communauté. Le prédicant et l'archimandrite avaient une espèce d'intendance sur la distribution des biens et sur le bon ordre de la discipline.

La première règle était de ne point souffrir des gens oisifs parmi les frères. Dès le matin, après une prière que chacun faisait en secret, les uns se répandaient à la campagne pour la cultiver ; d'autres exerçaient en des ateliers publics les divers métiers qu'on leur avait appris : personne n'était exempt du travail.

Le vivre était frugal parmi les frères de Moravie. D'autre part, le travail y était grand et assidu. De là les richesses que les économies de chaque colonie accumulaient en secret. On n'en rendait compte qu'au premier chef de toute la secte ; on employait le superflu des colonies au profit de toute la secte. Souvent il arrivait qu'on achetait en propre les terres qu'on n'avait tenues qu'à ferme.

On peut dire que dans les colonies tous les vices étaient bannis de la société. Leurs femmes étaient d'une modestie et d'une fidélité au-dessus du soupçon. On n'employait guère que les armes spirituelles pour punir ou pour prévenir les désordres. La pénitence publique et le retranchement de la cène étaient parmi eux des châtiments qu'on appréhendait. Il est vrai qu'on redoublait quelquefois les travaux et qu'on exigeait une tâche plus pénible de ceux qu'on avait surpris en des fautes légères. Au regard des plus coupables, on les rendait au siècle et, pour me servir de leurs termes, on les exilait du paradis de délices dont ils s'étaient rendus indignes par leur désobéissance.

Tout semblait conspirer à protéger les Frères de Moravie. La noblesse du pays trouvait son compte à faire cultiver ses terres par des hommes infatigables et fidèles. On n'avait point de plaintes à faire d'une société dont tous les règlements n'avaient, ce semble, d'autre but que l'utilité publique. Cependant, le zèle de la religion l'emporta dans le cœur de Ferdinand, roi des Romains, etc., etc.

 

De là les persécutions et les guerres qui finirent par ruiner l'établissement qu'avaient fondé Hutter et Gabriel. Mais l'esprit de l'anabaptisme survécut.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Ob id enim se peculiari a Deo miraculo ad vindicandam e tenebris Christi doctrinam missum ; quo fideles omnes, in unum collectos, ad novum qui brevi sit oriturus orbem deduceret. Meshovius, Historiæ anabaptisticæ libri septem, lib. I, p. 5. Cologne.

[2] Socios Pelargus non vulgaris eruditionis habuit. Meshovius, Hist. anabapt., lib. I, p. 2.

[3] Meshovius, Hist. anabapt., lib. I, p. 2.

[4] Sic æterno Dei consilio decretum qui quum profunda doctrinæ suæ mysteria sapientes latere voluerit, parvulos solum quibus ea revelavit in rebus dubiis adeundos præceperit. Meshovius, Hist. anabapt,. lib. I, p. 4.

[5] Pelargum, Morum, Didymum, Carlstadium, recepto solum in gratiam Melanchthone, urbe dignitateque summovit ac gravissimo in exsilium edicto pepulit. Meshovius, lib. I, p. 4.

[6] Ulenbergius, de Vita prædicantium lutheranorum, caput XII, p. 225. Cologne, 1622.

[7] Ulenbergius, de Vita prædicantium lutheranorum, caput XII, p. 225.

[8] Ipsum revera negare Dei verbum, ejusque quamdam umbram et larvam mundo proponere. Ulenbergius, de Vita prædic. luth., cap. XII, p. 227.

[9] Meshovius, lib. I, p. 10. — Ulenbergius, cap. XII, p. 228. — Bossuet, Hist. des Variations, liv. I, p. 529 des Œuvres complètes.

[10] Ea res monuit electorum Fridericum ut Wiltemberga Lutherum in Thuringiam evocaret, quem auctoritate sua facile motus istos sedaturum sperabat. Ulenbergius, de Vita prædic. luth., cap. XII, p. 228.

[11] Dans les Mémoires de Luther, livre si intéressant d'ailleurs et si bien fait, M. Michelet dit, t. I, p. 274, à propos du passage ci-dessus : Je ne sais de quel ouvrage de Luther Cochlœus a tiré ces paroles.

La citation est, cependant, d'une exactitude parfaite. Ces paroles se trouvent dans le premier volume des Œuvres latines de Luther, après l'écrit polémique de Sylvestre Prierias.

[12] Hist. des Variations, liv. II, p. 537 des Œuvres complètes.

[13] De Vita prædic. luth., cap. XIII, p. 231 et sq.

[14] Accipe et fortiter in me fac impetum. De Vita prædic. luth., p. 241.

[15] Qui quum æqualem haustum bibisset, more germanico. De Vita prædic. luth., p. 241.

[16] Ulenbergius, cap. XIV, p. 254, 255 et 256.

[17] Meshovius, lib. I, p. 10.

[18] Omnes cives ad vitam apostplicam, bonis in communem massam comportatis. Meshovius, lib. I, p. 10.

[19] Voyez le texte développé dans Gnodalius, Rusticanorum tumultuum vera historia, p. 51 et sq.

[20] Patronum habituri arbitrabantur. Gnodalius, Rustic. tumult. hist., p. 41.

[21] Magistratus adimit vobis possessiones, iniquum est ; vos autem juridictionem adimitis. Vos ergo noccntiores illis. Gnodalius, Rustic. tumult. hist., p. 47.

[22] Vos eo spectatis ut omnium sit eadem conditio, sint omnes æquales : hoc autem est absurdum et ineptum. Gnodalius, Rustic. tumult. hist., p. 65.

[23] Huc jam accedit ista seditio popularis quæ Germaniam funditus perdet. Gnodalius, Rustic. tumult. hist., p. 68.

[24] Auctore Metzlero caupone. Catilinariis facinoribus aptissimo. Gnodalius, Rustic. tumult. hist., p. 80.

[25] Gnodalius, Rustic. tumult. hist., p. 22.

[26] Extrait des faits chevaleresques de Goëtz de Berlichingen, recueillis et publiés par Gessert, p. 119. Pforzheim, 1840.

[27] Sed in primis excitabat eos ille, de quo dictum est, in cœlo consistens arcus. Gnodalius, Rustic. tumult. vera hist., lib. III, p. 248. — Le fait, du reste, est rapporté de la même manière par Meshovius, dans son Histoire des anabaptistes, et par Sleidan, dans l'Histoire de la Réformation.

[28] Potuisset interea temporis commodissime evadere. Gnodalius, lib. III, p. 260.

[29] En rapportant cette réponse, Gnodalius et Meshovius en ont complètement dénaturé le sens, et ils la donnent comme un acte de démence !

[30] C'est du moins ce qu'affirment les historiens, détracteurs de Münzer, tels que Mélanchthon, Gnodalius, Meshovius, etc. Ils ajoutent même qu'il se rétracta, mais cette dernière assertion est une calomnie, comme l'a prouvé, d'après les textes, M. Zimmermann, cité par M. Alexandre Weill, dans son intéressante histoire de la Guerre des Paysans.

[31] Le père Catrou, de la compagnie de Jésus, Histoire des anabaptistes, liv. IV, p. 273 et suiv.