HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

ORIGINES ET CAUSES DE LA RÉVOLUTION

LIVRE DEUXIÈME. — BOURGEOISIE

 

CHAPITRE VII. — PROGRÈS DE LA BOURGEOISIE. - RÉGENCE. - SYSTÈME DE LAW.

 

 

Destinées parallèles de la maison d'Orléans et de la bourgeoisie. — Philippe d'Orléans obtient la régence ; ce qu'il fait pour la bourgeoisie. — Arrivée de Law à la cour du Régent. — Law médite non-seulement une révolution financière, mais la plus vaste et la plus profonde révolution sociale qui ait jamais été tentée. — Conception de Law ; grandeur et beauté de cette conception. — En quoi consista la véritable erreur de Law. — Établissement du système ; ses développements successifs. — Causes qui le pervertissent. — Saturnales financières — La noblesse et l'agiotage. — Le système aide au triomphe de la bourgeoisie — Politique extérieure de la Régence en contradiction avec sa politique intérieure. — Les Anglais se servent de Dubois pour perdre Law ; leur but en cela. — Chute du système. — Law calomnié. — Abaissement et affaiblissement de tout ce qui n'était pas la bourgeoisie. — Souffrances du peuple.

 

Voilà ce qu'était la bourgeoisie au commencement du dix-huitième siècle. Il nous reste à approfondir les principales circonstances historiques qui la favorisèrent, les idées qui la servirent, ce qui rendit enfin son triomphe complet et la Révolution inévitable.

Et d'abord, pour s'emparer du pouvoir politique, la bourgeoisie avait besoin d'un chef : elle en trouva un dans la maison d'Orléans.

Car il est arrivé que la maison d'Orléans et la bourgeoisie ont grandi parallèlement dans notre histoire, s'appuyant l'une sur l'autre et fortes de ce mutuel appui.

Durant le règne de Louis XIV, on avait pu remarquer entre les deux branches de la famille royale les indices d'une lutte sourde et voilée, mais réelle pourtant, continue, envenimée par la jalousie et des inquiétudes confuses. Vers la fin, l'opposition éclatait déjà en toutes choses.

Ici, dans le silence de Versailles, cette cour du grand roi que nous avons montrée si dévote et si sombre ; là, dans le tumulte de Paris, la cour luxurieuse et impie d'un prince ardent au plaisir, des seigneurs presque toujours ivres, des duchesses confondues par l'habitude des voluptés sans pudeur avec la lie des courtisanes, beaucoup d'éclat d'ailleurs, de tolérance, d'esprit, et, pour faire les honneurs de ce désordre à la fois brillant et immonde, l'abbé Dubois, fourbe à mine de renard, bègue par fausseté, et devenu l'ami nécessaire du Régent son élève, pour l'avoir dressé à la débauche et au blasphème.

Le contraste ne pouvait être plus frappant ; mais ce qui le rendait sérieux et profond, c'est qu'il répondait dans la société à une division qui la traversait depuis le sommet jusqu'à la base. La branche aînée s'appuyait sur les jésuites, sur les sulpiciens, sur la puissance militaire, sur les nobles : la branche cadette fournit un signe de ralliement et un étendard aux jansénistes, aux oratoriens, aux protestants, aux philosophes, à l'autorité ci vile, aux industriels.

Entre la maison d'Orléans et la bourgeoisie l'alliance était ainsi préparée de longue main : elle fut scellée le 2 septembre 1715.

Sachant que le testament de. son père avait été trouvé chez un obscur marchand, Louis XIV avait renfermé le sien à triple clef, au fond d'une armoire de fer creusée dans la grosse tour du parlement. Vaine précaution ! ce testament, qui enlevait au duc d'Orléans la réalité du pouvoir et enchaînait sa régence, fut apporté devant une assemblée de magistrats, et déchiré là sans façon. Le duc, qui ne croyait pas à une victoire si facile, avait inondé les abords du parlement et les vestibules, d'aventuriers portant des armes cachées sous leurs habits : la fougueuse docilité des magistrats lui épargna les scandales de la violence. Et comment les parlementaires ne se seraient-ils pas faits volontiers complices d'un tel renversement des règles de la monarchie ? Ils y gagnaient la restitution du droit de remontrances et la faculté de disposer du pouvoir souverain.

C'est ainsi que la maison d'Orléans et la bourgeoisie montèrent ensemble sur la scène politique. Et dès le premier jour elles se partagèrent les dépouilles de l'ancienne royauté : partage décisif, plein de périls, qui mettait les trônes et les assemblées en présence, opposait à la force muette des hommes d'épée l'orageux empire de la parole, et transformait en monarchie mixte une monarchie absolue.

Cela n'empêcha pas le parlement de s'humilier outre mesure devant le principe monarchique, dans le lit de justice qui se tint dix jours après. Les présidents et conseillers ayant mis genou en terre, le premier président dit au roi : Tous s'empressent à l'envi de vous contempler comme l'image visible de Dieu sur la terre, de vous y voir exercer la première et la plus éclatante fonction de la royauté, et recevoir les hommages, les commissions et le serment solennel de l'inviolable fidélité de votre royaume[1]. Le roi était un enfant de cinq ans.

Un gentilhomme le portait dans ses bras. Ayant ôté et remis son chapeau, il dit : Messieurs, je suis venu ici pour vous prouver mon affection ; M. le chancelier vous dira ma volonté. Sa volonté était que, durant sa minorité, le duc d'Orléans gouvernât, selon ce que les parlementaires avaient décidé. Il n'en fut pas autrement ; et, à la suite du duc d'Orléans, la Révolution entra aux affaires.

Cela devait être si l'on considère, en dehors même des nécessités de la situation, de quelles qualités, bonnes ou mauvaises, était doué le nouveau régent.

Enjoué, d'humeur facile, mélange de mollesse et d'intrépidité, charmant de grâce et d'abandon, éperdu dans le vice, le règne des dévots, leur sombre discipline lui faisaient horreur. Continuer le système de persécution et de fanatisme en vigueur sous son oncle, il n'y pouvait consentir, n'ayant d'intolérance qu'en fait de courage, et méprisant trop les hommes pour être capable de haïr. Prompt à tout nier comme à tout comprendre, l'autorité de la règle irritait son indépendance moqueuse. Elle eût d'ailleurs gêné ses plaisirs. Comment aurait-il respecté les traditions ? il lui fallait pour le subjuguer des croyances qui ne fussent pas anciennes. Car il était passionné pour l'inconnu en même temps que sceptique. Ne l'avait-on pas vu, lui, l'ennemi déclaré des pratiques vulgaires, des superstitions banales, s'enfoncer témérairement dans des recherches ténébreuses d'où il sortit avec une réputation d'empoisonneur qu'il ne méritait point ? La religion le faisait rire : l'alchimie le séduisit et le charma.

Il ne crut pas en Dieu et il crut à la magie. On sent combien un pareil prince était propre à rompre avec le passé, à tenter l'avenir. D'autant qu'il joignait, chose bizarre, à une extrême audace de pensée un caractère irrésolu et faible à l'excès, ce qui le faisait dépendre de la hardiesse des subalternes, toujours plus aventureuse que celle du maître.

Aussi la Régence mérite-t-elle une large place dans l'histoire du développement de la bourgeoisie et dans le récit des causes qui amenèrent la Révolution.

Nous avons dit quelle importance avait toujours conservée dans les esprits la tradition des états généraux : il y parut bien clairement sous la Régence, par le procès des princes légitimés.

Louis XIV avait-il pu donner à ses bâtards le droit de succéder à la couronne après les princes du sang ? Ceux-ci le nièrent avec emportement ; et, dans la requête qui fut présentée à ce sujet, ils laissèrent échapper des aveux étranges, redoutables. Admettre éventuellement à la couronne le duc du Maine et le comte de Toulouse, c'était, suivant les princes du sang, ôter à la nation le plus beau de ses droits, qui est, quand la famille royale s'éteint, de disposer d'elle-même[2].

Or, voici ce que les princes légitimés répondaient[3] : Les princes légitimés sont par leur nature du sang royal : ils sont donc renfermés dans le contrat fait par la nation avec la maison régnante. En donnant la couronne à une certaine maison, les peuples ont en vue la conservation de leur repos, et se proposent d'éviter les inconvénients des élections. Tout ce qui recule l'extinction de la famille régnante est donc censé conforme aux désirs de la nation, convenable à ses intérêts. Et plus loin : Cette affaire ne peut être décidée que par le roi majeur, ou à la requête des trois états.

De son côté, le roi, dans l'édit par lequel il révoquait celui de son aïeul, s'exprimait en ces termes[4] : Si la nation française éprouvait ce malheur — l'extinction de la famille régnante —, ce serait à la nation qu'il appartiendrait de le réparer par la sagesse de son choix ; et puisque les lois fondamentales de notre royaume nous mettent dans une heureuse impuissance d'aliéner le domaine de la couronne, nous nous faisons gloire de reconnaître qu'il nous est encore moins libre de disposer de notre couronne même.

Enfin, une protestation parut, que trente-neuf membres de la haute noblesse avaient signée, et elle portait qu'un semblable procès concernait la nation, et ne pouvait être jugé que par l'assemblée des états.

Ainsi s'écroulait sous un commun effort la fameuse maxime : Le roi ne tient sa couronne que de Dieu. Combien est imprévoyant l'égoïsme des passions humaines !

Ce n'étaient ni des hommes du peuple ni des bourgeois, c'étaient des princes du sang, des pairs de France, des gentilshommes, c'était le roi qui invoquaient ici le principe destructeur par essence des privilèges et de la royauté !

Ils étaient là creusant tous à l'envi la fosse qui les devait tous engloutir.

La souveraineté des états généraux, proclamée si hautement, promettait à la bourgeoisie une victoire que précipitèrent les nombreux changements introduits dans l'État par la Régence.

La bourgeoisie voulait que la production nationale fût encouragée ; que le régime des distinctions perdît ce qu'il avait d'humiliant pour les inférieurs ; qu'on abaissât le clergé ; qu'on mît un frein à la domination des jésuites ; que la liberté individuelle et la liberté de conscience fussent placées hors d'atteinte ; en un mot, que l'industrie pût se développer à l'aise sans avoir à craindre les fureurs du fanatisme et les coups d'une tyrannie ombrageuse.

Ces intérêts, ces instincts, le Régent les servit moins par calcul ou politique qu'en s'abandonnant à sa nature et aux circonstances. Les commencements de son administration furent tels que, pour les caractériser, on inonda Paris d'estampes qui représentaient des sacs d'écus[5].

A peine aux affaires, il prohiba les tissus de l'Inde et fit brûler par le bourreau les marchandises saisies[6]. L'étiquette, sous lui, parut moins blessante. Il ordonna la révision des lettres de cachet. Tolérant par mansuétude de mœurs et par scepticisme, on le vit se complaire dans une impiété presque fastueuse et choisir les jours de fête pour ses débauches d'éclat ; mais, en même temps, il éloignait Tellier, faisait sortir de prison les jansénistes[7], assignait aux soldats calvinistes et étrangers qui servaient en France des lieux pour l'exercice de leur culte, et donnait des cimetières aux sujets des puissances protestantes morts dans le royaume[8].

Ainsi, à l'intérieur, le Régent seconda d'une manière efficace les progrès de la bourgeoisie ; mais, à l'extérieur, au contraire, il se laissa entraîner par son égoïsme à les combattre.

Tant que, dans notre pays, la puissance publique était venue de ces deux sources de la puissance romaine, l'agriculture et la guerre, la nation avait pu, sans inconvénient, se tenir enfermée dans la ceinture de ses montagnes et de ses ports. Mais, par les progrès de la bourgeoisie, la France était devenue manufacturière. Or, à un peuple manufacturier il faut la mer. Le soin des intérêts privés le commande, et, plus encore, celui de la grandeur commune. Car, lorsque rien ne la relève, l'ardeur du gain perd les empires : elle accoutume, en effet, aux petites pensées, elle agite et remplit les cœurs sans les élargir, elle abaisse les caractères, elle efface l'idée de patrie.

Quand le goût des richesses devient le mobile dominant d'une société, il importe d'ennoblir ce mobile en l'associant à la splendeur des vastes desseins, en le faisant concourir à la fortune même de l'État ; et, pour l'empêcher d'être une cause d'amoindrissement général, ce n'est pas trop de lui donner, comme ont fait les Anglais, l'Océan à soumettre et le monde à conquérir.

L'industrie, d'ailleurs, a cela de dangereux, chez les sociétés imparfaites, qu'en agglomérant une population inquiète dans les villes, elle y introduit l'esprit de faction, arme le pauvre contre le riche par l'envie, et prépare des troubles qui deviennent terribles, si, manquant d'issues, les passions populaires ne trouvent pas à se dissiper et à s'éteindre soit dans l'emportement des guerres, soit dans l'imprévu des voyages.

Des colonies, des vaisseaux, la vie du dehors, la mer, voilà donc ce que réclamait l'importance croissante de la bourgeoisie ; et voilà ce que, dans un intérêt tout personnel, le Régent allait sacrifier à la politique des Anglais et à leur fausse amitié.

Ainsi, sous la Régence, la bourgeoisie oscilla entre deux mouvements opposés : l'un intérieur et qui lui fut favorable, l'autre extérieur et qui lui était fatal. Cette politique double et contradictoire vaut qu'on s'y arrête, qu'on en cherche les causes, qu'on en marque les résultats ; car elle caractérise le rôle historique des d'Orléans dans ce pays.

Or, des deux mouvements dont il vient d'être parlé, le premier fut représenté plus particulièrement par Law, le second par Dubois.

Un jour, au milieu de cette cour de France, autrefois si militaire, un jeune Écossais parut, qui venait vanter à des fils de preux ruinés les prodiges de la banque. Il était beau, éloquent, audacieux et riche. Il avait parcouru, en homme d'étude et en joueur, les principales villes de l'Europe commerçante, Londres, Amsterdam, Gênes, Venise, les étonnant tour à tour par son faste, son bonheur et ses projets. Partout il s'était montré prodigue de sa fortune, mais ne livrant qu'une partie de ses pensées. Car c'était contre la tyrannie de l'argent, contre le privilège de l'oisiveté qu'il conspirait dans le secret de son cœur. On ne le devina point, d'abord. Le Régent et ses roués crurent qu'il venait payer les dettes de Louis XIV et fournir aux plaisirs coûteux des courtisans. Plus tard, quand on commença de le deviner, il tomba.

Rendre l'État dépositaire de toutes les fortunes et commanditaire de tous les travaux ; faire de la France un commerçant, comme il est arrivé à des monarques guerriers d'en faire un soldat, et la pousser, par delà les mers, à la conquête des terres vierges, telle était, dans ce qu'elle offre de plus général, la conception de Law.

Cette conception, dont il ne nous semble pas qu'on ait jusqu'ici montré la grandeur, était belle, neuve et hardie. Si elle devait avoir pour effet, considérée en elle-même, d'éveiller l'esprit mercantile, c'était, du moins, en l'ennoblissant, en l'élevant à la hauteur d'un intérêt d'État, en lui donnant le monde pour théâtre et des proportions héroïques. Elle conduisait, d'ailleurs, au plus vaste, au plus vigoureux établissement démocratique qui fut jamais. Malheureusement, comme il paraîtra dans la suite de ce récit, elle fut exagérée à l'intérieur par une cour avide, et combattue dans son épanouissement au dehors par une politique asservie à l'influence des Anglais. Il ne faudra donc pas s'étonner, si l'on voit le système, corrompu et dénaturé, introduire en France, au lieu de passions éclatantes, viriles, l'ardeur des petites affaires, le goût du jeu, le mauvais côté des mœurs de l'industrie. Et du reste, cela même aidait à la ruine morale de la noblesse, et poussait à l'avènement de la domination bourgeoise. Aussi ne craindrons-nous pas d'approfondir ce sujet, aucun des grands faits du dix-huitième siècle n'ayant été moins étudié que celui-là, moins éclairci, et n'ayant influé cependant d'une manière plus directe sur la Révolution française[9].

Il n'est pas, disait Law[10], de marque plus sûre d'un État penchant vers la misère que la cherté de l'argent. Il serait à souhaiter qu'il se prêtât pour rien ou dans la seule vue de partager avec l'emprunteur le profit qu'il en tirera. L'idée naturelle de l'usure enferme tout prêt qui, sous l'apparence d'un bienfait, met le bienfaiteur plus à l'aise et conduit à sa perte l'emprunteur qu'il fallait soulager.

Ainsi, ce qui frappait Law, ce qui révoltait son âme généreuse, c'était la tyrannie exercée par certains possesseurs de richesses mortes sur le peuple, qui est la richesse vivante. L'affranchissement du peuple fut son but et le crédit son moyen.

Law ne confondait pas, comme on l'a prétendu, la monnaie et le capital. Il n'ignorait pas que des écus ou des billets de banque ne sauraient suppléer au pain dont on se nourrit, aux vêtements dont on se couvre, à la maison où l'on s'abrite. La puissance et la richesse, a-t-il écrit[11], consistent dans l'étendue de la population et dans les magasins de marchandises nationales ou étrangères. Oui, Law savait fort bien que les premières sources, que les sources directes de la richesse sont les progrès de la culture, l'emploi de l'activité de tous, les découvertes de la science, la sagesse des institutions et des lois : n'avait-on pas vu la paresseuse Espagne tomber dans l'indigence, les mains pleines de l'or du Pérou ? Mais Law savait aussi que l'usage de la richesse dépend du commerce et le commerce de la monnaie[12] ; qu'il peut y avoir dans le Nord, par exemple, tel sac de blé qui se gâterait faute de consommateur, et dans le Midi tel travailleur qui périrait faute d'emploi, si, grâce aux échanges successifs facilités par la monnaie, le sac de blé n'arrivait jusqu'au travailleur et ne fécondait son activité en le nourrissant.

La monnaie provoquant d'une manière indirecte des travaux qui, sans elle, ne se seraient jamais accomplis, Law en concluait qu'il fallait tendre à l'augmenter dans une juste mesure, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il ne restât plus dans le royaume ni un seul produit stagnant ni un seul bras inoccupé. De là, l'importance qu'il attachait, en fait de monnaie, à la question de quantité ; de là ces mots qui reviennent à chaque instant sous sa plume : Il convient que la quantité de la monnaie soit toujours égale à la demande[13].

Vainement lui aurait-on objecté que la prospérité d'un peuple consiste dans son capital et non dans son. numéraire, dans l'abondance des choses représentées et non dans celle du métal ou du papier qui les représente ; que tous les écus et tous les billets du monde ne feraient pas pousser un épi sur un roc infertile ou dans une plaine de sable ; qu'en doublant les espèces, on n'aboutit qu'à rendre deux fois plus chers les objets à acquérir ; qu'il n'y a par conséquent aucun avantage à augmenter la monnaie, puisque c'est perdre par l'avilissement ce qu'on gagne sur la quantité : de pareils arguments, quelque spécieux qu'ils fussent, ne pouvaient suffire à Law, esprit non moins pénétrant qu'audacieux.

Sans doute, il importerait peu que la monnaie fût abondante ou rare, si elle ne servait qu'à représenter des subsistances, des étoffes, des bois de construction, des pierres à bâtir, le capital national enfin. Mais ce capital, la monnaie sert à le répandre par la circulation, à la manière du sang qui fait courir la vie dans nos veines.

Un navire qu'on laisserait pourrir dans un chantier serait-il une richesse ? Si vous voulez qu'il fasse partie du capital national, avisez à le charger, et qu'on le lance à la mer. Mais pour cela une série d'échanges est nécessaire, et quel en est l'instrument ? La monnaie. Elle influe donc sur la richesse, au moins d'une manière indirecte, et c'est dans ce sens que Law a dit : Une augmentation de numéraire ajoute à la valeur d'un pays. C'est qu'il considérait la monnaie, non pas seulement comme signe et commune mesure des valeurs, mais comme instrument des échanges : distinction profonde, et qui touche plus qu'on ne croit au salut des empires.

Qu'arriverait-il dans un pays qui ne connaîtrait pas l'usage des billets de banque et dont tout le numéraire se trouverait réduit à un seul écu ? Cet écu aurait beau valoir, par convention, la totalité de ceux qu'il aurait remplacés ; valût-il un milliard, les échanges n'en seraient pas moins impossibles. Il faudrait donc le diviser à l'extrême ; et rien ne montre mieux combien, dans la théorie des monnaies, on doit tenir compte de la question de quantité, quoi qu'en aient dit les économistes modernes, et M. de Sismondi lui-même.

La rareté de la monnaie a des conséquences terribles : elle crée la tyrannie de l'usure. La surabondance de la monnaie est loin de présenter les mêmes périls, d'engendrer de pareils fléaux. Car quand le numéraire en vient à excéder les besoins, si ce n'est pas l'effet de quelque mesure brusque et violente, tout ce qui en advient c'est que l'excédant se trouve peu à peu annulé par une insensible dépréciation des espèces, sans qu'il y ait eu interruption dans le cours des relations commerciales et paralysie dans le travail.

Que l'attention du lecteur se soutienne encore pendant quelques instants : du sein de ces froides abstractions, du sein de cet aride exposé vont sortir les plus étranges événements qui aient jamais tourmenté l'imagination et agité le cœur des hommes.

On vient de voir pourquoi Law désirait que la monnaie fût abondante : on comprendra sans peine pourquoi il préférait, comme monnaie, le papier au métal. Ce n'était pas seulement parce que le papier est plus facile à délivrer, parce qu'il simplifie les comptes et économise le temps, parce qu'il se transporte à moins de frais, parce qu'il est moins sujet à la contrefaçon ; ces considérations, très-graves au point de vue économique, n'occupaient cependant qu'une place secondaire dans la pensée de l'homme d'État écossais. Ce qui déterminait sa préférence pour le papier, le voici : Quand un peuple veut se procurer des métaux précieux, afin de les employer comme monnaie, il faut ou qu'il les tire des mines, ce qui nécessite de grandes avances et de grands labeurs, ou qu'il les demande à l'étranger, et lui offre en échange une valeur commerciale équivalente. Les services rendus par la monnaie métallique sont donc onéreux de leur nature : on n'en jouit qu'après les avoir achetés. La création du papier-monnaie, au contraire, ne coûte rien ou presque rien.

D'un autre côté, la quantité de la monnaie métallique dans un pays ne pouvant augmenter que par suite du travail des mines ou du commerce fait avec l'étranger, il en résulte que, si parmi les divers canaux de la circulation, quelques-uns restent vides, l'or et l'argent ne viennent les remplir qu'avec lenteur. Et pendant ce temps, que d'échanges manques, d'heures perdues, de capitaux morts ! Que d'angoisses endurées par le pauvre, qui n'ayant pas de pain n'a pas d'emploi ! Avec le papier-monnaie, quoi de semblable ? C'est un instrument que l'État se procure à volonté ; c'est un agent qu'il a sous la main : dans une société où tout ne serait pas abandonné aux désordres de l'individualisme et aux hasards de la concurrence, ce serait une quantité qui pourrait être approximativement égalée à la demande.

Turgot et les économistes de son école ont posé en principe que, pour servir de commune mesure aux valeurs, la monnaie doit être elle-même une valeur, une marchandise[14]. Aussi ont-ils déclaré les métaux précieux, l'or et l'argent surtout, plus propres que le papier à faire office de monnaie. Il est certain que le numéraire a sur le papier cet avantage qu'il possède une valeur propre, intrinsèque, indépendante de toute convention. Le numéraire est le signe des richesses, et il en est le gage ; il les représente, et il les vaut. Il donne au possesseur une sécurité et des garanties que le papier ne lui donne pas. En conclurons-nous que Turgot et ses disciples avaient raison ? Oui, eu égard à l'ordre social qu'ils avaient en vue, ordre social fondé sur l'individualisme, sur la haine et le désarmement du principe d'autorité, sur l'universel antagonisme des intérêts, c'est-à-dire sur un perpétuel et inévitable système de défiance. Mais tel n'était pas l'ordre social auquel Law rapportait sa théorie du papier-monnaie. Il la rattachait, comme on le verra bientôt, à une conception dont il convient de ne point la séparer, et qui tendait à établir entre tous les membres d'une même nation une étroite solidarité d'efforts, d'intérêts et d'espérances.

Le principe de tout régime d'individualisme, c'est la défiance : un pareil régime doit avoir pour monnaie le numéraire. Le principe de l'association, c'est la confiance, le crédit ; la monnaie de l'association, c'est le papier.

Voilà ce que Law avait pressenti, voilà ce qui était apparu à son génie précurseur, et ce qui explique cette définition, si différente de celle qui, depuis, fut donnée par Turgot : La monnaie n'est pas la valeur pour laquelle les marchandises sont échangées, mais la valeur par laquelle les marchandises sont échangées[15]. Turgot a émis, sous forme d'axiome, la proposition suivante[16] : Une monnaie de pure convention est une chose impossible. Law était si loin d'admettre ce prétendu axiome qu'il écrivait[17] : Si l'on établit une monnaie qui n'ait aucune valeur intrinsèque, ou dont la valeur intrinsèque soit telle qu'on ne voudra pas l'exporter, et que la quantité ne sera jamais au-dessous de la demande dans le pays, on arrivera à la richesse et à la puissance. Nous l'avons dit : Turgot partait du principe de concurrence : Law avait en vue le principe d'association.

On peut juger déjà de la portée révolutionnaire du problème que Law venait soulever ; et pourtant nous n'avons encore indiqué, de ce problème, ni son côté le plus neuf, ni son aspect le plus saillant.

L'avoir d'une nation ne se compose pas seulement de ce que les riches possèdent, richesse matérielle et présente, il se compose aussi de ce que les pauvres valent, richesse morale et future ; et c'est l'échange continu de ces deux genres de richesse l'un contre l'autre qui constitue la vie industrielle des sociétés modernes. Que si l'instrument de cet échange ou la monnaie, au lieu d'avoir un prix de convention, a un prix intrinsèque et réel, s'il fait partie des choses que le riche possède, il est clair que l'équilibre se trouve rompu au détriment du pauvre. Car ce qui leur est indispensable à tous les deux, le premier seul en dispose ; et cela suffit pour lui assurer une supériorité de position où sont contenus mille germes de tyrannie. Frappé des abus qu'entraîne une série de transactions particulières dans lesquelles toute la force est d'un côté, Law n'aspira pas moins qu'à transporter de l'individu à l'État le soin de mettre en présence le capital et le travail : la richesse d'aujourd'hui et celle de demain. Or, dans sa pensée, la réalisation d'un tel projet se trouvait intimement liée à l'adoption du papier-monnaie.

L'homme actif et industrieux, mais pauvre, n'ayant à donner qu'une simple promesse écrite en échange de ce qui lui est nécessaire pour vivre et travailler, Law proposait la création d'une banque d'État, qui aurait eu pour mission de vérifier les promesses de l'homme pauvre, d'accepter celles qui auraient été jugées valables, et de les remplacer dans la circulation par des billets revêtus du sceau de la puissance publique, sous la garantie du souverain, propres en un mot à faire l'office de l'argent.

Law voulait donc empêcher ceux qui portent en eux-mêmes leur fortune, de laisser périr, faute d'emploi, le trésor de leur intelligence et de leurs forces. Il voulait que, grâce à une régulière, à une permanente intervention de l'État, les facultés intellectuelles et morales du pauvre eussent leur signe et leur moyen d'échange tout aussi bien que les choses matérielles possédées par le riche.

Celles-ci étaient représentées par une monnaie de métal : pour représenter les premières, Law demandait la création d'une monnaie de papier. C'était fonder sur la justice et l'intérêt de tous l'échange des richesses existantes contre les richesses à naître, de ce que les uns possèdent contre ce que les autres valent. C'était placer au-dessus des luttes de l'égoïsme et de la cupidité le principe générateur de la prospérité publique.

Voilà dans quelles vues, aussi nobles que profondes, Law poussait d'abord à la multiplication des monnaies, ensuite à l'adoption d'un genre de monnaie dont l'État pût disposer ; et c'est ce que n'ont pas aperçu ceux qui accusent l'économiste écossais d'avoir cherché ailleurs que dans le travail les sources de la force et du bonheur.

Mais Law ne s'était-il pas trompé en donnant l'emploi du papier-monnaie pour point de départ à une révolution sociale qui aurait dû déjà être accomplie à moitié pour que l'adoption du papier-monnaie fût sans péril ? N'aurait-il pas dû comprendre que sous un prince plongé dans le scepticisme et la débauche, qu'au milieu d'une cour sans frein, que dans une société encore ignorante, encore atteinte de la folie de l'égoïsme, il y avait imprudence à toucher ce ressort du papier-monnaie qui exige, pour agir régulièrement, une éducation préalable des esprits, la pratique des idées d'association, des habitudes de confiance, un ensemble de mœurs et d'institutions nouvelles ? Law ne commençait-il pas justement par où on ne pouvait que finir ? C'est ce que la suite de notre récit prouvera.

Quoi qu'il en soit, ce fut Law qui introduisit en France l'idée de ce fameux système des assignats que nous retrouverons plus tard, produisant des résultats terribles, mais qu'il ne faut pas maudire cependant ; car il racheta des calamités passagères par d'immortels services, et mit la Révolution française en mesure d'accabler ses ennemis.

Puissance de l'esprit ! un monde magique allait éclore ; on était au moment de voir, sous l'influence d'un Écossais qu'on eût pu croire armé de la baguette des fées, toute une nation ivre d'espoir, les classes confondues, les rangs oubliés, des métamorphoses prodigieuses autant que soudaines, la noblesse égarée dans les carrefours, d'anciens mendiants vêtus d'or et de soie, des milliers d'hommes haletants sur l'échelle des fortunes, un grand peuple enfin agité, transformé, exalté, tourmenté... et cela, pour certaines évolutions de la pensée dans le cerveau d'un inconnu. Il avait donc bien raison de dire, ce même Law, qu'un seul changement dans les principes importe plus à la fortune des empires que la perte ou le gain d'une bataille[18].

Law, par l'établissement d'une banque générale, entendait faire de l'État le distributeur de la richesse publique, le caissier des riches, le banquier des pauvres.

On sait que les banques d'escompte ne gardent jamais en caisse, sous le nom de réserve, qu'une partie du numéraire correspondant au papier qu'elles ont émis. Elles placent le reste, et augmentent par là leurs bénéfices. Ainsi aurait fait la banque générale. Seulement, les bénéfices qui, dans le système des établissements privés, vont grossir la fortune de simples individus, l'État, ici, les aurait recueillis, dans l'intérêt commun. De l'argent mis en dépôt dans ses coffres, il aurait fait deux parts, destinées, l'une à rembourser, au besoin, les billets rentrants, l'autre à faire face aux dépenses publiques.

Il est vrai que c'était investir le gouvernement du droit de toucher au dépôt dans la mesure de ses besoins ; mais les déposants, suivant Law, n'avaient pas à s'en inquiéter, puisque l'intégralité des sommes déposées se trouvait remplacée, entre leurs mains, par des billets ayant cours de monnaie et payables à bureau ouvert.

Cependant, il pouvait arriver que, non content d'employer aux dépenses publiques la portion disponible du numéraire concentré dans sa caisse, le gouvernement s'avisât d'entamer la réserve. Et, dans ce cas, de quel discrédit ne seraient pas frappés des billets qui auraient perdu leur gage ? La confiance ne s'évanouirait-elle pas en un moment ? Et le système de crédit venant à crouler soudain, les déposants ne demeureraient-ils pas écrasés sous ces débris ? Law avait prévu l'objection. Voici en quels termes il y répondait[19] : Il est de toute impossibilité que le roi touche jamais au système. Car enfin, pourquoi y toucherait-il ? Pour avoir l'argent du royaume, qu'il préférerait à son crédit ? Il a déjà cet argent, dans une supposition, et il perdrait gratuitement un crédit, décuple de ce fonds : ce serait un homme, possesseur de dix maisons, qui, pour en garder une, que personne ne lui dispute, détruirait les neuf autres.

Law se trompait, cette fois : il jugeait impossible dans une monarchie absolue ce qui ne l'eût été que dans un régime de garanties. Qui peut trop, en vient à oser encore plus qu'il ne peut.

Mais, comme conception applicable à un gouvernement démocratique, le système de Law portait l'empreinte du génie. Après avoir fait ressortir les calamités qu'engendre la défiance, lorsqu'elle s'élève ainsi qu'une barrière entre le gouvernement et le peuple, quel principe, s'écriait Law[20], peut prévenir un si grand mal ? Je le dirai, malgré la frayeur qu'en pourrait avoir l'homme vulgaire : c'est de porter tout l'argent chez le roi, non par voie de prêt, l'intérêt lui serait à charge ; ni par voie d'impôts, son propre avantage est de les ôter ; mais en pur dépôt à la banque, pour ne le retirer qu'à proportion de vos besoins.

De sorte que, par une combinaison aussi neuve que hardie, Law prétendait arriver à la suppression complète et des impôts et des emprunts.

Dès lors, plus de violences fiscales. L'odieuse importance des traitants disparaissait. Pour acquitter les charges de l'État, on avait une portion du numéraire volontairement apporté à la banque commune par la confiance réfléchie des citoyens ; le cultivateur reprenait courage ; le pauvre commençait à respirer : c'était le crédit qui payait l'impôt.

Pour résumer cet ensemble d'idées et le rendre en vives images, nous dirons que, suivant Law, la monnaie était dans l'État ce que le sang est dans le corps humain. Il comparait le crédit à la partie la plus subtile du sang ; et, de même qu'il y a dans le corps humain un organe de la circulation du sang, qui est le cœur, Law voulait qu'il y eût dans la société un organe de la circulation des richesses, qui eût été la banque.

Quant à la philosophie de son système, elle éclate dans ces belles paroles[21] : Ceux qui veulent amasser l'argent et le retenir sont comme des parties ou extrémités du corps humain, qui voudraient arrêter au passage le sang qui les arrose et les nourrit : elles détruiraient bientôt le principe de la vie dans le cœur, dans les autres parties du corps et enfin dans elles-mêmes. L'argent n'est à vous que par le titre qui vous donne droit de l'appeler et de le faire passer par vos mains, pour satisfaire à vos besoins et à vos désirs : hors ce cas, l'usage en appartient à vos concitoyens, et vous ne pouvez les en frustrer sans commettre une injustice publique et un crime d'État. L'argent porte la marque du prince et non pas la vôtre, pour vous avertir qu'il ne vous appartient que par voie de circulation et qu'il ne vous est pas permis de vous l'approprier dans un autre sens.

Un pareil langage n'aurait eu rien d'extraordinaire dans la bouche d'un homme éprouvé rudement par la souffrance et sollicité aux études austères par la pratique de la pauvreté. Mais quand il dénonçait avec tant de passion le despotisme systématique de l'argent, Law était deux fois millionnaire[22]. Sa jeunesse semblait ne s'être employée jusqu'alors qu'à entreprendre d'heureux voyages, qu'à tenter le hasard et l'amour. Loyalement vainqueur dans un duel qui intéressait l'honneur d'une femme et que Voltaire a calomnié en l'appelant un meurtre, il s'était vu forcé de quitter Londres. Il avait fait, à Venise, figure de gentilhomme ; et, à Paris, l'hôtel de Gesvres avait pu saluer en lui le plus magnifique des joueurs[23]. C'étaient là les habitudes premières de Law. Tant il est vrai que, dans certaines natures, l'honnêteté des sentiments naît de la seule beauté du génie !

Arrivé au point où nous sommes, le système de Law s'élevait, en s'agrandissant, à des proportions admirables. Si le commerce est une source abondante de richesses, dans un pays où il n'est pratiqué que par des individus isolés qui se nuisent l'un à l'autre et se ruinent mutuellement, au sein d'une mêlée confuse, que serait-ce dans un royaume qui ferait le commerce en corps, sans néanmoins l'interdire aux particuliers[24] ? Et si un commerçant a raison de mesurer aux fonds dont il dispose ses projets et ses espérances, que ne devrait-on pas attendre d'une immense compagnie qui, confondue avec l'État, jouissant de son crédit, appuyée sur la banque générale, réunirait en faisceau toutes les forces, ramènerait à un centre commun tous les capitaux épars, et, armée pour les entreprises lointaines, pour les vastes desseins, marcherait à la conquête du bonheur des hommes, sous l'étendard, avec les trésors et aux applaudissements d'un grand peuple ?

Ainsi, la banque et la compagnie auraient agi de concert, puissances jumelles. La première serait venue au secours des producteurs en quête d'avances ; la seconde aurait fait valoir les fonds en quête d'un placement. Au moyen de la banque, l'État serait devenu dépositaire de la monnaie métallique, signe et gage de la richesse : au moyen de la compagnie, il aurait eu la gestion de la richesse même. Sans compter que le remboursement de la dette publique devenait alors très-facile. Car l'État trouvait à s'acquitter, en associant ses créanciers aux bénéfices de la compagnie et en leur donnant, à la place de leurs titres de rente, des actions productives d'un intérêt égal et peut-être supérieur.

Donc, avec la banque, plus d'emprunts et plus d'impôts ; avec la compagnie plus de dettes.

Tel était le système que Law vint proposer, dans un moment de détresse générale et de désespoir. Là dette laissée par Louis XIV était, nous l'avons dit, de deux milliards quatre cent douze millions, et, pour en payer les intérêts, nulle ressource. L'impôt se trouvait, en grande partie, dévoré d'avance. Il avait fallu recourir à un visa pour convertir en un seul papier et réduire les six cent millions d'effets royaux répandus dans le public sous différents noms ;' mais il en restait encore pour deux cent cinquante millions, appelés billets d'État, et ils perdaient jusqu'à soixante-dix pour cent ; quelques-uns disent quatre-vingt-dix[25]. Un tribunal terrible, la Chambre de justice, avait été établi, à la satisfaction du peuple, pour dépouiller et frapper les traitants, gorgés de rapines ; mais il n'était résulté de là que perquisitions odieuses, vengeances, trahisons domestiques[26]. Encouragés par d'affreux édits, les délateurs pullulaient, comme au temps de Rome dégénérée[27]. L'argent se cachait ; l'industrie était mourante ; Law, enfin, avait devant les yeux un royaume accablé, une cour aux abois, des milliers de créanciers frémissants ou frappés de stupeur, des ministres à bout d'expédients, le trésor vide, l'imminence d'une banqueroute.

Son ardeur s'en accrut ; il développa quelques-unes de ses idées avec une éloquence simple et forte ; il mit à risquer sa fortune dans l'entreprise une générosité, remplie de grâce[28] ; il plut aux femmes, il occupa la ville, enchanta la cour et séduisit le Régent.

Aussi bien, les mesures prises par Law pour assurer l'établissement proposé étaient empreintes de sagesse et de prudence. Il avait prévu toutes les difficultés, répondu à toutes les objections. Sa confiance était si grande, si sincère, que, non content de s'engager à donner, de son bien[29], cinq cent mille livres aux pauvres, en cas d'insuccès, il s'était cru le droit d'écrire au Régent : Le service du roi, la part que le sieur Law a l'honneur de prendre à l'intérêt de ce royaume et des sujets de Sa Majesté, et aussi sa propre réputation, le portent à insister pour avoir la conduite de son affaire. Il se connaît capable, et soumet sa tête pour répondre de sa droiture, de sa capacité et du succès[30].

Cependant, prêt à entrer dans une carrière aussi nouvelle, Philippe hésita, et Law dut commencer par l'établissement d'une banque privée. Elle était autorisée à émettre des billets à vue, à escompter les lettres de change ; à ouvrir, moyennant une rétribution presque imperceptible, des comptes courants, et à administrer la caisse des particuliers[31]. Son fonds, qui fut en partie fourni en billets d'État, se composa de douze cents actions de mille écus chacune, ce qui faisait six millions[32] ; et Law, pour la soutenir, fit venir deux millions que lui gardait l'Italie[33].

Le succès fut rapide, prodigieux. La valeur du billet ayant été déclarée invariable, on le préféra aux espèces, que les perpétuelles variations des monnaies avaient décriées. L'or, l'argent affluaient à la Banque, pour s'y échanger contre du papier. La confiance se ranima, la circulation reprit son cours ; les étrangers reparurent sur notre marché, d'où les avait chassés l'incertitude des négociations, fruit amer et inévitable de tant de révolutions financières ; on se mit à bénir l'heureux Écossais, on crut, on espéra.

Émerveillé alors, et décidément convaincu, le Régent résolut de s'abandonner aux promesses de Law et à son facile génie. Un édit ordonna aux receveurs des finances de recevoir en billets le payement des impôts, et aux officiers comptables d'acquitter à vue les billets qui leur seraient présentés[34]. Le papier de Law conquit par là le royaume tout entier. Sa banque acquérait une importance croissante, et commençait à se confondre avec le gouvernement. En étendant son empire, elle multiplia ses bienfaits ; et au morne assoupissement dans lequel la France était plongée succédèrent bientôt des élans d'enthousiasme.

Mais, grâce à nos possessions d'Amérique, le système de Law allait s'élever à de plus hautes et plus orageuses destinées.

En 1682, le célèbre voyageur Cavelier de La Salle descendait la rivière des Illinois, lorsqu'il se trouva tout à coup au milieu d'un grand fleuve inconnu. Surpris et charmé, il en suivit le cours immense, il en explora les rives, gagna par des présents mainte peuplade sauvage ; et, en quittant la contrée, il lui laissa le nom de Louisiane. Il y retourna, pour y périr : son neveu et ses domestiques l'assassinèrent près de la rivière des Canots[35]. Mais ses travaux ne furent pas perdus pour nous. Repris par d'Hyberville, ils donnèrent à saluer aux déserts du nouveau monde le drapeau de la France, et firent couler le Nil américain sur notre domaine agrandi.

Les Espagnols du Mexique s'en émurent, les Anglais de la Virginie et de la Caroline en prirent ombrage. Et quelle plus précieuse conquête en effet ! Une contrée, supérieure à l'Europe en étendue, et arrosée, dans un cours de mille lieues, par un fleuve magnifique, des terres riches en grains et en fruits, des rivières poissonneuses, de belles carrières[36] ; et, pour posséder tout cela, des travaux à accomplir, mais pas une goutte de sang à verser. Le seul aspect de la Louisiane suffisait, d'ailleurs, pour enflammer les imaginations, par sa végétation vigoureuse et variée, ses immenses savanes et la majesté de ses forêts ornées de la chevelure des lianes. C'était ce même pays dont un illustre écrivain de nos jours a si poétiquement décrit la beauté : Les deux rives du Meschacebé, ou Mississipi, présentent le tableau le plus extraordinaire. Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de vue ; leurs flots de verdure, en s'éloignant, semblent monter dans l'azur du ciel, où ils s'évanouissent. On voit dans ces prairies sans bornes errer à l'aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buffles sauvages. Quelquefois, un bison chargé d'années, fendant les flots à la nage, se vient coucher parmi les hautes herbes, dans une île du Meschacebé. A son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu du fleuve, qui jette un œil satisfait sur la grandeur de ses ondes et la sauvage abondance de ses rives.

Law résolut de faire de cette contrée une opulente colonie. Elle n'avait donné lieu jusqu'alors qu'à des essais timides : Law, pour les féconder, forma une compagnie avec laquelle il mit son système en mouvement.

Une ère nouvelle allait commencer pour la bourgeoisie.

Combien est rapide la marche des choses quand c'est une idée qui les pousse ! Dans les dernières années du siècle précédent, au sein de l'éclat dont rayonnaient les gentilshommes et leur chef glorieux, qui eût jamais pu croire qu'à un intervalle si rapproché, il se formerait en France une association de marchands investie des prérogatives de la puissance souveraine ; que cette association, chargée d'exploiter des possessions lointaines, recevrait le droit d'y construire des forts, d'y lever des troupes, d'y établir comme juges des seigneurs hauts justiciers, de déclarer la guerre, d'équiper des vaisseaux ; qu'elle aurait des armes ; qu'elle compterait au nombre de ses directeurs le Régent de France, le Régent lui-même ; et que, pour la mettre en état d'absorber les anciens hommes d'épée, on accorderait aux nobles la faculté d'aller se perdre, sans déroger, au milieu d'elle[37] !

La nouvelle compagnie reçut le nom de Compagnie d'Occident. Les lettres patentes contiennent cette clause remarquable : Notre intention estant de faire participer au commerce de cette compagnie et aux avantages que nous lui accordons le plus grand nombre de nos sujets que faire se pourra et que toutes personnes puissent s'y intéresser suivant leurs facultez, nous voulons que les fonds de cette compagnie soient partagez en actions de cinq cents livres chacune[38]. Il y avait toute une révolution dans ces paroles.

Mais les révolutions ne s'accomplissent pas sans blesser mille intérêts et soulever des haines implacables. Law était à peine à l'entrée de la carrière, qu'il pouvait déjà compter pour ennemis : les parlementaires, parce qu'il menaçait la vénalité des offices ; les gens de robe, parce qu'il visait à la diminution des procès ; les traitants, parce qu'il prétendait chasser du maniement des deniers publics la confusion et l'obscurité, sources de tant de profits odieux ; toute l'ancienne finance, parce que les com binaisons nouvelles semblaient l'accuser d'incapacité ; beaucoup de personnages influents, parce qu'ils étaient jaloux de la faveur d'un étranger. Et, à la tête de ces derniers, marchait d'Argenson, qui, depuis peu, successeur de d'Aguesseau et du duc de Noailles, réunissait la justice et les finances.

D'Argenson signala ses débuts par un édit qui ordonnait une refonte générale et une forte augmentation sur les monnaies. C'était un coup manifeste porté au système de Law. Car qu'imaginer de plus fatal à un système naissant de crédit que des surhaussements d'espèces, si propres à jeter dans le commerce le trouble et l'incertitude ? Cependant les adversaires de Law, ses envieux, lui firent un crime de cet édit de mai, œuvre de son ennemi[39]. Ils feignirent d'ignorer que d'Argenson dirigeait alors les finances, qu'il les dirigeait avec empire, et que, loin d'approuver l'agitation des monnaies, Law en avait démontré avec beaucoup de vigueur, dans ses écrits, les inconvénients et les dangers[40]. A la tête de ceux qui ont injustement imputé à Law l'édit de la refonte, il faut mettre Pâris-Duverney. Dans un livre où il se propose de réfuter Dutot, qui est un des apologistes du célèbre Écossais, le futur confident de la marquise de Prie s'étonne et se plaint du silence gardé par Dutot sur l'édit de mai[41]. Or, si Dutot ne parle point de cet édit, c'est par la raison toute simple que Law n'en était point l'auteur. Et, en effet, il ne se trouve pas dans le recueil des mémoires, lettres patentes, déclarations et arrêts relatifs au système[42].

Quoi qu'il en soit, le parlement s'étant élevé contre la refonte dans un arrêt en date du 20 juin 1718, et cet arrêt ayant été cassé par le conseil, Law porta, aux yeux de ses détracteurs, la responsabilité de la lutte qui venait de s'engager entre la cour et le parlement, lutte fort vive, qui fit bloquer par des mousquetaires l'imprimerie du parlement, et poussa l'autorité royale menacée à chercher sa victoire dans la force.

A cette première attaque en succédèrent d'autres plus directes. Irrité de sa récente défaite, le parlement fit défense aux officiers comptables de recevoir les billets de banque en payement des impôts, et à tous étrangers, même naturalisés, de s'immiscer dans le maniement des deniers royaux[43]. Aussitôt Paris s'agite et la cour s'alarme. On savait que le duc et la duchesse du Maine n'étaient depuis longtemps occupés qu'à souffler à la magistrature l'ardeur des colères dont ils étaient animés. La lecture des Mémoires du cardinal Mazarin, de Joly, de madame de Motteville, avait, dit Saint-Simon, tourné toutes les têtes[44]. Les troubles venant à renaître, on était bien sûr de retrouver des Broussel, et beaucoup s'effrayèrent ou se réjouirent dans l'attente d'une Fronde nouvelle. Pour ce qui est de Law, l'animosité du parlement contre lui avait tous les caractères de l'ignorance furieuse. Il s'agissait de l'envoyer un matin querir par des huissiers, ayant en main décret de prise de corps, après ajournement personnel soufflé, et de le faire pendre en trois heures de temps, dans l'enclos du palais[45]. Un acte de vigueur pouvait seul le sauver, et le sauva. Après quelque hésitation, Philippe s'était décidé à frapper un grand coup.

Le 26 août, le parlement est mandé aux Tuileries. Il y arrive à pied, en robes rouges ; et l'enregistrement des édits qui concernaient la banque lui est imposé dans un lit de justice.

Les ennemis de Law résolurent de le combattre avec ses propres armes. On mit en actions les fermes générales.

D'Argenson en fit adjuger le bail à ses protégés, sous le nom d'Aymard Lambert, son valet de chambre[46] ; et il opposa au génie de Law l'habileté des quatre frères Pâris, que la fortune et leur intelligence avaient tirés du fond d'un cabaret pour les porter au faîte de l'État[47].

Mais, plus encore que ses ennemis, Law avait à redouter ses protecteurs.

Il entrait dans son plan que la banque fondée par lui fût déclarée royale, que les actionnaires fussent remboursés, que le roi se fit garant des billets. Or, sur le point de provoquer cette décision, il ne put se défendre d'un sentiment d'effroi. Le Régent valait-il qu'on s'abandonnât à lui ? C'est ce que Law mit en doute. Il demanda qu'une fois déclarée royale, la banque fût placée sous la surveillance d'une commission spéciale fournie par les quatre grandes cours du royaume : celle des aides, celle des monnaies, la chambre des comptes et le parlement[48]. Ainsi qu'on devait s'y attendre, le Régent repoussa tout contrôle. Et peut-être Law aurait-il dû mieux comprendre la portée fatale d'un tel refus ; peut-être aurait-il dû se retirer alors. Malheureusement son âme n'avait pas autant de force que son génie ; et d'ailleurs le Régent était de ces princes aimables et corrompus qui exercent sur ceux que leur faveur souille une séduction invincible.

La même faiblesse fit céder Law sur un point d'égale importance. Tant qu'il s'était vu à la tête d'une banque privée, il avait voulu que le billet restât monnaie invariable, afin qu'on le préférât aux espèces, que tourmentaient des mutations fréquentes. Mais quand il fut question de faire de la banque une institution politique, Law craignit qu'un trop grand avantage donné au billet sur l'espèce ne devînt pour la foule un appât dangereux, et, pour le gouvernement, une occasion de rompre au gré de ses caprices la proportion qui, dans la circonstance, devait être maintenue entre le numéraire et le papier. Ce qui lui avait paru bon dans un établissement qu'il avait seul charge de diriger, il le regardait avec raison comme nuisible dans un établissement sur lequel allait peser la volonté d'un prince dissipateur, indifférent au bien public, et pour qui l'altération des monnaies n'était qu'un jeu. L'auteur du système eut donc soin d'omettre dans les statuts de la banque royale cette clause de l'invariabilité du billet, qui avait pourtant fait le succès de sa banque privée[49]. Mais le régent ne tarda pas à réparer l'omission ! Cinq mois ne s'étaient pas écoulés depuis la transformation de la banque générale en banque royale, qu'on vit paraître un édit qui déclarait le billet non sujet aux diminutions dont les espèces étaient menacées[50].

En général, ce qui frappe dans le volumineux recueil des édits relatifs au système, quand on l'étudié avec soin, c'est qu'il présente deux ordres de règlements de tout point contradictoires : les uns dérivant des principes développés par Law dans ses écrits ; les autres au contraire dictés par l'avidité de la cour et ayant pour but de détruire les premiers ou de les fausser. Voilà ce qui n'a pas été remarqué, et c'est ce qui a fait retomber sur Law des accusations dues à la cupidité de son tout-puissant protecteur et à la malice de ses ennemis. Son vrai crime, ce fut la faiblesse ; et c'en est un, dans ces hautes sphères où s'agite le sort des peuples.

Ce fut au travers d'une foule d'obstacles et d'embûches que Law poursuivit l'accomplissement de ses desseins.

Le fonds de la Compagnie d'Occident avait été fixé à cent millions et divisé en deux cent mille actions de cinq cents livres chacune. Law fit décider qu'elles seraient payées en billets d'État. La compagnie par là ne devenait propriétaire que d'un capital en papier produisant quatre millions de rentes ; et, comme il ne lui serait rien resté si, ce qu'elle allait toucher du gouvernement sous forme de rentes, elle avait dû le donner ensuite aux actionnaires sous forme de dividende, il fut convenu que les intérêts de la première année lui seraient abandonnés pour former son fonds productif. Il fallait d'autres ressources. Mais en adoptant tout d'abord une combinaison qui, au premier aspect, ne frappe que par sa bizarrerie, Law avait un but plein de hardiesse et de profondeur. Il voulait, non pas seulement relever le cours des effets royaux en leur ouvrant un débouché, mais commencer la réalisation du système par son côté social, et nous avons vu que ce système consistait à former, sous la direction de l'État, une immense association commerciale qui aurait rendu toutes les existences solidaires et aurait fait, par conséquent, de tout prêteur un associé de son emprunteur, de tout rentier un actionnaire, de toute rente un dividende.

Mais, pour mener à fin les opérations projetées, des fonds considérables et disponibles étaient nécessaires. Law fit réunir au commerce des Indes occidentales celui des Indes orientales et de la Chine, qui languissait ; et il profita de l'occasion pour émettre cinquante mille nouvelles actions, qu'on nomma les filles[51], parce que, pour en acquérir une, il fallait en présenter quatre des anciennes. Ces cinquante mille nouvelles actions produisirent, à cinq cent cinquante livres chacune, vingt sept millions cinq cent mille livres en argent. Et la compagnie, qui, dès la fin de l'année précédente s'était rendue adjudicataire de la ferme du tabac, commença ses opérations sur une échelle imposante.

Déjà, du reste, et avant même la réunion des deux commerces, qui eut lieu en juin 1719, la compagnie avait formé un établissement à la baie Saint-Joseph ; elle avait envoyé aux Illinois un gouverneur avec des troupes, et des ouvriers pour la culture du tabac ; elle avait acquis seize vaisseaux, dont dix étaient partis pour la Louisiane avec sept cents hommes de recrues, cinq cents habitants et les munitions qu'exige la fondation d'une colonie[52].

Bientôt, mesurant son ambition à ses succès, elle acheta du roi, pour neuf années, la fabrication des monnaies, au prix de cinquante millions. Pour les payer, elle émit une troisième série d'actions, qui prirent le nom de petites filles ; et tel était son crédit, que ces actions, quoique émises au capital nominal de cinq cents livres seulement, furent payées en réalité sur le pied de mille livres[53].

Law n'hésita plus alors à aborder un projet gigantesque qu'il méditait depuis longtemps et qui devait couronner son entreprise.

Il offrit, ce qui fut accepté, de payer, avec le produit d'actions nouvelles, les dettes de l'État jusqu'à concurrence de quinze cent millions, à condition : 1° que l'État s'engagerait, vis-à-vis de la compagnie, pour une somme annuelle de quarante-cinq millions ; 2° que les fermes générales seraient enlevées aux frères Pâris et que la compagnie en deviendrait adjudicataire[54].

Comme intérêt du capital de quinze cent millions, l'État jusqu'alors avait payé à ses créanciers une somme annuelle de soixante millions. Par l'arrangement proposé, il ne se trouvait devoir à la compagnie que quarante-cinq millions. C'était donc quinze millions qu'il gagnait par an.

Il est vrai que ces quinze millions retombaient à la charge de la compagnie ; mais elle les retrouvait dans les bénéfices des fermes, qui lui étaient cédées ; et elle se délivrait, en outre, d'une association rivale.

Pour réaliser le plan, il fut convenu qu'aux trois cent mille actions déjà créées on en ajouterait trois cent mille, dont cent mille furent émises le 15 septembre 1719. Le produit devait servir à payer les créanciers de l'État, et, à cet effet, on les conviait à prendre des récépissés de remboursement. Mais pendant que les créanciers se trouvaient retenus par les formalités qu'entraînait la délivrance des récépissés, d'autres se jetaient sur les actions émises, et avec un tel emportement, qu'elles montèrent sur-le-champ à cinq mille livres. Les titulaires de la dette publique se plaignirent alors de ce que le placement de leurs capitaux, remboursés par l'État, était au moment de leur échapper ; et Law fit droit à leurs réclamations par l'arrêt du 26 septembre, qui ordonnait qu'il ne serait plus délivré de souscriptions qu'à ceux qui payeraient un dixième comptant en billets d'État, billets de la caisse commune ou en récépissés[55]. Les créanciers pouvaient-ils désirer mieux ? Puisque les récépissés devenaient le payement obligé des actions, il était impossible que la valeur des premiers ne s'accrût point proportionnellement à la hausse des secondes. Law ne cherchait donc pas à frustrer les créanciers, comme quelques-uns l'ont avancé, sur la foi de Pâris-Duverney[56], si intéressé à rabaisser dans Law un génie supérieur au sien et un rival qui l'avait vaincu.

Nous dépasserions les bornes de notre sujet en suivant tous les détails d'une aussi vaste opération. Mais l'effet qu'elle produisit a un rapport trop direct avec cette transformation de mœurs et ce déplacement de forces d'où la Révolution devait sortir, pour que nous ne nous y arrêtions pas.

L'empressement provoqué par la vente des actions alla jusqu'à la fureur. Qui n'a entendu parler de la rue Quincampoix et de son orageuse célébrité ? Impatience du gain, espoir de relever en un moment une fortune écroulée, désir présomptueux de braver le destin, besoin d'oublier, besoin d'être ému, poignantes incertitudes que le cœur dans sa folie redoute et recherche, tourments dont il est avide : voilà ce qui se trouvait, dans un espace de quelques pieds, soulevé puissamment et mis en jeu. Aussi la rue Quincampoix vit-elle accourir, pour se confondre et rouler dans un prodigieux pêle-mêle, gens de cour, gens d'Église, artisans, parlementaires, moines, abbés, commis, soldats, aventuriers venus de tous les points de l'Europe. Devant l'égalité des faiblesses et des passions humaines, l'inégalité des rangs avait, cette fois, disparu. L'orgueil des grands de la terre était attiré en public pour recevoir, aux yeux de la multitude, un châtiment exemplaire. La fraternité régnait, en attendant mieux, par l'agiotage. Il advint donc que des prélats coururent traîner dans la cohue la pourpre romaine, et que des princes du sang se montrèrent vendant ou achetant du papier, entre des courtisanes et des laquais. Il n'y avait pas jusqu'aux souverains étrangers qui n'eussent leurs représentants au plus épais de cette foule tour à tour ivre d'espoir ou glacée de terreur, foule pressée, entassée, haletante, que le flux et le reflux du jeu incessamment agitaient, et du sein de laquelle s'élevait un mugissement sinistre. Du reste, pas une maison de la fameuse rue qui ne se divisât en repaire de spéculateurs. L'avidité s'était ménagé des cases sur les toits et jusque dans les caves. On agiotait à la clarté du soleil, on agiotait aussi à la lueur des flambeaux. Posséder dans ce quartier quelque misérable échoppe, c'était avoir sous la main une mine d'or. On citait des femmes, une dame Savalette, une dame de Villemur, qui prenaient leurs repas, au bruit de ces joutes fabuleuses[57]. Ce n'étaient que bureaux de vente et d'achat : ici le bureau du sieur Le Grand, trésorier de France ; là, celui du sieur Negret de Granville, ancien fermier dans les aides et domaines. La place manquait pour écrire : on eut recours à des pupitres vivants, et des malheureux firent fortune en prêtant leur épaule[58] ; ils auraient prêté leur âme. Et tant que la fièvre dura, le papier eut sur l'or l'avantage que l'imagination peut avoir sur la réalité. C'est ainsi qu'un jour deux hommes mirent l'épée à la main, en pleine rue, le vendeur d'actions voulant être payé en billets et l'acheteur ne voulant payer qu'en or. Bientôt, la confusion fut telle qu'il fallut établir à chaque extrémité de la rue, une garde d'archers commandée par un officier de robe courte. Mais peu à peu la cupidité se disciplina. A une compétition tumultueuse succédèrent des agitations régulières, plus terribles encore. Les Leblanc, les Vernezobre, les André, les Pavillon, les Fleury, commandaient au mouvement par leurs secrets émissaires et tenaient la clef de l'outre des tempêtes. Pour faire monter les actions, il suffisait d'un coup de cloche, parti du bureau de Pavillon ; pour les faire baisser, il suffisait d'un coup de sifflet, parti du bureau de Fleury[59].

De là pour ceux qui surent réaliser à temps leurs gains en papier, une élévation subite, inouïe, incroyable presque et violente. Un Savoyard, ayant nom Chambéry, devint millionnaire, parce que, reçu en qualité de frotteur chez un banquier de la rue Saint-Martin, il avait eu pour spéculer des occasions favorables. Une mercière de Namur, célèbre dans l'histoire du système sous le nom de la Chaumont, gagna en quelques mois de quoi acheter des terres seigneuriales en province, et, à Paris, l'hôtel où demeurait l'archevêque de Cambrai. Ce fut un renversement général des fortunes ; ce fut, dans les conditions, une métamorphose qui n'a de comparable que les saturnales antiques.

Law n'avait pas cru que les esprits pussent arriver à ce degré d'emportement. Il s'aperçut avec douleur qu'en outrant son système, on en préparait la chute, et, pour arrêter la hausse des actions, il en fit répandre, dans le mois de novembre 1719, pour trente millions sur la place, et cela en une seule semaine. Tardive prudence ! les actions, qui avaient atteint déjà le chiffre de dix mille livres, devaient le dépasser. L'explosion, du reste, se trouva sérieuse par son excès même. Au fond, elle avait une portée immense et préparait de plusieurs façons diverses le grand drame de la Révolution.

Et, avant tout, quoi de plus désastreux pour la noblesse, autrefois si fière, si chevaleresque, si passionnée pour la gloire, si pleine de mépris pour l'argent, que ce mélange imprévu des classes, que cette prodigieuse mobilité introduite dans les fortunes, que ce triomphe des jeux du commerce sur ceux de la guerre ? Quand Turmenies disait au duc de Bourbon, qui lui montrait son portefeuille plein d'actions : Fi ! monsieur, votre bisaïeul n'en a jamais eu que cinq ou six, mais qui valaient bien mieux que toutes les vôtres[60], il mesurait d'un mot la fatale carrière fournie, en moins de trois ans, par la noblesse. Elle parvint, en effet, à dépasser ses anciennes folies par son avidité nouvelle. Le duc de Bourbon, le prince de Conti marchaient à la tête des spéculateurs en renom, et les nobles suivaient en foule.

Nombre de gentilshommes couraient se presser à la porte de Law, distributeur suprême des souscriptions, et ils passaient là des heures entières, attendant sa présence avec une sordide anxiété, mendiant un regard de lui comme une faveur, et par l'excès, par l'acharnement de leur cupidité, fatiguant ses mépris. Non contents de le flatter, lui, étranger naguère obscur et fils d'un orfèvre d'Édimbourg, ils flattaient sa maîtresse, ils flattaient sa fille tout enfant, ils flattèrent Thierry, son laquais. La cour de Law se grossit de plusieurs femmes de qualité momentanément échappées à la cour du Régent, et le directeur de la Banque devint l'objet de leurs poursuites, l'ardeur du gain faisant taire jusqu'à la pudeur. Et rien ne fut omis de ce qui était de nature à dissiper tous les vieux prestiges. C'était en compagnie des Fargez, des Poterat, que Louis Henri de Bourbon, le maréchal d'Estrées, le prince de Valmont, le baron de Breteuil, gouvernaient le négoce. Dans la liste des directeurs de la compagnie des Indes, on put lire, à côté du nom du Régent de France, celui de Saint-Edme, connu à la foire de Saint-Laurent, comme chef de bateleurs[61]. C'est ainsi que le peuple s'accoutumait à mesurer d'un œil hardi la distance qui l'avait séparé des grands. Il se répandit en railleries sanglantes. Le sentiment révolutionnaire, formé dans la haine, se fortifia par le dédain. Les murs de Paris se couvrirent de placards qui semblaient annoncer ceux qui, depuis, caractérisèrent une époque à jamais tragique. Un de ces placards faisait de la foule des agioteurs une armée à laquelle on donnait outrageusement pour généralissime M. le Duc ; pour généraux, le maréchal d'Estrées, M. de Chaulnes, le duc de Guiche ; pour trésorier, le duc de La Force ; pour vivandières, mesdames de Verrüe, de Prie, de Sabran, de Gié, de Nesle, de Polignac. Sombres avertissements dont la noblesse ne faisait que rire et qui ne l'empêchaient pas de se précipiter dans l'abaissement ! Un grand seigneur, le marquis d'Oyse, fils et frère cadet des ducs de Villars-Brancas, n'eut pas honte de prendre pour fiancée la fille de l'agioteur André, âgée de trois ans, à condition qu'il jouirait d'avance de la dot convenue[62]. Quand les spéculateurs, vers la fin du système, en vinrent à chercher un asile où ne pénétrât point le sabre de l'archer, ce fut un noble, le prince de Carignan, qui les recueillit, en leur louant son jardin ; et, pour obliger les agioteurs de s'en servir, il obtint une ordonnance qui défendait de conclure aucun marché ailleurs que dans les baraques qu'il avait fait construire[63]. Quels traits ajouter à un aussi triste tableau ? Un jour, le peuple alla voir rouer vif sur la place de Grève un homme qui avait assassiné, pour le voler, le propriétaire d'un portefeuille. Et le coupable était un parent du Régent, un petit-fils du prince de Ligne, duc d'Aremberg !

On peut juger maintenant de ce que fit la noblesse pour sa propre ruine. Louis XI l'avait contenue, Richelieu décimée : elle se déshonora sous le Régent. Et, plus tard, un successeur de ce même Régent était là qui applaudissait en la voyant se rendre à l'échafaud.

Or, tandis que l'aristocratie descendait, la bourgeoisie montait sur une ligne parallèle. Car, si le système de Law, par le jeu qui en fut la suite, ruina autant de familles qu'il en enrichit ; d'un autre côté, il réveilla la nation de sa torpeur et lui enfonça mille aiguillons dans le flanc. Parmi les Mississipiens, on appelait de ce nom les spéculateurs devenus subitement millionnaires, il y en eut qui ne songèrent qu'à jouir avec faste des avances de la fortune, et, par eux, le travail fut puissamment fécondé. L'un se recommandait à sa ville natale par des prodigalités utiles, témoin Rauly, qui fit réparer le pont de Castres. L'autre demandait aux arts de riches tapis, des meubles précieusement sculptés. Un troisième appelait de loin des reproductions rares et donnait des repas qui égalèrent en raffinements voluptueux les festins historiques d'Othon et d'Antoine. Un ancien garde du corps se fit livrer, en surenchérissant, de la vaisselle que le roi de Portugal avait commandée. Voici ce qu'un auteur du temps raconte du luxe d'un Mississippien : Les mets les plus rares et les plus délicats, les vins les plus exquis, rien ne manquait, sur sa table, de tout ce que le gourmet le plus voluptueux pourrait imaginer. Les desserts qu'on y servait étaient d'une nature à surprendre les plus experts machinistes. De gros fruits, qui auraient trompé les yeux les plus clairvoyants, étaient si artistement travaillés, que quand quelqu'un, étonné de voir un beau melon en plein hiver s'avisait de le toucher, il en jaillissait sur-le-champ plusieurs petites fontaines de différentes sortes de liqueurs spiritueuses qui charmaient l'odorat ; pendant que le Mississippien, appuyant le pied sur un ressort imperceptible, faisait faire à une figure artificielle le tour de la table, pour y verser du nectar aux dames, devant qui il la faisait arrêter[64].

La dépense, ainsi, montait bien vite au niveau du gain. Il en résulta que le nombre des manufacturés s'accrut ; que les bras des mendiants furent employés ; que l'industrie eut des ailes. L'intérêt des rentes baissa. L'usure fut écrasée. On éleva des édifices dans les villes. Ceux qui tombaient en ruines furent réparés. Le système, enfin, rappela dans leur pays nombre de citoyens que la misère en avait chassés[65]. Gênes nous envoyait tout ce qu'elle possédait en damas et en velours[66]. Les rues de Paris étaient encombrées de carrosses. Sillonnée par une foule de provinciaux que la capitale attirait[67], la France présentait un mouvement inaccoutumé et qui hâtait la centralisation moderne.

Mais ce qui était d'une importance bien plus grande encore pour la bourgeoisie, c'est que le système de Law, ayant pour base une exploitation lointaine, lui promettait l'empire de la mer et tendait à porter la France au premier rang des nations maritimes et coloniales. L'Angleterre le comprit ; elle aperçut avec terreur entre nos mains le levier dont elle se servait pour soulever le monde, et ce fut elle qui, par les agents qu'elle entretenait dans le conseil du Régent, renversa Law et son système.

Voilà ce qu'il nous reste à montrer pour bien faire saisir les deux mouvements contradictoires qui se sont partagé l'histoire de la Régence et n'ont pas cessé de dominer la politique des d'Orléans. Par son système de finances, Law venait d'ouvrir les routes de la mer à la bourgeoisie : Dubois allait les lui fermer par son système diplomatique. Law donnait pour rivale la France aux Anglais : Dubois la leur soumit. En poussant la bourgeoisie française à la conquête commerciale du globe, Law n'aurait fait que transformer le caractère national : Dubois le dégrada, en nous précipitant dans une alliance qui nous communiqua les passions mercantiles des Anglais, en même temps qu'elle nous privait des moyens d'en égaler la hardiesse et la grandeur.

Louis XIV avait fait consister sa politique à protéger les États secondaires, à fortifier la France par l'intimité de l'Espagne, à retenir l'Autriche penchée sur l'Italie, à humilier la Hollande, à dominer l'Angleterre ou à l'occuper chez elle, en pensionnant son roi d'abord, puis en ranimant les restes du parti des Stuarts.

C'était là une politique profonde et vraiment française. Protectrice des États du second ordre, la France intéressait à son salut une notable partie de l'Europe ; elle se créait des positions sur tous les points ; elle s'assurait, parmi les puissances principales, un rôle unique et glorieux. Par l'amitié de l'Espagne, nous conservions, dans le Midi, la liberté de nos mouvements, ce qui nous permettait de faire face au Nord, où sont nos plus sérieux sujets d'inquiétude. Veiller sur l'Autriche nous était commandé par l'intérêt qui nous appelle au gouvernement de la Méditerranée et par le souvenir des malheurs où nous jeta la double monarchie de Charles-Quint. Pour ce qui est de l'Angleterre et de la Hollande, leur amoindrissement était d'une nécessité absolue pour la France, depuis que Colbert était venu l'inviter au commerce et lui montrer l'Océan.

Mais Philippe avait, pour abandonner les traditions du cabinet de Versailles, des motifs tirés de son intérêt propre, et il leur sacrifia sans hésiter et son honneur et la fortune de son pays.

Qu'un faible enfant, que Louis XV mourût, le Régent occupait le trône ; à moins que, revenant sur une renonciation forcée, Philippe V, roi d'Espagne, ne réclamât l'héritage de son aïeul Louis XIV. Le Régent pouvait donc redouter dans Philippe V un rival futur, et il ne lui en fallut pas davantage pour courir au roi d'Angleterre, en qui son ambition cherchait un auxiliaire et, au besoin, un complice. Georges Ier, de son côté, se sentait menacé par les jacobites. Des inquiétudes pareilles unirent les deux princes. Seulement, et ceci ne doit pas être oublié dans l'histoire du développement de la bourgeoisie française, le roi d'Angleterre parut dans l'alliance comme protecteur et Philippe d'Orléans comme protégé.

Il faut lire les Mémoires secrets et la Correspondance inédite de l'abbé Dubois, recueillis par Sevelinges, pour savoir avec quelle servile anxiété le Régent, aussitôt après son installation, se mit à mendier la faveur des Anglais.

Non content de faire agir le marquis de Châteauneuf à la Haye et M. d'Iberville à Londres, il employa auprès de lord Stanhope la plume vénale de Dubois.

Je serais charmé, écrivait celui-ci à lord Stanhope, que mon maître prît les mesures les plus convenables à son intérêt ; que ce fût avec une nation pour laquelle j'ai toujours conservé de la partialité, et durant le ministère d'un ami aussi estimable et aussi solide que vous.

Au surplus, milord, outre l'intérêt de nos deux maîtres, je déclare que je serais ravi que vous ne bussiez que du meilleur vin de France, au lieu de vin de Portugal, et moi du cidre de Goldpepin, au lieu de notre gros cidre de Normandie[68].

 

Mais à des avances dont la bouffonnerie ne couvrait qu'imparfaitement la bassesse, lord Stanhope répondait avec une froideur méprisante et calculée. Car il s'agissait pour l'Angleterre de nous faire acheter son appui par le sacrifice de notre existence maritime, c'est-à-dire de la seule chose qui pût donner à la domination de la bourgeoisie française un caractère de solidité et de grandeur.

Par le traité d'Utrecht, Louis XIV s'était engagé à démolir les fortifications de Dunkerque, à combler le port, à ruiner les écluses. Mais l'histoire lui doit cette justice que, s'il céda, ce fut en frémissant, le désespoir dans l'âme, après une guerre terrible et une série de calamités sans exemple. Il n'entendait pas, d'ailleurs, donner la Manche aux Anglais ; il n'entendait pas reconnaître leur droit sur la mer, ce droit si insolemment proclamé par Selden ; et la preuve, c'est qu'il se hâta de commencer un nouveau port à Mardyk. Or, l'interruption des travaux commencés, la destruction de Mardyk, tel fut le prix que, sous le Régent, l'Angleterre osa mettre à son alliance. Elle exigea, en outre, que le chevalier de Saint-Georges, l'héritier des Stuarts, malheureux et proscrit, fût brutalement chassé d'Avignon, qu'il en fût chassé avant même la signature du traité, ou, du moins, avant l'échange des ratifications..

La garantie des droits éventuels de Philippe à la couronne devait coûter cher à la France, on le voit, et pour souscrire à des conditions semblables, il fallait un excès d'humilité dont seul l'abbé Dubois était capable de partager le bénéfice et l'opprobre. Aussi la négociation lui fut-elle confiée ; et comme on avait cru devoir la tenir secrète, il prétexta l'achat de quelques livres rares et des Sept Sacrements du Poussin pour se rendre à la Haye, où l'attendait lord Stanhope. Ce fut là, à la lueur d'une lampe d'auberge, et en se cachant comme pour un crime, que Dubois jeta les bases du système qui conduisait à l'anéantissement de notre marine. Et en effet, quatre mois ne s'étaient pas écoulés, que le système se trouvait consacré par ce fameux traité de la triple alliance qui nous coûta Mardyk et nous valut la tutelle navale des Anglais. Il fut signé le 28 novembre à minuit ; et, pour en mieux marquer la portée insultante, l'Angleterre rédigea le quatrième article de manière à faire entendre que, dans l'exécution des engagements relatifs à Dunkerque, la France avait manqué de foi. De plus, lord Cadogan demanda impérieusement que les deux exemplaires du traité fussent, malgré l'usage, rédigés en latin ; les mots Franciæ regem furent effacés dans les ratifications et remplacés par ceux-ci : regem christianissimum, le titre de roi de France n'appartenant, suivant les négociateurs anglais, qu'au souverain de la Grande-Bretagne ; enfin, et pour comble d'outrage, le nouvel ami du Régent lui prescrivit de recevoir à Dunkerque un commissaire anglais chargé de surveiller la démolition du port.

Voilà comment les intérêts de la bourgeoisie, au dehors, furent compris et servis par le chef qu'elle s'était donné.

La destruction du canal de Mardyk comblait de joie le cabinet de Saint-James : M. Crags, un des ministres de Georges Ier, écrivit à Dubois[69] :

Le roi reçut hier la nouvelle de votre destination à la charge de secrétaire d'État pour les affaires étrangères. Il m'a donné ordre de vous en féliciter de sa part, et de vous dire que c'est la meilleure nouvelle qu'il ait reçue depuis longtemps... C'est pour le coup que je m'attends à voir cultiver le même intérêt dans les deux royaumes, et que ce ne sera qu'un même ministère.

Dubois répondit[70] :

Si je ne suivais que les mouvements de ma reconnaissance, et que je ne fusse pas retenu par le respect, je prendrais la liberté d'écrire à Sa Majesté Britannique pour la remercier de la place dont le Régent m'a gratifié, puisque je ne la dois qu'à l'envie qu'il a eue de n'employer personne aux affaires communes à la France et à l'Angleterre, qui ne fût agréable au roi de la Grande-Bretagne.

 

Et, en effet, Dubois ne tarda pas à compléter son œuvre par le traité de la quadruple alliance, qui, renversant tout notre ancien système fédératif, préparait à l'Europe un spectacle aussi scandaleux qu'inattendu. Car on vit alors la France se concerter contre l'Espagne, sa sœur, avec la Hollande, avec l'Autriche, pour tout dire, avec l'Angleterre. Et cela pendant que chassée des conseils du Régent, la politique de Richelieu et de Louis XIV devenait celle d'Albéroni, et entrait par lui dans les conseils de l'Escurial.

Habile à profiter des emportements d'une reine amazone et de l'imbécillité de ce Philippe V, auquel il ne fallait qu'un prie-Dieu et une femme, Albéroni, fils d'un jardinier italien, était parvenu à disposer de l'Espagne. Et il eût été mieux qu'un aventurier, si son esprit audacieux n'eût été mal servi par la trivialité de son cœur. A la ligue monstrueuse formée contre lui il opposa l'excès de l'insolence, la fourberie, les invasions à main armée, les intrigues, les conspirations, les soulèvements. Il occupa l'Autriche par les Turcs, il employa contre l'Angleterre Jacques III et le fantôme d'une guerre civile ; contre le Régent il essaya de l'art des complots, il fomenta la révolte des gentilshommes bretons, il éclata par de telles colères, que les colonies lointaines en reçurent le contrecoup ; il eut enfin cet honneur qu'il rendit sa chute nécessaire au repos de l'Europe.

On n'a pu oublier en France ce qui advint alors. Les deux branches de la maison de Bourbon, le neveu et le petit-fils de Louis XIV, se firent, aux applaudissements de nos ennemis transportés de joie, une guerre cruelle et insensée. Des soldats français coururent, sous la conduite de l'Anglais Berwick, attaquer le roi que la France avait donné à l'Espagne ; et ce fut sous les yeux, par l'ordre, au signal d'un émissaire anglais, envoyé tout exprès de Londres pour nous commander des exploits sauvages, que des torches françaises incendièrent, dans la rade de Santogna, ce qui restait de la marine espagnole. Albéroni tomba. Et les résultats furent : pour l'Autriche, l'acquisition de la Sicile ; pour l'Angleterre, l'agrandissement d'une domination maritime déjà effrayante ; pour la France, la honte d'une guerre où ses ennemis s'étaient servis d'elle contre elle-même.

En écrivant à lord Stanhope[71] : Je vous dois jusqu'à la place que j'occupe, dont je souhaite avec passion de faire usage selon votre cœur, c'est-à-dire pour le service de Sa Majesté Britannique1, Dubois s'était engagé à trahir son pays. Il venait de tenir parole, et il semble que l'infamie de ses succès était assez éclatante pour qu'il s'en contentât ; mais il lui restait de plus notables services à rendre à ceux auxquels il écrivait : Je vous dois la place que j'occupe.

Law, en effet, n'avait pu diriger les pensées de la France vers l'établissement d'un vaste système colonial sans éveiller la jalousie britannique. A Londres, sa perte fut jurée. Il importait toutefois de ne pas brusquer l'attaque, et surtout de n'en pas ébruiter les motifs. Voilà ce que ne comprit point l'ambassadeur d'Angleterre, homme emporté jusqu'à l'étourderie et téméraire à force d'impertinence. Stairs attaqua Law dans un moment où il n'eût été ni facile ni fructueux de le renverser. Law sentait sa force : il effraya de sa prompte retraite le Régent, qui avait encore besoin de lui, et Dubois se hâta d'écrire à Destouches, son agent à Londres[72] : Je croyais M. Law dans les termes de modération où il était resté avec milord Stanhope ; mais j'ai appris depuis qu'il était fort altéré contre la cour de Londres, qu'il avait fait entrer dans ses vues M. Le Blanc, ministre de la guerre, et qu'ils m'attaquaient comme prévenu, et favorisant l'Angleterre. Il est important de rappeler sans aucun délai milord Stairs ; un plus long séjour pourrait attirer quelque éclat qui serait sans remède.

La même lettre contenait ce passage caractéristique[73] : M. de Senneterre emmène avec lui M. de Pléneuf. L'un et l'autre sont intimes amis de M. Le Blanc, qui est dans la dernière confidence de M. Law sur ce qui regarde l'Angleterre. Conduisez-vous avec un grand respect à son égard ; mais tâchez de prendre toutes les précautions possibles pour savoir les principales liaisons de l'ambassadeur et des principaux de la maison et ne m'écrivez jamais sur ces matières que par des exprès. M. de Senneterre, ambassadeur de France, part demain : j'ai cru devoir vous en prévenir par cet avis, que vous ne communiquerez absolument à personne qu'à milord Stanhope.

Stairs fut donc rappelé ; mais cela n'empêcha pas l'Angleterre de pousser par des menées souterraines au succès d'un complot dont une lettre citée plus loin fournira la preuve et dira les auteurs. C'était en décembre 1719 que les manœuvres avaient commencé. Par des émissaires secrets, répandus dans la foule, les ennemis de Law s'étaient mis à semer ces vagues inquiétudes et ces doutes qui sont mortels à tout régime fondé sur le crédit. Mais ils ne devaient point borner là les effets de leur haine. Ils résolurent de réduire la banque royale à la nécessité de refuser les billets qu'on lui présenterait. Une compagnie étrangère y avait un fonds de plusieurs millions : il fut demandé tout d'un coup[74]. La banque paya noblement, sans hésitation ; mais Law venait de recevoir un avertissement sinistre. Le cœur plein de douleur et d'indignation, il court chez le Régent et lui présente le projet d'une diminution sur les espèces d'or. Son but était de faire rapporter à la banque l'or enlevé, et c'est ce qui eut lieu. Mais être condamné à de pareils expédients, c'est être déjà perdu.

D'ailleurs, il faut en convenir, la hausse des actions était monstrueuse, et Law avait contribué lui-même à la rendre telle, faute d'en avoir prévu l'excès ; la baisse était donc inévitable. Seulement il est permis de croire qu'elle n'eût pas entraîné la chute du système si, par un ensemble de mesures et de suggestions perfidement calculées, on ne fût parvenu à lui imprimer la violence d'une panique. Par malheur, le chiffre exagéré de la hausse prêtait aux défiances et semblait justifier les alarmistes. Le désir de réaliser, contenu d'abord, gagne de proche en proche et acquiert, en s'étendant, une irrésistible impétuosité. Bientôt, en échange d'un papier menacé de ruine, chacun veut avoir des maisons, des étoffes précieuses, des terres, des pierreries. Partout les actions s'offrent contre des billets de banque qui, à leur tour, courent s'offrir contre des objets achetables ou des espèces. Que faire ? essayer contre le luxe d'un interdit général, lancer des arrêts contre la valeur de l'or, proscrire les pierreries par ordonnance ? La baisse se déclarait soudaine, terrible. Law était acculé par les réaliseurs à l'adoption d'un système qu'il avait mille fois condamné, qui devait le rendre odieux et ne pouvait le sauver : celui de l'altération systématique des monnaies ; un abîme s'ouvrait sous ses pieds.

Il ne perdit pourtant pas confiance en son destin ; l'année 1720 commençait ; converti à la foi catholique par ambition, et depuis peu nommé contrôleur général, Law résolut d'émouvoir les âmes par une démarche d'éclat, et il parut, suivi des principaux personnages du royaume, dans la rue Quincampoix, où sa présence fut saluée par de vives acclamations. Sa popularité était si grande encore, que la foule criait sur son passage : Vive le roi et monseigneur Law[75] ! Lui, plus sensible à cet élan spontané d'enthousiasme qu'aux hommages serviles des gens de cour, il monta sur un balcon et fit largesse au peuple charmé. Quelques jours après, il lui adressa, sous forme de lettre anonyme, une exhortation pleine d'aperçus neufs et empreinte de noblesse ; il se félicitait d'avoir, par son système, encouragé la production et foudroyé l'usure ; il déclarait que tout prêt d'argent devait donner droit au partage des profits, mais non à un revenu fixe et déterminé d'avance ; il adjurait les créanciers de l'État de ne point refuser le remboursement qui leur était offert et les conviait à le placer en actions de la compagnie, parce que c'était un devoir pour les citoyens riches de consacrer leurs capitaux aux entreprises dont profitait le corps entier de la nation. Être fâché, disait-il[76], de ne pouvoir placer son bien à constitution, c'est être fâché que l'argent soit devenu commun et qu'il n'y ait plus de malheureux. Il découvrait ainsi d'une main courageuse le fond de son système qui était, comme nous l'avons déjà dit, de remplacer le prêteur par l'associé, la rente par le dividende, les impôts et les emprunts par une portion des bénéfices résultant, soit du crédit, soit d'un vaste travail national confié à la direction de l'État. Arrivant aux secousses par lesquelles se faisaient acheter les avantages d'une aussi noble tentative, il prononçait ces mots, qu'on prendrait pour une justification anticipée de la politique des Conventionnels : On aurait souhaité que tout le royaume eût pu s'arranger sans offenser la moindre personne ; Dieu seul pourrait le faire et ne le fait pourtant pas dans l'ordre de la nature[77].

C'était la première fois qu'un ministre entretenait à ce point le public de ses desseins et s'étudiait à le convaincre. Voilà comment s'éveillait l'opinion et comment naissait cet usage des comptes rendus par où devait être caractérisée l'administration de Turgot et celle de Necker, innovation bienfaisante, redoutable, qui introduisit le peuple dans les affaires et finit par ouvrir la Révolution.

Cependant, Law approchait du terme de sa fortune. Plus il avançait dans sa voie, mieux il comprenait combien peu le système monarchique se prête à l'accomplissement des généreux desseins. Ce qui hâta, dit Saint-Simon[78], la culbute de la banque et du système fut l'inconcevable prodigalité du duc d'Orléans, qui, sans bornes et plus s'il se peut, sans choix, donnait à toutes mains1. Et, en effet, dans le temps même où Law cherchait les moyens de conjurer une crise qui menaçait d'être terrible, le Régent distribuait six cent mille livres à La Fare, capitaine des gardes ; cent mille livres à Castries, chevalier d'honneur de la duchesse d'Orléans ; deux cent mille livres au vieux prince de Courtenay ; une pension de soixante mille livres au petit comte de La Marche, à peine âgé de trois ans, etc., etc. Enfin tant fut donné, que le papier manqua et que les moulins n'en purent assez fournir[79]. De leur côté, les courtisans poursuivaient, accablaient Law d'exigences tantôt viles, tantôt menaçantes, et toujours insatiables. Il y en eut qui, pour se venger de ses refus, eurent la bassesse de courir, les mains pleines de billets, attaquer les caisses de la banque ; et c'est ce que fit, par exemple, le prince de Conti, qui ramena, de la banque, trois fourgons remplis d'argent[80]. Quel système aurait pu résister à cet odieux concours de prodigalités folles, de cupidités sans frein et de vengeances sans pudeur ?

Au reste, chez un peuple emporté, accessible aux impressions les plus contraires et prompt à courir aux extrêmes, il suffisait que l'alarme fût une fois donnée ; au premier cri de terreur, tout se précipita. Les possesseurs d'actions cherchaient à les vendre ; les porteurs de billets de banque se hâtaient d'en réclamer la valeur en espèces. Parmi ceux qui avaient du numéraire, les uns l'entassaient avidement ; les autres, par une criminelle prévoyance, le faisaient passer à l'étranger. Le renchérissement des objets, devenu général, ne faisant qu'aiguillonner l'impatience des réaliseurs, les métaux précieux, les diamants, les perles, les étoffes d'or, étaient recherchés avec un empressement furieux. De leur côté, les créanciers de l'État reculaient devant la crainte de placer leurs remboursements sur des actions dont le décri commençait. De jour en jour, de minute en minute, la situation devenait plus pressante ; la masse entière du papier, actions et billets, se trouvait exposée à une chute effroyable.

Pris à l'improviste, Law fit alors ce que l'approche d'une grande crise ne suffit pas à justifier, peut-être, mais semble conseiller : il frappa fort, pour couper le mal à sa racine ; au décri des billets il essaya d'opposer celui du numéraire, en ordonnant une diminution sur les espèces ; il en défendit le resserrement, sous peine de confiscation, et au profit des dénonciateurs ; il statua qu'on n'en pourrait transporter, durant un mois, hors de Paris et des villes ayant des hôtels de monnaie, sans avoir obtenu un passeport ; il proscrivit, dans les vêtements, l'usage des pierreries. Peu de temps après, la fabrication de la vaisselle d'argent fut interdite, l'emploi des billets rendu obligatoire dans les payements au-dessus de cent livres ; et enfin, l'on ne put, sous peine de confiscation, conserver plus de cinq cents livres en espèces.

C'étaient là certainement des actes d'une violence inouïe ; mais pourquoi les a-t-on dénoncés comme le développement naturel du système de Law, lorsqu'il est clair, au contraire, qu'ils servirent d'arme à son désespoir et furent provoqués par une crise née des manœuvres de ses ennemis ? Lui-même, du reste, il était trop éclairé pour voir en de pareils remèdes autre chose qu'un frein momentané à l'entraînement du mal. La confiance ne se, décrète pas ; le crédit échappe, par essence, à l'empire des rigueurs ; il le savait : mais la situation était devenue plus forte que lui.

Ainsi que nous l'avons remarqué en ouvrant ce récit, Law avait pris pour instrument d'une révolution sociale ce qui n'en pouvait être que l'effet et le complément. En jetant le papier-monnaie dans une société qui n'était préparée à le recevoir, ni par son éducation morale, ni. par ses mœurs, ni par ses lois, il avait commencé par où il aurait dû finir.

Ce fut sa grande et véritable erreur. Voici quelles en furent les suites : le papier-monnaie qui, appliqué à un régime d'association, n'aurait fait que réaliser dans les échanges le principe d'égalité, devint, livré à des intérêts en lutte, une force malfaisante dont ils se disputèrent la possession avec rage. L'effort de l'homme vers le bonheur, si légitime et si naturel dans un harmonieux ensemble de volontés et de travaux, ne fut, dans un milieu où l'individualisme dominait, qu'une source de haine, de jalousie et de désordres.

Et dès lors, pourquoi des édits arbitraires, des coups d'État ? Law, en mettant la cupidité aux abois, n'aboutit qu'à la rendre lâche chez les uns, et, chez les autres, furieuse. Des crimes, commis coup sur coup, vinrent épouvanter Paris. Tantôt, c'était un créancier de l'État assassiné aussitôt après avoir reçu son remboursement ; tantôt un maître poignardé dans son lit par un ancien domestique. La licence était telle qu'on attaquait les cochers en pleine rue[81]. Et chacun de cacher sa richesse, d'enfouir son argent. L'appel fait aux dénonciateurs portant ses fruits, la défiance était entrée au sein des familles. Les meilleurs amis s'évitaient. Un fils dénonça son père[82].

Il fallait couper court à tant d'horreurs. Law eut recours à des mesures dont la sagesse n'est pas contestable et aurait triomphé, peut-être, du péril, si l'exécution n'en avait pas été paralysée par l'abbé Dubois et d'Argenson.

Le 24 février 1720[83], à la suite d'une délibération solennelle des directeurs de la compagnie des Indes, un arrêt fut rendu, portant, entre autres clauses remarquables, qu'à l'avenir la compagnie des Indes aurait la régie et l'administration de la banque royale ; qu'en aucune circonstance la compagnie ne serait obligée de faire des avances au roi ; qu'il ne pourrait être fait de nouveaux billets de banque qu'en vertu d'arrêts du conseil obtenus sur les délibérations des assemblées générales de la compagnie ; qu'il n'y aurait plus, à la compagnie, de bureau pour l'achat et la vente des actions[84].

Rien de mieux conçu que ces règlements[85]. Par le premier, la compagnie acquérait une importance propre à relever son crédit. Par le second, on opposait une barrière à des exigences ruineuses. Par les deux derniers, combinés, on limitait l'émission des billets, de manière à en arrêter l'avilissement.

Il est vrai qu'en fermant le bureau d'achat que la compagnie avait tenu ouvert jusqu'alors, on laissait tomber les actions. Mais, au point où en étaient les choses, ce qu'il importait de soutenir, c'étaient les billets de banque, parce qu'ils se trouvaient dans la main de tout le monde, parce que la loi en avait prescrit le cours, parce qu'enfin ils étaient placés sous la garantie de la foi publique ; tandis que les actions, répandues d'ailleurs dans un petit nombre de mains, n'avaient d'autre source que la spéculation, dont il était naturel qu'elles courussent les chances. Voilà ce que Law comprenait très-bien. Il était donc résolu à sacrifier l'action au billet : l'arrêt du 24 février le prouve invinciblement[86].

Mais les gens de cour, gros actionnaires pour la plupart, ne l'entendaient pas ainsi. De là ce fatal arrêt du 5 mars, qui fixait arbitrairement à neuf mille livres la valeur de l'action, et lui donnait le droit d'aller s'échanger, à la Banque, contre neuf mille livres billets. Jamais coup plus violent, plus décisif, n'avait été porté au système. Forcer la Banque à acheter, au prix de neuf mille livres, chaque action qu'il plairait au porteur de vendre, lorsqu'on était déjà sur la pente du discrédit, c'était rendre inévitable la multiplication des billets ; c'était, par conséquent, les avilir et étendre sur la masse entière du papier le décri qui n'aurait dû porter que sur les actions. En cela, il n'y avait pas faute seulement : il y avait crime.

Mais ce crime a été injustement imputé à Law. Loin d'avoir été commis par lui, il fut commis contre lui. Il suffit, en effet, de rapprocher l'arrêt du 24 février et celui du 5 mars, rendus à dix jours d'intervalle, pour être convaincu qu'ils émanèrent de deux influences entièrement opposées.

Le premier avait fermé le bureau d'achat : le second venait le rouvrir. Le premier avait eu pour but d'empêcher l'avilissement des billets en limitant leur émission : le second poussait la Banque à jeter dans la circulation une masse énorme de papier. En un mot, le premier sacrifiait l'action au billet : le second, au contraire, sacrifiait le billet à l'action.

Comment concevoir qu'en moins de deux semaines, le même homme eût voulu deux résultats si contradictoires ? L'arrêt du 24 février sauvait le système, en ruinant plusieurs grands seigneurs ; celui du 5 mars sauvait plusieurs grands seigneurs, en perdant le système. Il est donc manifeste que l'un fut l'ouvrage de Law, et l'autre celui de la cour.

Au reste, on en eut, plus tard, la preuve, par l'édit de juin 1725, c'est-à-dire longtemps après la chute du système. Nous avons reconnu, porte cet édit, que la compagnie avait perdu quatorze cent soixante-dix millions effectifs, par les opérations émanées de notre pur mouvement pendant notre minorité, et principalement par l'achat et conversion des actions en billets de banque ; et, comme elle n'avait fait lesdites opérations et achats que par obéissance à nos ordres, etc.[87].

Law aurait dû résister, sans doute, protester, se retirer : il céda par une pusillanimité qui n'a pas d'excuse. Et même, il se trompa s'il crut que cette coupable condescendance désarmerait ses ennemis. Car, ce fut ce moment que Dubois, Le Blanc et d'Argenson choisirent pour le renverser. Ils représentaient au Régent que l'Écossais était un homme dangereux par la portée de ses vues et par son audace ; qu'il amassait probablement des trésors et les faisait passer en secret dans les pays étrangers ; qu'il n'achetait des terres que pour mieux masquer son jeu ; que, rien ne l'enchaînant à la France, il la quitterait après l'avoir dépouillée. Indignes calomnies ! au milieu d'un débordement de cupidité, devenu presque universel, Law s'était montré le plus désintéressé des hommes ; il avait puisé avec une discrétion, qui étonna, dans son propre système, auquel beaucoup de ses détracteurs durent leur opulence ; et la suite montra qu'il s'était fait un devoir de placer dans sa patrie adoptive jusqu'à la moindre parcelle de sa fortune : si bien qu'en quittant la France, il se trouva n'avoir rien réservé ni pour lui ni pour sa famille, pas même le bien qu'il avait apporté dans le royaume[88].

Ajoutons qu'il fit à l'établissement de son système des sacrifices personnels qui montrent assez la grandeur de son âme. Dans ses Mémoires justificatifs, relatifs à des faits alors connus de tous, il rappelle qu'ayant à peupler la Louisiane et voulant ménager les peuples du royaume, il fit venir à ses frais d'Allemagne des artisans et des laboureurs, lesquels, à ses frais, traversèrent la France[89].

Et ceci prouve, soit dit en passant, combien Law était étranger à ces enlèvements barbares de vagabonds, contre lesquels Saint-Simon s'indigne[90] : enlèvements, du reste, dont le scandale ne marqua que la décadence du système ; car, dans les commencements le nombre des personnes qui se présentèrent pour passer à la Louisiane était si grand, que les vaisseaux de la compagnie ne suffisaient pas pour les transporter[91].

Nous avons établi que Law n'était pas l'auteur de l'édit du 5 mars : il y parut bien clairement par les efforts qu'il tenta pour en détruire l'effet. Parfaitement décidé à immoler, s'il le pouvait, à l'intérêt du peuple, porteur de billets, l'intérêt de quelques seigneurs opulents, porteurs d'actions, Law avait imaginé de jeter dans la circulation trente millions d'espèces. La compagnie des Indes, par ses émissaires, les aurait employés de manière à retirer, pour les supprimer ensuite totalement, le plus de billets possible ; et elle aurait laissé filer au dehors des actions qui ne lui seraient pas revenues[92]. Ainsi, relever le crédit des billets de banque en les pompant, et laisser tomber peu à peu les actions jusqu'à la limite tracée par les bénéfices probables, tel fut le dernier plan que Law soumit à Philippe. Mais, dit un auteur contemporain[93], les ministres de la quadruple alliance s'étant réunis contre le système des finances, qui heurtait directement leur système politique, trouvèrent des souterrains pour faire recevoir un projet de M. d'Argenson. Ce projet était, tout simplement, une déclaration de banqueroute.

L'arrêt par lequel fut instituée la banque royale avait fixé à la valeur de cent millions les billets à émettre ; un an après, on avait autorisé la fabrication jusqu'à concurrence d'un milliard ; et enfin, depuis l'édit du 5 mars, le chiffre de deux milliards six cents millions se trouvait dépassé, par suite d'émissions frauduleuses émanées de la volonté du Régent. On juge dans quel discrédit tant de causes réunies avaient dû précipiter les billets : d'Argenson proposa[94] d'en faire la déclaration publique et de prononcer la réduction graduelle de rection à cinq mille livres et du billet à moitié.

A cette proposition inattendue, Law éclata : il y avait donc parti pris de faire crouler le système en écrasant le peuple sous ses débris ! Quelle clameur n'allaient pas pousser les porteurs de billets, quand ils apprendraient que la perte de la moitié de leur fortune était consommée ? Constater officiellement la chute du papier, ce n'était pas la produire, sans doute, mais n'était-ce pas l'accélérer et la rendre mortelle ? Law eut beau invoquer les principes du crédit, la raison, l'évidence : d'Argenson l'emporta, soutenu qu'il était par Dubois, que Georges Ier venait de faire élever à la dignité d'archevêque de Cambrai, et qui avait hâte de témoigner à l'Angleterre sa criminelle reconnaissance. L'auteur de la Vie de Louis-Philippe d'Orléans assure que, dans sa haine pour Law, d'Argenson avait un jour surpris l'autorisation de le faire arrêter ; mais quand il fut question de signer l'ordre, le Régent se ravisa : d'Argenson venait de trouver un moyen bien plus sûr de perdre son ennemi. L'édit du 21 mai fut lancé ; et Law, en souffrant qu'on se servît de son nom, combla la mesure des torts imputables à sa faiblesse.

Le lendemain, Paris présentait un affreux spectacle. On ne rencontrait que visages consternés ou furieux. Les plaintes, les imprécations, retentissaient de toutes parts. Ne pouvant résister à l'idée de leur ruine, quelques-uns se tuèrent de désespoir. Le bonheur de ceux qui échappaient au naufrage ou en avaient profité, semblait ajouter à la douleur publique et en redoublait les transports. En même temps des inconnus s'attachaient à répandre la terreur par des propos mystérieux. On fit circuler un avis conçu en ces termes : L'on vous donne avis que l'on doit faire une Saint-Barthélemy samedi ou dimanche, si les affaires ne changent de face. Ne sortez ni vous ni vos domestiques. Dieu vous préserve du feu ![95] Le duc de Bourbon, le prince de Conti, le maréchal de Villeroi, s'empressèrent de publier qu'ils désapprouvaient vivement le dernier édit, et qu'ils ne s'étaient pas trouvés au conseil où on l'avait adopté. A son tour, le parlement s'émut et s'assembla. Il fallut révoquer l'édit sinistre.

Mais le coup était porté. Law fut épargné d'abord. L'indignation populaire s'élevait contre d'Argenson ; et l'explosion fut si terrible qu'elle le renversa. Sa fermeté, ses vastes connaissances, son activité infatigable, ses services, rien ne le mit à l'abri d'une disgrâce. Le Blanc n'osait le soutenir, Dubois l'avait abandonné : il se retira au faubourg Saint-Antoine, dans un couvent qu'il avait fait bâtir, et auprès de l'abbesse dont il était réputé l'amant. Sa mort, arrivée l'année suivante, réveilla la haine du peuple, qui courut troubler ses funérailles et le poursuivit jusque dans son tombeau.

Une succession de mesures tendant à l'entière démolition du système ; la rue Quincampoix fermée ; l'agiotage allant couvrir de tentes la place Louis-le-Grand et y exhaler ses dernières ardeurs ; une émeute occasionnée par l'échange des billets de dix livres contre des espèces, émeute qui coûta la vie à trois personnes, dont Paris vit promener les cadavres et au sujet de laquelle la mère du Régent écrit : Mon fils ne faisait que rire pendant ce brouhaha ; Law fuyant les éclats de la haine publique, déchaînée enfin contre lui ; l'opposition du parlement et ses colères ; son exil à Pontoise ; les fêtes qui rendirent cet exil ridicule et charmant ; le retour des magistrats obtenu par corruption. Voilà de quels traits fut marquée la fin du rêve éblouissant et tumultueux que la France venait de faire.

Les ministres anglais ne se possédaient pas de joie. Un d'eux, M. Schaub, écrivit à Dubois, le 15 janvier 1721, la lettre suivante qui jette un si grand jour sur la portée du système, les causes véritables de sa chute, les manœuvres de l'Angleterre et les 'trahisons de l'archevêque de Cambrai :

Votre Excellence peut bien croire que nous n'avons pas commencé cette année sans souhaiter dans le fond de notre cœur qu'elle vous soit très-heureuse. Je m'empresse à vous le marquer dans la constante persuasion que nos vœux ne vous sont pas indifférents. Milord Stanhope a été tenté plus d'une fois d'aller vous faire les siens de bouche, vous féliciter du coup de maître par lequel vous avez fini l'année qui vient de s'écouler, en vous défaisant d'un concurrent également dangereux à vous et à nous, concerter avec vous la besogne de la nouvelle année, tant au Sud qu'au Nord, et les moyens d'affermir de plus en plus les salutaires liaisons que vous avez formées entre les deux maîtres[96].

 

Ainsi se trouve expliquée la pension que Dubois touchait secrètement des Anglais.

Pour ce qui est de Law, témoin de l'avortement de son entreprise, délaissé de son égoïste protecteur, menacé par le prochain retour du parlement, découragé, il avait obtenu un passeport en décembre 1720. Comme il avait placé en France toute sa fortune et qu'on la confisqua, il sortit pauvre de ce royaume où il était entré riche, et où il avait eu à manier d'immenses trésors. Il en sortit dans une voiture d'emprunt, n'ayant que huit cents louis, et laissant derrière lui, pour le déchirer, la foule, partout si nombreuse, des lâches et des ingrats. A Bruxelles, où il s'était d'abord rendu, un envoyé du czar Pierre vint le presser d'aller prendre la direction des finances de l'empire russe[97]. Mais l'injustice de ses ennemis avait glacé son courage et flétri à jamais son cœur.

Après avoir erré quelque temps à travers l'Europe, il se retira à Venise. Il y reçut la visite de Montesquieu, qui fut frappé de l'audace des projets que se plaisait à enfanter encore cet indomptable esprit. Le regard sans cesse tourné vers la France, il écrivait au prince qui la gouvernait : Souvenez-vous que c'est au souverain à donner le crédit, non à le recevoir ! Il mourut dans l'abandon, presque dans la misère : il laissait pour héritage une mémoire calomniée.

Énervé et perverti comme il le fut, le système de cet homme illustre et malheureux ne produisit pas les résultats entrevus par son génie ; mais il est facile de juger maintenant combien profonde, combien irréparable fut l'atteinte qu'il vint porter aux anciens usages, aux anciennes mœurs ; et en cela, du moins, il servit puissamment la cause de la Révolution.

Elle s'avançait du reste, cette Révolution devenue inévitable, sous mille aspects divers, par mille routes éclatantes ou obscures, et avec une force invincible. On eût dit que, pendant la Régence, un vent mortel s'était levé qui allait frappant de son souffle nobles, prêtres et rois, tout ce qui avait été jadis honoré ou redouté parmi les hommes.

Ainsi, pendant que les gentilshommes s'abaissaient aux plus grossières préoccupations de la cupidité, passion pour eux si nouvelle, les gens de robe, à propos d'un vain débat de préséance, livraient les ducs et pairs aux risées de la multitude, et le parlement découvrait d'une main hardie l'origine des familles patriciennes. Dans le mémoire du parlement, on lut que la noblesse des plus fiers seigneurs de la cour était d'une nature équivoque ou d'une date récente ; que les ducs d'Uzès descendaient de Gérault Bastet, anobli en 1304 et fils de Jean Bastet, apothicaire de Viviers : que les Neuville-Villeroi sortaient d'un marchand de poisson, contrôleur de la bouche de François Ier ; que la nombreuse postérité de La Rochefoucauld, Roussi, etc., tirait son origine d'un étalier-boucher, nommé Georges Vert ; que la généalogie des ducs de Richelieu commençait à René Vignerot, domestique et joueur de luth chez le cardinal de Richelieu, dont il séduisit et épousa la sœur ; que le vrai nom des Luynes était Albert, nom d'un avocat de Moras, lequel eut trois fils, Luynes, Brantes et Cadenet, si pauvres tous trois, qu'ils ne possédaient qu'un manteau dont ils étaient obligés de se vêtir tour à tour[98].

Les Grecs et les Romains, ajoutait le mémoire, donnaient la préférence à la robe sur l'épée, parce que la force n'est que l'appui de la justice et ne doit être considérée qu'autant qu'elle sert à la maintenir. Les républiques de Venise, de Hollande, de Gênes, se conduisent encore selon les mêmes maximes ; et ces messieurs qui, dans le cours de leurs moindres affaires, se prosternent devant ceux qui sont revêtus de la robe, se font gloire de la mépriser !

La noblesse pouvait-elle conserver longtemps son prestige dans l'esprit du peuple, quand c'était la première magistrature du royaume qui se chargeait elle-même de porter les coups ?

De son côté, l'Église ne montrait à sa tête que d'indignes prélats. Les uns, comme Bissy et Tencin, la compromettaient par leurs intrigues ; les autres, comme Tressan, par un mélange inouï de scepticisme et d'intolérance ; beaucoup par un cynique étalage de corruption. Parmi les libertins fastueux, on citait le cardinal de Rohan, qui vécut à s'enorgueillir de sa beauté, à donner des festins splendides, à plaire aux femmes, et qui entretenait la fraîcheur de son teint par l'usage des bains de lait. L'archevêque d'Arles s'était acquis une célébrité scandaleuse par ses amours avec mesdames d'Arlargues et Perrin de Gravaison, religieuses de l'abbaye de Saint-Césaire. Accompagné de l'abbé de Bussy, son compagnon de débauches, l'archevêque passait dans le couvent une partie du jour, et, la nuit venue, il faisait sortir, par une porte de derrière, les religieuses qu'il avait séduites et qui ne rentraient que le lendemain matin[99]. L'abbé Dorsanne raconte[100] qu'une courtisane à Aix ayant été condamnée à être pendue, s'écria, pendant qu'on la conduisait au supplice : Est-il possible qu'une femme qui a eu l'honneur d'être connue de M. l'archevêque d'Arles et de M. l'abbé de Bussy soit pendue ? En parlant de l'abbé d'Auvergne, nommé par le Régent évêque de Tours, Richelieu put dire, sans étonner personne : Il ne pourrait jamais être évêque que d'une seule ville qu'il fallait ressusciter pour lui, qui est celle de Sodome[101]. Et la majesté du Saint-Siège, par qui était-elle représentée ? Par le nonce Bentivoglio, ancien soldat, licencieux, brutal, et amant déclaré d'une fille d'Opéra. Il en avait eu un enfant qui parut au théâtre sous le nom de Duval et que le public appelait la Constitution, à cause de la bulle Unigenitus.

Mais, par le hideux éclat de ses désordres, Dubois effaçait tout et semblait accaparer le mépris public. Les turpitudes décrites par Suétone dans la Vie des douze Césars n'ont rien que ne puisse égaler la fête des Flagellants, dont Dubois se fit l'ordonnateur ; et telle était sa réputation, qu'on ne le désignait, dans le peuple, que sous la qualification infamante attachée aux pourvoyeurs des plus vulgaires débauches. Il voulut être archevêque de Cambrai, pourtant ; et il le fut. Il avait fallu pour cela que deux évêques consentissent à témoigner de la pureté de ses mœurs ; ces deux évêques furent de Tressan et Massillon ! Voici ce qu'on lit, à ce sujet, dans le Journal de l'abbé Dorsanne[102] :

On ne fut pas surpris que M. l'évêque de Nantes se fût prêté à un tel témoignage, lui qui avait déjà jugé cet abbé digne du sacerdoce et qui lui avait imposé les mains ; mais tous les gens de bien furent affligés de voir M. l'évêque de Clermont, Massillon, se prostituer de la sorte. Chacun se rappelait les vérités qu'il avait si souvent prêchées dans Paris et contre lesquelles il agissait si publiquement. On ne peut dire quelle impression cette conduite fit sur bien des gens du monde, qui se croyaient en droit d'en conclure que les plus célèbres prédicateurs, et les évêques même, regardaient les vérités de la religion comme un jeu.

 

Mais à ce premier scandale, Dubois sut en ajouter encore un autre plus honteux et plus éclatant. Le 9 juin 1720, il-se fit sacrer au Val-de-Grâce, avec une pompe digne d'un pape. Il avait pour assistants MM. de Tressan et Massillon, les mêmes qui avaient répondu devant Dieu et devant les hommes de la sainteté de sa vie. Les princes, les seigneurs de la cour, nombre d'ambassadeurs étrangers, assistaient à la cérémonie. Par un reste de pudeur, Philippe avait résolu de s'en abstenir ; mais cette résolution fut vaincue par madame de Parabère, complice de Dubois, dans l'ivresse d'une nuit de plaisir.

Or, le sacre de l'archevêque de Cambrai venait à peine d'avoir lieu qu'une nouvelle étrange se répandit, et elle acquit tant de consistance qu'on la trouve consignée dans une dépêche officielle du ministre de Prusse[103] :

Une femme de très-basse extraction et originaire du Hainaut, réduite à la dernière misère, vient de déclarer être mariée avec l'abbé Dubois et en avoir plusieurs enfants. Comme un peu plus de générosité que n'en a eu ce ministre aurait fort bien fermé la bouche à cette créature, on ne sait pas comment il a fait pour perdre son peu de jugement jusqu'au point de ne pas prévoir la prostitution que cette découverte lui attire. Au reste, beaucoup de gens lui prêtent des habitudes si infâmes, qu'à leurs yeux, c'est lui faire trop d'honneur que de lui supposer du goût pour les femmes. L'accident qui lui arrive fait voir qu'il est homme à tout faire et qu'aucun péché ne l'embarrasse.

 

Si les vices de Dubois n'avaient déshonoré que lui, il ne vaudrait certes pas la peine que l'histoire s'y arrêtât ; mais il était réservé à cet homme de donner une importance historique à son immoralité, par l'habileté avec laquelle il en communiqua l'opprobre aux principaux cabinets de l'Europe et à l'Église entière. Car il ne lui manqua, pour avoir du génie, que d'avoir une âme ; et il fut, du moins, profond dans sa bassesse. Tourmenté du désir d'égaler en puissance Mazarin et Richelieu, il permit à son ambition un vol qui étonne dans un être à ce point dépravé. Obtenir le chapeau de cardinal, rendre par là le Saint-Siège et le sacerdoce solidaires de son indignité, et prendre en quelque sorte le catholicisme pour caution, voilà ce qu'il osa concevoir. Or, l'avilissement du clergé, à cette époque, se trouva tel, que la prétention ne parut ni folle ni insolente. Il est vrai que Dubois avait l'appui de l'Angleterre ; et c'est un des traits de la politique anglaise d'élever, en les méprisant, ceux qui la servent.

Dubois pouvait donc compter sur le succès ; mais les manœuvres qui le lui valurent resteront comme un mo- nument éternel de la corruption où vivait alors la Rome vénale des pontifes. Pour s'en faire une idée juste, il faut remonter à la correspondance diplomatique de l'archevêque de Cambrai, il faut lire les lettres où, dans la naïveté des épanchements intimes ; il trafique de sa conscience et de celle du pape. Je ne vous répète rien, disait-il dans une dépêche confidentielle au jésuite Lafiteau[104], qu'il avait fait nommer évêque de Sisteron et qui était son agent d'intrigues au Vatican, je ne vous répète rien de ce que je me ferais une gloire et un plaisir de faire, non-seulement à l'égard de Sa Sainteté, mais même de M. le cardinal Albani : soins, offices, gratifications, estampes, livres, bijoux, présents, toutes sortes de galanteries ; chaque jour on verra quelque chose de nouveau et d'imprévu pour plaire.

Connaissant le goût de Clément XI pour les riches reliures, il disait dans une autre lettre[105] : J'ai devant les yeux le catalogue des livres que vous avez cru pouvoir être agréables à Sa Sainteté. Je vous prie de vous appliquer à découvrir ce que je puis faire et envoyer chaque semaine, pour ainsi dire, et par tous les courriers qui seront dépêchés à Rome, pour marquer mon attention respectueuse à ce qui peut faire plaisir à Sa Sainteté. Informez-vous, des gens qui l'approchent, quels petits ouvrages de France on peut choisir pour son usage journalier ; quelles sont les reliures de livres qui peuvent lui plaire davantage ; s'il y a des estampes en France, en Angleterre ou en Hollande, qui puissent la divertir.

De son côté, et par l'ordre de Dubois, Pecquet, premier commis des affaires étrangères, écrivait à l'évêque de Sisteron :

Vous avez si fort avancé l'affaire, qu'il faut vous aider autant qu'il est en nous à la consommer. J'ignore, monseigneur, quelles espérances vous avez laissées en dernier lieu à M. le cardinal Albani ; mais, pour vous mettre en main quelque chose de positif, notre Mécène vous permet de promettre et vous mettra en état de donner, le jour que le pape consommera cette grâce, vingt mille écus romains à M. le cardinal Albani, et l'assurance de dix mille autres aussitôt que le change sera moins onéreux ; ou, si M. le cardinal Albani l'aime mieux, notre Mécène s'engagera de faire remettre à Paris, sans aucun délai, après la promotion, entre les mains que Son Éminence désignera, une somme de vingt mille livres en espèces... Vous jugez bien que ce ne sera pas le seul fruit de la reconnaissance ni le plus essentiel.

 

Et, en effet, sachant que la cour de Rome trouvait très-onéreuse l'obligation de pensionner le Prétendant, Dubois promit de se substituer en secret au souverain pontife dans l'acquittement de cette charge, qui n'allait pas à moins de douze mille écus romains par an. Il trahissait ainsi Georges Ier, son protecteur suprême ; mais il n'était pas de noirceur dont ne fût capable cette vile ambition.

Heureuse encore la France, si, pour voir couronner les espérances du favori de Philippe, il ne lui en avait coûté que son- or, dissipé en prodigalités dégradantes ! Mais, artificieux dans sa cupidité, Clément XI ne songeait qu'à vendre le plus cher possible ce que l'archevêque de Cambrai désirait si ardemment acheter. Il s'étudiait donc à tenir en haleine la passion de son solliciteur, l'enflammant de jour en jour davantage par des lenteurs calculées et des assurances pleines de mensonge. Livres rares, tableaux, reliures précieuses, argent, le pape prenait tout, promettait sans cesse le chapeau convoité et ne le donnait jamais. Bientôt, il exigea que la France fût mise à ses pieds : il était trop sûr d'être obéi ! De là, les efforts de Dubois pour changer en persécution la faveur que le Régent avait d'abord accordée aux jansénistes ; de là, les manœuvres qui aboutirent à faire déclarer loi de l'Etat cette bulle Unigenitus, qui devait produire un demi-siècle de haines et de déchirements.

Qu'ajouter au tableau de tant d'ignominies ? Dubois apprit que l'évêque de Sisteron employait à payer des maîtresses et à mener une vie de plaisir, une partie des sommes qu'on lui envoyait pour acheter le pape et les cardinaux. On lit 'dans une lettre de l'archevêque de Cambrai : En suivant le chemin que l'évêque de Sisteron m'a marqué avoir fait faire à des montres et à des diamants, j'ai trouvé des détours bien obscurs et d'autres trop clairs. Pour un homme tel que Dubois, son agent en cela faisait preuve de génie. Aussi n'eut-il garde de le rappeler : il avait besoin d'être servi par des vices qui ne fussent pas médiocres. Seulement, pour relever la négociation, il adjoignit à Lafiteau le cardinal de Rohan et l'abbé de Tencin. Sur ces entrefaites, Clément XI mourut. L'intrigue alors prit un tour nouveau, et il fut convenu qu'on travaillerait à faire pape celui qui consentirait à faire Dubois cardinal. Décorer de la pourpre romaine l'homme que le Régent avait coutume d'appeler mon drôle était devenu la grande affaire de la chrétienté. Abrégeons ces détails hideux. L'or fut répandu à pleines mains dans le conclave. Suivant l'expression de Dubois lui-même, on fit l'acquisition de toute la famille Albani, comme on fait une emplette de porcelaines. Pour mille écus, l'évêque de Sisteron gagna une courtisane, Marinacia, qui exerçait, autour du Vatican, un voluptueux et irrésistible empire[106]. Conti, enfin, ne fut élu pape qu'après avoir pris par écrit l'engagement de donner le chapeau. Et, au mois de mai 1725, une assemblée générale du clergé français ayant eu lieu, le président qu'elle nomma d'une voix unanime, ce fut Dubois. Tant il avait su envelopper l'Église entière dans son déshonneur !

Restait le pouvoir royal à dépouiller de ses derniers prestiges : c'est ce que fit le Régent par une dissolution de mœurs excessive, audacieuse.

Selon le témoignage de Charlotte de Bavière, sa mère[107], il avait donné, à treize ans, des preuves de virilité ; et la soif des voluptés violentes ne le quitta plus. Rien, d'ailleurs, qui fût de nature à ennoblir ou à distraire en lui cette fougue des sens, son cœur ayant été de bonne heure et pour jamais fermé à la poésie de l'amour. Esprit, grâce, beauté, séductions de la pudeur, enchantement mystérieux de la tendresse, ce n'était pas ce qu'il demandait aux femmes : il les voulait, au contraire, avinées, emportées, frémissantes, et presque enlaidies par l'habitude des désirs obscènes. Il se plut aussi à l'éclat, au tumulte des orgies, de manière à y compromettre, avec sa personne, l'autorité royale qu'il représentait. Louis XIV avait su être roi jusque dans ses amours. Les freins qu'il brisait, son orgueil exigeait qu'au-dessous de lui chacun les respectât. Il tenait la cour prosternée aux pieds de ses bâtards, il lui donnait à admirer le spectacle de ses adultères ; et cependant, il lui avait prescrit d'être décente, réservée, comme pour montrer que tout entrait dans les privilèges du maître, même le scandale. Mais le Régent n'était pas homme à calculer ses vices. Les aimant pour eux, il s'y abandonnait sans secrète pensée, avec insouciance, en riant, et trouvait bon qu'on prît exemple sur lui. Il laissa ainsi d'obscurs serviteurs traîner dans leurs fêtes grossières les restes de son pouvoir souillé, et il mit sa dignité à la merci des subalternes devenus ses égaux par la débauche. Quelquefois, c'était une danseuse qu'en plein Opéra il faisait venir et déshabiller dans sa loge[108]. Dans un lieu réservé du Palais-Royal, le soir, à certaines heures, il se passait de telles scènes et on courait de si étranges périls, que les habitués avaient dû se donner un surveillant, un dictateur, un maître, dans Canilhac, le seul d'entre eux qui fût invincible à l'ivresse. Or, ces choses étaient connues du public ; car le Régent se souciait peu qu'on les ignorât, et même il trouvait piquant d'avoir établi au centre de Paris son île de Caprée.

On doute s'il corrompit ses propres filles, et c'est son arrêt qu'on en doute. Soulavie l'accuse en termes formels d'avoir été l'amant de la duchesse de Berry, de mademoiselle de Valois, de l'abbesse de Chelles ; et il ajoute[109] : J'en ai les preuves originales et testimoniales dans les lettres de mademoiselle de Valois, qui sont en mon pouvoir. Il est certain que, de son temps, on l'en jugea capable. On le disait idolâtre des belles mains de la duchesse de Berry ; on racontait que, dans une lutte de jalousie, la princesse s'étant jetée entre son amant et son père, elle avait reçu de celui-ci, comme autrefois Poppée de Néron, un coup de pied dans le ventre[110] ; on affirmait que mademoiselle de Valois n'avait obtenu qu'au prix d'un inceste l'élargissement du duc de Richelieu, prisonnier à la Bastille ; et l'abbesse de Chelles n'était pas ménagée davantage[111]. Accusations horribles, qu'il faut croire mensongères, mais qui n'en volaient pas moins de bouche en bouche, parce que de frénétiques déportements les rendaient presque vraisemblables, et qui, propagées sous forme de pamphlets par l'aveugle de la porte Saint-Roch, crieur d'indulgences, apprenaient au peuple à mépriser les puissances de la terre.

Ajoutons que la vie publique du Régent finit par s'abîmer et se perdre dans les désordres de sa vie privée.

Il lui arriva de livrer à des filles d'Opéra, et cela au sortir de leurs embrassements, la décision des affaires les plus importantes. Bientôt la fureur des plaisirs prenant tout à fait possession de lui, il se déchargea sur Dubois de l'ennui de commander aux hommes. Le premier, il se mit à obéir à ce misérable, ne se réservant que le droit de l'insulter. Enfin, une politique molle vint aggraver ce qu'avait de funeste pour l'autorité royale un pareil abaissement. Car, quelque douloureux qu'en puisse être l'aveu, la terreur, dans l'esprit des peuples, fait diversion au mépris. Tibère se rendit si terrible aux Romains, il les occupa tellement de sa sinistre puissance, qu'il ne leur permit à son égard d'autre sentiment que la haine, moins à redouter que le dédain. Ses infamies ne firent point pitié, parce qu'elles firent peur. Les débauches du Régent, au contraire, n'ayant eu rien de sanglant, on en remarqua mieux le côté vil.

Lui, cependant, il ne songeait qu'à savourer les faciles délices de la toute-puissance, et il ne se demandait point si par là il ne contribuait pas à perdre la monarchie. Cette justice est due au cardinal Dubois qu'il ne partagea point jusqu'au bout l'insouciance de son maître. Car au milieu de ses emportements et de ses bouffonneries, cet homme avait toujours conservé une espèce de perversité sérieuse, et l'on eût dit que son intelligence veillait dans les ténèbres de son cœur. Élevé au rang de premier ministre, il essaya d'échapper par l'essor de ses projets au sentiment de sa bassesse. Impatient de relever le pouvoir déchu, il déploya beaucoup de vigueur et une activité brûlante ; il tenta la réforme de l'administration ; il affecta vis-à-vis du parlement le grand ton que Richelieu avait pris vis-à-vis de la noblesse ; il entrevit l'égalité dans l'impôt. Mais la pente ne pouvait déjà plus être remontée. D'ailleurs, les excès du libertinage avaient d'avance interdit à Dubois ceux de l'ambition. Il mourut à la peine, comblé d'honneurs, gorgé de pouvoirs, et non rassasié, maudissant les hommes, blasphémant Dieu, parce qu'il mourait plein du mépris de lui-même.

Son maître ne lui survécut pas longtemps. Doué de qualités brillantes dont il dissipa honteusement le trésor, le Régent était tombé dans un incurable ennui. Impuissant pour le bonheur, il l'était devenu aussi pour le plaisir, qui en est le rêve. Les yeux à demi éteints, la tête appesantie, en proie à une soif de volupté acre, inextinguible, et dont un amer dégoût empoisonnait l'ardeur sans la calmer, pouvait-il suffire aux soins du royaume ? Il ne se sentait plus la force de vivre. On le surprit soupirant après le repos suprême, celui des tombeaux ; et il ne lui restait guère plus autre chose à désirer, lorsqu'une attaque d'apoplexie le renversa mort sur les genoux de sa maîtresse épouvantée.

Que si, maintenant, on embrasse d'un seul coup d'œil les faits dont le tableau vient d'être tracé, on trouvera que la Régence marqua dans notre histoire une ère vraiment nouvelle ; que le système de Law, en introduisant parmi nous la passion des affaires et les mœurs de l'industrie, poussa la France au régime de la domination bourgeoise ; que le système de Dubois vint d'avance enlever à cette domination ce qui en aurait fait la grandeur, en nous précipitant dans une alliance dont l'empire de la mer était le prix ; que sous la Régence, enfin, la bourgeoisie s'éleva par l'avilissement des nobles, du clergé, du trône, c'est-à-dire de tout ce qui n'était pas elle.

Et le peuple, pendant ce temps, qu'était-il devenu ? Il n'avait, pas cessé de souffrir, courbé sous l'antique fardeau. Mais ses douleurs ne comblèrent la mesure et ne firent explosion que durant le ministère de M. le Duc. Qu'on interroge les édits de l'époque. Car c'est dans les édits qu'il faut chercher le passé des pauvres quand on n'a plus, pour les retrouver dans l'histoire, la trace de leur sang répandu sur le champ de bataille ou le pavé des villes en révolte ! Oui, pendant que, sur la pelouse de Chantilly, les dames de la cour dessinaient, en costume de bergères, des ballets gracieux ; pendant que, enivré d'amour, M. le Duc épuisait, pour la charmante marquise de Prie, les trésors de l'État et la magie des fêtes, l'annonce d'une disette agitait dans Paris l'armée lugubre des mendiants, la consternation se répandait de proche en proche dans les campagnes, et les routes se couvraient de pâles vagabonds. Alors éclata le fléau des spéculations basées sur la détresse publique ; alors commencèrent les accaparements. Digne frère de ce comte de Charolais qui précéda M. de Sade dans l'art d'ensanglanter la débauche, et dont on raconte qu'il tirait sur des couvreurs pour se donner le plaisir de les voir précipités du haut des toits[112], M. le Duc se montra féroce dans la cupidité. Il n'eut pas honte, suivant le témoignage de Saint-Simon[113], de se mettre au nombre des agioteurs qui pratiquaient la science d'affamer le peuple pour s'enrichir. Aussi le pain ne tarda-t-il pas à monter dans Paris jusqu'à neuf sous la livre et à proportion dans les provinces[114]. On vit en Normandie d'herbes des champs, écrivait à Fleury Saint-Simon indigné[115]. Je parle en secret et en confiance à un Français, à un évêque, à un ministre, et au seul homme qui paraisse avoir part à l'amitié et à la confiance du roi, et qui lui parle tête à tête, du roi, qui ne l'est qu'autant qu'il a un royaume et des sujets, qui est d'un âge à en pouvoir sentir la conséquence, et qui, pour être le premier roi de l'Europe, ne peut être un grand roi s'il ne l'est que de gueux de toutes les conditions, et si son royaume se tourne en un vaste hôpital de mourants et de désespérés.

Parurent des édits sauvages. Pour défendre la propriété que menaçait l'extrême misère, le garde des sceaux d'Armenonville avait prononcé contre le vol domestique, sans restriction, sans distinction, sans réserve, la plus terrible des peines : la mort[116]. Bientôt, le peuple des affamés grossissant toujours, il fallut le refouler, gémissant et rebelle, dans des prisons décorées du nom d'hospices, et où, par ordre du contrôleur général Dodun, les arrivants étaient couchés, entassés sur la paille, de manière à tenir moins de place[117]. Fuir cette hospitalité sinistre était un crime. Mais comment reconnaître les coupables ? On résolut, dit Lemontey[118], d'imprimer aux mendiants un signe indélébile, et quelques-uns furent livrés à des chimistes, qui les soumirent à l'essai de divers caustiques. L'expérience n'ayant pas réussi, on décida que les mendiants seraient marqués au bras par le feu. Il ne restait plus qu'à leur faire une guerre d'extermination. Mais à la vue des malheureux à la poursuite desquels on les lançait, la plupart des archers se sentirent émus d'une pitié invincible, et il arriva, chose assez nouvelle dans les fastes de la tyrannie, que là où les victimes pouvaient être impunément frappées, les bourreaux manquèrent.

Ainsi s'amassaient, dans le sein du peuple, les ressentiments et les colères dont la bourgeoisie devait un jour se servir si puissamment dans son dernier combat. Et pourtant, cette solidarité naturelle qui, en face des vieilles oppressions, liait tous les opprimés, combien la bourgeoisie était loin d'en comprendre la sainteté et les devoirs ! Absorbée dans un égoïsme dont la longue imprudence engendra tant de désastres, ce qu'elle voyait dans le peuple, c'était bien moins des souffrances à guérir que des passions à diriger contre de communs ennemis. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si plus tard, après maint service payé d'ingratitude et mille excitations nombreuses, il advint que les chiens irrités se retournèrent contre les chasseurs. Qu'on médite la page suivante du ministère de M. le Duc.

Le désordre des finances étant effroyable, Pâris-Duverney avait apporté, dans les moyens de surmonter la crise, la brutalité de son caractère. Réduire de moitié la valeur légale des monnaies, imposer au prix des marchandises une limite arbitraire, faire murer la boutique de quiconque désobéissait au despotisme des règlements, lancer des soldats contre l'ouvrier mécontent ou inquiet de son salaire, tout cela, pour le conseiller de madame de Prie, n'avait été qu'un jeu. Inutiles violences ! le mal empirait ; le peuple n'avait plus que son sang à donner. Pâris-Duverney eut alors l'idée d'établir un impôt qu'il fixa au cinquantième du revenu et auquel il soumit toutes les classes de citoyens, sans exception. En d'autres termes, les procédés de la tyrannie s'étant-trouvés stériles, on avait recours au seul expédient qui n'eût pas encore été employé : la justice.

Mais, aussitôt, quel soulèvement ! quelle tempête ! Ce ne furent, dans le clergé, que protestations pleines de fiel et clameurs furieuses. Quoi ! on osait porter la main sur les richesses de l'Église ! on attentait à des immunités qu'avaient respectées, non-seulement la dévotion de saint Louis, mais la volonté absolue de Louis XIV ! Le clergé avait bien voulu se condamner à la charge du don gratuit ; en exigeant davantage, on outrageait la religion, on offensait Dieu : tel fut le langage du haut clergé.

Or, à cette époque, l'Eglise, y compris les moines bénéficiaires, possédait neuf mille châteaux, deux cent cinquante-neuf métairies ou fermes, cent soixante-treize mille arpents de vignes, quatorze cents charrues sur dix-sept cents, dans le Cambrésis ; plus de la moitié des biens situés dans la Franche-Comté[119] ; et l'on n'évaluait pas ses revenus annuels à moins de douze cent vingt millions[120]. Ils se réunirent, néanmoins, ces ministres d'un Dieu de charité, du Dieu qui naquit dans une étable, pour faire rejeter sur le pauvre un fardeau qui l'écrasait, et, après de tumultueuses séances, ils se séparèrent en déclarant qu'ils ne souscriraient point aux désirs du roi.

De la part de la noblesse, l'opposition ne fut ni moins haineuse ni moins coupable ; mais, ce qui est digne de remarque, c'est que les résistances les plus vives, les plus animées, vinrent du corps qui représentait politiquement la bourgeoisie. Un lit de justice ayant été convoqué, le parlement s'assembla au milieu d'une agitation extraordinaire. Les visages étaient sombres, chacun composant son maintien et feignant de regarder comme la perte du royaume l'établissement du nouvel impôt. Forcé, par la nature même de ses fonctions, d'appuyer l'enregistrement, l'avocat général Gilbert affirma que ses paroles lui coûtaient autant que le sacrifice de la vie ; et, le garde des sceaux allant aux voix, on lui répondit par le refus unanime de délibérer. A leur tour, les parlements de province se déchaînèrent. Ils prétendirent : celui de Bretagne, que son contrat d'union l'autorisait à refuser ; celui de Languedoc, que la grêle ne permettait pas le payement de l'impôt proposé ; celui de Toulouse, que c'était violer des privilèges sacrés, que de confondre avec le peuple le clergé et la noblesse.

Cependant la famine, entretenue par les spéculateurs, n'avait pas cessé ses ravages. Dans Paris, la sédition grondait. La châsse de Sainte-Geneviève, promenée dans les rues, n'avait fait qu'ajouter au trouble des esprits. Il fallut fermer la porte Saint-Antoine devant la population mugissante du faubourg. Le ministère de M. le Duc ne pouvait tenir contre un pareil ébranlement, que servaient des intrigues de cour : il fut renversé, et le peuple n'obtint d'autre satisfaction que la déclaration suivante, qui caractérise si bien le retrait de l'impôt du cinquantième[121].

Voulons que tous les biens ecclésiastiques demeurent exempts, et les déclarons exempts à perpétuité de toutes autres taxes, impositions et levées. L'auteur de cette déclaration était le cardinal Fleury, le même auquel Saint-Simon avait écrit, un an auparavant, que la misère du peuple dépassait toute mesure, qu'en Normandie on vivait de l'herbe des champs, et que le royaume se tournait en un vaste hôpital de mourants et de désespérés. La Révolution pouvait-elle être, hélas ! autre chose qu'une guerre, et une guerre à mort ?

 

 

 



[1] Recueil général des anciennes lois françaises. Collection Isambert.

[2] Requête des princes du sang.

[3] Mémoire des princes légitimés.

[4] Édit du 1er juillet 1717.

[5] Œuvres de Lemontey, t. VI, p. 42. Édit. Paulin. Paris, 1832.

[6] Œuvres de Lemontey, t. VI, p. 56. Édit. Paulin. Paris, 1832.

[7] Hist. de la constitution Unigenitus, t. III, p. 570 et 371.

[8] Œuvres de Lemontey, t. VII, p. 150.

[9] M. Thiers a écrit sur Law une notice insérée dans le Dictionnaire de la conversation. Ce travail, d'ailleurs si brillant, présente de graves lacunes. M. Thiers s'est trompé sur la nature des doctrines économiques de Law ; il n'a montré, du système, ni sa portée sociale ni son côté politique ; il n'a pas dit les véritables causes de sa chute. Mais la partie purement financière du système est exposée dans la notice en question, sauf quelques erreurs matérielles, avec une sagacité rare, beaucoup d'élégance, et cette admirable clarté qui caractérise et distingue le talent de M. Thiers.

[10] Première lettre sur le nouveau système des finances ; Mercure de France, février 1720.

[11] Œuvres de Law, Considérations sur le numéraire, p. 145. Paris, 1790.

[12] Œuvres de Law, Considérations sur le numéraire, p. 145.

[13] Œuvres de Law, Considérations sur le numéraire, p. 128 et passim.

[14] Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, § 42. Édit. Guillaumin, t. I.

[15] Œuvres de Law, Considérations sur le numéraire, p. 143.

[16] Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, § 42.

[17] Œuvres de Law, Considérations sur le numéraire, p. 146.

[18] Œuvres de Law, Deuxième mémoire sur les banques, p. 297.

[19] Deuxième lettre sur le nouveau système des finances ; Mercure de Finance du mois de mars 1720.

[20] Deuxième lettre sur le nouveau système des finances ; Mercure de Finance du mois de mars 1720.

[21] Deuxième lettre sur le nouveau système des finances.

[22] Hist. du système des finances sous la minorité de Louis XV, t. I, p. 78. La Haye, 1739.

[23] Hist. du système des finances sous la minorité de Louis XV, t. I, p. 70.

[24] Deuxième lettre sur le nouveau système des finances ; Mercure de France, mars 1720.

[25] Hist. du système, t. I, p. 61.

[26] Lemontey, Œuvres, t. VI, p. 65.

[27] Lemontey, Œuvres, t. VI, p. 65.

[28] Premier mémoire sur les banques, p. 210.

[29] Premier mémoire sur les banques, p. 202.

[30] Premier mémoire sur les banques, p. 216.

[31] Lettres patentes du roi, du 2 mai 1716.

[32] Lettres patentes du roi, contenant règlement pour la banque générale, donné le 20 mai 1716.

[33] Hist. du système, t. I, p. 78. Law dit dans ses Mémoires justificatifs qu'il apporta en France un million six cent mille livres, le marc d'argent étant alors à vingt-huit livres.

[34] Arrêt du conseil du roi, du 10 avril 1717, extrait des registres du conseil d'État.

[35] Hist. du système, t. I, p. 97.

[36] Hist. du système, t. I, p. 98 et 99.

[37] Lettres patentes en forme d'édit, données à Paris au mois d'août 1717.

[38] Lettres patentes en forme d'édit, données à Paris au mois d'août 1717.

[39] Vie de Philippe d'Orléans, par M. L. D. M., t. I, p. 256 et 257.

[40] Voyez tout le chapitre IV des Considérations sur le numéraire, Œuvres de Law, p. 61 et suiv.

[41] Examen du livre intitulé : Réflexions politiques sur les finances, t. I, p. 221.

[42] Dans sa remarquable notice sur Law, à qui, du reste, il ne nous paraît pas avoir rendu justice, M. Eugène Daire fait à M. Thiers le même reproche que Pâris-Duverney avait adressé à Dutot, et sans plus de raison, bien entendu. Voyez la Collection des Économistes, p. 449. Paris, chez Guillaumin.

[43] Extrait des registres du parlement.

[44] Mémoires de Saint-Simon, t. XVI, chap. XXII, p. 428. Édit. Sautelet. Paris, 1829.

[45] Mémoires de Saint-Simon, t. XVI, chap. XXII, p. 434.

[46] Hist. du système, t. I, p. 115.

[47] Mémoires de Saint-Simon, t. XVIII, p. 155.

[48] Œuvres de Lemontey, t. VI, p. 299.

[49] Déclaration du roi, donnée à Paris, le 4 décembre 1718.

[50] Arrêt du conseil d'État du roi, du 22 avril 1719. — Extrait des registres du conseil d'État.

[51] Dutot, Réflexions politiques sur les finances, t. II, p. 545, la Haye, MDCCXLIII.

[52] Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de France, t. II. p. 589.

[53] Dutot, Réflexions politiques sur les finances, t. II, p. 344.

[54] Arrêt du conseil d'État du roi, du 27 août 1719.

[55] Arrêt du conseil d'État du roi, du 26 septembre 1719. — Extrait des registres du conseil d'État.

[56] Examen des réflexions politiques sur les finances, t. I, p. 254.

[57] Hist. du système, t. II, p. 50.

[58] Hist. du système, t. II, p. 51.

[59] Hist. du système, t. II, p. 84.

[60] Mémoires de Saint-Simon, t. XVIII, p. 184.

[61] Extrait du registre de la compagnie des Indes, du 22 février 1720.

[62] Mémoires de Saint-Simon, t. XVIII, p. 189.

[63] Mémoires secrets de Duclos, t. X, p. 567.

[64] Hist. du système, t. II, p. 119.

[65] Ordonnance du roi, du 15 octobre 1719, citée par Dutot, t. II, p. 254.

[66] Œuvres de Lemontey, t. IV, p. 311.

[67] Hist. du système, t. II, p. 93.

[68] Correspondance inédite du cardinal Dubois, t. I, p. 174.

[69] Correspondance inédite du cardinal Dubois, t. I, p. 244.

[70] Correspondance inédite du cardinal Dubois, t. I, p. 244.

[71] Correspondance inédite du cardinal Dubois, t. I, p. 247.

[72] Correspondance inédite du cardinal Dubois, t. I, p. 312.

[73] Correspondance inédite du cardinal Dubois, t. I, p. 312 et 318.

[74] Hist. du système, t. I, p. 160

[75] Histoire du système, t. III, p. 8.

[76] Première lettre sur le nouveau système des finances.

[77] Première lettre sur le nouveau système des finances.

[78] Mémoires de Saint-Simon, t. XVIII, p. 151.

[79] Mémoires de Saint-Simon, t. XVIII, p. 151.

[80] Mémoires de Saint-Simon, t. XVIII, p. 96.

[81] Hist. du système, t. III, p. 45.

[82] Hist. du système, t. III, p. 45.

[83] Dutot, Réflexions politiques sur les finances, t. I, p. 245.

[84] Extrait du registre de la délibération de la compagnie des Indes.

[85] Quoique adversaire déclaré de Law, Forbonnais convient de la sagesse de ces règlements, t. II, p. 615.

[86] M. Eugène Daire, qui s'est porté accusateur de Law, ne dit pas un mot dans son travail de cette célèbre délibération, si propre à justifier l'économiste écossais.

[87] Voyez Dutot, Réflexions politiques sur les finances, t. I, p. 251.

[88] Lettre de Law au duc de Bourbon, Œuvres de Law, p. 399.

[89] Mémoires justificatifs de Law, dans ses Œuvres, p. 410.

[90] Mémoires de Saint-Simon, t. XVIII, chap. XIII, p. 182.

[91] Mémoires justificatifs, p. 410.

[92] Hist. du système, t. III, p. 144.

[93] Hist. du système, t. III, p. 146.

[94] Voyez la Vie de Louis-Philippe d'Orléans, par M. L. J. M., sans oublier que l'auteur est un ennemi acharné de Law. — Voyez aussi les Mémoires de Saint-Simon, t. XVIII, chap. XV, p. 211.

[95] Vie de Louis-Philippe d'Orléans, par M. L. J. M.

[96] Correspondance inédite de Dubois, t. II, p. 2.

[97] Lemontey, t. VI, chap. V, p. 542.

[98] Mémoire pour le parlement contre les ducs et pairs, présenté à monseigneur le duc d'Orléans, régent.

[99] Journal de l'abbé Dorsanne, t. III, p. 99.

[100] Journal de l'abbé Dorsanne, t. III, p. 98.

[101] Journal de l'abbé Dorsanne, t. III, p. 198.

[102] Journal de l'abbé Dorsanne, t. III, p. 226.

[103] Dépêche du ministre de Prusse, Salentin, 9 août 1720.

[104] Correspondance inédite de Dubois, t. I, p. 341.

[105] Correspondance inédite de Dubois, t. I, p. 394.

[106] Lettre de l'évêque de Sisteron, du 25 juin.

[107] Fragments de lettres originales, part. I, p. 233.

[108] Mélanges historiques de Boisjourdain, t. I, p. 229.

[109] Décadence de la monarchie, t. II, p. 77.

[110] Hist. du système, t. I, p. 8.

[111] De là les fameux couplets attribués à Voltaire :

Enfin votre esprit est guéri.

[112] Lacretelle, t. II, p. 59.

[113] Saint-Simon, chap. VII, p. 106.

[114] Mémoires secrets de Duclos, t. IV, p. 209.

[115] Lettre à l'évêque de Fréjus, du 25 juillet 1725.

[116] Déclaration du 4 mars 1724.

[117] Instruction aux intendants, juillet 1724.

[118] T. II des Œuvres, p. 136.

[119] Préambule de l'ordonnance du 17 mai 1731.

[120] Lettre du cardinal Fleury au conseil de Louis XV.

[121] Déclaration du 8 octobre 1726.