HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE SEIZIÈME. — FAUSSE ALERTE

 

 

Réponse à des reproches insensés. — Appréciation historique de la journée du 17 mars. — Ce que le Gouvernement avait à faire. — Ce qu'il a fait. — Avec quoi il l'a fait. — Impression produite, par le 17 mars, sur les membres de la majorité du Conseil, et particulièrement sur M. de Lamartine. — Manifestation du 16 avril. — Ses causes et son caractère. — Elle est présentée, à l'avance, comme un complot communiste dirigé par MM. Cabet et Blanqui. — Absurdité de celte fable. — Répudiation de tous moyens violents par M. Cabet. — M. Blanqui eu suspicion, alors, auprès de son propre parti. — L'Hôtel-de-Ville est mis, néanmoins, en état de défense. — M. Ledru Rollin, circonvenu, fait battre le rappel de la garde nationale. — Inanité du complot ultérieurement prouvée par une enquête judiciaire. — Bruits inquiétants semés par les alarmistes. — Arrivée des corporations sur la place de Grève. — Leur indignation en voyant cette place hérissée de baïonnettes. — Mon discours aux délégués. — Défilé des corporations entre les rangs de la garde nationale. — Rôle que joue, dans cette journée, une police occulte. — Protestation des délégués contre les odieux soupçons auxquels leur démarche avait donné lieu. — Attitude du Gouvernement provisoire après le 10 avril. — Entrevue secrète de M. de Lamartine avec M. Blanqui, la veille de la manifestation.

 

Dans un livre publié sous ce titre : Confessions d'un Révolutionnaire, espèce de tour de Babel où il lui suffit d'une seule voix, qui était la sienne, pour nous donner le spectacle de la confusion des langues, M. Proudhon m'a reproché, comme une contradiction manifeste, d'avoir cru qu'une autorité dictatoriale était nécessaire, et de n'avoir pas profité de la manifestation du 17 mars pour renverser ceux de mes collègues par qui cette autorité dictatoriale était repoussée.

Il y aurait eu effectivement contradiction ici entre ma pensée et ma conduite, si, d'une part, il eût suffi de porter la main sur la majorité du Conseil pour l'abattre sans tout embraser, et si, d'autre part, il m'eût été prouvé qu'en renversant la majorité du Conseil, j'aurais, eu égard aux circonstances, sauvé la République.

Or, même aujourd'hui, à la clarté de ce triste flambeau que les événements ultérieurs, et alors impossibles à prévoir, ont allumé, j'affirme que renverser, au 17 mars, la majorité du Gouvernement provisoire, c'eût été jouer sur une carte — des milliers de têtes servant d'enjeu, — les destinées de la République.

Et d'abord, s'il y a quelque chose de certain au monde, c'est que les causes déterminantes de la manifestation du 17 mars, dans l'esprit de l'immense foule qui la fit, furent celles que j'ai indiquées : elle n'en eut pas d'autres. Prétendre, comme l'a fait M. Proudhon, que, pour le Peuple, l'éloignement des troupes signifiait l'impuissance du Gouvernement, c'est dire juste le contraire de la vérité. Loin de vouloir le Gouvernement mort, le Peuple le voulait actif, plein de vie ; et sa préoccupation principale était de le pousser en avant. Si l'on demandait l'éloignement des troupes, c'était afin de rendre le pouvoir impuissant à faire le mal, mais non à faire le bien. Et moi aussi, je voulais l'éloignement des troupes, ce qui ne m'empêchait pas de crier : Hâtons-nous, hâtons-nous ! Usons du pouvoir que le Peuple nous a confié pour féconder la situation, pour asseoir à jamais, par une initiative hardie, la République sur ses véritables bases ! car gouverner avec des idées dispense de gouverner avec des soldats.

Pour qui juge les événements après coup et du fond de son cabinet, pour qui n'a pas à répondre de chacune de ses décisions devant son pays, devant l'histoire, devant son propre cœur, il est assurément fort commode de venir dire : J'aurais fait, moi, sauter mes collègues par les fenêtres de l'Hôtel-de-Ville, et, par là, je sauvais la République ! Un instant, de grâce ; pas si vite, et voyons un peu.

Est-ce que M. de Lamartine, qui eût été, dans ce cas, le premier homme à écarter, ne jouissait pas alors d'une popularité éclatante, non pas au sein de quelques clubs, il est vrai, mais parmi les masses ? Est-ce que la présence dans le Gouvernement provisoire de M. Marie, de M. Garnier Pages, de M. Marrast, n'était pas le seul levier avec lequel nous parvenions à faire pencher, quoique péniblement, la bourgeoisie vers la République ? Est-ce que, le jour où les représentants de cette bourgeoisie auraient été violemment chassés de l'Hôtel-de-Ville, elle ne serait point passée de la crainte au désespoir ? Est-ce qu'il est bien sûr que son désespoir n'eût pas été la guerre civile ? Est-ce qu'il est bien sûr que la République serait allée loin, une fois les pieds dans le sang ? A quoi bon en faire mystère ? La plupart des départements, en février 1848, étaient encore monarchiques ; ils avaient appris l'avènement de la République avec une sorte de stupeur ; ils l'avaient reconnue plutôt qu'acclamée. Se figure-t-on quel eût été sur la province, ainsi disposée, l'effet de cette nouvelle : La République, proclamée il y a quelques jours, est remise en question, et l'on se bat à Paris ? Evidemment, la guerre civile, en de telles circonstances, eût été une épreuve mortelle.

Je sais que cette épreuve funeste, nous avons eu plus tard à la traverser. Mais n'oublions pas que ces terribles journées de juin, le 16 avril les porta dans ses flancs. Or, comment aurais-je pu prévoir que, par un malentendu à jamais déplorable, l'ordre de battre le rappel contre un second 17 mars partirait du ministère de l'intérieur ? Il importe, d'ailleurs, de remarquer que la bataille de juin ne s'est livrée qu'après le triomphe du suffrage universel, qu'après la reconnaissance officielle et solennelle de la République par l'Assemblée constituante. De sorte qu'au mois de juin, la guerre civile n'a eu pour résultat que de vaincre momentanément le socialisme, en dévoilant sa puissance, tandis qu'au mois de mars, la guerre, ci vile aurait, selon toute apparence, étouffé dans son berceau la République elle-même.

Maintenant, plaçons-nous dans l'hypothèse la plus favorable ; admettons que, le lendemain du renversement de la majorité, la bourgeoisie eût été contenue rien que par sa frayeur : toujours est-il que le commerce aurait reçu le coup de grâce ; que les capitaux, déjà trop prompts à se cacher, auraient pris la fuite de toutes parts ; que les ateliers se seraient fermés de plus belle ; qu'une perturbation générale, profonde, incalculable dans ses résultats, s'en serait suivie. Et la foule des affamés montait ; elle montait comme la mer !... Aurait-il fallu opérer, pour dominer la crise, ce brutal déménagement de la société qu'avec tant d'injustice M. Proudhon m'accuse d'avoir-rêvé et qui lui fait horreur ? Aurait-il fallu interner les capiteux par voie de décret, déclarer les frontières suspectes, faire fouiller les maisons, rétablir le maximum, porter la lampe au fond de chaque fortune, ressusciter la Terreur, et, en cas de résistance trop vive, relever l'échafaud que nous avions abattu ?

Mais quoi, ce n'est rien encore. Par quel gouvernement, au profit de quelles idées, avec quelle chance raisonnable de succès, tout cela se serait-il accompli ? Ces places que le renversement de la majorité du Conseil aurait laissées vides, est-ce que, d'aventure, personne ne se présentait pour les remplir ? Modifier une première fois le Gouvernement provisoire, n'était-ce pas encourager les ambitions rivales à le vouloir modifier une seconde fois, une troisième, et à tenir incessamment la brèche ouverte ? Il n'est pas un seul homme du parti démocratique qui en soit à ignorer combien profondes étaient, à cette époque, les divisions entre plusieurs personnages dont les candidatures au pouvoir reposaient sur des titres presque également considérables ; serait-on parvenu à s'entendre, et à s'entendre sans retard, — la situation pressait, — à s'entendre le jour même, sur l'heure, devant la bourgeoisie troublée, devant le Peuple ému, au plus fort des passions tumultueusement soulevées, malgré les rivalités inévitables de club à club au milieu de l'effroyable confusion produite par une contre, façon de Fructidor ?

Oh ! certes, ce n'est pas l'audace révolutionnaire qui me manque, lorsque je la crois féconde ; je l'ai assez prouvé au Luxembourg, et, pour peu qu'on en doute, on n'a qu'à interroger mes nombreux ennemis : leur haine, à cet égard, m'a rendu justice ! Mais remettre en question toute chose par un coup de main que ceux-ci m'auraient imputé à trahison et où ceux-là n'auraient vu que l'attentat d'une ambition en délire ; prouver aux départements attentifs qu'on ne les avait pas trompés en leur faisant peur de l'instabilité orageuse de tout pouvoir républicain ; courir, sans y être forcé par le fatum qui fit à Robespierre sa destinée, au-devant d'un autre 93, avec l'Empire pour dénouement ; mettre, enfin, mon pays au hasard des tempêtes, et renoncer à cette grande, à cette merveilleuse nouveauté : une révolution immense et calme... ah ! me reprocher d'avoir craint tout cela, c'est me reprocher de n'avoir pas été un insensé !

La vraie politique de la situation, la seule politique qui fût à la fois sage et forte, était celle que la minorité du Conseil adopta, et qui consistait à profiter de la secousse imprimée aux âmes vacillantes, pour faire, avec les membres de la majorité, et par eux, quoique malgré eux, la besogne révolutionnaire. Qu'on n'objecte pas la difficulté de l'entreprise : les faits répondent. N'avions-nous pas obtenu successivement la proclamation de la République, le suffrage universel, la reconnaissance formelle du droit au travail, l'établissement d'un système de propagande socialiste par le pouvoir ? Or, à la lecture de chaque décret qui était un pas vers l'avenir, que disait la partie contre-révolutionnaire de la nation ? Elle disait : Il faut que ceci soit bien nécessaire, puisque la nécessité en est reconnue par des hommes tels que MM. Marrast et Marie. En conséquence, elle se résignait, et la Révolution poursuivait sa route, traînant après elle, d'une main triomphante, ses ennemis silencieux.

Voilà pourquoi la journée du 17 mars fut un grand fait politique. Elle nous donnait, en opposition à la supériorité numérique de nos adversaires dans le Conseil, une autorité morale qui tendait à rendre la Révolution complètement maîtresse des affaires. Aussi n'est-il pas douteux pour moi que, sans le 16 avril, la face des choses était changée. Mais le 16 avril !... Qu'on se rappelle ce qui décida de la fortune de cette journée, et qu'on me prouve qu'il était logiquement possible de prévoir pareil désastre !

Après cela, que penser de M. Proudhon, lorsque, sans rire, il appelle le 17 mars la réaction de Louis Blanc ? De semblables puérilités sont au-dessous de toute critique : je ne m'y arrête pas. Le 17 mars a été l'ouvrage du Peuple. Silence aux calomniateurs !

Quant aux conséquences du 17 mars, elles furent heureuses, décisives ; et, à ce sujet, il faut répondre, une fois pour toutes, aux attaques chaque jour dirigées contre l'action du Gouvernement provisoire, et par les ennemis de la Révolution, et par ses faux amis.

Le sort qu'on parvint à faire à la République fut tien lamentable, n'est-ce pas ? Les fondateurs de cette République proscrits, l'intrigue et la trahison aux places d'honneur, les fuyards d'hier hurlant la guerre civile pour demain, la faim raillée ou niée quand elle implorait, et, quand elle s'irritait, menacée d'un coup d'épée, les partis, enfin, se mesurant des yeux et haletant sous la haine ; tel est le spectacle qui finit par se dérouler à nos regards.

Eh bien, je prétends que là est justement le titre de gloire des vrais républicains à qui le Peuple, en février, confia la Révolution, non-seulement parce que cette situation terrible prit naissance le jour où ils furent écartés du pouvoir, non-seulement parce qu'elle fut l'œuvre de leurs plus cruels ennemis, mais encore parce qu'elle montre quels obstacles sans nombre l'ancien état de la société opposait au régime nouveau, et quels efforts heureux il avait fallu pour arriver, malgré ces obstacles, à établir la République, à mettre en mouvement le suffrage universel, à sacrer le travail, à changer la devise de la France, et, dans l'espace de deux mois, à rapprocher d'un demi-siècle peut-être l'avènement de la justice.

Je vois d'ici se récrier les détracteurs de la Révolution, j'entends d'ici leurs clameurs... A leur aise ! ce n'est pas pour eux que j'écris. J'écris pour les clairvoyants et non pour les aveugles volontaires, pour ceux qui d'un pas résolu marchent vers le soleil levant et non pour ces fanatiques amants des ténèbres qui s'accroupissent autour d'un passé en ruine ; j'écris pour la vie et non pour la mort.

Oui, je le prédis sans crainte : les deux mois de mars et d'avril 1848 seront un des étonnements de l'histoire. Oui, lorsque, dans quelque temps d'ici, l'on se rappellera quelle société fut léguée à la Révolution de février par un demi-siècle de dépravation monarchique, quelles choses furent accomplies sous le Gouvernement provisoire, et par quels moyens, c'est à peine si elles paraîtront croyables.

Car enfin, y eut-il jamais éléments plus rebelles que ceux qui, en février, s'offraient au maniement d'un pouvoir républicain ? En dehors de ce peuple des grandes villes, si préoccupé de l'avenir et si intelligent, où était la France ? Au-dessus de ce peuple, y avait-il, je le demande, linéique autre passion que celle de l'or ? Une soif de bienêtre brutale et sans bornes, l'esprit de mercantilisme dans en qu'il a de plus grossier, la vanité dans ce qu'elle a de plus étroit, n'avaient-ils pas pris victorieusement, sous l'influence de Louis-Philippe, la place de toute forte pensée, de toute aspiration glorieuse, de tout élan de légitime orgueil, de tout dévouement ? Et la bourgeoisie n'en était-elle pas venue à s'inquiéter elle-même de cette corruption qu'elle suait par tous les pores ? Ajoutez à cela l'absence d'une éducation vraiment publique, l'empire des préjugés monarchiques sur les quatre cinquièmes de la nation, la nuit intellectuelle répandue sur les campagnes, la faiblesse numérique du parti républicain, les souvenirs de 93 hypocritement évoqués et dessinant au fond des imaginations effrayées la République en traits de sang : vous aurez alors le tableau fidèle de la société dont il s'agissait d'élever le destin.

 

Or, en deux mois, voici ce qui fut fait :

On consacra la République, c'est-à-dire le seul mode de gouvernement digne d'une nation majeure.

Le Peuple fut reconnu souverain et mis en possession de sa souveraineté par le suffrage universel.

L'inviolabilité de la vie humaine fut proclamée hautement ; le bourreau fut désavoué au nom de la civilisation ; l'esclavage des noirs fut aboli.

Un décret, oublié dans la fameuse nuit du 4 août, déclara les titres nobiliaires anéantis et effaça jusqu'aux derniers vestiges de l'aristocratie.

La contrainte par corps, abolie comme un sacrifice immoral de la liberté de l'homme à la puissance de l'argent, laissa vides des prisons qui se transformèrent en ateliers.

Le droit au travail, inscrit au nombre des droits les plus saints, prépara la chute de la tyrannie financière.

La réduction des heures données à un labeur manuel, par ordre de la pauvreté, rendit solennellement témoignage du droit de l'être humain à vivre de la vie de l'intelligence et de la vie du cœur.

La formule aux trois termes radieux qui prophétise tout l'avenir et l'embrasse, parut en lettres d'or sur les monuments, sur les drapeaux de la patrie, et, pour la graver dans les cœurs, ce fut — nouveauté remarquable — ce fut du haut du pouvoir qu'on prêcha au Peuple l'évangile de l'égalité.

Ah ! ce n'était donc rien que cela !

Qu'on songe maintenant aux ressources dont on pouvait disposer et aux moyens mis en usage. Voyons ! Où étaient nos canons, et nos soldats, et nos gendarmes, et nos juges en robes rouges ? Qu'on cite, qu'on cite, pendant ces deux mois, un individu que nous ayons arrêté, un domicile que nous ayons profané, un journal que nous ayons saisi, une insulte que nous ayons vengée, une voix calomnieuse à notre égard que nous ayons fait taire, une liberté que nous ayons confisquée, une violence que nous ayons ou exercée ou permise, une mère qui ait à nous demander son fils envoyé au bagne ou froidement assassiné le lendemain d'un combat ! Contre tant de résistances prévues, contre l'ancien égarement de l'opinion, contre la ligue des vieux préjugés, contre la corruption invétérée des uns et leur égoïsme en émoi, contre l'ignorance des autres, quelle était notre force ? La parole.

Et quand nous remîmes à la nation les pouvoirs que nous tenions des événements et du peuple de Paris, nous eûmes cette joie de voir la France entière s'incliner devant l'image de la République, s'imposant à ses ennemis et aux nôtres.

Disons les suites du 17 mars. Cette journée était apparue aux royalistes comme la révélation d'un nouvel uni-, vers. Plus que du bruit de la fusillade, plus que du roulement des canons sur le pavé, ils avaient pris alarme de ce silence épique du Peuple. Leur insomnie les retrouvait traversant Paris, ces calmes légions sorties tout à coup de tant d'ateliers fraternels. Quelle force pour des chefs d'Etat vraiment pénétrés de l'esprit de la Révolution ! Mais que vaudrait le levier d'Archimède aux mains d'hommes obstinés à vouloir l'immobilité du monde ?

La vérité est que le 17 mars avait profondément troublé la majorité du Gouvernement provisoire, M. de Lamartine surtout.

L'influence du 17 mars était, depuis, restée comme vivante dans le Conseil. Il y avait bien toujours sept votants d'un côté, quatre de l'autre ; mais, derrière les quatre, le souvenir du 17 mars faisait apparaître un cinquième votant... le Peuple. Esprit généreusement agité, intelligence mobile comme le progrès, âme susceptible d'enthousiasme, M. Crémieux en avait pris son parti résolument ; mais, de tous les membres de la majorité, c'était le seul qui penchât à se livrer tout entier à la Révolution. M. Arago, que la science avait trop distrait de la politique, s'arrêtait étonné devant l'imprévu. M. Dupont (de l'Eure), un de ces hommes qu'on respecte et qu'on aime, alliés ou adversaires, avait contre la Révolution et contre son propre cœur sa vieillesse manifestement effrayée. MM. Garnier-Pagès et Marrast cachaient leur inquiétude, celui-ci sous une habile affectation de légèreté, celui-là sous les dehors d'une activité prompte à se répandre en paroles ; et, quant à M. Marie, cm devinait aisément ses appréhensions à sa bouche contractée, à son front soucieux, à ses regards qu'altérait le soupçon.

Pour ce qui est de M. de Lamartine, il avait plus particulièrement à reprocher au 17 mars d'avoir été l'œuvre des délégués du Luxembourg, et d'avoir fait passer en revue par le Gouvernement la grande, pacifique et puissante armée des corporations ouvrières. Car, lui qui était ai prodigue envers tous de ses avances et de ses caresses, lui qui recherchait avec tant d'empressement l'approbation des clubs pour en fortifier sa popularité de salon, lui qui entretenait des. rapports suivis avec Sobrier, lui qui se hasardait jusqu'à Blanqui, il s'était toujours montré aveuglément, opiniâtrement hostile au Luxembourg. Est-il vrai que le socialisme, officiellement discuté, lui ait déplu comme divisant l'attention publique ? Est-il vrai que, s'étant réservé la partie, théâtrale de la Révolution, il se soit inquiété de ce qui en était le. côté sérieux ? Est-il vrai que ses familiers l'aient poussé à combattre une popularité qui importunait la sienne ? Pour moi, j'ai toujours pensé que la haine dont M. de Lamartine m'honora était parfaitement désintéressée, loyale et sincère. Étranger à la science de l'économie politique, il prit de très-bonne foi en aversion des doctrines qu'il n'avait pas étudiées et que la nature de son esprit était, d'ailleurs, peu propre à approfondir. Entouré d'égoïstes qui abhorraient les idées sociales, pour les avoir trop comprises, il ne les jugea dangereuses, lui, que faute de les comprendre. A l'en plaindre, il y a plus de justice qu'à l'en blâmer.

De plus, l'encens des salons l'avait enivré. Spéculant sur son faible — un amour excessif de la louange— les ennemis de la République lui avaient répété sur tous les tons qu'à lui appartenait légitimement la gloire de sauver la société. Et lui, s'abandonna si bien à la séduction de ces artificieux éloges, que ce-fut auprès des personnes même les plus hostiles à la République, par ignorance, par position et par habitude, qu'il alla chercher sa règle de conduite. Le livre de lord Normanby met ceci hors de doute. Qui jamais se serait attendu à ce. qu'un membre du Gouvernement provisoire, un républicain, choisît pour conseiller habituel et pour confident un diplomate étranger, un membre de l'aristocratie anglaise, l'ambassadeur d'un, pays qui n'avait pas encore officiellement reconnu la République, un homme qui a écrit : Je dis hier à M. de Lamartine que, si j'étais Français et républicain, et je suis aussi peu l'un que l'autre[1]...

En ce qui touche les démarches secrètes de M. de Lamartine, j'ignorais, à cette époque, beaucoup de choses dont j'ai été informé depuis ; j'ignorais, par exemple, qu'il cherchait dans l'armée et dans, les provinces une force au moyen de laquelle il pût dompter Paris, manœuvre renouvelée de l'ancien parti de la Gironde ; j'ignorais que, tout en prenant sans bruit sous sa protection le fantastique et très-peu orthodoxe établissement militaire de Sobrier, il dépêchait de mystérieux émissaires au général Négrier, qui, dans le Nord, commandait une armée de 29.000 hommes[2], et se concertait avec M. Marrast pour faire, de l'Hôtel-de-Ville, une forteresse. Mais ce qui ne m'apparaissait que trop clairement, c'est qu'il entrait de plus en plus en défiance du Peuple, et n'était pas éloigné d'invoquer, s'il le fallait, la puissance des baïonnettes contre des idées qu'il eût mieux valu étudier.

Un mois s'était écoulé depuis le 17 mars. Encouragés par l'impassible modération du Gouvernement provisoire, les partis vaincus commençaient à relever la tète et se répandaient en discours pleins de menaces. Quanta la presse royaliste, certaine de l'impunité, elle attaquait sans relâche, elle insultait, elle calomniait un pouvoir qu'elle savait résolu à respecter, dans les injures mêmes dirigées contre lui, la présence de l'a liberté.

De leur côté, les représentants des corporations attendaient avec une impatience légitime et croissante qu'on s'attaquât à leur ennemi, la misère ; ils reprochaient au gouvernement né de la Révolution d'hésiter devant un problème qui, résolu, était toute cette révolution ; tournant un regard inquiet vers les provinces, vers les campagnes, encore à demi plongées dans les ténèbres, ils se demandaient si leurs espérances n'allaient pas rester étouffées au fond des urnes, sous ce nombre trop considérable, hélas ! de boules qui appartiennent aux influences de position et de fortune, à l'intrigue, à l'ignorance, au hasard. Il fallait donc appuyer le Gouvernement provisoire, l'encourager au bien par des témoignages non équivoques de sympathie, mais en même temps le pousser à une généreuse initiative, et lui rappeler que, dans ses préoccupations, les moyens de détruire le prolétariat réclamaient la première place.

Telle était la disposition des esprits, lorsque je reçus une lettre de mon ami M. Guinard, qui commandait, sous le général Courtais, la garde nationale. Elle m'informait qu'on était en train de composer l'état-major, et qu'on pensait utile d'y introduire quatorze officiers appartenant à la classe ouvrière. Restait à pourvoir à l'élection de ces officiers par leurs camarades.

L'occasion me parut favorable pour prouver à la majorité du Conseil qu'en pressant la solution des questions relatives à l'amélioration du sort des classes laborieuses et souffrantes, je ne faisais qu'exprimer un désir populaire très-vivement senti. Il fut donc convenu entre les délégués du Luxembourg et moi qu'après s'être rassemblés au Champ de Mars et y avoir élu les quatorze officiers, les corporations se dirigeraient en bon ordre, comme au 17 mars, vers l'Hôtel-de-ville, et y apporteraient au Gouvernement provisoire, en même temps que l'expression de leurs vœux, celle de leurs sympathies, qu'on devait témoigner par une offrande patriotique.

A cet égard, nulle dénégation possible : la preuve de ce que j'avance est écrite au Moniteur[3] et dans la pétition même que les ouvriers, le 16 avril, vinrent lire à l'Hôtel-de-Ville. La voici :

Citoyens, la réaction lève la tête ; la calomnie, cette arme favorite des hommes sans principes et sans honneur, déverse de tous côtés son venin contagieux sur les véritables amis du Peuple. C'est à nous, hommes de la Révolution, hommes d'action et de dévouement, qu'il appartient de déclarer au Gouvernement provisoire que le Peuple veut la République démocratique ; que le Peuple veut l'abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme ; que le Peuple veut l'organisation du travail par l'association. — Vive la République ! Vive le Gouvernement provisoire !

 

Ces derniers mots qui résumaient la pétition en la terminant, la recommandation adressée aux ouvriers de se rassembler sans armes, l'offrande que venait faire à la richesse publique l'association de leurs généreuses misères, les mesures concertées d'avance pour que des personnes étrangères à la manifestation ne pussent point essayer d'en changer le caractère et le but, tout cela prouvait bien que le renversement d'une partie du Gouvernement provisoire était très-loin de l'esprit des travailleurs convoqués. Mais ils demandaient au pouvoir de s'occuper de l'organisation du travail par l'association. Et c'est ce qui mettait en émoi ou en fureur les ennemis de la Révolution.

Pour moi, j'agissais en tout ceci d'une manière si ouverte et avec tant de candeur, que, le 14 avril, deux jours avant la manifestation, j'annonçai en plein Conseil que les ouvriers se préparaient à venir présenter une pétition qui lèverait tous, les doutes sur la nécessité morale de s'occuper d'une question sans laquelle la République risquait de n'être qu'un vain mot ou une espèce de fraude. J'ajoutai que, du reste, on n'avait rien à craindre des pétitionnaires ; que la démonstration serait aussi pacifique que celle du 17 mars ; que des précautions préservatrices de l'ordre avaient été prises, et que le cri poussé par les ouvriers, sans distinction de majorité ou de minorité, serait : Vive le Gouvernement provisoire !

Le dirai-je ? Ces assurances ne produisirent pas l'effet que j'en attendais. L'idée d'un vœu émané du Peuple, exprimé d'une façon calme, respectueuse, sympathique même, mais dont la portée sociale était manifeste, effraya plus MM. de Lamartine, Marrast et Marie que n'eût pu faire la perspective d'une attaque à main armée ; et ils résolurent de remuer ciel et terre pour prévenir l'effet moral d'une aussi décisive démarche.

Le meilleur moyen d'y parvenir était de faire croire à la bourgeoisie que le mouvement des corporations se rapportait à un complot communiste ; qu'il se liait à je ne sais quelles machinations de M. Blanqui, devenu, par le mystère dont il s'entourait, le grand épouvantail du moment.

M. Marrast n'eut donc rien de plus pressé que de faire répandre parmi la garde nationale la sombre nouvelle que les ouvriers devaient, le 16 avril, renverser le Gouvernement provisoire ; que le mouvement avait un caractère communiste ; que les chefs de l'insurrection projetée étaient MM. Cabet et Blanqui.

Si jamais fable fut absurde, c'était celle-là.

Et d'abord, M. Cabet, non-seulement par tempérament, mais par principes, était opposé à toute tentative insurrectionnelle. Et nul ne pouvait s'y tromper ; car, dès le second jour de la Révolution, il avait fait afficher sur tous les murs de Paris la proclamation suivante, que plusieurs de mes lecteurs ne liront peut-être pas sans s'étonner de l'audace de certaines calomnies :

C'est l'union seule, l'ordre et la discipline qui peuvent, assurer au Peuple le fruit de sa, victoire, en garantissant ses droits et.ses intérêts.

Rallions-nous donc autour du Gouvernement provisoire, présidé par Dupont (de l'Eure), remplaçant l'odieux gouvernement qui vient de se rougir du sang des citoyens.

Appuyons ce Gouvernement provisoire, qui se déclare républicain et démocratique, qui proclame la souveraineté et l'unité de la nation, qui adopte la fraternité, l'égalité et la liberté pour principes...

Mais sachons réclamer toutes les conséquences de ces principes.

Demandons que tous les Français soient déclarés frères, égaux en devoirs et en droits sans aucune espèce de privilège, tous membres de la garde nationale, tous, électeurs, tous éligibles aux fonctions publiques, sans aucune vile condition d'argent.

Demandons le droit naturel et imprescriptible d'association, de réunion et de discussion ; la liberté individuelle, la liberté de la presse, sans entraves, sans cautionnement ni timbre.

Demandons la reconnaissance formelle du droit de vivre en travaillant, afin que le père de famille ne soit, plus réduit à l'affreuse nécessité d'abandonner sa femme et ses enfants pour aller mourir en combattant.

Fidèles à nos principes de fraternité, d'humanité et de modération, de raison et de justice, crions toujours et partout : Point de vengeance ! point de désordre ! point de violence ! point d'atteinte à la propriété ! mais inébranlable persévérance à demander tous les moyens que peut accepter la justice pour supprimer la misère.

Gardons-nous de réclamer l'application immédiate de nos doctrines communistes. Nous avons toujours dit quo nous, ne voulons leur triomphe que par la discussion, par la puissance de l'opinion publique, par le consentement individuel, et par la volonté nationale : restons fidèles à nos paroles.

Paris, 25 février 1848.

CABET.

 

Voilà pour le complot communiste. Quant au rôle assigné à M. Blanqui, il importe de savoir qu'entre M. Blanqui et le Luxembourg il n'y eut jamais rien de commun.

D'ailleurs, à supposer que M. Blanqui voulût le renversement du Gouvernement provisoire, c'était abuser d'une façon bien étrange de la crédulité publique, que de mêler son nom à la démarche méditée par les corporations ouvrières. Mais ceux qui redoutaient l'effet d'une pétition présentée par cent mille ouvriers en faveur de l'organisation du travail, étaient intéressés à créer dans le public une immense confusion d'idées, et c'est à quoi ils brûlaient d'arriver coûte que coûte.

Un fait extraordinaire, ignoré alors et sur lequel je reviendrai tout à l'heure, est celui-ci : le 15 avril, la veille, même de la manifestation projetée, M. Blanqui, que je connaissais de nom seulement, mais dont on se disposait à me faire le complice dans des rumeurs artificieusement calculées, M. Blanqui, le grand conspirateur des étreintes duquel M. de Lamartine allait sauver la société, eut une entrevue secrète... avec qui ? Avec moi ? Non : avec M. de Lamartine[4] !

Or, pendant ce temps, M. Marrast mettait l'Hôtel-de-Ville en état de défense, comme s'il eût été question d'un siège à soutenir, et plaçait sous les ordres du colonel Rey deux bataillons de la Garde mobile, récemment équipés.

Ce n'est pas tout. Dans la nuit du 15 au 16, M. Ledru-Rollin, au ministère de l'intérieur, fut circonvenu par plusieurs personnes qui, à force de lui faire peur des prétendus projets de M. Blanqui et de l'ascendant du Luxembourg, le poussèrent à une démarche dont les suites furent lamentables et ont dû être, depuis, bien amèrement déplorées par lui-même. Ministre de l'intérieur, il avait seul le droit de rassembler la Garde nationale en ordonnant le rappel. Trompé par de faux rapports et les discours de son entourage, il se lève de bonne heure le 16 avril, court chez M. de Lamartine pour s'entretenir avec lui des événements qui se préparent, et, persuadé par ce dernier, se décide à faire battre le rappel[5].

A ce signal, la garde nationale se réunit à la hâte, se rend de tous les côtés à l'Hôtel-de-Ville, en occupe les avenues, et, armée jusqu'aux dents, attend les ouvriers qui, tandis que ces choses étranges se passaient, ne songeaient, au Champ de Mars, qu'à la collecte qu'ils étaient convenus d'offrir, comme présent patriotique, au Gouvernement provisoire !

Il avait été dit que, le 16 avril, il y aurait conseil, rue de Rivoli, au ministère des finances, et que tous les membres du Gouvernement provisoire y assisteraient. A notre grande surprise, M. de Lamartine y manqua. nous apprîmes qu'il s'était rendu à l'Hôtel-de-Ville, et nous crûmes devoir en prendre le chemin, chacun de notre côté. Je partis avec Albert.

Que s'était-il donc passé ? Dans sa Lettre aux dix départements, M. de Lamartine raconte lui-même qu'à six heures du matin, des hommes zélés étaient venus le prévenir que les clubs avaient passé la huit en délibération ; qu'ils s'étaient déclarés en permanence ; qu'ils avaient décidé son ostracisme ; qu'un comité de salut public avait été proclamé, comité composé de quelques membres du Gouvernement provisoire, désignés à leur insu, et de certains noms alors investis d'une puissance d'agitation ; que ces clubs et leurs affiliés allaient se mettre à la tête des ouvriers réunis au Champ de Mars pour une élection, les entraîner à l'Hôtel-de-Ville et y consommer leur attentat contre le Gouvernement provisoire.

Etranges renseignements ! Voici des milliers d'ouvriers qu'on accuse de fournir une armée à des conspirateurs pour renverser un gouvernement ; et il se trouve que chacun de ces ouvriers laisse chez lui son fusil ! il se trouve que ces factieux qui doivent assiéger l'Hôtel-de-Ville, apportent pacifiquement à l'Hôtel-de-Ville une patriotique offrande contenue dans un chariot ! il se trouve que ces insurgés, qui ont résolu de renverser le Gouvernement provisoire, terminent par ces mots : Vive le Gouvernement provisoire ! la pétition qu'ils viennent lui soumettre !

Non, non, il n'est pas vrai que la convocation des ouvriers ait répondu à un projet quelconque de complot ; non, il n'est pas vrai que le Gouvernement ait couru, à cette occasion, le moindre péril. Ce qui est vrai, c'est que la contre-révolution, qui se cachait alors, mais qui se cachait partout, et jusqu'au fond des couloirs de l'Hôtel-de-Ville, avait intérêt à transformer, dans les alarmes de l'opinion trompée, cent mille pétitionnaires pacifiques en cent mille furieux, afin de donner lieu ainsi à une intervention violente de la garde nationale. A tout prix on voulait détruire l'impression produite par la manifestation du 17 mars, et l'on espérait d'autant mieux y réussir que, les ouvriers devant se réunir sans armes, il s'agissait tout simplement de leur opposer des hommes armés. Mais, pour cela, que fallait-il ? Arriver à faire battre le rappel. Et comment faire battre le rappel sans un prétexte ? De là le bruit artificieusement répandu qu'une vaste conspiration était ourdie ; qu'un comité de salut public venait d'être formé ; que le Gouvernement provisoire allait périr.

Le fait est qu'après le 16 avril, je demandai formellement qu'une enquête officielle fût ordonnée sur ce complot dont on avait tant parlé. Appuyée par M. Ledru-Rollin, cette proposition passa. M. Landrin fut appelé. Nous le chargeâmes de poursuivre activement une instruction destinée à mettre au jour les prétendues menées des prétendus conspirateurs. En faisant ordonner une enquête, j'étais sûr d'avance qu'elle n'aurait pour résultat que de dévoiler une intrigue de la contre-révolution. Ce qui est certain, c'est que l'enquête eut lieu et n'attesta que le néant de cette conspiration révolutionnaire du 16 avril, péril imaginaire, encore une fois, prétexte d'une portée qu'il m'en coûte trop de qualifier.

Il faut tout dire : on mit en avant des inquiétudes simulées pour masquer les inquiétudes réelles. L'ascendant que le Luxembourg avait pris sur le Peuple ; l'effet moral d'un second 17 mars ; le spectacle d'une manifestation d'autant plus imposante qu'elle devait être pacifique ; la revue, enfin-, la solennelle revue des forces du socialisme, c'est-à-dire du monde nouveau, voilà ce qu'on redoutait, mais ce qu'on ne pouvait pas dire.

Tel est l'aspect sous lequel doivent être envisagées et jugées les mesures prises par M. de Lamartine dans la matinée du 16 avril, mesures qui eussent été sans valeur, sans portée et sans résultat, si M. Ledru-Rollin, trompé, n'avait pas fait battre le rappel.

Comment exprimer de quelle douleur, Albert et moi, nous fûmes saisis, lorsque, en approchant de l'Hôtel-de-Ville, nous vîmes la place de Grève hérissée de baïonnettes et la maison commune changée en forteresse ? Pourquoi cet appareil de guerre ? Contre qui ce luxe de précautions menaçantes ? Etait-ce contre ces ouvriers qui, dans ce moment même, formaient de leurs derniers centimes, noblement rassemblés, une collecte destinée au Gouvernement provisoire ? Etait-ce contre ces pétitionnaires qui allaient venir sans-armes et au cri de Vive le Gouvernement provisoire ! émettre devant un pouvoir républicain le vœu le plus légitime, le plus sacré qui fut jamais ? On parlait d'un mystérieux comité de salut public, on nommait Blanqui ; mais s'il était vrai qu'en effet des agitateurs eussent projeté le renversement de la majorité du Conseil, auraient-ils pu réussir sans l'appui des ouvriers rassemblés au Champ de Mars ? Evidemment, non. Or, nous savions que cet appui n'avait été ni promis ni même réclamé. Pourquoi donc, et contre qui cet appareil de guerre ?

Ce fut sous l'empire d'une amère et sombre sollicitude qu'Albert et moi nous entrâmes à l'Hôtel-de-Ville. Il offrait, en cet instant, le plus singulier spectacle. La défiance éclatait dans tous les regards ; une anxiété vague se peignait sur tous les visages ; les uns couraient de côté et d'autre d'un air effaré ; les autres, immobiles et comme frappés de stupeur, regardaient passer devant eux cette agitation sans but. A travers le flux et le reflux des hommes armés qui inondaient les escaliers et les corridors, nous pénétrâmes dans la salle du Conseil, où M. de Lamartine était occupé à écrire. Aux observations que nous lui adressâmes, il répondit, non pas comme il l'a cru depuis[6], avec fierté et une colère mal contenue, mais, au contraire, avec sa politesse habituelle et la réserve que lui commandait le caractère des deux hommes qui lui parlaient ; car il n'était pas sans nous connaître ! Et rien ne se passa, en cette occasion, qui puisse expliquer les vanteri.es que lord Normanby attribue en ces termes à M. de Lamartine : Lamartine imposa silence à M. Louis Blanc, disant que, si on le forçait à parler, on trouverait qu'il avait connaissance de certaines choses dont on pourrait se repentir d'avoir provoqué la révélation. M. Louis Blanc comprit et ne répondit pas[7].

On verra jusqu'à quel point ce langage, de la part de M. de Lamartine, était impossible, quand j'aurai montré, quelques pages plus loin, quelle était la personne intéressée à ce que certaines choses restassent secrètes !

Pendant ce temps, des inconnus allaient semant dans chaque quartier de la ville des mensonges dont l'effet avait été perfidement prévu. Vers le milieu du jour, un homme courut au Luxembourg annoncer que j'avais été tué d'un coup de poignard au club de l'Hippodrome, et, avant qu'on eût pu l'interroger, il avait disparu. Presque au même instant, l'on apprit qu'un messager achevai parcourait rapidement le faubourg du Temple et répandait partout la nouvelle que je venais d'être assassiné. C'était aussi ce qu'annonçaient à grand bruit, dans le faubourg Saint-Marceau, les tambours chargés de battre le rappel. On entendit crier par les rues : Le Luxembourg est menacé ! D'où un mouvement de trépidation qui aurait pu amener les plus grands désastres. Une compagnie d'étudiants valeureux alla au Luxembourg offrir ses services ; elle y resta en armes jusqu'au mardi soir. A son tour, la Société des Droits de l'homme envoya prévenir que de nombreuses permanences avaient été disposées dans les 11e et 12e arrondissements, et qu'au premier signal, 3.000 hommes occuperaient la cour du palais.

Sur un autre point de Paris, au Champ de Mars, des émissaires avaient secrètement reçu mission d'ameuter les classes ouvrières et de faire tourner en révolte la manifestation projetée. Le mot d'ordre était : Ledru-Rollin a été pendu et Louis Blanc assassiné[8]. Exécrable provocation à la guerre civile, et qui aurait eu peut-être un succès horrible, si, heureusement, pour en détruire l'effet et en démentir la formule, les délégués du Luxembourg n'avaient pas été là !

L'Hôtel-de-Ville, comme je l'ai déjà dit, était devenu place de guerre, et c'était la baïonnette au bout du fusil que la garde nationale en défendait les abords. Lorsque, après avoir longé les quais dans le même ordre, avec la même attitude qu'au 17 mars, les corporations ouvrières touchèrent à la Grève, la garde nationale leur barra le passage, et leurs délégués ne parvinrent qu'à grand'peine à pénétrer jusqu'à l'Hôtel-de-Ville. J'y étais, avec mes collègues, dans la salle du Conseil, quand, la porte s'ouvrant, une voix cria que les délégués des corporations avaient paru ; qu'ils parlaient d'en appeler de l'injure qu'on leur faisait à la place publique soulevée ; qu'ils demandaient ' violemment à me voir. Je courus à eux aussitôt, suivi d'un j de mes collègues, M. Crémieux. Ils étaient, en effet, dans j un accès d'indignation inexprimable. Quoi ! s'écrièrent-ils avec véhémence en m'apercevant, nous venons ici assurer le Gouvernement provisoire de nos sympathies, de notre appui ; nous venons, sans armes, lui faire connaître nos vœux ; nous venons, précédés d'un chariot qui porte l'offrande de nos dernières ressources aux besoins de la République... et l'on nous reçoit comme des factieux ! et l'on ferme au Peuple la place de Grève et aux députés de ce Peuple, les agents du maire de Paris n'ont su ménager qu'une réception pleine d'insulte !

Les circonstances ne motivaient que trop cet emportement. Toutefois, je m'empressai de le calmer par des paroles conciliatrices. Rejetant sur la nature des bruits qui ; avaient couru les préparatifs et la réception dont les délégués repoussaient avec tant de vivacité l'injure inattendue, je ne négligeai rien pour détourner de la République le danger d'un conflit où, ce jour-là, le Peuple eût été écrasé. Les représentants des corporations ayant demandé pourquoi il était interdit aux ouvriers de défiler devant l'Hôtel-de-Ville, je mandai le colonel Rey et je lui ordonnai de prendre, pour que cette démonstration eût lieu, toutes les dispositions convenables. Il s'agissait de tracer un chemin à travers la garde nationale qui couvrait la place de Grève : je recommandai au colonel Rey de pourvoir à ce que ce chemin passât le long de l'Hôtel-de-Ville. Mais tout loyal effort échoua contre un mauvais vouloir qu'encourageaient bassement d'obscurs émissaires de la mairie de Paris, cachés dans la foule. Les ouvriers, sans armes, furent donc obligés de défiler entre deux masses compactes de gardes nationaux armés, sur une longue ligne, fort étroite, et qu'on affectait de couper, de dix minutes en dix minutes, pour enlever à la manifestation ce qu'elle aurait pu avoir d'imposant. Placé aune fenêtre de l'Hôtel-de-Ville, je vis de loin des milliers de chapeaux agités en l'air, des milliers de bras étendus ; mais-les cris d'affection, d'enthousiasme, de fraternel espoir que poussaient les travailleurs n'arrivaient pas jusqu'à moi, étouffés qu'ils étaient par un cri de haine, le premier.que la contre-révolution eût fait entendre : A bas les communistes !

Après le défilé des corporations, la garde nationale s'étant insensiblement écoulée, une immense foule de peuple envahit la place de Grève, qu'à son tour elle occupa tout entière. Voici en quels termes le Moniteur raconte ce qui eut lieu alors :

Vers cinq heures environ, le bruit s'étant répandu que les jours de quelques membres du Gouvernement avaient été menacés, une foule immense est venue sur la place de l'Hôtel-de-Ville les demander à grands cris. Les apercevant bientôt à une des fenêtres de l'Hôtel-de-Ville, le Peuple a témoigné sa joie par les plus vives acclamations. Parmi les députations, il y en avait une qui était venue, dès le matin, de la commune d'Ivry, conduite par le même sentiment d'inquiétude. Elle est entrée l'arme au bras pour demander avec instance le citoyen Louis Blanc. Ce citoyen s'étant rendu à cet appel, la députation a salué sa présence avec enthousiasme[9].

 

Ainsi furent déçus, dans une partie de leurs espérances, ceux qui, sur de fausses nouvelles, avaient fondé de honteux calculs. Mais, sous d'autres rapports, il y avait eu victoire, puisque la manifestation avait été troublée. Triste victoire, d'ailleurs, dans laquelle l'intrigue n'eut pas même, quoique heureuse, les honneurs de l'habileté ! Car, que fallait-il pour que le génie de la ruse succombât misérablement ? Que l'ordre du rappel ne fût pas donné ? Et qui pouvait prévoir qu'il le serait ?

La nuit était descendue sur Paris. De tous les membres du Gouvernement provisoire, il ne restait plus à l'Hôtel-de-Ville, dans la salle du Conseil, que mon collègue Flocon et moi. Sur la place de Grève, quelques groupes attardés témoignaient seuls du récent passage de la multitude et des émotions du jour. Cependant, le cri : Mort aux communistes ! retentissait, poussé avec plus de force, avec plus de violence, à mesure que la foule diminuait. M. Flocon me fit part alors d'une remarque de nature à jeter une triste lumière sur les événements. Voyez-vous, me dit-il en me montrant une centaine d'individus à figure sinistre qui se tenaient pressés contre la grille de l'Hôtel-de-Ville, voyez-vous ces hommes ? Ils sont là depuis ce matin : je les ai observés attentivement, et il n'est pas douteux pour moi qu'ils n'appartiennent à une police particulière. Ce personnage à lunettes vertes que vous apercevez au milieu d'eux les dirige, et c'est à un signal donné par lui que les clameurs s'élèvent.

Tout à coup, le bruit du tambour se fit entendre. C'était une légion delà Garde nationale qui arrivait, à la clarté des flambeaux. Pourquoi cette promenade quasi nocturne ? Celui-là seul aurait pu le dire qui l'avait provoquée ; et celui qui l'avait provoquée, quel était-il ? On nous nomma M. Marrast.

Je descendis sur la place avec M. Flocon pour voir défiler les gardes nationaux, et je pus me convaincre de la vérité des remarques de mon collègue. Pendant que les bataillons passaient devant l'Hôtel-de-Ville, les individus rangés contre la grille s'épuisaient à pousser des cris de haine et de mort, dont il s'agissait de renvoyer dans Paris le funèbre écho. Indigné, j'allai droit à un de ces malheureux, et je lui dis vivement : Pourquoi ceux dont vous demandez la mort méritent-ils de mourir ? Il balbutia qu'il l'ignorait ; qu'il criait ce qu'on lui avait ordonné de crier, et il se perdit dans la foule. La même épreuve, tentée, je crois, par M. Flocon, eut un résultat semblable Toutefois, sur ce dernier point, je n'oserais répondre de la fidélité de mes souvenirs[10].

Voilà quelle fut la première campagne de la contre-révolution contre le socialisme.

Le lendemain, émus d'une légitime et noble colère, les délégués du Luxembourg allaient porter à l'Hôtel-de-Ville la protestation suivante, document historique de la plus haute importance[11] :

Citoyens,

Notre manifestation d'hier a donné lieu à des manœuvres contre-révolutionnaires, à mille bruits mensongers, et aujourd'hui même elle reçoit, dans certains journaux, des commentaires aussi dangereux qu'absurdes.

D'un autre côté, les fausses rumeurs qui avaient précédé notre arrivée à l'Hôtel-de-Ville dans la journée d'hier, y ont donné lieu à un malentendu à propos duquel il est de notre devoir de nous expliquer nettement.

Nous commençons par affirmer sur l'honneur qu'en nous réunissant au Champ de Mars, pour nous rendre, de là, à l'Hôtel-de-Ville, notre but n'a pas été autre que celui-ci :

1°. Élire quatorze d'entre nous pour faire partie de l'état-major de la Garde nationale ;

2° Prouver que les idées d'organisation du travail et d'association, si courageusement soutenues par les hommes qui se sont dévoués à notre cause, sont les seules idées du Peuple, et que, suivant lui, la Révolution de février serait avortée, si elle ne devait pas avoir pour effet de mettre un terme à l'exploitation de l'homme par l'homme ;

3° Enfin, offrir au Gouvernement provisoire, après lui avoir exprimé nos vœux, l'appui de notre patriotisme contre les réacteurs.

 

Voilà ce qu'ont bien clairement prouvé la devise écrite sur les bannières de nos corporations, le texte de la pétition remise par nos députés à l'Hôtel-de-Ville, le calme inaltérable de notre attitude, et l'offrande apportée par nous au Gouvernement provisoire de la République.

D'où vient donc que la garde nationale a été convoquée extraordinairement et en armes comme en un jour de danger ? D'où vient qu'avant l'arrivée à l'Hôtel-de-Ville de nos représentants et amis, les citoyens Louis Blanc et Albert, nos délégués ont reçu un accueil qui avait tous les caractères de la défiance ?

Nous connaissons maintenant ce qui en est et nous allons le dire :

 

Précisément parce qu'ils savaient ce que notre manifestation avait de calme, de vraiment républicain et de favorable à la Révolution de février, les réacteurs ont d'abord fait courir le bruit que nous voulions renverser le Gouvernement provisoire au profit du citoyen Blanqui, de manière à exciter contre nous tous ceux qui voient dans l'existence du Gouvernement provisoire une garantie de l'ordre ! et de la liberté.

En même temps, des émissaires de la réaction allaient ; colportant cette monstrueuse calomnie, que les citoyens Louis Blanc et Albert nous avaient encouragés à scinder ; violemment le Gouvernement provisoire, calomnie contre laquelle nous protestons de toutes les forces de notre âme indignée.

Si nous avions voulu renverser le gouvernement ou le changer, nous ne nous serions pas réunis sans armes au Champ de Mars ; nous aurions pris des mesures pour nous trouver, non pas, comme hier, au nombre de 100.000, mais au nombre de 200.000, ce qui nous eût été facile ; enfin, nous n'aurions pas fait entre nous cette collecte que nous Gommes allés porter à l'Hôtel-de-Ville, et nous n'aurions pas terminé notre pétition par ces mots : Vive le Gouvernement provisoire !

Voilà ce qu'il était bon que nous fissions connaître s tous.

Nous devons aussi dénoncer comme une preuve des manœuvres employées par certains agents de la réaction, la nouvelle qu'on avait attenté aux jours du citoyen Louis Blanc, nouvelle semée, sans aucun cloute, dans des intentions de désordre, mais dont heureusement nous avons pu connaître la fausseté, et qui n'a servi qu'à prouver à tous combien était intime et profonde, quoi qu'en disent les réacteurs, l'union du Peuple et de ceux en qui il a mis sa confiance.

Il faut donc qu'on le sache bien : rien dans la journée d'hier n'était de nature à motiver les alarmes. Le Peuple sait qu'il est fort : il lui est permis de rester calme. Il est là pour défendre la Révolution, telle qu'il la comprend ; sous sa sauvegarde, elle ne périra pas.

Nous confions cette protestation au Gouvernement provisoire, et nous le prions de vouloir bien la rendre publique.

Paris, ce 17 avril 1848.

Les délégués des corporations,

LAGARDE, président du Comité central

DUMONT, GODIN, vice-présidents ;

 A. LEFAURE, secrétaire.

 

Bien que cette protestation vigoureuse fût une condamnation formelle des mesures prises par MM. Marrast et de Lamartine, aucun d'eux n'osa s'opposer à ce qu'elle reçût une publicité officielle, et elle parut dans le Moniteur du 18 avril, où chacun peut la lire.

La journée du 16 avril n'avait pas répondu complètement à l'attente des hommes qui, d'une main si imprudente, y avaient semé la haine et la discorde ; mais les partis vaincus en février avaient retrouvé la voix, et ils allaient évidemment se préparera déplus hardis desseins. il fallait réparer autant que possible le mal accompli, en adoptant des mesures énergiques, propres à saisir puissamment l'opinion et à prouver que la Révolution était toujours vivante ; qu'elle avait l'œil ouvert sur ses ennemis ; qu'elle n'entendait ni abdiquer ni fléchir. De là divers décrets qui parurent dans le Moniteur du 19 avril, et qui avaient pour but manifeste de raffermir l'action révolutionnaire ; de là l'avertissement officiel qui indiquait dans quelles attributions, strictement tracées, serait désormais enfermé le droit de faire battre le rappel, attendu que le rappel, battu intempestivement, était de nature à jeter le trouble dans la cité, à effrayer les esprits, à nuire au commerce, au travail, à l'industrie, en fatiguant inutilement la garde nationale : de là, enfin, une proclamation que je rédigeai moi-même, et dont le caractère n'a rien d'équivoque :

Convaincu que les droits, de la conscience humaine sont sacrés et inviolables ; qu'entre de vrais républicains il ne saurait exister d'autre lutte que la discussion, la discussion bienveillante et libre ; que l'union des esprits est bien près de s'accomplir quand elle a été préparée par l'union des cœurs ; que les ennemis de la République peuvent seuls être intéressés à répandre la défiance, à encourager aux dissentiments par des dénominations de parti qui bientôt, se traduisent en cris, hostiles aux personnes ;

Le Gouvernement provisoire déclare désapprouver de la manière la plus formelle tout cri provocateur, tout appel à la division entre les citoyens, toute atteinte portée à l'indépendance des opinions pacifiques.

Le Gouvernement qui a inscrit le mot Fraternité sur les étendards de la patrie ne saurait être qu'un pouvoir tutélaire et conciliateur.

Le cri qu'il aime à entendre, et on le trouvera toujours prêt à en donner le signal, c'est un cri de généreuse victoire, un cri de liberté, un cri d'espérance, c'est ce cri sauveur de Vive la République ![12]

 

Cette proclamation, écrite de ma main, fut signée par tous les membres du Gouvernement provisoire, et ne rencontra d'opposition ni de la part de M. de Lamartine ni de la part de M. Marrast.

L'attitude prise par le Gouvernement provisoire le lendemain même du 16 avril étonna la contre-révolution et la tint pendant quelques jours en respect ; mais, au bruit du rappel fatal, elle avait secoué son sommeil apparent ; elle s'était levée, et, depuis, elle resta debout. Ce qui en est advenu, on le sait aujourd'hui !

Je n'ai fait que mentionner en passant l'entrevue de M. de Lamartine avec M. Blanqui, la veille du 16 avril. M. Albert, qui en fut informé, vint me le dire, au Luxembourg. La chose me parut incroyable, et, comme je refusais d'y ajouter foi : Eh bien, s'écria Albert, quand nous serons au Conseil, j'affirmerai le fait en présence de M. de Lamartine : croirez-vous alors ? Là-dessus, nous nous rendons au Conseil. A peine étions-nous assis, qu'Albert, avec sa manière un peu rude mais honnête d'aller droit au but, dit à M. de Lamartine, en le regardant en face : Monsieur, vous avez vu Blanqui. Il y eut un mouvement général de surprise. Un instant embarrassé, M. de Lamartine se remit aussitôt, et répondit négligemment : Ah ! c'est vrai, messieurs, j'avais oublié de vous le dire. Eh bien, ce Blanqui, dont on fait un homme si terrible, est, après tout, un bon garçon.

Maintenant, qu'il y ait eu une entrevue, et qu'elle ait eu lieu à la date, très-importante et très-significative, du 15 avril, c'est ce que va prouver jusqu'à l'évidence l'extrait suivant du Procès de Bourges.

M. de Lamartine, appelé comme témoin, fut interrogé en ces termes par M. Blanqui :

LE CITOYEN BLANQUI. — Est-il vrai que je sois venu à vous, ainsi que l'ont rapporté certains journaux, armé d'une cuirasse, comme si j'eusse été un bravo ?

LE CITOYEN LAMARTINE. — Je dois dire qu'à cette époque je ne connaissais pas le citoyen Blanqui. Je partageais contre lui, jusqu'à un certain point, le préjugé qui, comme il vous l'a dit, produisit son effet un peu plus tard. Je savais seulement que le citoyen Blanqui était un homme d'un caractère et d'une intelligence remarquables. Je me trouvais connaître le citoyen Deflotte, officier de marine en retraite, qui était intimement lié avec Blanqui, et, je crois, membre de son club. Je lui demandai de me dire franchement ce qu'il pensait de Blanqui ; si une aussi belle intelligence n'était pas fatiguée de révolutions sanglantes et d'être condamnée à tourner sans cesse dans le tourbillon des agitations politiques. Deflotte me répondit que je me trompais fort ; que Blanqui était animé des meilleurs sentiments, ce dont je pouvais me convaincre par une entrevue avec lui. Quelques jours après, le citoyen Blanqui vint me voir ; et, avec un sourire sur les lèvres, j'allai à lui, et, lui tendant la main, je lui dis, par allusion aux rapports absurdes publiés par les journaux : Eh bien, citoyen Blanqui, est-ce que vous venez pour m'assassiner ? Je le conduisis dans mon cabinet, où nous eûmes une conversation qui dura trois heures, très-intéressante de la part de M. Blanqui. Nous passâmes en revue tous les sujets importants qui fixaient alors l'attention. Je crois juste de déclarer que, sur tous ces points, la propriété, la famille, la nécessité d'un gouvernement fort et unitaire, et celle de concentrer le pouvoir dans une assemblée nationale issue du suffrage universel et représentant la volonté populaire, je fus heureux d'entendre le citoyen Blanqui émettre des idées saines, exprimées d'une manière brillante. Et cependant, il n'était sous aucune espèce de contrainte ; nous conversions sur un pied parfait d'égalité. J'avais, de mon côté, la force morale ; lui, du sien, la puissance de l'agitation publique. Le résultat de cette conversation fut de me laisser une impression favorable, et de m'inspirer une juste estime pour les intentions et le caractère de M. Blanqui.

LE PROCUREUR DE LA RÉPUBLIQUE. — Quelle est la date de cette conversation ?

LE CITOYEN BLANQUI. — Le 15 avril.

LE CITOYEN LAMARTINE. — Je crois que le citoyen Blanqui est dans l'erreur ; c'était quelque temps avant.

LE CITOYEN BLANQUI. — Je vous demande pardon : permettez-moi de vous rappeler un fait qui rafraîchira vos, souvenirs. Dans le cours de notre ?conversation, il fut fait allusion à un article qui venait de paraître contre, moi. dans la Bévue rétrospective.

LE CITOYEN LAMARTINE. — C'est vrai.

LE CITOYEN BLANQUI. — Or, ma réponse à cet article, est du 13 avril.

LE CITOYEN LAMARTINE. — Oui ; mais elle n'était pas encore imprimée, ce qui rejetterait notre entrevue de, dix ou douze jours en arrière.

LE CITOYEN BLANQUI. — Ma réponse n'était pas imprimée, mais ce n'était pas de ma réponse que nous parlions. Voici Flotte, chez qui je demeurais, qui, si le jury a, la bonté d'entendre son témoignage, peut éclaircir ce point.

LE CITOYEN FLOTTE. — C'est Deflotte qui me pria de dire à Blanqui que vous (Lamartine) le recevriez ; Blanqui alla chez vous le matin du 15 avril.

LE CITOYEN LAMARTINE. — Vous vous trompez. S'il en avait été ainsi, j'aurais nécessairement parlé de ce qui devait arriver le lendemain, et j'aurais tâché de détourner le citoyen Blanqui d'y prendre part.

LE CITOYEN BLANQUI. — Voici le général Courtais qui fut par hasard informé de la visite et qui peut parler.

LE CITOYEN PRÉSIDENT. — Parlez, général.

LE CITOYEN COURTAIS. — Ce fut dans la matinée, du 15 avril, à six heures, que Blanqui alla chez Lamartine. Une personne, qui vit Blanqui entrer, me le dit le jour même. Le lendemain, recevant l'ordre de faire battre le rappel, et entendant dire que Blanqui était à la tête de la manifestation, je dis à Marrast : Mais il était hier chez Lamartine !

LE CITOYEN LAMARTINE. — Je ne suis pas mathématiquement certain de ce que j'avance, mais ma conviction est que le général Courtais se trompe sur ce point, qui, du reste, n'a aucune importance[13].

 

Le lecteur, qui sait à présent quel usage on fit, le 16 avril, du nom de M. Blanqui, jugera si le point en question n'est d'aucune importance ! Et, s'il est vrai qu'il y ait eu conspiration, comme lord Normanby l'assure[14], il décidera qui fut le conspirateur !

Toujours est-il que, quelques jours après le 16 avril, la majorité du Gouvernement provisoire ayant envoyé à M. Caussidière l'ordre d'arrêter M. Blanqui, — ordre qui n'avait d'autre but que l'éclaircissement de ce qui paraissait un mystère, — le préfet de police ne tarda pas à recevoir un contre-ordre, qui lui fut porté par M. Landrin, procureur général de la République.. Et la cause de ce contre-ordre était l'opposition formelle faite par M. de Lamartine à l'arrestation de M. Blanqui[15].

Les faits sont maintenant sous les yeux du lecteur : qu'il prononce !

 

 

 



[1] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 388.

[2] Voyez, sur ce point, l'Histoire du Gouvernement provisoire, par M. Elias Regnault, chef du cabinet du ministre de l'intérieur, à cette époque, p. 247.

[3] Voyez le Moniteur du 17 avril.

[4] Voyez plus loin pour les détails et la preuve.

[5] Sur les obsessions dont M. Ledru-Rollin fut entouré au ministère de l'intérieur, relativement au 16 avril, on peut consulter l'Histoire du Gouvernement provisoire, par M. Elias Regnault, chef du cabinet du ministre.

[6] Voyez son livre sur la Révolution de février, p. 331 du 2e volume.

[7] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 326.

[8] Voyez la Gazette des Tribunaux du 24 mars 1849. Procès de Bourges, déposition de Klein.

[9] Voyez le Moniteur du 17 avril 1848.

[10] Peut-être s'expliquera-t-on aisément le rôle que put jouer, dans la journée du 16 avril, certaine police occulte, si l'on veut méditer le passage suivant du rapport de M. Ducos sur les comptes du Gouvernement provisoire :

M. Armand Marrast, qui appartenait à la fraction modérée du Gouvernement provisoire, fut chargé, en sa qualité de maire de Paris, de faire une police particulière. D'après la déclaration de M. Marrast, d'après les témoignages nombreux que nous avons recueillis et dont nous parlerons plus tard, cette police n'eut rien d'officiel ; elle ne fut pas même le résultat d'une décision régulière et formelle ; mais elle n'en fut pas moins très-active et très-puissante. On peut dire qu'elle fut convenue entre les membres modérés du Gouvernement, à demi-mots et par accord mutuel. (Voyez le Moniteur du 26 avril 1849.)

[11] Voyez le Moniteur du 18 avril 1848.

[12] Voyez le Moniteur du 19 avril.

[13] Procès de Bourges devant la haute cour, Audience du 19 mars 1849.

[14] A Year of Revolution in Paris, t. I, p. 320.

[15] Mémoires de Caussidière, t. II, p. 51. On y trouve, renonciation formelle de ce fait et le contre-ordre.