HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

APPENDICE

 

 

N° 5.

 

I. — LA CENTRALISATION

 

La centralisation politique est-elle désirable ? Elle est plus que désirable, elle est nécessaire.

C'est au nom de l'unité, c'est par l'unité que les Montagnards ont sauvé la France : vienne la justice de l'Histoire, la reconnaissance de la postérité ne leur manquera pas.

Mais c'est justement parce que l'unité est, de tous les intérêts delà France, le plus incontestable et le plus sérieux, qu'il importe de combattre la confusion d'idées qui, à cet égard, s'est introduite depuis longtemps dans les esprits.

Il y a la centralisation vraie, il y a la centralisation fausse.

Il y a l'unité, il y a l'étouffement.

Il y a la France telle que la concevait le génie révolutionnaire de la Convention, il y a la France telle que l'a faite Napoléon.

Avant d'expliquer, constatons.

Qu'est-ce que Paris ? Qu'est-ce que la France ?

Imaginez un champ : au lieu de l'ensemencer dans toute son étendue, on s'est avisé d'entasser la semence en un point où elle risque de ne germer pas, précisément parce qu'elle y est entassée. Ce champ, c'est la France ; ce point, c'est Paris.

Voyez Paris. C'est là que viennent aboutir, par d'invisibles liens, tous les pouvoirs, grands et petits, répandus dans la société. Mais aussi, quelle cohue d'ambitions luttant de ruse et d'audace ! Quel croisement d'intrigues ! Quelle mobilité résultant de la nécessité de faire une part dans la curée des faveurs à tous ceux dont il faut prévenir les agressions ou conjurer les rancunes ! Et dans cette mobilité qui montre si souvent au peuple les vaincus de la veille devenus les vainqueurs et les héros du lendemain, quel déplorable appel au scepticisme politique !

Mais la concentration des pouvoirs amène celle des richesses. Ici, toutes les merveilles du luxe ; à côté, toutes les misères qui le mettent en relief. Le vice est ici un Protée qui se plie à toutes les formes. L'extrême opulence l'enfante comme l'extrême misère, et on le retrouve partout : avec l'ennui chez les uns, avec la faim chez les autres, avec le malheur chez tous.

Vous appelez Paris la ville des arts, le foyer des lumières, le théâtre inévitable où doivent venir parader les grands talents ! Vous avez raison ; mais si Paris rayonne, il absorbe. Qu'on me dise pourquoi ce grand poète fait de mauvais romans, pourquoi ce grand peintre passe son temps à dessiner de misérables vignettes. Dans la solitude d'une ville de province, ce poète aurait peut-être égalé Corneille, ce peintre continué Géricault. Mais ici, est-ce qu'on a le temps de devenir grand homme ? Hélas ! qui sait le nombre des nobles et vigoureuses intelligences qu'ont perverties la manie de l'imitation, l'amour du gain, la tyrannie de la mode, l'impatience du succès. Là où la foule est si grande, on craint à chaque instant de se voir étouffé ; l'important n'est pas d'être, mais de paraître, et l'on met à acquérir sa réputation le temps qu'ailleurs on aurait mis à la mériter.

D'ailleurs, Paris peut-il être le centre de tous les pouvoirs sans devenir le rendez-vous de tous les aventuriers delà politique, de tous les coupe-jarrets delà finance ? C'est impossible, surtout sous l'empire des lois faites par les riches pour les riches. Voilà donc la passion de faire fortune s'emparant de toutes les têtes. Le chemin est trop étroit pour la foule qui s'y précipite ; qu'importe ! la cupidité va trouver mille moyens de battre monnaie. Lorsqu'on aura tiré de chaque vice tout ce qu'il contient, on tirera parti de chaque vertu. On mettra, s'il le faut, la charité publique en commandite ! Il est telle entreprise où le dévouement rapporte de gros dividendes, et la philanthropie a toujours cela de bon ici, qu'elle fait vivre à l'aise nombre de philanthropes.

Aussi bien, Paris est, comme on dit, la ville de l'indépendance. Que craignez-vous ? Dans cette multitude si grande, composée d'individus si petits, à quoi se réduit le contrôle public ? Allez ! au milieu d'une foule aussi vivement distraite, aussi diversement agitée, rien déplus facile que d'ensevelir son infamie. Noble indépendance qui laisse tant de fourberies impunies et tant de bassesses ignorées !

Maintenant, dans cet étroit espace où elle concentre toutes ses forces, comptez, si vous le pouvez, les victimes que fait la concurrence. Ici, pas d'édifice qu'on ne bâtisse avec des ruines. Le scandale des fortunes subites y est toujours couvert par celui de quelque chute éclatante ; on y remarquerait les désastres nés de la lutte des travailleurs entre eux, si la fureur du jeu, alimentée parla Bourse, n'entretenait l'opinion, ou ce qu'on nomme ainsi, de désastres plus retentissants encore. Mais quoi ! Les jours se succèdent avec une rapidité qui lasse le blâme. Vous parlez du scandale d'hier ; ignorez-vous celui d'aujourd'hui ? Qu'est-ce que le choix des moyens, là où chacun aspire si ardemment à son but ? C'est à peine si on se croit tenu à quelque hypocrisie dans le langage. Rien ne réussit comme le succès, disent les habiles. Aussi, la justice ne s'exerce-t-elle guère contre eux. Voici un pauvre diable qui a volé pour sa mère un pain dans quelque carrefour ; on le condamne, c'est trop juste. Que ne savait-il voler un million, à la Bourse ? Mais dans ce rapprochement même, que de trivialité ! On en est venu à ne plus oser dire la vérité, de peur d'être banal.

En résumé, un puissant et fécond échange d'idées, un éclatant faisceau de lumières, un frottement continu qui, à chaque minute, fait jaillir des millions d'étincelles, un phare immense allumé pour le compte et à l'usage de tout l'univers ; mais, d'un autre côté, le génie humble et laborieux étouffé au profit d'une foule de médiocrités bavardes ; une concurrence universelle engendrant les plus ruineux monopoles ; les vices d'en bas continuellement provoqués par ceux d'en haut ; les vertus du peuple bafouées par la fatuité triomphante du premier roué venu ; des excitations, autant pour le mal que pour le bien ; des ressources innombrables, aussi propres à entretenir des illusions folles qu'à satisfaire de légitimes espérances ; enfin, la civilisation épuisant ses mensonges et ses prodiges. — Voilà Paris.

Que si l'on parcourt la plupart des communes de France, on sera frappé d'un spectacle bien différent, non moins douloureux. L'abrutissement y est complet ; l'atelier n'y vit qu'aux dépens de l'école. Si quelque homme un peu remarquable s'y produit, Paris l'appelle. De tous les habitants de cette commune, qui fut jadis puissante et glorieuse, il n'en est pas un, peut-être, qui sache pourquoi la cloche du beffroi sonnait dans le moyen âge, et comment on proclamait dans la grande salle de l'Hôtel-de-Ville has franchises municipales. Vous demandez où est le sang qui devait animer cette partie de la société ? Il est à Paris, où il bouillonne. — Voilà la France.

Quant aux causes de cette situation, elles tiennent évidemment à l'excès de la CENTRALISATION ADMINISTRATIVE, qui est aussi funeste que la CENTRALISATION POLITIQUE est féconde.

La démocratie ne peut rendre, suivant nous, les peuples heureux et forts tout à la fois que par le jeu et la combinaison de ces deux principes : la centralisation politique, c'est-à-dire la concentration au même lieu et dans les mêmes mains du pouvoir de diriger les intérêts communs à toutes les parties d'une nation, et la décentralisation administrative, c'est-à-dire la liberté laissée aux intérêts purement spéciaux de se développer suivant la loi des mœurs, des habitudes ou des convenances locales.

Tout le monde est à peu près d'accord sur les avantages de l'unité politique. Le fédéralisme a toujours été pour un peuple le germe des querelles les plus sanglantes et le principe d'une ruine inévitable. Un Etat fédératif a cela de particulier, que ce qui Constitue pour les autres États une situation anormale est précisément ce qui fait sa force, son originalité, la première condition de son existence. Un État fédératif a besoin de la guerre étrangère comme les autres ont besoin de la paix ; car c'est la guerre étrangère qui, seule, peut lier en faisceaux des forces qui, quoique divisées, ont trop de points de contact pour ne point finir par se combattre. Peut-il en être autrement ? Les États qui composent une fédération apportent toujours, l'Histoire le prouve, des prétentions égales là où il va inégalités de puissance et de ressources. Or, de l'inégalité des ressources combinée avec l'égalité des prétentions, naît la jalousie, et après elle le despotisme. Deux petites républiques unies par le lien fédéral, et toutes deux poussées par une ambition envieuse, ne tarderont pas à sacrifier leur liberté intérieure au plaisir d'écraser une rivalité qui les blesse. Toute passion collective tend, en effet, à se personnifier et à choisir un représentant. Dangereuse tendance ! car un homme qui arrive à personnifier en lui l'idée dominante, ou la passion dominante d'un peuple, est bien près de devenir un despote !

Pour établir cette démonstration, nous n'avons qu'à remonter à l'histoire des républiques Italiennes, histoire solennelle et terrible, qui se compose du contraste des plus grandes vertus et des plus grands crimes, et qui renferme dans ses profondeurs tant de funèbres enseignements. Milan aspire au périlleux honneur de tenir le sceptre de la fédération ; elle tombe sous le joug de fer de Jean Galéas. Padoue et Vérone ne savent pas se résigner à la 6écurité d'un rôle subalterne ; la première finit par subir la dictature de François Carrare, et la seconde le despotisme de Délia Scala. Pourquoi ? Parce que, dans ses jalouses ardeurs, chaque ville a voulu lever une armée, confier à un général habile ses ressources, ses espérances, et que, sous le manteau du général victorieux, se trouvait cachée la pourpre du tyran.

A moins de laisser ses lois fondamentales à la merci du premier conquérant venu, comme la Suisse ; à moins d'être défendue, comme le peuple de Washington, par le désert et l'Océan ; une nation fédérative n'a d'autre préservatif contre la guerre civile que la guerre étrangère. Que dire de mieux pour prouver les avantages immenses de l'unité politique[1] ?

Mais il ne faut pas s'y méprendre : si l'unité politique, l'est la force, l'unité administrative, c'est le despotisme.

Vainement supposerait-on le peuple chez qui aurait été admis ce dernier principe, gouverné par un pouvoir sorti des entrailles même de la société. L'origine d'un pouvoir est une garantie puissante, mais non pas certaine de sa moralité. La souveraineté du peuple n'existe réellement que dans un pays où les écarts du gouvernement, fût-il né du suffrage universel, ont été soigneusement prévus, et de manière à être réprimés. Eh bien ! la centralisation administrative rend cette répression presque impossible. Oserez-vous arrêter un seul instant le moteur, quand l'engrenage des intérêts les plus personnels est combiné de telle sorte que, le moteur une fois arrêté, tout reste inévitablement suspendu ? Avec la décentralisation administrative, les révolutions peuvent passer sur la société ; mais elles ne frappent pas, pour ainsi dire, de paralysie les individus. Avec le système contraire, un peuple est cruellement atteint par une révolution dans toutes ses parties. Ainsi, on peut dire hardiment que, même dans un pays où le pouvoir est démocratiquement constitué, la centralisation administrative fait obstacle à l'exercice de la souveraineté du peuple, loin de lui servir de base et d'appui.

Qu'arrivera-t il, en effet, si autour de cette autorité formidable errent des citoyens isolés les uns des autres, et, pour ainsi dire, juxtaposés ? Ce qui arrivera, c'est que le pouvoir, au lieu d'avoir affaire à la société qu'il est censé représenter, ne se trouvera jamais que face à face avec chacun des citoyens qui la composent, pris individuellement. Et alors, que son origine ait été ou non populaire, peu importe : ne relevant plus de la société, il oubliera que c'est d'elle qu'il est sorti. Son action, ne trouvant plus de contre-poids, deviendra nécessairement désordonnée, brutale et envahissante.

Je n'hésite pas à le dire, rien n'est plus contraire à l'établissement ou au maintien du régime de la démocratie que l'unité politique, si on ne la considère pas comme la garantie de l'unité sociale.

Tout régime démocratique repose sur l'exercice du droit d'élection. Le droit d'élection entraîne la faculté de surveiller, et, au besoin, de révoquer les dépositaires de la puissance publique. Or, comment cette faculté pourra-telle être mise en jeu, si vous créez un pouvoir qui puisse prendre place au centre même de la vie du peuple, de manière à en embrasser tous les détails, à en gouverner tous les accidents ? De deux choses l'une : ou bien vous verrez les forces de la société rester languissantes, dispersées, inertes, autour de ce foyer de mouvement allumé au milieu d'elles, et qui les consumera de plus en plus, sans qu'elles puissent parvenir à l'éteindre ; ou bien cette autorité, qui ne trouve d'appui qu'en elle-même, périra par ses propres excès, et alors sa chute sera le signal du plus effroyable bouleversement. Tous les intérêts venaient aboutir à elle, tous les intérêts se trouveront déplacés par son ébranlement. Tout se faisait par elle : sa ruine ébranlera tous les fondements de la société.

Oui, autant la centralisation politique est nécessaire, autant la centralisation administrative est étouffante.

Eh bien ! par un triste renversement de toutes les lois de la raison, nous manquons en France de ce qui est une nécessité, et nous avons ce qui est un péril.

L'Etat, en France, a le pouvoir de faire beaucoup de mal, j'en conviens. Mais le pouvoir de faire le bien ne lui est-il pas refusé, dans toutes les grandes choses ?

Si une véritable centralisation politique existait dans notre pays, est-ce qu'on y verrait l'éducation des enfants livrée à la merci des caprices individuels ? Car, quelle anarchie dans l'enseignement, sous couleur de liberté ! Que d'écoles nées sous l'empire des principes les plus opposés et déposant dans le sein des générations jeunes la semence des doctrines les plus diverses ! Ici, on enseigne aux enfants le catéchisme de la congrégation ; là, on les élève dans les principes du libéralisme. Toutes les haines issues de nos vieilles luttes, toutes les passions de parti, tous les préjugés de caste, tous les vastes ressentiments créés par l'Histoire, ne viennent-ils par se traduire dans l'école et se perpétuer par elle ? Parmi les factions qui divisent notre malheureuse société, en est-il une qui n'ait sa chaire et ses professeurs ? Et, au milieu de ce conflit des écoles, que peut l'État ? que fait l'État ?

S'agit-il de l'impulsion à donner aux intérêts matériels de la société ? Je cherche en vain les traces de l'initiative du pouvoir. Lorsqu'on a voulu établir en France des chemins de fer, pourquoi l'action des compagnies s'est-elle victorieusement substituée à celle de l'État. Pourquoi l'initiative du pouvoir a-t-elle fléchi dans une question où se trouvaient engagés non-seulement la fortune et la moralité publiques, mais les plus hauts intérêts de la civilisation ? Pourquoi l'établissement des voies de communication, qui est une affaire d'avenir, a-t-il été confié â des capitalistes qui meurent, à l'exclusion de l'État qui ne meurt point ?

La véritable centralisation politique n'existe donc pas en France. Car, en tout ce qui concerne les intérêts généraux, les intérêts durables de la société, l'État y manque en même temps, et de la puissance qui dirige, et de la puissance qui contrôle.

Or, voyez un peu l'absurdité ! ce pouvoir, qui dans les grandes choses est complètement privé d'action, il en a une immense dans les petites. Considérez la société dans l'ensemble, vous n'apercevez l'État nulle part : étudiez la société dans les détails, vous trouvez l'État partout.

En d'autres termes, à côté d'une centralisation politique at économique à peu près nulle, règne une centralisation administrative et bureaucratique vraiment dévorante. Double fléau ! Double cause d'oppression et de ruine !

 

II. — LA COMMUNE. - CE QU'ELLE DEVRAIT ÊTRE

 

La Commune ! ce qu'il y a au fond de ce mot, c'est l'association : ce qu'on a voulu y voir, c'est l'individualisme.

De ce renversement d'idées sont nés les raisonnements les plus bizarres et les plus graves erreurs. Chose singulière ! les adversaires les plus fougueux de la Commune se sont déclarés les champions de l'unité ; et c'est au nom de la liberté seulement que les défenseurs de la Commune ont osé plaider sa cause ! C'est sur les libertés municipales qu'a presque toujours porté la discussion, et la nécessité de l'association municipale n'a été que très-accidentellement invoquée.

Qu'on lise ce qu'a écrit sur les municipalités un des publicistes les plus distingués du libéralisme, Benjamin Constant, et on verra de quelle étrange façon les publicistes de cette école comprennent les conditions de l'existence communale. Le droit individuel, voilà leur point de départ ; la nécessité des garanties que réclame la liberté, voilà ce qui compose le fond de tous leurs raisonnements.

Eh bien ! tant que la discussion restera établie sur un pareil terrain le problème de l'organisation communale sera insoluble, on ne recevra que des solutions funestes.

Qu'est-ce que la Commune ? Son existence est-elle nécessaire ? Son individualité n'entraîne-t-elle pas son indépendance ? Son indépendance peut-elle se concilier avec ce principe d'unité qui doit dominer toute société fortement organisée ? Toutes ces questions sont delà plus haute importance ; nous leur consacrerons un examen sérieux et approfondi.

Dans l'ordre des idées sociales, la Commune tient le milieu entre la famille et l'État. De même que c'est par l'éducation domestique que l'homme se prépare à la vie communale, de même c'est par l'éducation communale qu'il doit être initié aux devoirs de la vie politique. Brisez un seul des anneaux de cette chaîne, vous faites disparaître une des transitions qui font passer l'homme de l'état d'individu à celui de citoyen. Que ces gradations paraissent inutiles à certains publicistes, nous avons quelque peine à le concevoir. Les obligations sociales ne sont pas tellement simples, elles ne se concilient pas si facilement avec le principe d'égoïsme aveugle qui est au dedans de nous, qu'on puisse repousser dédaigneusement l'initiation aux saintes maximes du dévouement. D'ailleurs, les affections humaines ne sont pas assez vastes pour embrasser dès l'abord l'humanité tout entière. C'est en se fixant sur les objets qui sont le plus à leur portée qu'elles acquièrent de l'énergie, de l'étendue. Leur force d'expansion demande à être développée, et ne saurait se manifester spontanément. Quoi qu'il en soit, les publicistes que nous combattons ne peuvent pas s'arrêter à la négation de fa Commune. La logique de leur système les pousse irrésistiblement à la négation de la famille. L'unité ainsi entendue, c'est le Saint-Simonisme.

L'existence de la Commune admise, sur quoi reposera son individualité ? Cette question ayant été singulièrement obscurcie par des mots qu'on a employés sans les définir,, nous commencerons pas en poser nettement les termes.

C'est au nom du principe de l'unité qu'on a attaqué la liberté communale ; c'est au nom de ce principe, convenablement appliqué, qu'il fallait, au contraire, la demander et la défendre.

On a confondu deux choses bien distinctes : l'unité politique et l'unité sociale. De ces deux principes, le premier doit servir de garantie au second. Là où le premier règne seul, il y a despotisme ; là où le second seul existe, il y a bientôt dislocation et anarchie.

Mais en quoi consiste l'unité sociale ? Ceci demande quelques éclaircissements.

Penser, vouloir et agir en commun, voilà ce qui constitue l'association dans ce qu'elle a de plus rigoureux et de plus large. L'association proprement dite ne peut donc exister sans liberté d'action, et pour qu'elle conserve toute sa force, il faut qu'elle ne sorte pas d'une sphère limitée d'intérêts et de besoins, car le mode d'existence en commun suppose des relations fréquentes, habituelles, journalières presque. Ces relations composent le fond de l'existence de la Commune ; les intérêts sur lesquels portent ces relations habituelles forment les éléments de l'individualité communale, et cette individualité ne peut se révéler que par la liberté.

Si donc on admet que l'unité sociale ne saurait avoir d'autre base que l'association, ce qu'il est presque futile d'énoncer, tant la chose est incontestable, il faut reconnaître la nécessité de constituer la société par associations, et par associations libres de régler les intérêts qui naissent de rapports journaliers, fréquents, immédiats, en leur imposant la loi de laisser à une autorité supérieure le soin de régler les rapports plus médiats et plus éloignés.

Cette doctrine, comme on voit, n'admet aucune opposition réelle possible entre les intérêts généraux et les intérêts particuliers.

Pour établir l'unité de l'existence communale, Benjamin Constant est parti de ce point de vue, que, dans une société, l'individu a des intérêts qui ne regardent que lui, et que les fractions de la société ont des intérêts qui ne concernent en rien la société tout entière.

Rien de plus faux, suivant nous, qu'une pareille théorie, et rien de plus dangereux.

Il n'est pas un seul acte de l'individu qui, attentivement analysé, puisse laisser indifférente la société à laquelle cet individu appartient. Tout intérêt particulier se lie intimement à la satisfaction de l'intérêt général ; et l'intérêt général lui-même n'est-il pas une vaine abstraction, si on veut y trouver autre chose que le résultat de la combinaison, de la fusion des intérêts particuliers ?

Qu'on ne s'y trompe pas : cette discussion n'a pas seulement une valeur grammaticale ou métaphysique. Savez-vous ce qui en résulte ? Que presque toutes les communes, en faisant leurs affaires, feront celles de l'État. Et ainsi s'écroule le système de ceux qui supposent entre le pouvoir municipal et l'autorité centrale une hostilité naturelle, qui n'a d'autre fondement qu'une erreur de langage. Ainsi tombe le sophisme qui consiste à faire passer arbitrairement dans les choses une opposition plus arbitraire encore introduite dans les mots.

Les communes une fois constituées, de manière qu'elles puissent librement s'administrer, qu'on les unisse par des liens politiques fortement noués, et dont les extrémités se réunissent dans la main d'un pouvoir central, l'unité sociale sera créée. Organisez maintenant ce pouvoir de telle sorte qu'il domine sans peine les associations diverses qui l'entourent ; donnez-lui pour mission spéciale d'empêcher que l'harmonie de l'ensemble ne se corrompe ou ne s'altère ; pour lui faciliter l'accomplissement de cette mission, faites que, par ses représentants, il vive au sein de chaque commune pour en surveiller les mouvements, mais sans avoir le droit de les arrêter autre part qu'aux limites de la sphère administrative : si ces limites ont été sagement tracées, vous aurez fait de l'unité politique la garantie de l'unité sociale. Vous aurez opposé une barrière au despotisme et une digue aux débordements de l'anarchie.

Dans l'état actuel des choses, la division communale est on ne peut plus défectueuse. Sur les trente-huit mille communes dont la France se compose, il en est un grand nombre où on chercherait en vain les éléments d'un pouvoir municipal. La nécessité de modifier la division communale fut proclamée, en 1793, par Condorcet. Il est impossible de ne pas reconnaître cette nécessité. Et c'est par là que doit commencer toute loi ayant pour véritable but l'organisation des associations municipales.

Le principal vice de l'organisation municipale créée par l'Assemblée constituante consistait dans le caractère double et contradictoire attribué aux officiers municipaux. La Constitution de 1791 portait qu'il pouvait être délégué aux officiers municipaux, chargés de gérer les affaires particulière de la Commune, certaines fonctions relatives à l'intérêt général de l'État.

L'intérêt général signifiait ici le résultat des volontés de l'autorité centrale. Et cette volonté, qui n'est pas toujours en rapport avec le véritable intérêt de tous, peut fort bien ne pas l'être avec celui de quelques-uns.

Or, après avoir établi de la sorte deux classes d'attributions qu'elle supposait de nature à se combattre, la Constitution de 1791 réunissait aux mêmes mains deux pouvoirs qui devaient se trouver en lutte. Les inconvénients de cette bizarre confusion ne tardèrent pas à éclater. Le pouvoir hermaphrodite créé par l'Assemblée constituante ne pouvait remplir aucun des deux objets qui lui avaient été assignés. La force des choses devait l'entraîner, tantôt à sacrifier aux intérêts communaux la volonté du pouvoir central, tantôt à servir la volonté du pouvoir central aux dépens des intérêts communaux.

Toujours est-il qu'il fallut revenir sur cette combinaison, qui, soit dit en passant, sert encore de base à notre système municipal.

En réunissant dans une administration collective, constituée au canton, toutes les communes dont la population était inférieure à cinq mille habitants, la Constitution de l'an III voulait obvier aux inconvénients de la division communale alors existante ; mais, en respectant la règle qui veut qu'on mette les communes en état d'exercer les droits qu'on leur confère, cette Constitution viola une règle non moins importante, celle qui resserre l'association communale dans de certaines limites, pour lui laisser le caractère qui lui est propre. De cette première violation en naquit nécessairement une seconde. La Commune, en s'absorbant dans le canton, perdait son individualité. Le pouvoir communal, à son tour, perdait son caractère et acquérait une véritable importance politique. De là, pour l'autorité centrale, l'obligation de mettre sous sa dépendance une force qui pouvait devenir dangereuse ; de là, l'institution d'agents qui, placés par le Directoire à côté de chaque municipalité, corrompirent les fruits du système électoral, et éteignirent autour d'eux tout mouvement.

Nous demandera-t-on maintenant sur quelles bases nous voudrions voir s'opérer la réforme communale ? On a pu déjà le pressentir.

On commencerait par procéder à une circonscription nouvelle. Parmi nos nombreuses communes, il en est de trop petites ; il en est aussi de trop grandes. Dans les premières, il ne saurait y avoir ni vie, ni mouvement ; les lumières y manquent ; on y chercherait en vain les éléments d'une autorité municipale suffisamment respectable et intelligente. Dans les secondes, le lien des communes habitudes, des relations journalières, ne peut être assez fortement noué, parce qu'il embrasse un trop grand nombre d'individus. Il faudrait donc avant tout corriger ce double abus, et cela au risque de briser quelques rapports déjà établis et quelques affections anciennes.

Le maire serait le gérant de la Commune, élu par elle, relevant d'elle spécialement ; il cesserait de représenter, par je ne sais quelle absurde confusion, la Commune contre l'État, et l'État contre la Commune. La nomination des agents communaux lui appartiendrait exclusivement, et lui seul aurait le droit de les révoquer. Son autorité, sans être tout à fait indépendante, jouirait de toute la force, de toute la considération qui se puise dans un droit d'initiative bien reconnu. Les représentants du pouvoir' central pourraient intervenir au besoin, mais leur intervention n'aurait pas ce caractère systématique et cette permanence qui en font aujourd'hui une véritable tutelle, tutelle tracassière, jalouse, d'où sortent à chaque instant, comme d'une source empoisonnée, les conflits de prérogatives, les querelles de préséance, les misérables luttes d'amour-propre.

La puissance financière des conseils municipaux serait agrandie, fortifiée ; et, dans le règlement de leurs attributions, on ne partirait point de ce faux point de vue qu'il y a une hostilité naturelle entre ce qu'on appelle les intérêts particuliers et les intérêts généraux. Car cette hostilité, ce qui la crée précisément, c'est le dualisme que le système actuel établit dans chaque commune. Lorsque le pouvoir local aperçoit sans cesse au-dessus de sa tête un pouvoir qui se dit le représentant d'intérêts autres que ceux de la Commune, est-il surprenant qu'il résiste quelquefois et se défie toujours ? Delà des rivalités, des embarras sans nombre, des déchirements qui accoutument les esprits à voir les intérêts locaux dans tout ce qui n'est pas l'intérêt général, et à chercher sans cesse la Commune hors de l'État.

Les séances des conseils municipaux seraient rendues publiques. On habituerait de la sorte les habitants à s'intéresser activement à leurs affaires ; on les initierait à la vie politique ; on établirait un équilibre salutaire entre le mouvement de Paris et celui de toutes les autres parties de la France. Aujourd'hui, grâce au déplorable mystère qui enveloppe la marche des autorités municipales, tout te décide, dans les communes, par des considérations mesquines ; l'intérêt personnel est tout-puissant dans les conseils ; et il est incroyable à quels motifs puérils ou houleux tiennent souvent les décisions les plus graves. La publicité ferait justice d'un tel abus ; elle purifierait le pouvoir municipal tout en l'éclairant, et, en le contenant, elle le fortifierait.

Les sous-préfectures seraient complètement supprimées, comme une superfétation tout à la fois ridicule et coûteuse.

Le pouvoir central serait représenté dans les communes par des commissaires dont le rôle serait non d'entraver l'autorité municipale et de la dominer, mais de la surveiller. A dire vrai, nous ne concevons guère l'utilité des préfets. Nous voyons bien ces personnages parader, mais nous ne les voyons pas agir ; nous savons bien ce qu'ils empêchent et ce qu'ils coûtent, mais ce qu'ils font et ce qu'ils valent, nous l'ignorons.

Est-il jamais arrivé à un département, je le demande, de souffrir de l'absence de son préfet, ou, seulement, de s'en apercevoir ? Ce n'est pas que la besogne manque... Mon Dieu ! non. Les bureaux de préfectures ne sont-ils pas encombrés d écritures et de correspondances, et de vérifications, et de tableaux ? Mais que sort-il, et que peut-il sortir de ce pêle-mêle ? N'entendons-nous pas chaque jour les administrés se plaindre de ce que justice leur est refusée, de ce que leurs réclamations les plus légitimes viennent expirer sans écho dans les antichambres, de ce que leurs droits dorment pour jamais dans la poussière des dossiers administratifs ? Et pourquoi ? Parce que de tous les obstacles à l'expédition des affaires, il n'en est pas de plus sérieux que la multiplicité des rouages. Pourquoi ? Parce que tout mouvement déréglé empêche l'action ; que la confusion engendre l'impuissance, et que la confusion est la plaie de tout gouvernement paperassier.

Ce n'est pas nous, certainement, qu'on accusera de vouloir affaiblir la puissance de l'État. N'avons-nous pas réclamé, en faveur de l'État, la direction supérieure des esprits par l'enseignement ? N'avons-nous pas dit qu'à lui seul il appartenait d'ouvrir aux idées et à la civilisation les routes nouvelles indiquées par le génie ? qu'à lui seul il appartenait de disposer, au profit de la société tout entière, des découvertes de la science, sauf à indemniser l'inventeur ? que lui seul devait et pouvait changer les bases du monde économique ? que l'unique moyen de détruire l'oppression dans les sociétés modernes était de substituer le crédit de l'État au crédit individuel, d'anéantir à jamais les lâches maximes du laissez faire, et de créer un pouvoir social assez fort, assez intrépide, assez honnête, pour se mettre résolument à la tête d'une grande révolution industrielle ? Mais c'est précisément parce que nous voulons donner à l'État une puissance féconde, que nous verrions avec douleur cette puissance s'égarer sottement dans les détails. C'est précisément parce que nous voulons que la force du pouvoir s'applique à toutes les grandes choses, qu'il nous déplairait de la voir absorbée par les petites. Il nous faudrait un gouvernement d'hommes d'État, et nous n'avons aujourd'hui qu'un gouvernement de commis !

Et remarquez bien à quel abîme nous pousse cette centralisation au rebours. Jusqu'ici, du moins, personne n'avait mis en doute que la France attaquée ne pût se défendre. Or, des hommes graves affirment que notre nationalité est suspendue à un fil. Et savez vous la raison qu'ils en donnent ? Elle vaut la peine qu'on la médite : Dans trois bonds l'ennemi est à Paris, disent-ils : maître de Paris, il l'est de la France entière. Ainsi, voilà que d'un trait de plume ils font disparaître de la carte tout un grand royaume !

Eh bien ! je dis que ces frayeurs sont fondées Oui, on est parvenu à rapetisser la France jusqu'à la faire tenir dans l'enceinte de ce mur d'octroi dont on a fini par faire un rempart. Oui, on est parvenu à mettre, chose monstrueuse, un vaste royaume dans une ville de quelques, lieues de circonférence. Et, comme on craignait pour cette ville, on s'est avisé de la fortifier. Courage ! Pourquoi nous arrêter dans ce système d'amoindrissement ? De la France nous avons fait Paris : de Paris faisons un fort. Une garnison à la place d'une société ! Une forteresse à la place d'un royaume ! Voilà les nécessités du système ! Est-ce assez de folie ?

Pour moi, j'admire ce mode de centralisation au rebours qu'on nous donne comme un privilège de force, et qui se trouve entraîner une telle déperdition de lumières, de courage, d'activité, de ressources de tout genre, qu'au moment des suprêmes dangers il n'y a plus en France qu'un département, celui de la Seine, et qu'une ville, Paris !

Non, ce n'est point là une centralisation véritable ; c'est une absorption stérile. La centralisation véritable serait celle qui, au lieu d'entasser la France dans Paris, étendrait Paris, sans l'affaiblir, sur toute la surface de la France. S il est vrai que la perte de Paris entraîne celle de la France, qu'en conclure, sinon que la fausse centralisation qu'on nous a faite n'a servi qu'à dépouiller la France des innombrables moyens de défense que la nature lui a donnés ? Car enfin, n'avons-nous pas dans ce pays de puissantes barrières naturelles, des montagnes inaccessibles, des fleuves profonds, des retraites assurées ? Eh bien ! si, Paris au pouvoir de l'ennemi, rien de tout cela ne doit plus nous servir, qu'en conclure, encore une fois, sinon qu'il y a au fond de notre société un principe d'affaiblissement-continu, de dépérissement, un principe de mort ? Quel merveilleux genre d'unité que celui qui supprime d'un, coup, à l'heure du péril, tout ce qu'il a plu à Dieu de nous donner pour nous défendre !

Il faut en revenir à de plus saines doctrines. Paris doit être partout où battent des cœurs français. Paris doit être au pied des Alpes et au pied des Pyrénées. Il doit toucher à la fois à la Méditerranée, au Rhin et à l'Océan. — Le moyen pour cela ? Il estbiensimple.il s'agit de faire naître partout un peu de la vie de Paris. On y peut parvenir par une vigoureuse organisation delà Commune.

Et je ne saurais trop le répéter : la Commune représente l'idée d'unité tout aussi bien que l'Etat. La Commune, c'est le principe d'association ; l'État, c'est le principe de nationalité. L'Etat, c'est tout l'édifice ; mais la Commune, c'est la base de cet édifice.

Organisez la Commune d'après des vues d'ensemble, vous aurez porté au fédéralisme un coup dont il ne se relèvera jamais ; car le pouvoir central sera d'autant plus respecté, d'autant plus fort, que son activité n'aura rien d'étouffant, et son action rien d'aveugle.

Alors sera créé ce lien moral qui fait la durée des empires. Alors, si jamais nos frontières étaient dépassées, la patrie sera défendue sur tous les points du sol. Alors elle aura, pour vaincre par son désespoir, à défaut de Paris et de la Seine, toutes ses villes, toutes ses montagnes, tous ses ravins, tous ses fleuves, tous ses enfants ; et nul Français ne pourra venir dire, en découvrant aux yeux de l'ennemi la poitrine de la France : Voici l'endroit mortel, nous tremblons que vous ne frappiez là !

 

 

 



[1] Depuis que ceci a été écrit, la guerre formidable qui, en Amérique, a mis aux prises le Nord et le Sud, est venue montrer d'une manière sanglante ce que le système fédératif renferme de dangers.