HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER

 

L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE JUGÉE PAR GEORGE SAND.

 

 

Se retracer jour par jour, heure par heure, cette tempête où l'âme humaine frémissante d'horreur et de sainte colère, chercha la vérité dans un océan de larmes et de sang ; traverser tout ce sang, toutes ces larmes ; affronter d'effroyables apparitions, passer sous l'échafaud hideux, voir des têtes qui s'élèvent au bout des piques et se promènent au-dessus de la foule exaspérée, rencontrer la charrette fatale qui entasse les victimes pêlemêle ; avoir eu des parents emportés ou meurtris par ces orages ; sentir, jusqu'à la moelle de ses os, le frisson que la génération d'hier lègue à celle d'aujourd'hui comme un contre-coup de ses immortelles souffrances : revoir et ressentir tout cela, et pourtant se retrouver plus fort, plus convaincu, plus calme, plus humain, après la contemplation émouvante de pareils tableaux, c'est le plus grand éloge que mon cœur puisse adresser à celui qui vient de les mettre sous mes yeux. C'est en 1847 que nous écrivions les lignes qui précèdent. Dix-huit années riches d'enseignements, terribles d'évidence, se sont écoulées depuis que nous signalions l'apparition des deux premiers volumes de cet important et magnifique ouvrage, aujourd'hui terminé, aujourd'hui popularisé par l'édition illustrée, aujourd'hui jugé par toutes les intelligences droites, aujourd'hui placé au premier rang des livres d'histoire que notre siècle, déjà si riche, a produits.

Donc aujourd'hui, en relisant les douze volumes de Louis Blanc sur la Révolution française, nous sommes douze fois plus convaincu de ce que nous pensions il y a dix-huit ans. De combien de faits, de combien d'œuvres, de combien d'hommes, de combien de jugements pouvons-nous dire la même chose après un intervalle si rempli d'expérience et de déceptions ? Un cataclysme politique a dispersé en apparence des éléments de progrès que les circonstances avaient groupés autour d'une action commune ! mais là où l'individu représentait fortement une idée vraie, ces éléments n'ont rien perdu de leur force, la dispersion ne s'est pas faite dans l'ordre moral, l'éloignement des personnes n'a donné à leur pensée que plus de valeur, et à leur génie que plus de portée. Ceux qui étaient aux avant-postes du mouvement libérateur sont restés en tête de leur colonne, et, dans leurs mains, le flambeau de l'avenir brille d'un plus vif éclat que lorsqu'il était promené dans la tourmente. Ils sont loin ceux que nous suivions à travers le tumulte des événements ; ils ne sont plus à nos côtés, agitant la flamme pour éclairer nos chemins. Mais quoi ! sont-ils éteints, sont-ils partis ? Non, ils ont monté plus haut, et, comme des phares tranquilles et puissants, ils font planer sur nous un rayonnement que nulle puissance humaine ne peut intercepter.

J'avoue que, pour mon compte, je ne partage pas les abattements inconsolables de ceux qui, ayant conçu le progrès sous de certaines formes, le voient tout à coup faire un détour, et, au prix d'apparentes inconséquences, se frayer un autre lit et chercher sa pente à travers des obstacles nouveaux. Que le progrès s'accomplisse par l'abus ou par la privation de la liberté, nous croyons qu'il s'accomplit toujours, et que, désormais, il ne peut plus rencontrer d'entraves durables. Les longues ténèbres des siècles écoulés nous envoient encore des nuages sombres qui s'efforcent d'envahir le ciel ; mais la Révolution française, résumé terrible et grandiose de tous les efforts antérieurs de l'humanité, a déchiré du haut en bas le voile du temple, et jamais plus nous ne verrons reparaître la puissance à long terme des principes du droit divin.

C'est que le sort de ces doctrines est accompli. En s'éclairant de la lumière philosophique, l'homme est arrivé à nier la Divinité ou à concevoir d'elle une notion plus élevée. Athée ou déiste, le dix-huitième siècle nous a délivrés de la terreur d'un maître absolu, inique et stupide, contresignant dans le royaume des cieux les arrêts portés sur nous par les rois de la terre. Désormais le droit divin n'a plus de sens ; mais, comme l'homme ne peut pas encore se passer de l'espoir d'une intervention céleste dans les fluctuations de sa destinée, plusieurs abandonnent la notion des dépositaires de la volonté divine par droit d'hérédité et cherchent à la remplacer par celle des représentants de la Providence par voie de conquête ou par droit d'habileté.

Le droit de conquête peut suffire aux athées, c'est la loi du hasard, le droit du plus fort.

Le droit de l'intelligence plaît à ceux qui ne veulent pas admettre un dieu étranger à nos petites affaires de tous les jours. Sans doute ils ont raison dans un sens : celui qui a fait l'univers et l'homme ne peut jamais être étranger à ce que font l'homme et l'univers ; mais combien d'esprits sont assez calmes pour comprendre que les lois divines abandonnent les êtres et les choses aux lois admirables qui les régissent ? Abandonner n'est même pas ici le mot qui convient. Le pouvoir qui maintient de telles lois leur confie les choses et les êtres, et Dieu n'a pas besoin d'être sage et prévoyant à notre manière pour représenter à l'esprit le type de la sagesse et de la prévoyance.

Exclurons-nous pourtant la Providence de nos respects et de nos aspirations ? Pourquoi exclure cette sainte idée si nous pouvons, en la comprenant bien, la purifier des caprices étroits que le passé ignorant lui attribuait, et réclamer légitimement sa maternelle intervention dans nos généreux desseins, dans nos luttes héroïques ? Eh quoi ! la Providence aurait suscité César, elle l'aurait absous de ses vices et protégé dans ses intrigues, trouvant plus commode de s'adresser à la finesse d'un homme que d'éclairer des masses ignorantes et passionnées ? Ce serait attribuer à l'action divine bien de la paresse et de la fantaisie, et ce n'est pas sérieusement que la littérature historique se sert des poétiques expressions qui tendent à attribuer à certains hommes le droit d'agir au nom des dieux.

Nous croyons, nous, que la Providence est l'action de Dieu en nous, et non pas sur nous. A ce titre, nous avons tous un droit égal à ses bienfaits, à ses révélations, et c'est à nous de connaître de mieux en mieux les lois de cette action, c'est à nous de nous enseigner les uns les autres, sans attribuer à un seul d'entre nous le droit exclusif de régler nos opinions d'après les siennes et nos destinées suivant ses ambitions.

Nulle part, les grands résultats qu'un peuple peut obtenir de l'initiative de chaque individu largement éclairé à un moment donné de son existence par le progrès providentiel, ne sont aussi clairement démontrés que dans notre grande Révolution. Là, on peut bien voir les agitations suscitées par l'influence de tel ou tel homme, mais on sent le besoin de tous lutter avec énergie pour un principe, et l'on a pu presque dire dans ces grandes heures de l'histoire : A présent, Dieu s'occupe de nous, ou tout au moins Dieu nous regarde !

Mais, quel que soit le sentiment religieux ou fataliste que chacun de nous porte dans cette appréciation, avouons que le spectacle est grand et qu'il mérite d'être compris et jugé par la postérité, comme une de ces crises de développement soudain qui marquent les phases suprêmes de l'histoire de l'homme sur la terre. Étudier et comprendre cet événement immense, c'est presque acquérir et enseigner une philosophie : car, à quelque point de vue que l'on se place, il faut toujours reconnaître que cet événement nous a engendrés intellectuellement, moralement et physiologiquement ; que c'est par lui que nous sommes ce que nous sommes, et que, sans lui, nous aurions peut-être encore aujourd'hui l'inconnu devant nous.

Il n'en est plus ainsi. La Révolution a créé une logique dans le monde. Nous savons maintenant pourquoi les sociétés existent, à quelles fins elles tendent, quel but elles doivent atteindre. Nous savons comment elles se transforment, et pourquoi des efforts grandioses triomphent ou avortent, selon que la passion étouffe ou respecte l'idée, selon que l'idée fait taire ou parler le sentiment humain. Il y a de tout cela dans la Révolution. Des volontés d'une puissance admirable, d'immenses erreurs, des aspirations infinies, des égarements déplorables. C'est véritablement le livre du Destin des temps modernes. Là, on peut étudier à fond la loi de vie de l'humanité, voir de quels éléments elle se compose, comment il faut entendre la justice fictive et la justice vraie, où sont les limites que la conscience ne peut franchir impunément ; quels châtiments entraînent les attentats que la politique semble conseiller ; quels prodiges peut accomplir la foi ; à quels forfaits peut descendre le fanatisme, et par quelles réactions fâcheuses sont punies les fureurs de l'action. Quand on se borne à étudier un individu, rien ne semble plus inconséquent que la nature humaine, et quand on prend pour base d'un système quelconque l'histoire de cet individu, on est effrayé de l'injustice apparente de cette Providence tant vantée. Mais, quand on prend pour objet de l'examen l'action et la destinée collective d'un peuple, on retrouve le doigt de Dieu, c'est-à-dire la logique éternelle qui préside à l'ensemble, et qui affranchit ou enchaîne, fait marcher ou reculer, tomber ou ressusciter le progrès général, selon que les instruments de ce progrès ont le sens du vrai oblitéré ou purifié. C'est dans la succession des événements terribles que l'on découvre les grandes lois du droit et du devoir, et que le lien des effets et des causes ressort avec une solennelle évidence : aucun bien ne résultant du mal, aucun mal n'étant capable d'étouffer l'effet du bien. Cette effroyable mêlée de la Révolution, contemplée du haut d'un esprit philosophique et d'une conscience saine, devient claire et palpable comme une démonstration mathématique.

Voilà la chose capitale que le proscrit de 1848 a su faire. Il a étudié cette page sanglante et glorieuse, illisible pour ceux qui l'écrivirent avec leur sang, et longtemps obscure pour nous, leurs fils. Il l'a éclairée du jour splendide de la grande morale, si méconnue de tout temps dans certaines régions politiques. Il n'a rien voilé, rien fardé, rien excusé, même chez ses héros de prédilection. Il a cherché, avec une patience inouïe et une inflexibilité de conscience digne du plus grand respect, le sens et la valeur des innombrables documents amassés et fouillés par lui pendant vingt ans. Aux prises avec les assertions les plus contradictoires, il a plaidé avec ardeur la cause des hommes calomniés, à quelque parti qu'ils eussent appartenu, et pourtant, là où la morale condamne, il les a condamnés. A la place de l'impartialité froide qui ne devine rien, parce qu'il lui importe peu de saisir la vérité, il a mis dans l'histoire l'équité inéluctable qui tient compte de tout et qui prononce avec toutes les forces de l'être : la foi, la raison et les entrailles.

Aussi son livre est un monument qui restera à jamais. C'est l'œuvre d'un talent de premier ordre servi par un grand caractère. On y chercherait en vain la trace d'un prétendu système personnel. Le souffle qui l'anime est celui de la philosophie la plus élevée, la plus claire, la plus acceptée par tous les bons esprits de la génération présente, la plus saine vis-à-vis du passé, la plus pratique pour l'avenir. Je ne sais où certains critiques ont cru y voir une doctrine de socialisme étroit, sacrifiant le droit de l'individu à l'intérêt de tous, comme si, dans une société logique et rationnelle, un tel sacrifice pouvait ne pas entraîner la mort du corps social. Jean-Jacques Rousseau est tombé dans celte erreur. Nous savons que c'est une erreur, et nous n'en sommes pas moins avec Jean-Jacques Rousseau contre ceux qui, de son temps, prétendaient sacrifier ce qu'il appelait le Contrat social, à la fantaisie et à l'égoïsme de l'individu. Il est aisé de voir que Louis Blanc appartient à Rousseau plus qu'à Voltaire ; mais que l'on ouvre son livre, n'importe à quelle page, on y verra toujours l'ardente recherche d'une vérité supérieure à celle qui fit le débat du dix-huitième siècle et dont les conséquences en lutte pesèrent si fatalement sur la Révolution. Cette vérité supérieure, c'est l'accord des deux doctrines, c'est le travail que nous ont légué nos pères, c'est le mot de l'avenir. Nul ne peut dire encore sous quelle forme précise ce grand problème sera résolu ; mais accuser un noble et grand esprit de n'en avoir pas reconnu et proclamé la nécessité, c'est ne l'avoir pas compris, c'est presque le calomnier.

Certes, il y a dans les crises extrêmes de la Révolution des élans d'enthousiasme, des heures de péril où l'héroïsme patriotique a su tout sacrifier, même le droit de l'individu, à l'idéal de la liberté et à la passion de la nationalité. Ce sont là des transports sacrés que l'historien a partagés en les racontant, et que nous partageons tous, Dieu merci, en lisant les admirables pages que le sujet lui a inspirées ; mais conclure de là au rêve d'un état normal de violence, de fièvre et de passion pour la société future, c'est accuser l'auteur et le lecteur de folie, et de telles accusations ne méritent pas qu'on y réponde.

Montrer par quels prodigieux efforts la conscience humaine, rompant avec les aveugles superstitions de l'obéissance passive, chercha la loi de son émancipation ; la suivre avec impartialité dans ses admirables conquêtes et dans ses funestes erreurs ; la montrer dans ses heures sublimes ; ne pas chercher à justifier l'horreur de ses délires ; comprendre et admirer tous les héroïsmes, mais surtout saisir la transformation de l'âme d'un peuple, en ne considérant les hommes marquants que comme l'incarnation passagère des idées et des passions de l'être collectif, tel a été le but de l'éminent historien.

On peut dire que, dans ce travail, sa puissance et sa foi se sont élevées d'année en année, de volume en volume. Saisi par l'émotion qu'un tel sujet inspire, il ne s'est pas un seul instant laissé entraîner par le fanatisme. Le logicien de l'idée est resté homme de cœur, et même d'instincts délicats. Devant le malheur et la souffrance, il n'y a chez lui que pitié profonde, respect pour le faible, horreur de la cruauté. Cette fibre généreuse répond aux tendances de l'esprit nouveau. La Révolution est déjà assez loin, ses conquêtes sont assez assurées, pour que la jeunesse d'aujourd'hui n'ait plus besoin de tolérer ses excès et d'accabler ses victimes. La jeunesse ! elle est comme qui dirait à point pour profiter des rudes enseignements de l'histoire et pour juger le passé avec une souveraine justice. Elle aime et apprécie un écrivain qui ne s'est pas laissé dépasser par elle et dont l'âme, restée jeune, trouve dans la pureté de sa croyance et l'élévation de son esprit, le secret si rare d'allier la fraîcheur des impressions à la maturité du talent.

 

GEORGE SAND.