HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

APPENDICE

 

 

N° 4. — LA PRÉSIDENCE ET LE SUFFRAGE UNIVERSEL.

 

Cet article fut publié par moi dans le Nouveau Monde, le 15 juillet 1849. Il contient le développement des idées que je me proposais d'émettre à la tribune, lors des débats sur la Constitution, débats auxquels ma proscription, arrivée avant cette époque, m'empêcha naturellement de prendre part.

 

Je me propose de prouver :

Que l'élection d'un président de la République par le Peuple tend à décrier le suffrage universel, en le mettant en contradiction avec lui-même ;

Que la Présidence, appuyée sur le suffrage universel, risque d'installer au sommet de l'Etat l'anarchie ;

Que la Présidence enfin est une institution qui peut devenir plus funeste que la royauté elle-même.

L'élection d'un président de la République par le Peuple tend à décrier le suffrage universel, en le mettant en contradiction avec lui-même. C'est une inconséquence singulière et pleine de mécomptes que d'aspirer à des réformes politiques d'une haute portée lorsqu'on repousse toute réforme sociale. Les conditions du pouvoir se lient d'une manière si intime à l'état général de la société, qu'il y a vraiment folie à croire qu'on changera les bases de l'autorité publique sans toucher aux rapports des citoyens entre eux.

Voyez le suffrage universel : dans cette société française où le vice des institutions fondamentales entretient tant de misère et assure, hélas ! une si humiliante durée au règne de l'ignorance, qu'a produit d'heureux jusqu'ici le soudain élargissement des sources du pouvoir ? Je me rappellerai toujours de quel étonnement je vis l'Angleterre saisie, le jour où elle apprit que la France, en quête de son premier magistrat, avait choisi Louis Bonaparte. D'où venait donc à un proscrit de la veille cet insigne honneur ? Par quels exploits guerriers, par quels écrits lumineux, par quel suprême effort de vertu s'était-il fait un rôle historique ? Sur quoi s'appuyait sa candidature à la gloire ? Si l'on cherchait dans sa vie politique, on ne trouvait que deux mots qui.la condamnaient : Strasbourg, Boulogne. Si l'on cherchait dans sa vie militaire, on ne trouvait rien. Ce pays qu'on lui donnait à gouverner, le connaissait-il, du moins ? Il ne l'avait jamais vu que du haut des fenêtres d'une prison, ou à travers le nuage de ses aventures. Deux fois surpris faisant violence à la fortune, deux fois vaincu, longtemps oublié, réduit, pour ressource dernière, à s'évader du fort de Ham en habit de maçon et une poutre sur l'épaule, était-ce tout ce roman de sa jeunesse qui avait dû faire pencher en sa faveur les balances de l'élection ? Ô peuple léger ! disaient les Anglais, peuple capricieux !... Le fait est, cependant, que, même avant que la main des scrutateurs descendît au fond des urnes, personne ne doutait en France que Louis Bonaparte ne fût l'élu des paysans. Et pourquoi ? Parce qu'un seul nom parle à leur souvenir ; parce qu'un seul nom ouvre à leur pensée des horizons lointains et a puissance sur leur âme ; parce qu'une méchante gravure, suspendue aux murs de leurs chaumières, est pour eux toute la politique, toute la poésie, toute l'histoire.

A la vérité, l'ouvrier des villes est beaucoup moins soumis que l'habitant des campagnes à l'esclavage de l'ignorance. Lui aussi, néanmoins, a sa servitude, qui est la misère. Placé sous la dépendance des souverains distributeurs du travail, malheur, malheur à lui, si, se rappelant qu'il est citoyen, il oublie trop qu'il est salarié ! Le soupçon marche derrière lui, l'œil incessamment ouvert. Une main cachée pèse sur son cœur, dentelle compte les battements. Proclamer sa foi, entrer dans la lice électorale à la manière des hommes libres, se mêler au public échange des sentiments et des idées, soutenir une candidature aimée du peuple, il le peut sans doute,, mais à des conditions qui, peut-être, seront terribles ; car il est des circonstances où, en fermant la porte d'un atelier au travailleur, on le condamne à mort. Et que fera celui en qui les inspirations du citoyen sont combattues par les affections, par les inquiétudes sacrées de l'époux et du père ? On vous dira que tous sont libres dans leurs votes. La liberté du pauvre ? Quelle dérision ! Mais il lui faut de l'héroïsme pour être libre.

Ainsi donc, pas d'illusions vaines ! Le suffrage universel sera vicié dans son application tant qu'une vaste réforme sociale ne sera point venue couper court à ces deux fléaux qui altèrent toute chose : l'ignorance, la misère.

Et pourtant, Dieu nous garde de conclure à l'ajournement du suffrage universel ! Même dans le milieu funeste qui en corrompt les sources, le suffrage universel est une institution qu'on ne saurait entourer d'un respect trop religieux et de soins trop vigilants. Le principe une fois consacré, nul doute que son action ne devienne de jour en jour plus salutaire. Seulement, il faut savoir attendre l'heure des fruits, l'heure de la moisson ; il faut, suivant une belle expression de Necker, ne pas être envieux du temps. L'enfant qui apprend à lire commence par épeler, et ce sont ses fautes qui l'instruisent. Les principes ont leur enfance aussi ; les principes ont leur éducation à faire, comme les hommes.

Il y a cela d'admirable dans le suffrage universel, que, par des voies douces et régulières, il fait passer au sein du pouvoir les progrès que le mouvement caché des siècles réalise au sein des sociétés. L'institution du suffrage universel se perfectionnant de plus en plus, à mesure que les âmes s'élèvent, à mesure que les esprits s'éclairent, les gouvernements, sous l'empire de cette institution, ne peuvent que s'améliorer de plus en plus, à leur tour. Heureuse combinaison que celle qui force les peuples et les gouvernements à fournir les mêmes étapes, dans ce lent et douloureux voyage de l'humanité vers la lumière !

Ce n'est pas tout : le suffrage universel est la meilleure garantie de l'ordre, de l'ordre véritable. Il investit le pouvoir d'une force morale si grande, il l'entoure de tant de majesté, il lui donne une consécration si imposante, si solennelle, que cela seul est de nature à décourager l'esprit d'usurpation et à désarmer l'esprit de révolte. Toute autorité qui en est réduite à se défendre est destinée à périr violemment ; or, quelle autorité n'a pas à se défendre ? Celle qu'on ne songé pas à attaquer : l'autorité vraiment légitime. Napoléon était parvenu à se faire le dieu d'un million de soldats, et le monde entier l'a vu mourir au milieu de la solitude des mers. Louis-Philippe avait tout corrompu autour de lui, espérant vivre de la bassesse publique, et sa royauté s'est évanouie comme une ombre. C'est qu'il n'y a de ressources réelles, ni dans le despotisme, ni dans la corruption. Le despotisme, par son développement même, s'use et s'épuise. La corruption, dans ceux qu'elle croit acheter et qu'elle avilit, prépare des traîtres. Il faut, pour qu'une autorité reste longtemps à l'abri des orages, qu'elle soit, ou, du moins, qu'on la suppose légitime. Et voilà ce qui constitue, au point de vue politique, la valeur du suffrage universel, surtout dans ce pays de France, qui se trouve avoir perdu à jamais le culte des majestés de convention, et qui, témoin ébloui des victoires du droit, ne doute plus maintenant de l'impuissance finale de la force.

Mais cette fixité dans le pouvoir, le plus sérieux des bienfaits qu'on doive attendre du suffrage universel, l'obtiendra-t-on lorsque le pouvoir aura été follement divisé ; lorsque, de la volonté nation aie, consultée suivant des modes différents, on aura fait sortir deux autorités rivales ; lorsque, au risque de déchirements cruels, on aura placé face à face la souveraineté du Peuple représentée par une assemblée, et la souveraineté du Peuple représentée par un président ? Les paroles me manquent pour rendre ce qu'un© pareille combinaison a de menaçant. Je sais bien qu'au moment où j'écris, le président et la majorité de l'Assemblée législative vont de conserve ; mais qui ne sent tout ce que la situation actuelle a d'exceptionnel ? Entre le président et la majorité, il n'y a aujourd'hui de commun que la haine, que la terreur qui leur est inspirée par la logique de la Révolution. Une fois les choses rendues à leur cours naturel qu'arrivera-t-il ?... En attendant, qu'on se souvienne que le président et l'Assemblée constituante ont été à la veille d'une bataille ! qu'on se souvienne du 29 janvier 1849 !

Oui, entre deux grands pouvoirs, de même origine et de nature diverse, il est impossible que tôt ou tard une lutte ne s'engage pas. Et, alors, où sera le souverain ? de quel côté penchera l'obéissance des troupes ? de quel côté le respect du Peuple ? Est-ce que le suffrage universel ne sera pas invoqué, avec un égal avantage, et par l'Assemblée contre le président, et par le président contre l'Assemblée ?

Voilà donc les signes vivants de la légitimité obscurcis, la fixité dans le pouvoir détruite, les décisions de la volonté générale l'une par l'autre annulées, la souveraineté du Peuple mise en contradiction avec elle-même, le gouvernement devenu tout à coup une aventure !

Mais, quand la guerre civile est dans les idées, les passions ne tardent pas à la faire descendre dans la rue. C'est à quoi nos législateurs n'ont pas pris garde : légèreté déplorable, d'où peuvent résulter des calamités sans nombre ! Car, lorsque le pouvoir flotte au hasard entre un homme et une assemblée, on peut tenir pour certain que cette assemblée porte avec elle un 10 août, et que cet homme a derrière lui un 18 brumaire.

La présidence, appuyée sur le suffrage universel, risque d'installer au sommet de l'Etat... l'anarchie. — La Constitution fixe à deux millions le nombre de voix qu'il faudra réunir pour être élu, de plein droit, président de la République. Si nul candidat n'atteignait ce chiffre, l'Assemblée aurait à choisir entre les cinq candidats qui auraient obtenu le plus de suffrages.

Etrange expédient !

Supposons qu'un des candidats obtienne un million huit cent mille voix et un autre deux ou trois cent mille seulement : l'Assemblée nationale pourra donc se décider en faveur du second ! Mais que devient alors ce grand principe du droit des majorités, base fondamentale du suffrage universel ? Et que signifie ce contrôle exercé par des représentants de la souveraineté du Peuple sur une manifestation claire, directe, décisive, de cette souveraineté même ? Serait-ce que deux millions de voix seraient jugées indispensables pour constater la volonté du Peuple ? Mais, outre qu'une semblable appréciation est étrangement arbitraire, elle a le tort de sortir des règles sur lesquelles repose le principe de la souveraineté populaire, lequel est relatif de sa nature et non pas absolu. Car, autrement, c'est la totalité des suffrages qui serait requise et non la majorité.

De quel vertige ont donc été saisis les inspirateurs de cette Constitution, si pleine d'inconséquences et de périls ? Évidemment, la tête leur a tourné ; la main leur a tremblé ; au milieu de ce grand bruit d'armes et de chevaux dont ils ont souffert que le sanctuaire des lois fût rempli, ils n'ont eu, des choses de l'avenir, qu'une perception confuse ; le trouble de leur cœur est monté jusqu'à leur intelligence ; ils n'ont su mettre de la décision, ni à retenir l'unité du pouvoir, ni à en régler le partage, et ils ont codifié l'anarchie.

Oui, l'anarchie ! car, avec un président de République et une Assemblée, la société se trouve avoir deux têtes. Et comment, dès lors, la vie de cette société pourrait-elle ne pas être incertaine, désordonnée, pleine de déchirements et de luttes ?

En France, — je répondrai plus bas aux objections tirées de l'exemple de l'Angleterre et de celui des Etats-Unis, — en France, tous nos troubles politiques, depuis un demi-siècle, ont eu leur source dans le système qui consiste à faire du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif deux autorités rivales.

Ouvrons l'histoire, à dater du jour qui a vu consacrer ce dualisme funeste.

A peine Louis XVI est-il placé en face de l'Assemblée législative, que la querelle commence. En dépit des ménagements dictés par la faiblesse, des concessions arrachées par la peur, cette querelle s'envenime de jour en jour ; puérile d'abord et ne portant guère que sur des détails d'étiquette, elle devient insensiblement sérieuse, elle devient terrible, et enfin elle se termine sur la place de la Révolution, par une exécution tragique, au roulement des tambours.

La Convention plie sous Robespierre tant qu'il se sert d'elle-même pour la gouverner ; mais il ne s'est pas plus tôt mis à l'écart ; on ne l'a pas plus tôt soupçonné, accusé de vouloir la dictature, que la Convention se livre aux Thermidoriens, se soulève contre lui et l'accable.

Bonaparte arrive ; et aussitôt, la lutte ardente, l'inévitable lutte recommence. Seulement, ce n'est pas l'Assemblée qui l'emportera cette fois. Épouvantés, éperdus, les législateurs fuient devant des grenadiers. Mais le conseil des Cinq-Cents ne tardera pas à être vengé par la Chambre des Cent-Jours. Pour désarmer l'opposition de cette chambre ennemie, Napoléon a beau s'oublier dans un rôle de roi libéral ; il a beau signer l'acte additionnel, rien ne peut fléchir les sourdes colères de l'Assemblée, et c'est un triomphe parlementaire qui sort des grandes funérailles de Waterloo.

Est-il besoin de compléter cette démonstration historique ? Est-il besoin de rappeler que Charles X est tombé sous les coups d'une assemblée à laquelle il avait essayé vainement de faire peur, et que Louis-Philippe est tombé sous les coups d'une autre assemblée qu'en pure perte il avait corrompue ?

Si donc on a l'imprudence de rendre le pouvoir exécutif tout à fait indépendant, si on l'investit d'une force qui lui soit propre, il importera peu qu'on l'appelle présidence ou royauté ; on aura exposé l'État aux fureurs du plus violent antagonisme.

La grande difficulté, soit sous les monarchies, soit sous les républiques, est de trouver un moyen régulier, pacifique, d'enlever au pouvoir exécutif la force dont il lui arriverait d'abuser. Benjamin Constant, dans son Cours de politique constitutionnelle, rappelle que les Crétois avaient inventé une sorte d'insurrection légale par laquelle on déposait tous les magistrats, et Filangieri les en loue. Mais le danger d'une répression de ce genre, c'est qu'elle pouvait aisément so transformer en despotisme. A Rome, la loi de Valérius Publicola permettait de tuer quiconque, dans l'exercice d'une magistrature, aurait attenté à la liberté de la République, remède cent fois pire que le mal ! car c'était mettre le repos de tous à la merci des passions, de l'ignorance, du fanatisme de chacun. Un meurtre est toujours une usurpation.

L'essentiel serait donc, non pas de placer le pouvoir exécutif sous le coup d'une répression formidable, mais de lui créer une dépendance qui dispensât de l'obligation de le réprimer.

Or, c'est justement le contraire qui se voit dans la Constitution de 1848.

Aux termes de cette Constitution, le président de la République se trouve investi des pouvoirs les plus étendes.

Il participe au pouvoir législatif, par le droit de présenter des projets de loi ;

Il dispose de la force armée ;

Il négocie et ratifie les traités ;

Il a le droit de faire grâce ;

Il nomme et révoque les ministres ;

Il nomme et révoque, en conseil des ministres, les agents diplomatiques, les commandants en chef des armées de terre et de mer, les préfets, le commandant supérieur des gardes nationales de la Seine, le gouverneur de l'Algérie et des colonies, les procureurs et autres fonctionnaires d'un ordre supérieur.

Il nomme et révoque, sur la proposition du ministre compétent, dans les conditions réglementaires déterminées par la loi, les agents secondaires du gouvernement.

Il a le droit de suspendre, pendant un temps déterminé, les agents du pouvoir exécutif élus par les citoyens.

Je sais bien qu'à l'exercice de tous ces droits la Constitution de 1848 a soin de mettre des conditions restrictives. Ainsi, le président de la République ne pourra, d'après la Constitution, ni commander en personne la force armée, ni céder aucune portion du territoire, ni dissoudre ou proroger l'Assemblée nationale, ni suspendre l'empire des lois.

Mais quoi ! Opposer de pareilles entraves à un pouvoir qu'on a rendu assez fort pour s'en jouer, n'est-ce pas une contradiction folle ? Comment n'a-t-on pas vu qu'ici on donnait à la fois trop et trop peu au président de la République, pour qu'il ne fût pas tenté d'acquérir davantage ? Se peut-il que le désir d'usurper ne vienne pas tôt ou tard à qui croit en avoir la puissance ? Un homme qui s'appuie sur le suffrage universel, qui dispose de l'armée, qui distribue les emplois, ne se laissera-t-il pas aller aisément à regarder la Constitution comme une de ces toiles d'araignée qui arrêtent les moucherons, mais à travers lesquelles les mouches passent en les brisant ? Peut-être, à cet égard, se trompera-t-il ; mais enfin l'erreur est assez naturelle pour être prévue. Et cette erreur, qu'enfanterait-elle ? L'anarchie.

Toute mesure, dit la Constitution, par laquelle le président de la République dissout ou proroge l'Assemblée, ou met obstacle à l'exercice de son mandat, est un crime de haute trahison. Parce seul fait, le président est déchu de ses fonctions ; les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance ; le pouvoir exécutif passe de plein droit à l'Assemblée nationale ; les juges de la haute cour de justice se réunissent immédiatement, à peine de forfaiture ; ils convoquent dans le lieu qu'ils désignent, pour procéder au jugement du président et de ses complices ; ils nomment eux-mêmes le magistrat chargé des fonctions de ministère public.

Vaines précautions, et plus dangereuses encore qu vaines ! Se préparer à vaincre le pouvoir au besoin, c'est l'encourager d'avance à se rendre invincible ; et, lorsque, au lieu de se ménager le moyen de le faire rentrer dans l'ombre sans le frapper, on s'expose à l'inconvénient de le frapper, pour le réduire, on met le destin du Peuple au hasard d'un coup de main ou d'un coup d'État. Rien de pis que de forcer les hommes puissants à chercher leur sûreté dans l'agrandissement même de leur puissance. Si vous les menacez, après les avoir imprudemment armés contre vos menaces, gardez qu'ils ne se réfugient dan l'usurpation. Pour qu'on n'ose rien contre eux, ils oseront tout contre la liberté.

Les partisans de cette combinaison anarchique qu'on a pompeusement appelée la pondération des pouvoirs, se sont beaucoup prévalus de l'exemple de l'Angleterre. L'exemple ne pouvait être plus mal choisi. En Angleterre, il n'y a réellement qu'un pouvoir, celui de l'aristocratie, pouvoir dont la royauté est le symbole, et qui, dans les régions politiques, se trouve représenté d'une manière directe par la Chambre des lords, d'une manière indirecte par celle des communes. Car, qu'on ne s'y trompe point la Chambre des communes, en Angleterre, est d'essence aristocratique, grâce à la vénalité des suffrages, qui, pratiquée sans pudeur et sans scrupule, amnistiée par l'usage consacrée par les mœurs, fait de l'élection le marchepied de tous les possesseurs de grandes fortunes. Qu'on y regarde de près, et l'on verra qu'en Angleterre la royauté, la Chambre des lords et la Chambre des communes ne sont pas trois pouvoirs de nature distincte ; mais, bien plutôt, trois formes préservatrices d'un même principe : le principe de primogéniture et de substitution, sur lequel repose tout l'édifice de la société anglaise. L'antagonisme ici est donc beaucoup moins à craindre. Et pourtant, si nous voulions montrer que, même en Angleterre, cet antagonisme n'est pas impossible, l'histoire nous fournirait mainte preuve tragique. On sait à la suite de quelles luttes la tête de Charles Ier tomba à Whitehall sous la hache du bourreau masqué, et comment, vaincu à son tour, le Parlement fut chassé par Cromwell.

Il faut tout dire : en Amérique, on a le congrès d'un côté, un président de l'autre, sans aucun des dangers que je signale. Mais d'où cela vient-il ? De ce qu'au lieu d'être à peu près indépendant comme celui que vient de créer la Constitution française de 1848, le pouvoir exécutif, en Amérique, est complètement subordonné à la puissance législative. C'est au point que le président n'a pas même le droit de nommer d'une manière absolue aux emplois publics, dont le nombre, d'ailleurs, est beaucoup plus restreint qu'en France. Pour ce qui est des hautes prérogatives du président des États-Unis, ainsi que l'a très-bien observé M. de Tocqueville, elles sont tellement paralysées par le milieu environnant, que là où les lois permettent au président d'être fort, les circonstances le maintiennent faible. Il est le chef de l'armée, mais cette armée se compose de 6.000 soldats. Il commande la flotte, mais la flotte ne compte que quelques vaisseaux ; il dirige les affaires de l'Union à l'égard des peuples étrangers, mais les États-Unis n'ont pas de voisin. Séparés du reste du monde par l'Océan, trop faibles encore pour vouloir dominer la mer ils n'ont point d'ennemis, et leurs intérêts ne sont que rarement en contact avec ceux des autres nations du globe[1]. Ajoutez à cela que le président des États-Unis n'a point entrée au congrès ; que ses ministres en sont exclus comme lui-même ; que son action sur la puissance législative est, conséquemment, très-incertaine et toujours voilée. Autre différence essentielle : en faisant du président de la République l'élu de tous les citoyens appelés à le nommer directement et dans les formes les plu§ solennelles, la Constitution française de 1848 a entouré le pouvoir exécutif d'un éclat radieux, elle l'a revêtu d'une force morale immense. En Amérique, chaque État nomme un certain nombre d'électeurs, lesquels à leur tour élisent le président ; d'où il résulte que le président des États-Unis n'est, après tout, que le représentant d'une sorte de souveraineté médiate et circonscrite. Le pouvoir exécutif, aux États-Unis, n'est donc ni assez indépendant ni assez fort pour se mesurer avec le pouvoir législatif et précipiter ainsi la République dans l'anarchie. Le danger n'est pas là pour les Américains ; il serait plutôt dans le caractère fédératif de leur constitution, dans la division de la législature en deux assemblées, l'une personnifiant, sous le nom de Chambre des représentants, le principe de l'Union ; l'autre, destinée à sauvegarder, sous le nom de Sénat, le principe rival de l'indépendance des États confédérés... Mais ceci n'est point de mon sujet.

J'ai écrit ailleurs, et il y a déjà longtemps de cela[2] :

Dans une monarchie, si le pouvoir devient despotique, la continuité de la puissance assure la continuité du despotisme. Ne pouvant cesser par la loi, il faut bien que la tyrannie cesse malgré la loi. Les défenseurs les plus habiles de la monarchie, et Benjamin Constant le premier, ont cru échappera cette difficulté en définissant la royauté par l'inertie ; en donnant à la royauté une sorte de valeur négative. Il est au sommet de la société, ont-ils dit, une place enviée par toutes les ambitions, et qu'il ne faut jamais laisser vide, de peur qu'on ne soit tenté de la remplir, et qu'elle ne devienne l'enjeu sanglant des ambitions. Cette place, le roi aura pour unique mission de l'occuper. On distinguera le pouvoir royal du pouvoir exécutif. Le premier sera inviolable, le second responsable. L'inviolabilité du premier sera juste, puisqu'il n'agira point ; la responsabilité du second sera effective, puisqu'il n'aura pas l'autorité suprême.

L'histoire, à défaut de la raison, prouverait combien cette distinction est futile.

Pour ne pas chanceler, une royauté inactive a besoin d'être soutenue par une vaste puissance d'opinion. Il faudrait qu'une vénération ignorante lui tînt lieu de ce respect qui s'attache toujours à l'exercice du souverain pouvoir.

Eh bien, où sont, dites-moi, les prestiges qui pourraient soustraire l'inaction de la royauté aux mépris de ce siècle frondeur ? Chaque jour, la monarchie se courbe, à nos yeux, sous la verge des sarcasmes populaires..Nous avons vu des rois tombés sous la suzeraineté du peuple ; nous avons vu des couronnes ramassées dans la poussière des carrefours ; et rien n'est resté debout de ce qui avait été grand parmi les hommes.

D'ailleurs, ne croyez pas qu'un roi se contente jamais de cette vie sans chaleur et sans mouvement ; ne croyez pas qu'élevé à l'orgueil d'une situation exceptionnelle et unique, il se résigne à être un peu moins que le roi dans une partie d'échecs Oh ! non, celui qu'on entoure des distinctions les plus flatteuses désirera naturellement le pouvoir le plus étendu. Libre de choisir ses ministres, il en fera ses instruments, s'il a du génie ; ses guides, s'il n'a que de l'ambition. S'il est Napoléon, il aura Cambacérès ; s'il est Charles X, il aura Polignac. Mais, clans l'un et l'autre cas, se réservant le plaisir du commandement, il écartera de ses ministres les dangers de l'obéissance.

Quand le despotisme sera attaqué au nom de la loi, la responsabilité ministérielle s'abritera sous l'inviolabilité royale. Quand le peuple, longtemps arrêté dans l'oppression, marchera dans sa confiance et dans son audace, l'inviolabilité royale sera enchaînée par une solidarité sanglante à la responsabilité ministérielle. Après le 6 juin, la cour de cassation condamna l'état de siège, et les ministres responsables demeurèrent impunis : la royauté sauvait le ministère. Au mois de juillet 1830, le peuple condamna les ordonnances, et le roi inviolable fut envoyé en exil : le ministère perdait la royauté.

C'est en vain qu'au jour des orages le roi offrirait ses ministres en holocauste au peuple irrité. En apprenant que la vie de Strafford était menacée, Charles Ier s'était écrié : On ne touchera pas à un cheveu de sa tête ! Et, quelques jours après..., Strafford s'écriait à son tour avec tristesse : Nolite confidere principibus, quia salus non est in illis. Mais la pusillanimité du roi d'Angleterre ne sauva pas cette royauté qui allait mourir. En livrant aux vengeances parlementaires celui qui fut son ami, qu'avait fait Charles Ier ? Il avait enhardi le bourreau.

Ne mettez donc point le salut de la liberté dans des distinctions vaines. La responsabilité est un problème difficile, mais la monarchie le résout d'une manière bien plus terrible que la république. C'est un nœud que, dans une république, on défait, et que, dans une monarchie, on coupe !

 

Ces lignes, que je traçais en 1835, cachaient une prophétie : elle s'est réalisée en 1848 !

Mais, pour qu'on puisse se borner à défaire, dans une république, ce que, dans une monarchie, on est tôt ou tard contraint de couper, au moins faut-il que le premier de ces deux régimes ait les principaux caractères qui servent à le distinguer du second. S'il en est autrement, si le président de votre République, par exemple, ressemble trop à un roi ; si son pouvoir ne diffère de celui d'un roi que par une durée nominale et une responsabilité dérisoire ; s'il est soumis, comme un roi, à la tentation d'appuyer ses prérogatives honorifiques sur des prérogatives réelles ; si, rendu indépendant de l'Assemblée, il est conduit, comme un roi, à en devenir l'ennemi ; si, en un mot, son fauteuil est à la hauteur d'un trône..., alors reparaissent tous les inconvénients signalés plus haut ; alors revient la question, la terrible question de savoir comment on réprimera les écarts du chef de l'État. Invoquer les lois contre lui serait peu efficace s'il dispose des baïonnettes, et engager le combat est hasardeux, parce que c'est arrêter les affaires à l'intérieur, bouleverser les relations à l'extérieur, dissoudre momentanément la société.

Pour caractériser un semblable état de choses, je ne sais qu'un mot, et, ce mot, c'est anarchie !

La présidence est une institution qui peut devenir plus funeste que la royauté elle-même. — La monarchie déconcerte les ambitions : la présidence à conquérir les met en mouvement et les irrite. Si l'espoir d'obtenir la neuf centième partie de la puissance qu'exerce une assemblée suffit pour exciter tant de brigues, pour remuer tant de passions, jusqu'où ne s'emportera pas le désir d'être salué chef de l'État ?

Celui que sa naissance appelle au trône, n'a point à s'ouvrir un chemin à travers le peuple agité. Le besoin d'avoir des créatures ne lui coûte ni tentative factieuse, ni effort sanglant. Le hasard, qui le dispense de mériter le pouvoir par des vertus, le dispense aussi de l'acquérir par des intrigues. Sans qu'il ait à s'en inquiéter, sans qu'il y songe, il verra venir à lui une foule impatiente d'obéir. Pourquoi prendrait-il par ruse ou par violence ce qu'il possède avant même d'avoir étendu la main ? La fortune s'est chargée de lui faire d'avance des partisans, qu'il a trouvés se pressant autour de son berceau, et il a commencé de régner dans le ventre de sa mère ! Convention bizarre assurément ! convention humiliante pour l'espèce humaine, mais qui peut, du moins, ne pas troubler la société qu'elle abaisse.

Dans la question de la présidence, rien de semblable. Ici, le succès ne saurait être qu'au prix d'efforts prodigieux, à moins qu'on ne soit un de ces hommes que Napoléon peignait à Sainte-Hélène, en parlant de lui-même : puissants mortels choisis par la destinée pour tenir à certains moments donnés de l'histoire, la place d'un peuple, vers lesquels, dès qu'ils se sont montrés, chacun se tourne en criant : Le voilà ! Mais de tels hommes ne sont guère plus possibles de nos jours et surtout en France. Au milieu d'une société où les intérêts sont si divers et les relations s-i compliquées, un mérite éclatant, des services incontestables, une popularité bien assise ne constitueront pas toujours des chances suffisantes. Il faudra donc, si par malheur il en était ainsi, les compléter à force d'habileté ou d'audace ; il faudra calomnier ses rivaux, faire à ses anciens ennemis d'ignominieuses avances, sacrifier des amis, à des partisans, et à la violence des majorités les droits saints de la justice ; il faudra ajouter au retentissement de son nom le bruit de mille clameurs vénales, prendre de frauduleux engagements, ouvrir à tous les partis caressés tour à tour des perspectives trompeuses, se créer un cortège d'ambitions subalternes, s'entourer de faux séides, perdre sa propre estime pour capter les suffrages d'autrui et s'avilir pour devenir le maître : Omnia serviliter, pro dominatione.

Sans doute, il existe des moyens légitimes de succès ; mais l'élection d'un président pousse à leur faire préférer les moyens honteux. Remarquez, en effet, de quelle nature sont les passions que provoque l'appât d'une présidence à conquérir !

Qu'un fils de roi arrive à la couronne, nul ne s'en trouve humilié. L'événement était prévu : ce n'est pas la victoire d'un homme sur un autre homme ; c'est le triomphe d'une abstraction, abstraction insolente, dont le philosophe s'indigne, que le publiciste condamne, mais qui ne blesse pas l'ambitieux ! Ce sera un malheur pour tous, peut-être : pour personne ce n'est une offense. La médiocrité même du prince, si elle est reconnue, plaît aux premiers de l'État ; elle les console d'avoir un chef ; et, soumises sans leur aveu à l'élu du hasard, les âmes fières se dédommagent, en le dédaignant, de la nécessité de le subir.

Quand il s'agit d'être l'élu d'un peuple, quelle différence ! La supériorité du rang, dans ce cas, pouvant servir à constater celle du mérite, il s'établit entre les hommes les, plus marquants une lutte où l'amour-propre est appelé naturellement à jouer un rôle implacable. Aux yeux des compétiteurs qui échouent, le succès du compétiteur qui l'emporte revêt l'odieux caractère de l'intrigue récompensée et de l'injustice heureuse, de sorte qu'au lieu de s'unir en vue du bien public, les meilleurs esprits vont s'amoindrissant à l'envi et s'usant les uns contre les autres en d'amers débats.

Ce serait déjà un mal immense, alors même que la querelle se renfermerait dans la sphère où s'agitent les candidatures. Mais non : comme il y a un parti à la suite de chaque candidat et des emplois nombreux à la suite de chaque dignité, les passions des chefs descendent dans la société, la traversent tout entière ; et, après les prétentions fastueuses, viennent les haines en sous-ordre, les vanités serviles, les jalousies de seconde main.

Cependant, l'élection terminée, qu'arrive-t-il ?

Souvent on a dit que nos mœurs étaient fortement empreintes d'égalité, et que, de nos lois associées à nos mœurs, résultait un esprit d'opposition incompatible avec la stabilité des gouvernements. Cela veut être expliqué. Il est certain qu'en France, ce qu'on aime le moins, dans un gouvernement, c'est sa durée ; mais il n'en est pas moins vrai que le pouvoir, considéré en soi, y possède un prestige considérable, et peut-être n'existe-t-il pas de pays au monde où le succès compte autant d'adorateurs. Qu'on -s'attende donc à voir des flots d'encens fumer aux pieds de l'idole dès qu'elle aura été placée sur l'autel. Or, si cette idole est un président, à qui s'adresseront les hommages ? A la personne, évidemment ; car, ainsi que nous l'avons montré, un président de république, en France, ne représente aucun principe.

De là, pour une nation, une cause d'avilissement.

Oh ! certes, je ne suis ni de ceux qui excusent volontiers les superstitions monarchiques, ni même de ceux qui les comprennent. Il faut qu'un peuple ne soit pas encore sorti de l'enfance ou qu'il y soit retombé, pour s'applaudir du premier maître venu que le hasard lui envoie. Mais, enfin, il est juste de le reconnaître, sous le régime constitutionnel, ce que les royalistes honorent dans leur roi, c'est une idée plutôt qu'un individu. Eh bien, la dignité humaine a moins à perdre au culte d'un principe qu'au culte d'un homme, quelque faux que soit ce principe et quelque grand que soit cet homme. En Angleterre, dans une réunion publique, je vis éclater, un soir, au seul nom de la reine Victoria, d'incroyables transports d'enthousiasme ; c'étaient des applaudissements à faire crouler la salle ; les femmes agitaient leurs mouchoirs ; jamais je ne fus témoin d'une pareille scène d'idolâtrie. Un grave personnage, assis à mes côtés, aperçut sans doute, sur mes lèvres un léger sourire, car, se penchant vers moi, il me dit : N'allez pas croire, monsieur, que cet enthousiasme soit pour la personne de la reine : ce que nous saluons de tous nos transports, c'est la constitution qui a fait jusqu'ici la force de l'Angleterre. Je ne répondis rien, et je me rappelai cet étrange abaissement des caractères que produisit l'Empire... parce que l'Empire, c'était l'empereur !

Les auteurs de la Constitution semblent avoir prévu que, si le président était déclaré rééligible, il emploierait à préparer la continuation de son pouvoir les moyens mis à sa disposition pour le féconder. De cette crainte, assurément très-fondée, est né l'article 45, ainsi conçu :

Le président de la République est élu pour quatre ans, et n'est rééligible qu'après un intervalle de quatre années.

Mais il s'en faut que par là on ait résolu le problème.

Marquer la limite à laquelle le pouvoir du président s'arrêtera pour faire place à celui de son successeur, c'est souffler au chef de l'État la plus dangereuse des tentations ; c'est l'exciter à conquérir, avec la force dont on entoure son pouvoir, la durée qu'on lui refuse ; c'est lui créer un intérêt à renverser la Constitution, ou, du moins, à en désirer le renversement.

D'autres inconvénients sont à prévoir.

Un monarque n'est pas forcé de violenter l'histoire pour s'y faire un rôle imposant. La majesté de convention qui l'environne a de quoi tromper son orgueil. La bêtise humaine lui compose une gloire factice dont il peut, à la rigueur, se contenter. Mais un président de république n'apporte sur les cimes de la société qu'un prestige, tout personnel, qu'il se doit de soutenir. Une saurait échapper, dans un pays comme la France, à l'obligation de se montrer sous un aspect saisissant ; il ne saurait se soustraire au secret désir de justifier son élévation par ses actes J désir toujours téméraire quand on est cité devant la gloire à bref délai !

Un prince, qui ne sait de terme à son autorité que sa mort, et qui, d'ailleurs, compte se survivre dans ses héritiers, peut, s'il est un grand homme, concevoir de longs desseins et mesurer de sang-froid sa marche vers la postérité. Un président de république, au contraire, risquera de remplir ses hautes fonctions d'autant plus mal, qu'il aura plus de génie. Sachant que ses moments sont comptés, il sera porté naturellement à signaler son passage aux affaires moins par des entreprises utiles que par des coups d'éclat. Tandis qu'au-dessous et autour de lui ses créatures s'arracheront avec emportement les lambeaux d'une puissance destinée à passer vite, lui, inquiet, éperdu, l'œil fixé sur le terme fatal, il dévorera l'avenir. Ce qu'il sera bon d'ajourner, il le hâtera pour n'en point laisser le mérite à ses successeurs. Ce qui ne doit point porter immédiatement de fruits, il le négligera, de peur que ses successeurs ne recueillent œ qu'il aurait semé.

Dans son Contrat social, Jean-Jacques Rousseau dit (chap. VI), en traitant delà monarchie :

On a rendu les couronnes héréditaires dans certaines familles, et l'on a rétabli un ordre de succession qui prévient toute dispute à la mort des rois ; c'est-à-dire que, substituant l'inconvénient des régences à celui des élections, on a préféré une apparente tranquillité à une administration sage, et qu'on a mieux aimé risquer d'avoir pour chefs des enfants, des monstres, des imbéciles, que d'avoir à disputer sur le choix des bons rois. On n'a pas considéré qu'en s'exposant ainsi aux risques de l'alternative, on met presque toujours les chances contre soi. C'était un mot très-sensé que celui du jeune Denys, à qui son père, en lui reprochant une action honteuse, disait : T'en ai-je donné l'exemple ?Ah ! répondit le fils, votre père n'était pas roi.

 

Rien de plus vrai, rien de plus accablant que cette critique du gouvernement royal par Jean-Jacques, et nous ajouterons volontiers comme lui : Tout concourt à priver de justice et de raison un homme élevé pour commander aux autres. Mais, si tels sont les effets du rang suprême, qui cause de mortels vertiges même à ceux qui ont été prépares par leur éducation à ce qu'il a d'éblouissant, que sera-ce de celui qui se verra tout d'un coup porté du fond de la société à son sommet ? Croit-on qu'il y ait beaucoup de cœurs capables de résister à ces soudaines et terribles faveurs de la fortune ?

Voyez Napoléon ! Il était fait certainement celui-là pour habiter les hauteurs de l'histoire. Et qui jamais, plus que lui, sembla doué de ce regard de l'aigle, qui soutient l'éclat du soleil ? Cependant il fut ébloui comme eût pu l'être le plus vulgaire des humains. Impatient de posséder le monde et inhabile à se posséder lui-même, il manqua de cette sérénité-dans la puissance que donne l'habitude de la grandeur ; il eut des ardeurs immodérées, il eut des caprices prodigieux. Et, d'un autre côté, par une contradiction commune à tous les hommes qu'aveugle une élévation subite, autant son orgueil fut démesuré, autant sa confiance en lui fut médiocre. Quoique aussi fataliste que Wallenstein, il n'osa s'en fier du soin de le maintenir à la seule force de son génie. Premier consul, il eut peur de tomber de si haut ; et, semblable à celui qui, marchant sur les bords d'un précipice, cherche un appui quelque part, lui, pour s'y appuyer, il chercha l'empire ! l'empire avec des chambellans et des pages, des ducs nouveaux et des comtes anciens ; l'empire avec tout l'attirail des royautés les plus banales !

Non, non ! n'espérez pas qu'un homme soit toujours assez supérieur à sa fortune pour se défendre de l'ivresse du pouvoir, quand il s'agit d'un pouvoir solitaire et suprême. Il est quelque chose de plus corrupteur encore que d'avoir été élevé pour commander aux autres, c'est d'être improvisé tel. On sait ce dont les parvenus sont capables. Eh bien, un président de république, quelque loyale que vous puissiez supposer ou que soit son âme, risquera d'être... un roi parvenu.

La conclusion de tout ceci, c'est que la première condition de l'ordre consiste dans l'unité du pouvoir.

Une société à deux têtes ne peut, vivre qu'au prix des plus douloureuses convulsions, et encore ne peut-elle vivre ai.isi bien longtemps. Je n'ignore pas, toutefois, ce que présente de menaçant le règne trop absolu d'une assemblée, et qu'un tel gouvernement a besoin d'un contre-poids. Ce contre-poids nécessaire, où le placer ? Dans une organisation démocratique de la commune remplaçant la centralisation administrative. Car, persuadons-nous bien que tout retour vers le passé est désormais impossible. Pour trouver le mieux, pour arriver au bien, il faut regarder... devant nous.

 

 

 



[1] De la Démocratie en Amérique, t. I, chapitre VIII.

[2] Revue républicaine, 1835.