HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME. — INVASION DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

 

 

Composition de l'Assemblée nationale. — Contingent des partis royalistes. — Séance d'inauguration. — Accueil fait par la population aux membres du Gouvernement provisoire. — Discours de Dupont (de l'Eure). — Acclamation de la République par l'Assemblée, au dedans et au dehors de la salle de ses séances. — Décret déclarant que le Gouvernement provisoire a bien mérité de la patrie. — Nomination de la Commission exécutive. — Albert et moi sommes écartés du Gouvernement. — Je propose à l'Assemblée la création d'un Ministère du travail. — Cette proposition est repoussée. — Fête de la Concorde. — Les délégués du Luxembourg refusent d'y assister. — Remise de la fête. — La démission de Béranger, et ses causes. — Situation critique des insurgés Polonais. — Manifestation projetée en leur faveur. — Les promoteurs du mouvement. — Huber. — Le club de Barbès et celui de M. Cabet se prononcent contre la manifestation. — M. Proudhon la déclare compromettante pour la liberté. — Ouverture de la séance du 15 mai. — Arrivée des colonnes populaires devant le pont de la Concorde. — Insuffisance des mesures prises pour protéger l'Assemblée. — Les gardes mobiles livrent passage à la multitude. — Invasion de la salle des séances. — Sollicitations réitérées qui me sont faites de parler à, la foule. — J'y cède, après avoir obtenu l'autorisation du bureau de l'Assemblée. — Mes allocutions au Peuple dans la salle et au dehors. — Ovation inutilement combattue. — MM. Raspail, Blanqui, Barbès, à la tribune. — Huber prononce la dissolution de l'Assemblée. — Évacuation de la salle. — Séance du soir. — Violences dont je suis l'objet de la part des Gardes nationaux. — Les envahisseurs et lord Normanby.

 

L'ouverture de l'Assemblée nationale constituante, élue parle suffrage universel, eut lieu le 4 mai 1848. Le seul aspect de la salle disait assez quels changements s'étaient produits dans le court espace de deux mois. On se montrait avec un sentiment mêlé de curiosité et d'émotion : M. Barbès, assis en face de ses juges de la veille, aujourd'hui ses collègues ; le père Lacordaire, dans sa blanche robe de dominicain, coudoyant le ministre protestant M. Coquerel ; l'auteur voltairien du Dieu des bonnes gens, Béranger, au milieu de prêtres devenus ses co-législateurs ; un Breton portant la ceinture lilas de son pays, à côté de députés en habit noir, et des membres de l'Académie française siégeant entre un paysan et un ouvrier.

Ce qui sortirait de ce vague et mystérieux assemblage d'éléments si divers, nul ne le pouvait dire. La société resterait-elle dans les vieilles ornières, ou se frayerait-elle des routes nouvelles, vers des horizons plus lumineux ? La Révolution, commencée à la fin. du siècle dernier, poursuivrait-elle tranquillement son invincible cours, ou bien, arrêtée une fois encore, romprait-elle ses digues, au risque d'une inondation universelle ?

Une chose, en tout cas, semblait certaine : c'est que la République, comme forme de gouvernement, était fondée. Mais cela ne suffisait pas aux. amis ardents du progrès. Ce qui les préoccupait, c'était bien moins la conquête d'un instrument politique nouveau que l'usage qu'on allait en faire. Or, la composition de l'Assemblée, en dépit de certaines apparences frappantes, leur causait une secrète inquiétude. Ils voyaient devant, eux beaucoup de visages, bien connus. A l'exception de M. Thiers et de quelques autres,, les partisans les plus actifs de l'ancien régime étaient là. MM. Berryer, Odilon Barrot, Dupin, Rémusat, Duvergier de Hauranne, Montalembert, etc., que de noms appartenant au passé ! A la vérité, les provinces n'étaient pas sans avoir fourni un nombre considérable de républicains, mais, outre que ces derniers étaient, en général, pour un simple changement de forme politique, il y avait quelque chose de peu rassurant dans ce fait que, sur 900 membres, le parti légitimiste en réclamait 150, et le parti orléaniste 300.

Ainsi éclatait, dès l'abord, l'énorme faute que le Gouvernement provisoire avait commise en précipitant les élections. Le 4 mai, il n'y avait qu'à jeter les yeux sur les bancs de la droite, pour voir que le suffrage universel venait de transporter le pouvoir politique, de Paris aux provinces ; de la partie la plus éclairée de la France à celle qui l'était le moins. Le premier effort du suffrage universel n'avait été que la victoire de districts ruraux, séjour de l'ignorance, sur une ville, rayonnant foyer de lumière. Les classes privilégiées allaient subjuguer les ouvriers, au moyen des paysans, — le Peuple, au moyen du Peuple !

Les membres du Gouvernement provisoire étaient convenus de se réunir à la Chancellerie, place Vendôme. C'est là qu'Albert et moi, nous trouvâmes nos collègues rassemblés, et c'est de là que, tous ensemble, nous nous rendîmes à l'Assemblée. La journée était magnifique. Le 5e régiment de lanciers, le 2e de dragons, le 11e d'infanterie légère, le 60e de ligne, la garde républicaine, la garde mobile, bordaient une partie des boulevards, la place Vendôme, la rue de la Paix, la rue de Rivoli, et les approches du palais législatif. De nombreux détachements de garde nationale étaient venus, du fond de la province, à la suite de leurs représentants, pour fraterniser avec les légions de Paris, et une foule innombrable inondait les avenues de la place de la Révolution, en chantant la Marseillaise.

Les membres du Gouvernement provisoire se dirigèrent vers l'ancien palais Bourbon, par la rue de la Paix, le boulevard et la place de la Concorde. Sur l'accueil qu'ils reçurent de la population, il n'y a qu'une voix. Madame d'Agoult le décrit en ces termes dans sa belle histoire de la Révolution de Février :

Précédés du commandant en chef delà garde nationale et de son état-major, ils marchaient la tête une entre deux officiers, l'épée à la main, et suivis de tous les maires et adjoints de Paris et de la banlieue. Une acclamation ininterrompue, partant à la fois de la foule pressée sur le passage du cortège, de toutes les fenêtres et de tous les toits des maisons, salua ces hommes au cœur intrépide, à l'âme douce, qui, sans faire un seul acte de despotisme, sans verser une goutte de sang, sans attenter à aucune liberté, avaient inauguré en France, dans les circonstances les plus critiques, le règne de la démocratie. Ce ne furent pas des applaudissements commandés, mais un mouvement spontané, unanime, de reconnaissance, à l'aspect imposant de ces premiers citoyens de la nouvelle République, qui venaient rendre à la représentation légale du Peuple le pouvoir qu'ils tenaient de son acclamation[1].

 

Après avoir donné les mêmes détails, l'auteur d'une autre intéressante et patriotique histoire de la Révolution de 1848, s'écrie : Jamais gouvernement ne reçut ovation pareille ![2]

Le canon des Invalides annonça l'arrivée du Gouvernement provisoire dans l'Assemblée. Lorsque le vénérable Dupont (de l'Eure) entra, appuyé d'un côté sur le bras de M. de Lamartine, et, de l'autre, sur le mien, l'Assemblée tout entière se leva d'un mouvement spontané, en poussant un grand cri de Vive la République ! Les spectateurs le répétèrent : et aussitôt que la vive impression produite parce transport fut calmée, M. Dupont (de l'Eure), montant à la tribune, lut d'une voix profondément émue un discours bref et simple, que terminaient ces mots : Enfin, le moment est arrivé, pour le Gouvernement provisoire, de déposer entre vos mains le pouvoir illimité dont la Révolution l'avait investi. Vous savez si, pour nous, cette dictature a été autre chose qu'une puissance morale, au milieu des circonstances difficiles que nous avons traversées. Fidèles à notre origine et à nos convictions personnelles, nous n'avons pas hésité à proclamer la République naissante de février. Aujourd'hui, nous inaugurons les travaux de l'Assemblée nationale à ce cri, qui doit toujours la rallier : Vive la République !

En descendant de la tribune, M. Dupont (de l'Eure) fut reconduit à sa place, où Béranger l'attendait ; et les deux nobles vieillards tombèrent dans lés bras l'un de l'autre, au milieu de l'attendrissement général. De nouvelles acclamations ébranlèrent l'enceinte, acclamations passionnées de la part de ceux-ci, involontaires de la part de ceux-là, et qui recommencèrent à diverses reprises, dans le cours de la séance.

Vers le soir, le général Courtais, revêtu du grand uniforme de commandant en chef de la garde nationale, paraît soudain dans la salle, annonçant que la place de la Concorde, le pont qui conduit au palais, et toutes les avenues, regorgent de citoyens impatients d'unir leurs vœux à ceux de l'Assemblée. Aussitôt, cédant à une impulsion irrésistible, tous les membres s'élancent de leurs bancs, et vont se ranger sous le vestibule du palais, faisant face à la place de la Révolution. Quels mots pourraient peindre le caractère admirable et vraiment religieux de cette scène ? C'était une douce journée de printemps, et le soleil à son déclin dorait de ses rayons d'adieu la plus belle partie de la ville la plus belle qui soit au monde. Au moment où les représentants du Peuple parurent sous le vestibule, le canon retentit ; les drapeaux, les bannières de la garde nationale et de l'armée s'inclinèrent ; la musique de chaque régiment fit entendre l'hymne sacré, la Marseillaise ; et il monta vers le ciel une de ces clameurs puissantes qui, aux jeux olympiques, faisaient tomber morts les corbeaux dans le cirque. Ce fut une de ces heures suprêmes, trop courtes dans la vie des peuples, où les pensées s'u Dissent en un mystérieux embrassement ; où les âmes s'appellent de loin et se répondent ; où les hommes, un moment oublieux de leurs haines misérables, se sentent de la même famille, et, sur l'aile d'une même inspiration, remontent tous ensemble à la source éternelle de leur commune existence.

Quelques jours après, l'Assemblée, presque à l'unanimité, rendait le décret suivant :

L'Assemblée nationale constituante reçoit des mains du Gouvernement provisoire le dépôt des pouvoirs à lui confiés. Le Gouvernement provisoire, par la grandeur de ses services, a bien mérité de la patrie[3].

 

Mais, tout résignés qu'ils étaient à se soumettre momentanément à la République comme à une nécessité inévitable, les anciens partis monarchiques n'entendaient pas l'admettre avec sa portée socialiste. Et, par malheur, ils trouvaient appui, à cet égard, dans la fraction du parti républicain dont les vues étaient purement politiques. Elle agit alors, cette fraction imprudente, comme un corps d'armée qui tout à coup ferait feu sur son avant-garde. Trompée par l'habile abnégation des légitimistes et des orléanistes, qui s'étudiaient de leur mieux à s'effacer, elle accepta leur alliance, pour chasser de tous les emplois les républicains socialistes, au profit des républicains formalistes.

De là la composition de la Commission exécutive, où l'Assemblée fit entrer MM. Arago, Garnier-Pagès, Marie, de Lamartine et, dans le secret espoir de l'annuler, Ledru Rollin. M, Marrast resta maire de Paris, et M. Crémieux, ministre de la justice. M. Flocon eut le ministère du commerce. Quant à M. Dupont (de l'Eure), son grand âge lui donnait droit au repos.

Ainsi, presque tout le Gouvernement provisoire était conservé dans les hauts emplois. Seuls, deux de ses membres étaient écartés, M. Albert et moi, c'est-à-dire les deux qui représentaient d'une manière plus spéciale la cause du prolétariat.

La veille du jour où ces nouveaux arrangements furent annoncés, nous avions l'un et l'autre résigné notre position officielle au Luxembourg : je profitai de cette occasion pour déclarer ma ferme résolution de n'accepter aucune fonction publique, tant que durerait l'Assemblée constituante[4]. Ayant prouvé de la sorte que je n'avais aucun intérêt particulier en vue ; ayant de la sorte repoussé d'avance les objections qui pouvaient concerner ma personne, je me sentis à l'aise pour demander de nouveau, et avec plus de force que jamais, la création d'un ministère chargé d'aborder enfin cette grande question du travail. C'est ce que je fis, dans la séance du 10 mai, en termes très-animés, avec émotion, et le cœur agité de pressentiments funèbres. Ô journées de juin, journées de juin !... Ceux qui assistèrent à cette séance savent si l'effroi qui remplissait mon âme resta sans écho. Avec quel transport ceux de la droite se levèrent, quand je dis que cette cause sacrée du Peuple, je la défendrais toute ma vie. Je les vois encore là, devant moi, debout, frémissants, le visage pâle de colère, et, le bras étendu vers la tribune ; je les entends encore me crier : Nous aussi ! nous aussi ![5] Et comme ils tressaillirent, lorsque j'ajoutai : Il s'agit de porter remède à une situation terrible, terrible, terrible : je l'ai vue de près ! Mais il y avait parti pris de courir au-devant du péril. Je terminai mon discours par ces mots, dont moi-même alors j'osais à peine approfondir le sens prophétique : Sous le règne de Louis-Philippe, on vous a dit : Prenez garde à la révolution du mépris ! Eh bien, c'est à nous de rendre impossible la révolution de la faim ![6]

Le rejet de la proposition que je présentai ce jour-là fut d'autant plus navrant pour moi, qu'à l'exception d'Albert, aucun de mes collègues ne m'appuya. Tel était donc le résultat de tant d'anxiétés, de tant de veilles, de tant de luttes ! Ainsi, le rôle d'Albert et le mien aboutissaient à cette annulation officielle du but de nos efforts, au milieu des outrages des uns et du silence des autres ! Ainsi, on nous avait envoyés au Luxembourg, avec mission expresse de préparer la solution du plus tragique problème des temps modernes ; et, maintenant que nous adjurions l'Assemblée d'aborder sérieusement la solution attendue, nous étions abandonnés, conspués, traités presque de factieux, sans qu'aucun, de ceux-là nous vînt en aide, qui nous avaient jeté sur les bras le prolétariat affamé ! N'était-ce donc que pour endormir ses maux qu'on avait paru nous confier sa cause ? Et, pour comble, les royalistes affectaient d'imputer à des vues d'ambition ma persistance à réclamer l'accomplissement des promesses faites au Peuple ! J'avais eu beau déclarer de la manière la plus formelle que je n'aspirais qu'à l'honneur de rester représentant, ils feignaient de l'ignorer, et s'en allaient répétant partout : Il propose un Ministère du Travail, parce qu'il veut être ministre ![7]

 

Quant aux ouvriers, ce qu'ils éprouvèrent, on le devine. Un jour avait été fixé pour la célébration de la fête de la Concorde, et ils y avaient été naturellement invités. A cette invitation, voici quelle fut leur réponse. Le 11 mai, on lut sur tous les murs de Paris :

Les promesses faites sur les barricades n'étant pas accomplies, et l'Assemblée Nationale ayant refusé, dans sa séance du 10 mai, de constituer un Ministère du Travail, les ouvriers délégués du Luxembourg ont décidé à l'unanimité qu'ils n'iraient pas à la fête de la Concorde.

Paris, le 11 mai 1848.

Pour les délégués, les membres du bureau.

LAGARDE, président ;

BESNARD, GODIN, LAVOTE, vice-présidents ;

LEFAURE, DÉLIT, PETIT, secrétaires[8].

 

On dut ajourner la célébration de la Concorde ; et le Ministre de l'intérieur prévint l'Assemblée que la fête ne pouvait avoir lieu pour des causes majeures[9].

De noirs nuages.se formaient ainsi à l'horizon ; les perspectives riantes avaient disparu. Béranger, à qui sa popularité, son âge, sa haute et calme intelligence, semblaient assigner, dans l'Assemblée, le rôle de médiateur, vit venir la tempête, et, n'espérant pas pouvoir la détourner, envoya au président de l'Assemblée sa démission de représentant du Peuple, déjà offerte, refusée, mais cette fois définitive. Sa lettre se terminait en ces termes[10] : Ce n'est pas le vœu d'un philosophe, moins encore celui d'un sage ; c'est celui d'un vieux rimeur qui croirait se survivre, s'il perdait, au milieu du bruit des affaires publiques, l'indépendance de l'âme, seul bien qu'il ait jamais ambitionné.

 

Quelques esprits ardents ont reproché et, aujourd'hui encore, reprochent à Béranger de n'être pas demeuré, en ces jours orageux, à un poste où sa présence eût, peut-être, empêché beaucoup de mal. Quant à moi, je dois dire que sa décision ne m'étonna point. C'était lui qui m'avait, en quelque sorte, tenu sur les fonts baptismaux, de. la politique[11] ; c'était lui qui, avec une affection presque paternelle, avait essayé de guider mes premiers pas dans l'âpre carrière. J'avais donc eu occasion de l'étudier, et nul mieux que moi n'avait la mesure de cette grande prudence de Béranger, dont les conseils avaient quelquefois irrité, en les enchaînant, les impatiences de ma jeunesse. Il était républicain à coup sûr ; mais il n'apercevait la République que loin, bien loin encore dans l'avenir, parce que la génération contemporaine ne lui paraissait pas propre à fournir des républicains ; parce que, dans la plupart de ceux qui se proclamaient tels, et qu'il jugeait sincères, il ne découvrait qu'aspirations généreuses où il cherchait des convictions réfléchies ; parce qu'enfin beaucoup d'entre eux, suivant lui, prenaient follement pour de la dignité personnelle le mépris de toute discipline, et l'envie pour l'égalité. Je me souviens qu'un jour il me dit, avec un sourire doucement moqueur ; Vous êtes trop pressé, mon enfant. Vous parlez de république ? Mais, dans une république, il faut un vice-président, attendu que le président peut tomber malade. Or, trouver, aujourd'hui, quelqu'un qui se contente d'être vice-président, voilà le difficile ! Cette sagesse si tranquille, si fine, si prompte à s'effaroucher, et qui volontiers s'exagérait, sous le rapport de l'observation, le mauvais côté des choses humaines, disposait mal Béranger à accepter une situation quelconque dans la tourmente de 1848. Nommé membre, malgré lui, dans une assemblée qui couvait des colères implacables, il n'en eut pas plutôt entendu les sourds grondements, qu'il pressentit les suites. Il n'était pas homme à se méprendre sur la portée de la lutte qu'il voyait s'engager entre les élus de la Province et Paris. Y avait-il chance qu'il intervînt d'une manière tant soit peu efficace ? Le déchaînement des passions réactionnaires, au début même ; la fin de non-recevoir opposée à la plus légitime des demandes ; le refus du Peuple d'assister à une fête de la Concorde inaugurée sous de pareils auspices ; les clameurs de la presse ; l'exaspération des clubs : tout cela semblait annoncer qu'un conflit, et furieux, était désormais inévitable. Béranger, convaincu de son impuissance à le prévenir, demanda que sa vieillesse ne fût point condamnée au désespoir d'y figurer.

C'est un des traits caractéristiques du génie de la France, que jamais le sentiment de ses propres maux ne l'ont rendue indifférente aux douleurs des autres peuples : non moins vivement que la question du travail, le Peuple, au mois de mai, se préoccupait... de quoi ? de la Pologne gémissante, et de l'Italie agitant ses chaînes ; de la première surtout, que notre intervention seule pouvait sauver. Des nouvelles désolantes venaient d'être reçues : dans le grand-duché de Posen, les Polonais, soulevés, s'étaient battus avec une intrépidité admirable, mais avaient succombé sous le nombre ; l'incendie de plusieurs villages, le meurtre étendu aux femmes et aux enfants, avaient, comme d'ordinaire, déshonoré la victoire de la force sur le droit. Laisserait-on la Pologne périr, périr en poussant ce cri de détresse : Dieu est trop haut, et la France trop loin ? L'entraînement fut général, il fut immense. On en peut juger par une première démonstration qui eut lieu le 13 mai. Près de dix mille citoyens parcoururent la ligne des boulevards, depuis la Bastille jusqu'à la Madeleine, au cri mille fois répété de Vive la Pologne ! Et, le soir, on agitait dans tous les clubs le projet d'une manifestation plus imposante encore et plus nombreuse.

Le club présidé par M. Blanqui la voulait. Lui, d'après ce qu'il déclara plus tard, au procès de Bourges, augurait mal dés résultats ; mais il ne crut pas devoir se roidir contre le sentiment qui paraissait prévaloir, insistant sur ces deux points : que la manifestation devait être calme, qu'il fallait y aller sans armes, et ajoutant : Il ne faut pas même que, de l'Assemblée nationale, on puisse apercevoir les colonnes populaires[12].

 

L'idée d'une manifestation plaisait à M. Raspail, qui la désirait pacifique, et l'espérait majestueuse.

Cependant, du milieu même des rangs républicains, quelques voix s'étaient élevées pour adjurer l'opinion de ne pas s'emporter au delà du possible. Avant de courir la grande aventure d'une guerre qui embraserait le monde, ne convenait-il pas d'attendre que la République se fût fortifiée contre les haines du dehors et les trahisons du dedans ? En poussant à la boucherie tant de patriotes au cœur fier et noble, tant de républicains intrépides que les meneurs de la réaction brûlaient d'éloigner, la guerre ne pousserait-elle pas au succès de ces complots intérieurs qui avaient cessé d'être un mystère ? L'Italie avait constamment repoussé notre intervention : fallait-il la lui imposer par la violence, la lui faire subir comme insulte ? Quant à la Pologne, arriver jusque-là était impossible sans passer sur le corps à l'Allemagne. Dans un article véhément, le journal que rédigeait M. Proudhon s'écria : Pour servir la liberté là-bas, nous allons la compromettre ici[13]. Vains discours ! Le génie cosmopolite de la France avait parlé, il voulait être obéi.

Mais les sympathies qu'avait éveillées le sort de la Pologne ne pouvaient-elles donc se faire jour qu'au moyen d'un cortège de cent mille hommes allant se heurter aux portes de l'Assemblée ? Grave question, et qui valait certes qu'on la pesât mûrement.

Depuis la manifestation du 17 mars, en effet, la situation avait bien changé de face. Au 17 mars, il n'y avait pas encore, ainsi qu'aux premiers jours de mai, deux forces en présence, prêtes à s'entre-heurter ; au 17 mars, le Peuple n'avait pas à craindre de rencontrer, dans sa marche-pacifique vers l'Hôtel-de-Ville, la Contre-Révolution militairement organisée ; au 17 mars, le signal de la guerre civile ne risquait point d'être donné par le rappel ; au 17 mars, il y avait un centre, le Luxembourg, d'où pouvait partir une impulsion régulière, de nature à prévenir tout désordre ; au 17 mars, enfin, on n'avait pas affaire à une assemblée issue du suffrage universel, et représentant, comme telle, le principe de la souveraineté du Peuple. Maintenant, quelle différence ! Et puis n'avait-on pas l'enseignement funèbre du 16 avril, dont le héros, M. Marrast, siégeait en ce moment à l'Hôtel-de-Ville ? On parlait de faire porter au palais Bourbon une pétition en faveur de la Pologne par quelques citoyens suivis d'un cortège de cent mille hommes ? Mais si ce cortège, formé au hasard, composé d'éléments divers, et traversé par des courants contraires, devenait désordonné, tumultueux, ingouvernable ! si d'impurs agents de la réaction parvenaient, en s'y mêlant, à y introduire l'anarchie ! si, une fois aux portes de l'Assemblée, la multitude était poussée par des influences occultes à en envahir le sanctuaire, sauf à se disperser ensuite devant la garde nationale accourue en armes, après avoir compromis les noms populaires, et donné le spectacle delà Révolution aboutissant au chaos !... Voilà ce qui était à craindre.

Et, d'autre part, n'y avait-il à la tête du mouvement que des hommes dignes d'être investis d'une confiance absolue ?

Un jour, — longtemps après les événements que je retrace, — je reçus, à Londres, la visite d'un homme que je n'avais jamais vu, et qui, entrant chez moi, me dit : Je suis Huber. A ce nom, j'éprouvai un sentiment qu'il lut sans doute sur mon visage ; car un étrange embarrasse manifesta aussitôt dans sa contenance. Sur les relations de cet homme, très-mêlées et quelques-unes très-obscures ; sur le fait d'une lettre qui, tombée par hasard ou comme par hasard de son portefeuille, révéla autrefois au gouvernement de Louis-Philippe l'existence d'un complot dont M. Huber tenait les fils et possédait le secret ; sur sa nomination d'intendant du domaine de Raincy, obtenue du Conseil par M. Marrast la veille même du 15 mai ; sur des lettres de lui trouvées à la préfecture de police et prouvant que, sous Louis-Philippe, il correspondait, de sa prison, avec le préfet de police d'alors ; surtout cela, il avait couru des bruits d'un caractère très-grave ; et, dès qu'il parut, je me rappelai ces circonstances accusatrices, sans oublier que c'était là le personnage qui, le 15 mai, avait, du haut de la tribune, au sein d'un désordre effroyable, osé prononcer ces mots si funestes à la République : L'assemblée est dissoute ! Je lui fis donc un accueil d'une froideur extrême, ce qui ne l'empêcha point de me dire qu'il venait me demander un service. Lequel, monsieur ?Je désirerais avoir une entrevue avec M. Caussidière ; il a répandu ou contribué à répandre des rapports dont je tiens à me laver. Il faut que je m'en explique avec lui, et je voudrais que ce fût devant vous. — Soit. J'écrivis à M. Caussidière que je l'attendais le lendemain, pour une chose qui le concernait. A l'heure indiquée, il arrive. M. Huber l'avait précédé. Je n'étais pas sans appréhender une scène violente, de la part d'un homme qui se prétendait poursuivi d'accusations flétrissantes et injustes : quel fut mon étonnement, quand M. Caussidière entra, de voir M. Huber courir à lui et l'embrasser ! L'étonnement de ce dernier, on s'en doute, fut au moins égal au mien. L'explication commença. D'une voix singulièrement douce, et que ses manières semblaient rendre plus douce encore, M. Huber se plaignait d'avoir à repousser des soupçons propagés par un vieux camarade. Comment avait-il pu mériter ce malheur, lui qui, pour la cause de la République, avait tant combattu, tant souffert ; lui en faveur de qui témoignait sa longue agonie dans les prisons dé. la royauté ? Mais, du fond de ces prisons, lui dit M. Caussidière, vous écriviez au préfet de police et lui promettiez des renseignements : niez-vous cela ?Non, je ne le nie pas ; mais écoutez bien... Alors il exposa qu'ayant été soumis au régime cellulaire, il lui avait été impossible d'en supporter jusqu'au bout l'horreur ; que, sous le poids affreux d'un isolement absolu, environné d'un silence de mort, il avait senti ses facultés mentales s'affaisser peu à peu ; que des visions funèbres s'étaient dressées devant lui ; qu'il s'était cru au moment de devenir fou, et que, saisi d'épouvante, il n'avait plus eu qu'une pensée : obtenir son transfèrement. Il avait donc écrit au préfet de police de Louis-Philippe, promettant, en effet, d'une manière vague des révélations importantes, mais sans autre but que de cesser d'être enseveli vivant, et avec la ferme résolution, une fois arraché au tombeau, de déjouer la curiosité haineuse de ses persécuteurs. En ceci, ajouta-t-il, je me jugeais si peu coupable, que je me proposais de consigner moi-même ces faits dans des mémoires destinés à décrire les conséquences morales de l'emprisonnement cellulaire. Cette explication n'avait rien d'invraisemblable ; elle opposait au blâme la pitié ; et le contenu des papiers trouvés à la préfecture de police ne la démentait pas. Cependant, elle laissait planer sur le républicanisme de celui qui, le 15 mai, avait déclaré l'Assemblée dissoute, une ombre que sa conduite ultérieure n'a certes pas dissipée. La lettre qu'en janvier 1852, il écrivit de Belle-Isle à Louis-Bonaparte, pour demander grâce, saluer l'Empire, et, abdiquer son titre de républicain, cette lettre éclaire d'un triste jour les détails qui précèdent, et auxquels il ne me reste qu'un trait à ajouter : à propos de la part que M. Huber avait prise au 15 mai, sujet sur lequel il éluda avec beaucoup de dextérité les éclaircissements que je cherchais, il lui échappa néanmoins de me dire, dans la première visite dont j'ai rendu compte : Que voulez-vous ! Marrast m'a trompé. Je n'en pus savoir davantage.

Ce qui est sûr, c'est qu'au mois de mai 1848, M. Marrast et M. Huber étaient en relations intimes ; c'est que le premier avait une police à lui, distincte de la police générale, et qui agissait à son profit[14] ; c'est que le second, qui présidait le club centralisateur, fut un des meneurs les plus actifs du mouvement qui conduisit le peuple aux portes de l'Assemblée. Or, ainsi que l'a écrit l'auteur de l'histoire remarquable publiée sous le nom de Daniel Stern : Le parti de la République qu'on appelait bourgeoise — MM. Marrast, Bûchez et autres — ne trouvait nul danger et voyait quelques avantages aune manifestation inoffensive qui lui permettrait d'intervenir comme régulateur entre le Socialisme, dont on écarterait les chefs compromettants, et les Dynastiques, que l'on protégerait contre les prolétaires, mais en leur faisant bien sentir ce qu'ils en avaient encore à craindre[15].

Le 14 mai, un certain nombre de représentants du Peuple, parmi lesquels MM. Barbès, Thoré, Greppo, Détours, et mon excellent ami, l'intrépide et généreux Gambon, se réunirent chez moi pour discuter les bases de la Constitution qui était, en ce moment, l'objet des préoccupations de l'Assemblée. Après avoir examiné les divers aspects de la grande question qui nous rassemblait, et être convenus des principes que nous devions appuyer de nos votes, nous nous entretînmes naturellement de ce projet de manifestation dont l'idée remuait tous les esprits ; et le résultât général de la délibération fut qu'il y avait là un danger sérieux contre lequel il importait au plus haut point de se prémunir.

Mais déjà la Commission des membres du club centralisateur, que présidait Huber, avait annoncé la manifestation pour le lendemain, 15 mai[16].

Vers quatre heures et demie, rencontrant Barbès, je lui exprimai vivement mes inquiétudes : il les partageait, et me quitta en me laissant l'assurance qu'il allait à son club, où il était bien déterminé à combattre de toutes ses forces un mouvement dont nous ne pressentions que trop bien les conséquences fatales. Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'il tint parole. M. Landolphe l'appuya d'une manière très-énergique, et il fut décidé que le club de Barbès ne prendrait point part à la manifestation.

Il en devait être de même du club dirigé par M. Cabet : lui-même l'avait annoncé à la réunion qui avait eu lieu chez moi le matin, et dont il était.

De son côté, M. Proudhon avait publié, le 13 mai, dans le Représentant du Peuple, un article, signé de lui, où il disait : Une manifestation ! qu'est-ce qu'elle prouvera ? quels seront son programme, son idée, son moyen, sa formule, sa solution ? qu'apprendra-t-elle aux représentants ? quelle conviction, quelle foi fera-t-elle passer dans leur âme ? Et il adjurait les patriotes de ne pas agir comme des clubistes sans cervelle[17].

Le 15 mai, je pris, à l'heure accoutumée, le chemin de l'Assemblée. Je siégeais à côté de M. Barbès. Sachant que je demeurais sur le boulevard : Eh bien ? me dit-il avec une patriotique anxiété, aussitôt qu'il m'aperçut. Je lui répondis qu'il y avait beaucoup d'animation le long du boulevard ; que le Peuple descendait en colonnes serrées ; que des rapports fidèles m'en avaient donné la certitude. Son visage s'altéra ; il me serra la main d'une manière expressive, et, d'une voix qui, toutes les fois que je remonte à ces cruels souvenirs, retentit au fond de mon cœur ; il me dit : Ah ! mon ami, c'en est fait, je le crains bien, de la République ! La séance s'ouvrit par la lecture de la lettre de démission de Béranger, suivie d'interpellations que M. d'Aragon, âme généreuse, adressait à M. Bastide, touchant l'Italie. La réponse du ministre des affaires étrangères parut un peu évasive. Cependant, elle affirmait le devoir de la France d'intervenir en faveur des peuples qu'on opprime, là où cette intervention est demandée ; elle exprimait l'espoir que bientôt un congrès formé des représentants des peuples libres réaliserait un principe dont la France se ferait volontiers le premier soldat : le principe de la souveraineté européenne ; elle niait, à la face des rois, les traités de 1815, et contenait ces belles paroles : Nous ne nous estimons pas complètement émancipés tant qu'il reste autour de nous des nations qui souffrent[18].

M. Wolowski monte à la tribune. Il commençait à parler de la Pologne, lorsque l'arrivée de la foule s'annonce par un mugissement lointain. L'orateur continue. Le bruit se rapproche. L'orateur veut poursuivre : d'effrayantes clameurs, venues du dehors, remplissent l'enceinte. Plusieurs représentants entrent d'un pas précipité ; on crie : En place ! Au même instant, M. Degousée, un des questeurs, paraît à la tribune, et annonce, d'un air agité, que le commandant en chef de la Garde nationale a ordonné à la garde mobile de remettre la baïonnette dans le fourreau ; que la salle va être envahie.

Ce que beaucoup parmi nous avaient craint venait de se réaliser : le cortège, parti rivière, était arrivé torrent. Le général Courtais, qui commandait les troupes stationnées autour de l'Assemblée, était allé au-devant de la manifestation, l'avait rencontrée à la hauteur de la Madeleine, et avait promis de laisser passer quelques délégués, ce qui était tout ce qu'on désirait, et tout ce qu'avaient en vue les directeurs sincères du mouvement, entre autres M. Raspail, chargé de lire la pétition. Mais ce qu'ils ignoraient, c'est qu'il y avait une direction occulte[19], dont le but était de créer le désordre et de les compromettre sans retour. Chose étrange, et qui en dit plus long que tous les commentaires ! Contre des malheurs si faciles à prévoir, nulle précaution prise. Au général Courtais, qui, la veille, voulait convoquer mille Gardes nationaux par légion M. Marrast avait objecté que, pour la sûreté-de l'Assemblée, cinq cents hommes suffiraient. Quelques Gardes nationaux autour du palais législatif, et un bataillon de Gardes mobiles, échelonnés sur les escaliers du péristyle : voilà tout ce qu'avait voulu autour de la représentation nationale, pour la protéger en cas de besoin, un homme qui, au 16 avril, avait entouré l'Hôtel-de-Ville d'une forêt de baïonnettes ! De fait, la route était libre. Lors donc que la colonne parut sur la place de la Révolution, les gens apostés qui l'y attendaient, n'eurent pas de peine, en prenant la tête et en poussant de grands cris, à entraîner après eux sur le pont, au delà du pont, et jusqu'à la grille parallèle au quai, une foule que tant de causes concouraient à surexciter. Tragique position que celle du général Courtais ! La foule arrive mugissante, irrésistible, poussée en avant par son propre poids. Donnera-t-il l'ordre de faire feu ? Mais déjà, prompts à témoigner de leurs intentions pacifiques, les gardes mobiles ont mis la baguette dans le canon de leurs fusils. D'ailleurs, si un combat s'engage, quelle chance de sauver l'Assemblée d'un envahissement que la lutte risquerait de transformer en massacre ? Baïonnette au fourreau ! crie le général, qui veut éviter l'horreur de tout ce sang répandu, et qui, en donnant passage aux délégués, espère arrêter ceux qui les suivent[20]. Mais voilà qu'en un clin d'œil, les grilles sont escaladées ; et, tandis que des milliers d'hommes ardents entrent par ce côté dans le palais, avec la violence de l'Océan débordé, la queue de la colonne, roulant vers la grande entrée qui ouvre sur la place de Bourgogne, force les grilles là aussi, inonde les cours, bouscule en passant et renverse dans les bras de M. Etienne Arago, le général Courtais, accouru pour essayer de la contenir[21], et se répand en flots tumultueux dans l'édifice, de toutes parts envahi.

Affreux fut le serrement de cœur que j'éprouvai, au moment de l'invasion de la salle, lorsque j'entendis le cri perçant des femmes, saisies d'effroi, se mêler aux clameurs d'une multitude en délire ; lorsque je vis les uns se précipiter par les portes latérales au bureau ; les autres, après s'être frayé un passage dans les tribunes, glisser le long des murs, en s'accrochant aux corniches ; lorsque, à travers un nuage de poussière, j'aperçus les nobles drapeaux de l'Irlande, de la Pologne, de l'Italie, ballottés au-dessus d'une foule oscillante, comme les mâts d'un vaisseau qui fait naufrage ! Ah ! quelle audace ne faut-il pas que le dé. mon du mensonge possède, pour qu'un homme se soit trouvé, qui ait eu l'infamie de dire de moi : En ce moment, il me sembla qu'il souriait ![22] La vérité, c'est que j'étais cloué à ma place, spectateur consterné, muet, immobile, de cette convulsive agonie de la République, quand tout à coup l'on vint m'apprendre qu'une portion du Peuple, entassée dans la cour, du côté de la rue de Bourgogne, me demandait avec emportement, et que, si je ne paraissais pas, elle menaçait de grossir le flot des envahisseurs. Pendant près, d'une demi-heure, représentants du Peuple, huissiers delà Chambre, garçons de salle, se succédèrent auprès de moi, me suppliant d'intervenir, et d'essayer sur le Peuple, en cet instant funeste, l'empire d'une parole qu'on croyait capable de le calmer. Longtemps, je restai sourd à ces instances, n'espérant rien, pour le rétablissement de l'ordre, du résultat de mon intervention, et trop sûr qu'elle mettrait aux mains de mes ennemis un glaive acéré. Un de mes collègues, M. Huot, était allé conjurer la foule de se retirer ; on lui cria : Ce n'est pas vous que nous demandons, c'est Louis Blanc. Il vint en hâte me le dire ; je lui répondis avec énergie : Ma place est ici, sur mon banc, je ne veux pas le quitter[23]. Le bruit ayant couru que j'étais arrêté, il y eut au dehors une explosion de colère ; et un citoyen, nommé Larger, accourut, disant : Une nouvelle dangereuse circule ; le Peuple vous croit arrêté. Venez, venez vite lui prouver le contraire. Je répondis : Je ne le puis, sans l'autorisation du président de l'Assemblée[24]. Mais les sollicitations redoublaient ; plusieurs membres de la droite, parmi lesquels, si je me souviens bien, figurait M. Lucien Murât, m'entourèrent ; et l'un d'eux alla jusqu'à me dire : Quoi ! pouvant, peut-être, calmer l'agitation, vous refusez d'essayer ! Et si le sang coule ! Pour résister jusqu'au bout à des considérations de ce genre, la force me manqua, Sans m'arrêter davantage à la prévision des suites, sur lesquelles je n'eus pas un moment de doute, je monte au bureau de la présidence, et, m'adressant à M. Bûchez : Croyez-vous utile que je parle au Peuple, et, dans ce cas, m'autorisez-vous à le faire au nom de l'Assemblée ? Il était fort troublé ; il me répondit : Comme président, je n'ai pas à vous ordonner de parler ; comme homme et comme citoyen, je vous y engage. J'insistai pour obtenir une réponse plus catégorique ; alors, M. Corbon, vice-président, me dit, en présence de M Bûchez, qui garda un silence d'acquiescement : Eh bien, le bureau vous autorise.

En cet instant, M. Raspail était à la tribune, tenant à la main la pétition, que le tumulte environnant l'empêchait de lire. Or, il importait que cette lecture eût lieu, unique chance qui se présentât de faire évacuer la salle, en ôtant tout motif d'y rester. On me hisse sur le bureau des secrétaires ; une voix, qui me sembla sortir du milieu d'eux, crie : Au moins, écoutez votre ami ! Et le silence s'étant rétabli momentanément, j'en profite pour prononcer la courte allocution qu'a publiée le Moniteur, allocution dans laquelle, m'étudiant à ramener le Peuple sans l'irriter, je l'adjurais de ne pas mettre lui-même obstacle à la consécration du droit de pétition, et de ne pas violer sa propre souveraineté[25].

 

Il fut enfin possible à M. Raspail de lire la pétition, qui concluait à ce que la cause de la Pologne fût confondue avec celle de la France. Des acclamations passionnées accueillirent ce vœu.

M. Blanqui, appelé à la tribune par plusieurs membres dès clubs, venait de commencer, sur les désastreux événements de Rouen, la question du travail, et celle de la Pologne, un discours écouté avec faveur, lorsque, l'agitation du dehors redoublant, je me vis entouré de nouveau de sollicitations inquiètes. Fort de l'assentiment du président de l'Assemblée, j'allai à une des fenêtres de la cour qui conduit à la place de Bourgogne ; je montai sur le rebord de la fenêtre, où Albert et Barbès parurent, et je tins à la multitude entassée dans la cour le langage qui me parut le plus propre à l'apaiser. Je lui dis en substance qu'on ne pouvait nier la légitimité des vœux portant sur une plus équitable répartition du travail, sur l'extinction graduelle de la misère, mais que l'Assemblée mettrait, sans doute, au premier rang de ses devoirs d'approfondir cette question suprême ; que l'éternel honneur de la République serait précisément d'avoir travaillé sans relâche à réaliser le droit de tous au bonheur ; que, s'il y avait folie à élever trop haut, sur ce point, le niveau de son espérance, c'était là, du moins, une de ces folies sublimes auxquelles on était bien pardonnable de dévouer sa vie ; que, du reste, c'était un spectacle très-touchant et très-noble que celui d'un peuple sortant de la préoccupation de ses propres douleurs pour s'occuper des souffrances d'un peuple ami ; que là se reconnaissait le génie essentiellement généreux et cosmopolite de la France ; mais que plus les sentiments du Peuple étaient dignes de respect, plus il convenait d'en présenter l'expression d'une manière légale, régulière. Et je terminai en conjurant la foule de laisser l'Assemblée à toute la liberté de ses délibérations. M. Piétri, un de mes adversaires politiques, qui, depuis, a été préfet de police sous l'Empire, était présent ; et il a très-loyalement, du haut de la tribune, témoigné, du caractère conciliateur et patriotique des paroles que je prononçai en cette occasion. Un élève de l'École de Saint-Cyr, nommé Lucas, déclara, lorsqu'il fut interrogé, qu'il y avait dans mes exhortations quelque chose de si touchant, qu'il ne put s'empêcher de verser des larmes[26].

Je me retirais pour prendre place au milieu de mes collègues, lorsque, saisi par un groupe nombreux qui s'était formé derrière la fenêtre, je fus emporté à travers la salle des Pas-Perdus. On voulut m'entendre encore une fois, on le demandait impérieusement, on fit cercle, une chaise fut apportée sur laquelle on me força de monter, et je dus prendre la parole. Ce fut alors que, parlant de la force invincible de la Révolution de février, mais de l'absolue nécessité de l'imposer à l'admiration du monde entier par la modération et la sagesse, seul moyen de la rendre bientôt victorieuse de tous les rois, je prononçai ces mots, dénaturés depuis par le mensonge au service de la haine ; Cette Révolution, en effet, n'est pas de celles qui ébranlent les trônes, mais de celles qui les renversent. Et la conclusion, le résumé de mon discours, fut ce cri, que tous les auditeurs répétèrent avec enthousiasme : Vive la République universelle !

 

Presque au même instant, on m'entoure de toutes parts, on m'enlève, on veut me porter dans l'Assemblée. J'eus beau me débattre violemment : j'eus beau répondre, à diverses reprises, aux acclamations passionnées qui retentissaient autour de moi, que le seul cri vraiment digne du Peuple était : Vive la République ! je m'épuisai en efforts inutiles. Dix fois je tombai dans la foule qui m'entraînait, dix fois des bras robustes me soulevèrent. Un ouvrier aux formes athlétiques me dit, en me montrant le poing avec un sourire et un air affectueux : Ah ! petit gredin, si tu voulais... ![27] Il y en avait qui se précipitaient sur moi pour m'embrasser ; d'autres criaient : Prenez garde de l'étouffer ! Si c'est un tort que d'exciter de telles sympathies, quand on en repousse de toutes ses forces l'éclat désordonné, et qu'on a toujours servi la cause de ce qu'on croit la vérité, sans condescendance, sans flatterie, sans vaine captation de popularité, ce tort est le mien : qu'on en trouve un autre dans ma conduite !

C'est ainsi que, malgré mes protestations, et à travers une masse compacte, je fus porté jusqu'au milieu de l'Assemblée, devenue le théâtre des scènes les plus tumultueuses. Les sténographes du Moniteur, qui, au milieu d'une confusion sans exemple, n'ont pu décrire que très-incomplètement ce qui se passait autour d'eux, ont présenté, de ma réapparition dans la salle, le tableau suivant, dont on s'arma plus tard contre moi si cruellement et avec tant de succès : M. Ledru-Rollin essaye de calmer le Peuple... On l'interrompt... Cris pour la création d'un Ministère du Travail. Un drapeau paraît avec un crêpe noir. On demande l'organisation du travail. Voix nombreuses de la foule : Nous voulons Louis Blanc ! Nous voulons un Ministère du Travail ! Louis Blanc ! Louis Blanc ! Le citoyen Louis Blanc est enlevé sur les bras des personnes réunies dans l'enceinte. On le porte en triomphe devant les bancs des représentants, en criant : Louis Blanc ! Louis Blanc ![28]

Je ne nie pas l'exactitude de ces détails ; mais ce qu'il aurait fallu ajouter, ce que le Moniteur ne dit pas, et ce qui eut des milliers de témoins, c'est que je me débattis contre cette ovation funeste avec une énergie qui tenait du désespoir ; c'est que j'épuisai dans cette lutte impossible ce qui me restait de forces ; et, pour l'attester, que fallait-il donc de plus que ma voix complètement éteinte, cette extrême pâleur de mon visage qui frappa tous ceux qui me virent, et la sueur qui coulait à grosses gouttes le long de mes joues[29] !

Séparé de M. Barbès par le flot populaire, je ne l'entendis pas demander que, pour arracher un peuple ami à l'oppression et à la mort, on levât, s'il le fallait, un impôt d'un milliard sur les riches ; mais ceux qui lui ont tant reproché ce mot, à lui qui, après tout, appartenait à la classe qu'il désignait, ceux-là se souvenaient-ils que, pour gorger les émigrés, la Restauration avait levé un impôt d'un milliard, même sur les pauvres[30] ?

Cependant, l'exaltation populaire croissait de minute en minute. Soudain le roulement du tambour retentit dans le lointain. M. Raspail, M. Barbès, conjurent le Peuple de se retirer. M. Huber, lui, réclame en faveur des assistants l'honneur de défiler devant l'Assemblée. Un cri s'élève : Les tribunes enfoncent ! Marques d'effroi. Et le bruit du tambour qui approche ! C'est le rappel : le rappel, c'est la guerre civile. Que la garde nationale entre dans la salle, la baïonnette au bout du fusil, malheur à tous ! Pour les représentants eux-mêmes, le danger, en pareil cas, eût été si formidable, que le fanatisme aveugle de l'esprit de parti a seul put faire un crime à M. Barbès d'avoir cherché à prévenir un égorgement possible en demandant que quiconque ordonnerait de battre le rappel fût déclaré traître à la patrie. On entendit le bruit du tambour s'éloigner, on l'entendit se rapprocher encore. Il fallait éviter l'effusion du sang : le président, derrière qui un capitaine d'artillerie se tenait, le visage sombre et une épée une à la main, dut écrire sur quelques feuilles volantes : Ne faites pas battre le rappel. On m'avait déposé enfin, brisé de fatigue, sur un banc de l'extrême gauche. Un ouvrier s'approche et me dit : Vous n'avez plus de voix ; mais si vous voulez écrire sur un morceau de papier qu'une dernière fois vous conjurez la foule de se retirer, peut-être parviendrai-je à lire ce papier de manière à être entendu. Je prends une plume, et je traçais à la hâte ces lignes : Au nom de la patrie, de la patrie républicaine, au nom de la souveraineté du Peuple, dans l'intérêt de tous, je vous adjure de..., lorsque tombèrent de la tribune ces paroles trop fameuses prononcées par M. Huber, à la suite d'un long évanouissement : L'Assemblée est dissoute.

Alors, il se fit dans la salle un grand mouvement dont l'impétuosité me poussa jusque dans la salle des conférences. On m'appelait de toutes parts. Une multitude serrée, violente, m'entoura, me criant d'aller à l'Hôtel-de-Ville. J'aurais voulu voir Albert, dont personne ne put me donner des nouvelles, et Barbès, qui, de son côté, me cherchait. Il nous fut impossible de nous rejoindre. Quelqu'un me dit qu'on avait cherché à conduire ce dernier à l'Hôtel-de-Ville ; qu'il s'en était défendu avec beaucoup d'animation. Le rapport était inexact. Quoique Barbès eût déploré l'invasion de l'Assemblée, et fait tous ses efforts, d'abord pour la prévenir, puis pour y mettre un terme ; quand il vit que les représentants du Peuple étaient dispersés ; que la foule courait éperdue çà et là ; que le cri Aux armes répondait aux appels funèbres du tambour, et que Paris était livré à une horrible confusion, ne consultant que son désir d'empêcher, s'il était possible, tout acte préjudiciable à la cause du Peuple, il prit son parti résolument, et alla droit à l'Hôtel-de-Ville. Quant à moi, n'ayant pu, par une bien triste fatalité, ni connaître ses impressions, ni lui communiquer les miennes, ni savoir ce que lui et Albert étaient devenus, je me trouvai agir d'après une appréciation différente des lois de la situation, et je résistai vivement aux obsessions dont j'étais assailli. Mais, tout le monde se précipitant vers les portes, le torrent m'entraîna dehors, et je sortis tellement perdu au sein delà multitude environnante, que j'ignore encore par quelle issue et par quel chemin j'arrivai à l'esplanade des Invalides.

Là, je rencontrai Charles Blanc, mon frère, dont le dévouement intrépide et la sollicitude constamment en éveil n'ont manqué à aucune des épreuves, à aucun des dangers de ma vie. Suivi d'un peintre, M. Célestin Nanteuil, et de quelques amis, il me cherchait avec inquiétude, et fit des efforts inouïs pour me dégager ; car j'étais pressé à ce point, que mes plus proches voisins étaient obligés de me faire, en se donnant le bras, Un rempart contre le mouvement qui m'enveloppait. Un moment, toutefois, il se fit une halte que je mis à profit pour engager de nouveau ceux qui m'accompagnaient à se disperser. Vous allez vous faire tuer, et inutilement, leur disais-je. Mais quelques-uns me répondaient, dans une sorte de délire, et en montrant leur poitrine une : On n'osera pas frapper des hommes désarmés. Mon frère reprit vivement : Eh bien, c'est donc lui que vous voulez faire tuer ? Chose admirable et touchante ! Ces hommes, tout à l'heure si obstinés, furent aussitôt vaincus. C'est vrai ! c'est vrai ! s'écrièrent-ils, il ne faut pas l'exposer ! Un cabriolet venant à passer, ils l'arrêtèrent, en firent descendre le maître ; c'était un marchand de vins qui s'en retournait à Bercy, il déclara qu'il avait des valeurs dans son cabriolet et témoigna le désir de ne point le quitter. De sorte que nous nous trouvâmes quatre dans le cabriolet : le propriétaire, le cocher, mon frère et moi. J'étais dans un tel état de prostration physique, que l'honnête citoyen qui m'avait ainsi donné place dans sa voiture me proposa généreusement de me mener chez un de ses amis où je pourrais prendre un peu de repos. Il me conduisit, en effet, dans le quartier de l'École de médecine, chez un jeune homme qui m'offrit la plus gracieuse hospitalité. Je regagnai ensuite ma demeure, après m'être arrêté quelques instants, pour y changer de linge, dans une librairie voisine, celle du citoyen Masson, qui était absent, et dont les neveux me reçurent. Prétendre qu'on m'a vu à l'Hôtel-de-Ville... est un mensonge dont l'impudence dépasse tout ce qui peut être imaginé.

Ayant appris, chez moi, que l'Assemblée était rentrée en séance, je me hâtai d'y aller reprendre mon poste.

Arrivé au vestibule, je suis reconnu par quelques gardes nationaux. Ils se précipitèrent sur moi, en proie à un incroyable accès de rage. En accusation ! criaient ceux-ci. — Il faut le tuer ! ce sera plus tôt fait ! criaient ceux-là. Heureusement, d'autres gardes nationaux, j'aime à le constater ici, mirent à me défendre la même ardeur que leurs camarades mettaient à m'attaquer. Le général Duvivier parut en uniforme et fut un des premiers à protéger ma vie. Parmi ceux qui m'entourèrent et parvinrent à me sauver de la fureur la plus aveugle qui fut jamais, je citerai, avec reconnaissance, mes collègues la Rochejaquelein, Boulay (de la Meurthe), Wolowski, Adelsward, mon compatriote Conti, représentant de la Corse ; le citoyen Moussette, le peintre Gigoux, un lieutenant de la garde nationale nommé Férey, délégué du Luxembourg. On m'a dit depuis que, fidèle au souvenir de notre longue amitié, M. François Arago était sorti précipitamment de la Chambre, pour venir à mon secours. Il m'est doux de trouver cette occasion d'exprimer publiquement à ceux qui me sauvèrent de cette incroyable tentative d'assassinat, ma profonde gratitude.

Il est certain, il est probable du moins, que, sans leur intervention, c'en était fait de moi. On m'arracha des poignées de cheveux ; on mit en pièces mon habit ; des misé-J râbles essayèrent de me frapper par derrière à coups de baïonnette ; il y en eut un qui, ne pouvant m'atteindre autrement, me tordit les doigts. Mon indignation était si violente, que, pendant tout ce temps, je ne cessais de crier : Lâches ! lâches ! Vous êtes des lâches ! J'entrai dans l'Assemblée, véritablement couvert de lambeaux, et le visage ensanglanté. Dans cet état, peut-être aurais-je dû m'attendre, de la part de tous mes collègues, à quelques-uns de ces égards que commande le seul sentiment de l'humanité. Mais tel est le cruel effet des discordes civiles, que je ne trouvai, dans une partie de l'Assemblée, que dispositions hostiles. Ma présence à la tribune, où m'appelait le plus impérieux des devoirs, celui de témoigner en faveur de mes malheureux amis Albert et Barbès, provoqua les plus violents murmures.

Est-il vrai, comme plusieurs journaux l'ont rapporté, qu'il se soit mêlé à ces murmures.des insultes qu'un homme Je cœur ne souffre point ? Je suis en droit de le nier, non-seulement parce que je n'ai pas entendu ces insultes, mais parce que j'ai écrit depuis une lettre qui invitait les prétendus insulteurs à se faire connaître. Or, cette lettre est demeurée sans réponse, et je tiens en assez grande estime l'Assemblée dont j'ai eu l'honneur de faire partie, pour croire qu'elle ne renfermait pas un seul homme capable de descendre à une injure, anonyme, à une injure irresponsable[31].

Le Moniteur porte que l'autorisation de poursuivre Albert fut votée, ce soir-là, à l'unanimité. Au nom de plusieurs de mes amis, et pour mon propre compte, je protestai publiquement et énergiquement contre cette assertion.

Telle est, racontée avec la plus parfaite, la plus minutieuse exactitude, la conduite que je tins dans la journée du 15 mai.

Pour ce qui est du peuple de Paris, lord Normanby le calomnie avec une audace à peine concevable, lorsqu'il parle de vengeance sanguinaire ; de furieux, n'attendant que l'occasion d'un triomphe éphémère pour choisir leurs victimes, etc., etc.[32]. La confusion fut grande sans doute, et il se passa des scènes de désordre lamentables ; mais qui ne sent que, dans des événements de ce genre, il suffit, pour créer le chaos, d'une vingtaine d'énergumènes excités par quelques agents provocateurs ? C'est l'attitude de la masse qu'il importe de considérer ici. Eh bien, cette attitude, au 15 mai, n'eut absolument rien qui justifie les dénonciations de lord Normanby. Les uns agirent comme des hommes à qui l'exaltation d'un sentiment généreux a donné la fièvre ; les autres, comme des écoliers en révolte qui sont étonnés de ce qu'ils ont fait, non sans quelque inquiétude du résultat. Je tiens de M. Monkton Milnes qu'au plus fort du tumulte, il remarqua un vieillard, un Français, qui pleurait à chaudes larmes et s'écriait d'une voix passionnée : Pauvre Pologne ! pauvre Pologne ! Elle sera donc sauvée ! Et ce sentiment était général. Au moment de l'invasion, ceux qui forcèrent les portes de la tribune diplomatique — ce fait me vient de la même source — s'arrêtèrent tout court, à la vue des dames qui s'y trouvaient, et, ôtant leurs casquettes, demandèrent respectueusement la permission de passer. Certes, s'il est une chose dont il y ait lieu de s'émerveiller, c'est qu'au sein d'une foule excitée à ce point et armée, aucun acte de violence farouche n'ait été commis. Or, y eut-il une seule goutte de sang versé ? et lord Normanby pourrait-il léguer à l'histoire une seule circonstance qui explique pourquoi ces desperados, impatients de tuer, De saisirent pas une occasion aussi favorable de donner cours à leur vengeance sanguinaire ? Mais quoi ! lui-même, séduit sans doute, cette fois, par le désir d'être piquant, s'oublie jusqu'à témoigner des attentions courtoises dont lui et les dames qu'il accompagnait furent l'objet, de la part des envahisseurs. Voici ce que, personnellement, Sa Seigneurie eut à souffrir de leur conduite. Je lui laisse la parole :

Alors, un ouvrier, assis à califourchon sur une des cloisons de notre tribune, appela un de ses camarades, assis sur la cloison opposée, et dit qu'il avait assisté à la construction du nouvel édifice ; que la salle n'avait certainement pas été construite pour contenir tant de monde, et qu'on ferait bien de descendre, en laissant agir ceux qui avaient l'affaire à arranger ? Ceci alarma naturellement les dames qui occupaient les sièges de devant, et elles demandèrent avec quelque inquiétude si la retraite ne leur était pas possible. Le jeune chef — the young leader — dont l'intervention nous avait déjà été si utile, s'offrit à nous précéder, si nous le désirions, et à nous frayer un passage à travers la foule. Nous partîmes donc, notre protecteur nous montrant le chemin Je dois reconnaître que, quoique les corridors fussent extrêmement étroits, toute facilité fut offerte à notre retraite, et que l'épaisse multitude qu'il fallait percer s'ouvrit poliment devant nous[33].

 

Je ne doute pas qu'en homme bien élevé, lord Normanby n'ait adressé aux desperados dont il parle les remercîments qu'en sa qualité d'historien il se croit autorisé à supprimer !

Pour ce qui est des membres de l'Assemblée, je constaterai, en terminant, — car je rougirais d'une omission qui serait une injustice, — que, dans la séance du 15 mai 1848, leur contenance fut grave et digne. Malheureusement, le calme qu'ils avaient conservé pendant l'orage, après l'orage ils le perdirent[34].

 

 

 



[1] Histoire de la Révolution de 1848, par Daniel Stern, t. II, pp. 370-371.

[2] Histoire de la Révolution de 1848, par M. Charles Robin, t. II, p. 260.

[3] Voyez le Moniteur du 8 mai 1843.

[4] Voyez le Moniteur, séance du 10 mai 1848.

[5] Voyez le Moniteur, séance du 10 mai 1848.

[6] Voyez le Moniteur, séance du 10 mai 1848.

[7] Ce mensonge — car, après ma déclaration, ce ne pouvait plus être une simple erreur — se retrouve dans le réquisitoire prononcé, lors du procès de Bourges, par M. Baroche, aujourd'hui l'un des dignitaires de l'Empire. Ce réquisitoire, fameux à jamais dans les annales de l'imposture, est une chose qui tient du prodige. Pour savoir jusqu'où peut aller l'audace de l'iniquité, il faut l'avoir lu.

[8] Voyez le Représentant du Peuple, mai 1848, n° 42.

[9] Voyez le Moniteur, mai 1848, n° 137.

[10] Moniteur, mai 1848, n° 137.

[11] Je dois à Béranger de ne pas avoir perdu une partie de ma vie à faire de méchants vers. Au sortir du collège, je m'étais très-mal à propos figuré que j'étais appelé à être un nourrisson des Muses ; et, par une fatalité déplorable, mes premiers essais avaient eu pour résultat de me charger le front de palmes académiques. Le moyen, après cela, de douter de ma vocation ! Béranger, qui m'aimait d'une amitié vigilante et clairvoyante, voulut examiner de près ces poèmes de moi qu'on avait couronnés, et me fit promettre que, dans le cas où le résultat de cet examen me serait contraire, je ne chercherais plus Une rime de ma vie. Un jour fut pris pour le prononcé du jugement. Non, jamais justiciable de Minos n'éprouva, au moment de la sentence, émotion pareille à celle qui me saisit, ce jour-là, quand la porte de Béranger me fut ouverte. Oh ! dit-il en m'apercevant, et d'un air grave qui m'atterra, ce n'est plus une promesse que j'exige, c'est un serment. Je poussai un grand soupir, et je jurai... Combien, je me suis félicité depuis de ce qui m'affligea tant alors !

[12] Déclaration de M. Blanqui, au procès de Bourges, audience du 13 mars 1849. Voyez le Peuple, mars 1849, n° 116.

[13] Voyez le Représentant du Peuple, mai 1848, n° 44.

[14] Ce sont les propres termes dont se servit, dans sa déposition devant la haute Cour de Bourges, M. Carlier, le directeur de la police d'alors. Voyez l'audience du 10 mars 1819 dans le journal le Peuple, n° 113.

[15] Histoire de la Révolution de février, par Daniel Stern, t. III, p. 21.

[16] Voyez sur l'initiative prise, dans ces circonstances, par le club centralisateur, la déposition faite par un de ses principaux membres, M. Danduran, devant la haute cour de Bourges, audience du 10 mars 1819.

[17] Le Représentant du Peuple, mai 1848, n° 45.

[18] Voyez le Moniteur de mai 1848, n° 137.

[19] Déposition de M. Danduran, ingénieur civil, un des principaux membres du club centralisateur, devant la haute cour de Bourges, audience du 10 mars 1849 : Je jure que la manifestation devait s'arrêter à l'obélisque. Qui l'a dirigée ? Je ne saurais le dire en conscience, mais il y avait une direction occulte, et, si la manifestation est devenue désordonnée, il faut l'attribuer à des hommes apostés à la tête du pont.

[20] Voyez sur la condition mise parle général Courtais à l'ouverture des grilles, la déposition du commissaire de police Bertoglio devant la haute cour de Bourges, audience du 10 mars 1849.

[21] Voyez sur ce point la déposition de M. Etienne Arago, qui montre le général faisant tous ses efforts pour empêcher l'envahissement de l'Assemblée, et luttant contre la foule avec une énergie désespérée. Procès de Bourges, audience du 12 mars 1849.

[22] Voyez ma réponse à cette imposture, dans le compte rendu de la séance du 2ô août 1848 par le Moniteur.

[23] Voyez la déclaration de M. Huot, dans la séance du 31 mai 1848. Moniteur, juin 1848, n° 153.

[24] Voyez la déposition de M. Larger au procès de Bourges, audience du 11 mars 1849.

[25] Nulle mention de ce discours dans le réquisitoire prononcé contre moi à Bourges, en mon absence, par M. Baroche. Et cependant le Moniteur était là ! Je n'ajoute rien.

[26] Voyez sa déclaration dans la séance du 31 mai 1848. Moniteur, juin 1848, n° 153.

Je citai cette déposition dans mon discours du 25 août 1848. Voyez dans le Moniteur le compte rendu de cette séance.

M. Baroche, dans son réquisitoire de Bourges, n'a eu garde de mentionner ces témoignages. En revanche, il a grand soin, sur la foi de je ne sais quel habitant de Quimper, de représenter Barbès, Albert et moi groupés dans les plis du drapeau tricolore. Il est de fait qu'au moment où j'achevais mon discours, on me mit entre les mains un drapeau tricolore, que je gardai, ne jugeant pas que le fouler aux pieds ou le rejeter fût un bon moyen de calmer le Peuple. Voilà toute l'histoire.

[27] Un de mes collègues, M. Morhéri, fut témoin de cette circonstance, et en déposa devant la cour de Bourges.

[28] Voyez le Moniteur, mai 1848, n° 138.

[29] Parmi les témoignages sans nombre que je pourrais produire ici, je choisis la lettre suivante, — adressée à moi-même, avec autorisation de la publier, — parce qu'elle vient d'un homme très-distingué sous tous les rapports, membre de la Chambre des Communes d'Angleterre, à cette époque, aujourd'hui membre de la Chambre des Lords, sous le nom de Tord Houghton, et qui assista à la séance du 15 mai, en témoin parfaitement désintéressé dans nos luttes départi :

My dear sir,

I have been told that you are desirous that I should record my opinion of your conduct and demeanour in the National Assembly of the 15th May 1848, when the scène of its deliberations was invaded and occupied by the populace of Paris. I chanced to be there present in the diplomatic box, during the whole. of that day so fatal to the constitutional liberties of France, and I watched with a natural interest the proceedings of ail the important personages whom I knew by sight.

At this distance of time, it is difficult to recall details ; but it was then my distinct impression, which I imparted to many persons immediately afterwards, that your attitude towards the intruders was expressive of reproof and regret and had nothing about it to encourage the suspicion that you had invited or welcomed the outrage upon the representatives of the Nation.

I saw you taken up and raised upon the shoulders of the people ; but you appeared to me to deprecate the triumph that was offered to you, and to express by your gesture your disapproval alike of the homage and of the passions that prompted it. You appeared to me to leave the hall at the time it was deserted by the other members, and I was never more surprised, than when I heard that you were accused of complicity in the attack upon the Assembly. I had no personal acquaintance with you at the time and I only observed your actions from the same motive that I did those of other public men. I am afraid this testimony can be of ne great value or importance ; but such as it is, I am very ready to give it to you.

I remain, my dear sir, yours sincerely,

RICHARD MONCHT0N MILNES.

16 Upper Brook street, February 14th 1859.

[30] Au procès de Bourges, Barbès produisit beaucoup de sensation, en faisant, avec cette héroïque fermeté d'âme qui le caractérise, la déclaration suivante : Je suis responsable, en effet, de cette revendication du milliard octroyé aux émigrés pour prix de leurs faits et gestes contre la France.

Un fait important à signaler, c'est qu'un seul représentant se leva pour appuyer la proposition de Barbès. Et quel était ce représentant ? Dupin aîné !

Voyez, dans le journal le Peuple, n° 115, le compte rendu du procès de Bourges, audience du 12 mars 1849, et dans le Rappel, numéro du 3 octobre 1869, le témoignage de Corbon, vice-président de l'Assemblée constituante, consigné par François-Victor Hugo dans une lettre à Auguste Vacquerie.

[31] Voici la lettre que j'adressai au rédacteur de la Presse :

Citoyen,

Vous dites, dans votre numéro de ce jour, que j'ai tenu au Peuple un discours qui se résume en ceci : La démonstration d'aujourd'hui n'est pas de celles qui ébranlent, mais de celles qui renversent.

Je n'ai pas dit cela ; j'ai dit, en parlant de l'influence que notre grande et impérissable Révolution de février a exercée sur l'Europe monarchique : Cette Révolution, en effet, n'est pas de celles qui ébranlent les trônes, mais de celles qui les renversent.

Je n'insisterai pas sur la différence de ces deux versions, surtout dans les circonstances présentes ! Je ne parlerai pas non plus des injures anonymes que vous mentionnez, injures qui se sont perdues pour moi dans le tumulte, injures qui m'auraient pu être épargnées, chez un peuple généreux, après les honteuses et indignes violences dont je venait d'être l'objet, au seuil même de l'Assemblée.

Je ne provoque jamais personne ; mais ceux qui me connaissent savent bien que je ne recule pas devant toute provocation portant un nom propre.

Je recommande à votre loyauté, citoyen, l'insertion de cette lettre dans votre plus prochain numéro.

Salut et fraternité.

LOUIS BLANC.

Paris, le 16 mai 1848.

[32] A Year of Revolution in Paris, t. I, pp. 393-396.

[33] A Year of Revolution in Paris, t. I, pp. 397-398.

[34] Il faut savoir qu'il existe dans le Moniteur deux comptes rendus de la séance du 15 mai, dont le second, rédigé après coup, est une version arrangée. Et c'est ce qui résulte de la déposition que fut amené à faire devant la haute cour de Bourges (audience du 12 mars 1849) le réviseur de la sténographie de l'Assemblée. Or, c'est dans l'édition arrangée que plusieurs membres des clubs sont représentés, criant : Il nous faut deux heures de pillage ! C'était une grossière calomnie. L'homme qui avait porté ce renseignement au Moniteur fut sommé de comparaître au procès de Bourges, et se rétracta formellement. Voyez à cet égard le compte rendu du procès, audience du 21 mars 1849, dans le journal le Peuple, n° 124.