HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

ORIGINES ET CAUSES DE LA RÉVOLUTION

LIVRE PREMIER. — PROTESTANTISME

L'INDIVIDUALISME EST INAUGURÉ DANS LE MONDE CHRÉTIEN

 

CHAPITRE V. — L'INDIVIDUALISME DANS LA PHILOSOPHIE. - MONTAIGNE.

 

 

Montaigne veut qu'on vive pour soi. — Il cherche à établir l'impossibilité de toute règle sociale. — Il s'étudie à prouver que le commerce des hommes n'est qu'une guerre affreuse et éternelle. — Il montre la folie de toutes les institutions sociales. — Il prétend que l'homme n'est pas plus fait pour la vie sociale que les animaux. — Épopée de l'individualisme.

 

La Boétie et Montaigne furent amis, et à ce point que leur amitié est demeurée célèbre : n'est-ce pas chose étrange ? Car enfin, que fut Montaigne ? L'apôtre de l'égoïsme indulgent. S'étudier, se connaître, se contempler, se posséder, se suffire : voilà, selon Montaigne, la sagesse suprême, le but de la vie. Et malheureusement, il a fait pour le prouver un livre qui est la gloire de l'esprit humain.

Ne lui dites pas que nous ne sommes pas nés pour nous seulement, mais pour autrui : Beau mot, répond-il, de quoi se couvre l'ambition et l'avarice[1]. Agir pour autrui, quelle folie ! Pendant que, furieux et intrépide, vous montez à la brèche, affrontant les arquebusades, courant à la mort, à quoi pensez-vous que s'occupe celui pour qui vous allez mourir ? A jouir de la vie et de l'amour. Vous sortez d'une salle d'étude après minuit, pâle, couvert de poussière, brisé de fatigue : qu'êtes-vous allé faire là ? apprendre à être heureux et sage ? Non pas ; il faut que la postérité sache la vraie orthographe d'un mot latin ou la mesure d'un vers de Plaute : eh ! malheureux, que ne songez-vous plutôt à vous retirer en vous-même, afin de vous appartenir ?

Laissez l'avenir qui ne vous est de rien ; dénouez-vous de la société à laquelle vous n'avez rien à apporter ; tout ce qui vous éloigne de vous-même, évitez-le ; vivez pour vous : cela seul est vivre. Ainsi parle Montaigne ; et, pour que dans la solitude où il l'appelle, l'homme n'ait pas à chercher ailleurs que dans lui les sources du bonheur, il lui conseille de fuir l'esclavage des affections profondes et des soins domestiques ; car, il n'y a guère moins de tourment au gouvernement d'une famille que d'un Estat entier, et, où que l'âme soit empeschée, elle y est toute. Avoir une femme, des enfants, Montaigne ne va pas jusqu'à l'interdire aux sages, pourvu qu'ils ne s'y attachent pas en manière que leur heur en despende. Écoutez-le : Il se faut réserver une arrière-boutique, toute nostre, toute franche, en celle-cy faut-il prendre notre ordinaire entretien ; de nous à nous-même, et si privé, que nulle accointance ou communication de chose étrangère y trouve place ; discourir et y rire, comme sans femme, sans enfants, et sans biens, sans train et sans valets, afin que, quand l'occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer[2]. Ce n'est pas encore assez, une fois dans l'isolement, nous ne nous y laisserons pas poursuivre, si nous en croyons Montaigne, par les images ou les bruits du monde, et nous ferons comme les animaux qui effacent la trace à la porte de leur tanière.

Est-il, pour l'établissement des rapports sociaux, une règle invariable et sûre ? Montaigne la cherche et ne la trouve pas. Ce qui fait le salut d'un peuple cause la ruine d'un autre peuple. Zénon rachète ses concitoyens en s'offrant en holocauste à la colère du vainqueur ; l'hôte de Sylla, qui en fait autant, n'en tire profit ni pour lui ni pour personne. Interrogez, après cela, le passé des sociétés humaines, préoccupez-vous de leur avenir ; Montaigne, d'un seul mot, va déjouer vos recherches et désespérer vos croyances : par divers moyens on arrive à pareille fin[3]. Quel parti prendre alors ? Quelle route choisir dans le labyrinthe de l'histoire ? Sur quoi s'appuyer dans l'art de gouverner les hommes ?

Que si, au lieu de considérer la règle des rapports sociaux, vous en étudiez la nature, c'est bien alors qu'il vous faudra fuir dans la retraite. Le commerce des hommes, grand Dieu ! mais c'est la guerre, et une guerre de tous les instants, une guerre à outrance. Le marchand ne gagne qu'aux folles dépenses de la jeunesse, et l'architecte qu'à la chute des maisons. Voici un médecin qui vivra de votre mort, et un prêtre dont votre enterrement payera le repas. Le profit de l'un est dommage de l'autre[4]. Ô Montaigne ! Montaigne ! n'auriez-vous pas pris ici, d'aventure, l'accident pour la loi ? Que n'avez-vous pu consulter, sur ce chapitre, votre noble ami Étienne de La Boétie ? Il vous aurait fait observer, sans doute, que ce qui vous apparaît comme l'existence naturelle et nécessaire des sociétés n'en est que l'enfantement laborieux. L'antagonisme des intérêts est le vice, le mal- heur des sociétés imparfaites. Mais un jour viendra où, chacun n'étant plus qu'un public et libre agent d'une vaste association fondée sur l'harmonie des efforts et l'accord des désirs, la rémunération de l'avocat cessera de dépendre du nombre des procès, et celle du médecin de la quantité des maladies.

Montaigne poursuit, passant en revue les diverses coutumes des peuples ; il triomphe de ce qu'on y voit d'imbécillité, de barbarie, de dévergondage. Ici, les sujets ne parlent à leur roi qu'au moyen d'une sarbacane, et quand le maître crache, la mieux aimée de ses femmes tend la main ; là, on se nourrit de chair vive, on tue ses parents devenus vieux, et le fils fait de son corps la sépulture du cadavre paternel ; ailleurs, les pères prestent leurs enfants, les marys leurs femmes, à jouir aux hostes en payant[5]. Où que vous alliez, au nord, au midi, à l'orient, à l'occident, Montaigne vous montrera la morale changeant de masque, Sur la route, presque à chaque frontière, et les conventions sociales cachant partout, aux yeux des peuples trompés, le joug qui les avilit ou les opprime. Des sauvages viennent en France ; on leur demande ce qu'ils y ont trouvé de remarquable, et ils répondent que deux choses les étonnent : la première, que des hommes vigoureux et portant barbe consentent à obéir à un enfant ; la seconde, que des hommes se plongent impunément dans toutes sortes de délices à côté de leurs semblables mourant de faim. Et Montaigne de s'écrier : Cela ne va pas trop mal. Mais quoi ! ils ne portent pas de hauts-de-chausses ![6] Trait acéré que le philosophe lance, en fuyant, à la civilisation dont on vante la sagesse. Encore, si changer était un remède ; si le malade pouvait, en se retournant sur sa couche, alléger son mal !

Mais Montaigne le nie. Quand la loi sociale est mauvaise, on souffre à la subir, et à la détruite on souffre davantage. Ceux qui donnent le branle à un Estat sont volontiers absorbez en sa ruine. Le fruict du trouble ne demeure guère à celuy qui l'a esmeu ; il bat et brouille l'eauë pour d'autres pescheurs1[7]. Que faire donc ? Ce qu'il faut faire ? Montaigne vous l'a dit : Desnouez-vous de la société, vous et un compagnon estes assez suffisant théâtre l'un à l'autre, ou vous à vous-même[8]. Effacez la trace à la porte de votre tanière.

Et ce ne sont pas simples discours d'un philosophe à des philosophes. Montaigne s'adresse à tous ; et c'est sur l'idée même de société que l'attaque porte. Est-il nécessaire d'établir que l'homme n'est pas absolument fait pour l'état social ; qu'il possède en naissant les moyens de se suffire ; que, s'il lui est donné d'ajouter à ses facultés naturelles des facultés acquises, il a cela de commun avec beaucoup d'animaux ; que l'empire enfin où il devrait passer, confondu avec le reste de la création, est l'empire de la nature : Montaigne est prêt, et son érudition ne laissera pas un argument sans réplique. Pour prouver que la peau de l'homme peut supporter, elle aussi, les injures de l'air, il citera l'exemple des Irlandais demi-nus sous un ciel froid, et celui de nos pères qui portaient l'estomac découvert, et celui de nos dames qui, ainsi molles et délicates qu'elles sont, s'en vont tantost entrouvertes jusques au nombril[9]. Au guerrier revêtu de son armure il comparera l'ichneumon allant combattre le crocodile sous une cuirasse de limon pétri. Nous avons le langage pour communiquer avec nos semblables : belle raison ! Est-ce que les animaux ne savent pas employer la voix à se plaindre, à se réjouir, à s'entre-appeler au secours et à s'aimer ? Est-ce que les animaux qui nous servent ne comprennent pas les diverses nuances de nos commandements ? Est-ce que, semblable au langage des peuples, différent dans les différentes contrées, le chant des perdrix ne varie pas selon la situation des lieux ? Non, non, l'homme n'est pas une exception dans l'immensité qui l'enveloppe, l'engloutit et l'emporte ; il n'est ni au-dessus ni au-dessous du reste ; et c'est bien en vain que, pour opposer la souveraineté de l'état social à la souveraineté de la nature, il partirait de sa prééminence. Sa prééminence ! Les poulx sont suffisants pour faire vacquer la dictature de Sylla ; c'est le déjeuner d'un petit ver que le cœur et la vie d'un grand et triomphant empereur.

Pascal, plus tard, Pascal lui-même ne pourra égaler qu'en la copiant la magnificence d'un tel langage. Voilà Montaigne arrivé au sublime, tant est profonde son indignation contre l'orgueil de l'homme en société, tant il s'anime à arracher la couronne à ce prétendu roi de la création, révolté contre la nature !

L'homme a un privilège, cependant : celui de la raison ; et Montaigne est perdu s'il en convient. Aussi, rien de plus émouvant que les colères auxquelles s'abandonne ici le philosophe de l'individualisme. Il ne se contente pas d'écrire, dans un style incomparable et avec une science qui étonne, l'épopée des animaux intelligents ; attaquant de front cette raison humaine qu'il lui faut abattre s'il veut passer outre, il redouble d'éloquence, de vigueur et d'invectives. Voyons ! que la raison s'humilie ou qu'elle fasse ses preuves. Que sait-elle du principe des choses, de leur enchaînement suprême, de leur fin, de Dieu, de la destinée, de la mesure des mondes, de la vie des corps où elle-même habite et du mystère de leurs mouvements ? Que sait-elle de sa propre essence, de l'étendue ou des bornes de son propre pouvoir ? Parmi les philosophes, les uns se sont écriés. Nous possédons le vrai : charlatans qui retenaient la foule amusée autour de leurs gobelets ; les autres ont déclaré la découverte de la vérité impossible : d'où leur venait, dans l'apparente modestie de cet aveu, tant d'insolence et d'orgueil ? Les troisièmes ont proclamé l'homme incapable d'affirmer, jusqu'à son ignorance, et l'ont condamné aux angoisses, au déshonneur d'un doute sans fin : et ceux-là ont été réduits à donner en chacun de leurs actes un démenti à leurs raisonnements. Le vin est-il dans la bouche du malade ce qu'il est dans la bouche de l'homme bien portant ? Nos perceptions modifient donc en mille manières, au regard de notre jugement, la forme et l'essence des choses : où placer la certitude ? C'est peu : ne prenez de la raison d'autre juge qu'elle : l'inconstance de ses choix, dans le même homme, la perpétuelle instabilité de ses décisions, vont suffire pour démontrer son néant. Ce que ma conviction embrasse aujourd'hui, ce qu'elle étreint avec violence, demain je le déclarerai faux peut-être. N'est-ce pas sottise de me laisser tant de fois pipper à un guide ?[10] Mais non. Trompé sans cesse, sans cesse on aspire à l'être encore. La dernière croyance est toujours la bonne, l'infaillible ; et, en attendant qu'on la rejette parmi les erreurs décevantes, on sera disposé à lui tout sacrifier, et les biens, et l'honneur, et la vie, et le salut. Singulière puissance, d'ailleurs, qui ne résiste pas à un accès de fièvre, que le moindre breuvage égare ou transforme ! Méditez sur ce qui se voit en la chicane de nos palais. Tel juge qui rapporte de sa maison la douleur de la goutte, la jalousie ou le larrecin de son valet, ayant toute l'âme teinte et abreuvée de colère, il ne faut pas douter que son jugement ne s'en altère vers cette part-là[11]. En ravalant ainsi la raison, Montaigne ne frappe pas au hasard. Son but est précis, il est manifeste. Tout ce qui peut servir à nouer entre les hommes des liens trop étroits, qu'on le brise. Aussi, avec quelle force il s'élève contre la gloire, contre ses poursuivants, contre Cicéron qui eut la puérilité de l'aimer jusqu'au délire ! Et quel n'est pas son mépris pour ceux qui, s'imaginant courir après la gloire, n'aboutissent qu'à s'enfoncer en d'obscurs périls : dérisoires Césars qui s'en iront mourir entre la haie et le fossé, grands hommes qui s'acharneront à la prise d'un poulailler défendu par quatre porteurs d'arquebuses. Mais patience ! voici, dans une vaste plaine, un million d'hommes rassemblés. Pas un visage qui ne soit empreint de fierté et d'énergie ; pas une âme que n'agitent des émotions viriles. La mort plane sur ces légions, et, au moment de s'abattre sur elles, ne peut parvenir à leur faire peur. C'est la société à l'état héroïque. Montaigne va être ébloui par un tel spectacle, peut-être ? Interrogeons-le : Ce n'est qu'une fourmilière esmeue et eschauffée. Un souffle de vent contraire, le croassement d'un vol de corbeaux, le fauls pas d'un cheval, le passage fortuit d'un aigle, un songe, une voix, un signe, une brouée matinière suffisent à le renverser et porter par terre. Donnez-lui seulement d'un rayon de soleil par le visage, le voylà fondu et esvanoui ; qu'on lui esvente seulement un peu de poulsière aux yeulx comme aux mouches à miel de nostre poëte, voylà toutes nos enseignes, nos légions, et le grand Pompeius mesme à leur teste, rompus et fracassés.

La société n'a donc à nous offrir que bonheur faux, croyances fausses et fausses grandeurs. Que tardons-nous ? fuyons ; la solitude et la nature nous appellent. Quittons le joug des obligations sociales pour la douce souveraineté des instincts ; soyons heureux de cette joie qui nous vient dans la clarté d'un beau jour ; et s'il nous plaît de commercer avec le monde, nous n'avons pas besoin pour

cela de sortir de notre cœur ; car l'humanité est en chacun de nous, et elle y est tout entière.

Jamais l'individualisme ne fut prêché avec cette profondeur, cet excès et cet éclat.

Mais quand Montaigne entra dans la voie où nous suivons sa trace, Rabelais n'y avait-il pas déjà passé ? Pour livrer l'état social aux espiègleries vengeresses et aux larcins, justifiés, de Panurge, aïeul de Figaro, et pour réduire le code des Thélémites à ces mots : FAY CE QUE VOULDRAS[12], Rabelais n'avait pas attendu Montaigne. — Sans doute, mais notons d'abord que le sens de la philosophie rabelaisienne est fort obscur, caché qu'il est sous un amoncellement d'extravagances et d'obscénités. Il est vrai que, dans le prologue du premier livre de Gargantua, Rabelais nous avertit de ne juger trop facilement n'estre au-dedans traicté que mocqueries, folatreries, et menteries joyeuses. Et il ajoute : Par telle légièreté ne convient estimer les œuvres des humains : car vous-même dictes que l'habit ne faict point le moyne[13]. — Rompez l'os et sucez la moelle. Fort bien, mais malgré ce grave avertissement, il est certain que, parmi les contemporains de Rabelais, ils furent en bien petit nombre ceux à qui il fut donné de sucer cette moelle, et qu'il a fallu trois siècles de transformations sociales pour qu'on en vînt à découvrir, à travers ses jovialités cyniques, la vraie devise de cet Homère bouffon : Nourrir, consoler, guérir[14].

Le fait est que Rabelais se prête aux explications les plus contraires. Est-il pour la royauté, par exemple ? Oui, car il donne à Grandgousier, à Gargantua son fils et à Pantagruel son petit-fils, bonté, force, modération, intelligence ; non, car il attribue à Grandgousier une faim dévorante, et il fait venir, pour allaiter Gargantua, dix- sept mille neuf cent treize vaches. Il faut l'entendre, d'ailleurs, parlant des majestés héréditaires : Je pense que plusieurs sont aujourd'hui empereurs, roys, ducs, princes, et papes en la terre, lesquels sont descendus de quelques porteurs de rogatons et de coustretz[15]. Sans compter que le hasard de la naissance expose les peuples à avoir pour roi, au lieu de Grandgousier, l'honnête homme, Picrochole, le tyran ; ainsi du reste.

Rabelais, certes, est admirable, lorsque, faisant élever Gargantua par Ponocrates, il trace les véritables règles de l'éducation ; lorsqu'il ferme aux hypocrites les portes de son abbaye de Thélème ; lorsqu'il crie aux pèlerins de renoncer à leurs ocyeux et inutiles voyaiges, et d'entretenir leurs familles, d'instruire leurs enfants, de travailler ; lorsqu'il dénonce et flétrit dans Picrochole, entouré de ses conseillers, les ravageurs de provinces et les voleurs d'empires ; lorsqu'il montre le roi Anarche devenu de très-mauvais prince excellent crieur de saulce verte[16] ; lorsqu'il oppose le bon frère Jean, joyeux, délibéré, franc compagnon, travaillant, labourant, secourant les opprimés, jamais oisif, au moine qui ne laboure, comme le paysan ; ne guarde le pays, comme l'homme de guerre ; ne guarit les malades, comme le médecin ; ne presche ny endoctrine le monde, comme le bon docteur évangélicque et pédagoge[17] ; lorsque enfin il fait de la justice criminelle de son temps, qu'il personnifie dans Grippeminaud, la peinture suivante, trop justifiée depuis par le meurtre de tant d'hérétiques : Les mains avoyt pleines de sang, les gryphes comme de harpye, le museau à bec decorbin, les dentz d'un sanglier quadramier, les yeux flamboyans comme une gueulle d'enfer, tout couvert de mortiers entrelassez de pillons, seullement apparoissoyent les gryphes[18]. Ce sont là des beautés sérieuses et d'un ordre élevé ; mais combien, ces enseignements perdent de leur charme et de leur force à se trouver mêlés à chaque page aux grossièretés et aux licences du langage ordurier dont Rabelais s'est vu forcé d'émailler son livre, pour se mettre à couvert contre les fanatiques, mais aussi pour se conformer aux mœurs et coutumes de son temps ! Quand la satire des misères sociales se présente dans le livre de Rabelais, il semble que ce soit simplement du droit qu'a la satire de trouver place dans toute orgie. On se prend à mettre en doute la sincérité de la sagesse, à la voir en si mauvaise compagnie ; on tremble, aussitôt que Rabelais devient grave, que ce ne soit encore par moquerie ; on croit l'entendre, caché derrière son œuvre, rire de l'ingénuité de ceux qui s'avisent de l'admirer. Et en effet, si, à la lueur de la lanterne qui guide Panurge, nous allons jusqu'au bout d'un pas ferme, où serons-nous conduits ? En l'isle désirée, en laquelle estoyt l'oracle de la bouteille[19]. Et là, faisant sus ung pied la gambade en l'aer guaillardement[20], Panurge dira, pour conclusion souveraine, à Pantagruel : Aujourd'hui avons-nous ce que nous cherchons avecques fatigues et labeurs tant divers. Le dernier mot de la philosophie rabelaisienne est celui-ci : TRINQUE. Or, combien de lecteurs du Pantagruel s'aviseront-ils d'interpréter ce mot par : Aimez-vous, mes amis, soyez bons et rapprochez vos cœurs ![21]

L'individualisme dans Rabelais offre donc certains aspects repoussants ; dans Montaigne, quelle différence !

C'est par des sentiers riants que Montaigne nous conduit à la solitude. L'égoïsme qu'il nous prêche n'a rien de la dureté de Calvin, rien de la grossièreté apparente de Rabelais ; c'est un égoïsme calme et doux. Parvenu à l'âge sombre, Montaigne a conservé dans sa pensée comme un écho lointain des mélodies que, tout enfant, on lui faisait entendre à son réveil. Montaigne aime la vie, il la cultive, il ne s'en défend pas ; la mort peut venir, il l'attend sans trouble pourvu qu'on lui épargne les cris des enfants et des femmes, la visite des amis consternés, la lueur des cierges funéraires, le masque enfin que nous mettons au visage de la mort. Pourquoi Montaigne célèbre-t-il le plaisir, celui que la tempérance assaisonne, que la modération ménage et prolonge ? Parce qu'autant il dédaigne ou déteste ce qui est l'ouvrage des hommes, — et ceci ne sera pas lu impunément par Jean-Jacques — autant il se plaît à ce qui est l'ouvrage de la nature. Et qu'on ne s'y trompe pas ; bienveillant, parce qu'il est heureux, Montaigne n'est heureux que parce qu'il est croyant. Oui, croyant ; car, à le bien étudier, son prétendu scepticisme n'est qu'un bélier dont il se sert pour battre en brèche l'état social ; mais il n'est pas plutôt au fond de sa retraite, qu'il glorifié la foi des humbles, et se cherche, dans un certain nombre de croyances réservées, non approfondies, un refuge contre cette mer mouvante des opinions humaines. L'homme ne saurait affronter à la fois le doute et la solitude ; Montaigne n'est donc pas sceptique, il serait plutôt panthéiste, s'il osait se l'avouer. Pourquoi non ? Quiconque s'éloigne trop du chemin des sociétés est tôt ou tard attiré par la nature vers un abîme où il tombe englouti ; et, par suite de cette grande loi qui rapproche les extrêmes, l'individualisme en philosophie va rejoindre le panthéisme.

 

 

 



[1] Essais de Montaigne, liv. I, chap. XXXVIII, p. 136. Édition de 1740.

[2] Essais de Montaigne, liv. I, p. 153.

[3] Essais de Montaigne, t. I, chap. I.

[4] Essais de Montaigne, liv. I, chap. XXI.

[5] Essais de Montaigne, t. I, chap. XXII, p. 57.

[6] Essais de Montaigne, liv. I, chap. XXX, p. 123.

[7] Essais de Montaigne, liv. I, chap. XXII, p. 61.

[8] Essais de Montaigne, liv. I, chap. XXXVIII, p. 142.

[9] Essais de Montaigne, liv. II, chap. XII, p. 286.

[10] Essais de Montaigne, liv. II, chap. XII, p. 364.

[11] Essais de Montaigne.

[12] Gargantua, chap. LVII, p. 96. Édit. publiée par le bibliophile Jacob.

[13] Gargantua, Prologue, p. 2.

[14] Voyez Rabelais, par Eugène Noël. Paris, 1850.

[15] Gargantua, chap. I, p. 4.

[16] Pantagruel, chap. XXXI, p. 185.

[17] Gargantua, chap. XI, p. 71.

[18] Pantagruel, liv. V, chap. XII, p. 478.

[19] Pantagruel, liv. V, chap. XXXIII, p. 527.

[20] Pantagruel, liv. V, chap. XXXIII, p. 528.

[21] Rabelais, par Eugène Noël, p. 171.