HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE DOUZIÈME. — POLITIQUE EXTÉRIEURE DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE

 

 

Principe de l'intervention en faveur des peuples opprimés. — Comment l'entendaient la Convention et les Montagnards. — Article de la Constitution de 1793 consacrant ce principe. —Le manifeste à l'Europe, de M. de Lamartine. — Attitude de la République vis-à-vis des gouvernements étrangers. — Rôle historique de l'Angleterre en fait d'intervention. — Contradictions de lord Brougham. — Paragraphe du manifeste relatif aux traités de 1815. — Amendement introduit par la minorité du Conseil. — Indiscrétion de lord Normanby. — Le manifeste attaqué à la fois par les deux opinions extrêmes. — Que commandait la situation. — Italia fara da se. — Protestation du gouvernement sarde contre la présence d'un corps d'armée français au pied des Alpes. — Lettre de Mazzini à M. Jules Bastide, repoussant l'intervention. — Ressources militaires de la France, au 24 février. — Conseil de généraux opposé a toute guerre immédiate. — Déclaration analogue du Comité de défense. — 1793 et 1848. — La force de l'exemple. — Réveil des nationalités.

 

Les républicains français ont été accusés de réclamer pour leur pays le droit de secourir toute nation foulée aux pieds par une tyrannie étrangère : à Dieu ne plaise que je repousse cette accusation glorieuse ! Oui, je le reconnais, et bien haut, et avec orgueil, le parti dont je suis, estime que la force de la France appartient à l'humanité, et que la France se doit de mettre la défense d'un peuple opprimé sur la même ligne que sa conservation propre. Et un des principaux griefs des républicains français contre le gouvernement monarchique est que la nature de ce gouvernement le porte à sacrifier à des intérêts purement dynastiques ce qu'ils considèrent, eux, comme le plus sacré des devoirs et comme la politique vraiment nationale. Témoins de l'ardeur avec laquelle les gouvernements despotiques s'appuient les uns les autres, les républicains français ne voient pas pourquoi un peuple libre n'irait pas au secours d'un peuple ami qu'où opprime, et c'est pourquoi, sous le règne de Louis-Philippe, leur indignation fut si vive, lorsqu'ils entendirent Casimir Périer s'écrier du haut de la tribune parlementaire : Le sang français n'appartient qu'à la France.

Mais autant ils sont disposés à secourir les nationalités opprimées, soit en offrant leur médiation, soit en offrant leur argent, soit, quand il le faut, en tirant le glaive, autant ils sont opposés à toute guerre n'ayant d'autre mobile que l'ambition, d'autre principe que la gloire des armes, d'autre but que la conquête. La nécessité de la guerre en certaines circonstances n'est, à leurs yeux, qu'une preuve douloureuse de l'état d'enfance où se trouve encore le monde ; ils regardent le système des armées permanentes comme incompatible avec la liberté, et ils n'ignorent pas combien il est facile à un général victorieux de se transformer en tyran.

En 1792, quel fut l'homme par qui la guerre fut conjurée avec le plus de véhémence ? Robespierre. Ce fut en dépit de sa résistance, secondée par celle des Jacobins, que la France s'arma contre l'Autriche. Il est très-certain, il est historiquement établi — quoique le fait ne soit pas universellement connu — que la Convention, en 1793, fut forcée à la guerre par les provocations répétées et systématiques de Pitt, qui voulait la guerre à tout prix[1]. Et il ne faut pas oublier que la Constitution de 1793, œuvre des Montagnards, contient cette clause : Le peuple français ne s'immisce point dans le gouvernement des autres nations. Il ne souffre point que les autres nations s'immiscent dans le sien[2].

Mais, dans la pensée de Robespierre et des Montagnards, ce principe n'était applicable qu'aux circonstances ordinaires, et, en le posant, ils n'entendaient ni renoncer au droit ni se dispenser du devoir d'intervenir là où se produirait un acte de tyrannie entraînant une violation manifeste des lois-éternelles de l'humanité et de la justice. Car une autre clause de la Constitution de 1793 est celle-ci : Le peuple français est l'allié naturel des peuples libres ; et, quant à Robespierre, il n'hésita point à dire dans sa délia ration des Droits de l'Homme : Celui qui opprime une seule nation se déclare l'ennemi de toutes.

Telles étaient les idées du parti républicain concernant la politique extérieure, lorsque, le 2 mars 1848, le Gouvernement provisoire fut appelé à discuter le manifeste à l'Europe, rédigé par M. de Lamartine.

Trois questions étaient à résoudre :

Affirmerait-on, au nom du peuple français, le droit d'aider militairement les nationalités opprimées à s'affranchir du joug de l'étranger ?

Répudierait-on les traités de 1815 ?

Exprimerait-on le désir de conserver la paix ?

Sur le premier point, pas de difficulté ; et le passage suivant du manifeste de M. de Lamartine passa sans opposition :

Nous le disons hautement : si l'heure de la reconstruction de quelques nationalités opprimées en Europe ou ailleurs nous paraissait avoir sonné dans les décrets de la providence ; si la Suisse, notre alliée fidèle depuis François Ier, était contrainte ou menacée dans le mouvement de croissance qu'elle opère chez elle pour prêter une force de plus au faisceau des gouvernements démocratiques ; ti les États indépendants de l'Italie étaient envahis ; si l'on imposait des limites ou des obstacles à leurs transformations intérieures ; si on leur contestait à main armée la droit de s'allier entre eux pour consolider une patrie italienne, la République française se croirait en droit d'armer elle-même pour protéger ces mouvements légitimes de croissance ou de nationalité des peuples[3].

 

Il convient d'observer que la question était très-délicate. Les cas d'usurpation nationale ayant, en général, un caractère plus ou moins relatif et pouvant fournir matière à controverse, il est difficile, sinon impossible, de tracer d'avance une ligne invariable de démarcation entre le devoir d'intervention et la règle de non intervention. C'était donc une politique judicieuse que celle qui réservait à la France l'appréciation des causes, l'examen des circonstances et le choix du moment.

Cependant, même renfermée dans ces limites, l'affirmation du droit proclamé par le manifeste a donné naissance, contre le Gouvernement provisoire, aux attaques les plus extraordinaires. Nous avons entendu des hommes qui admirent Pitt pour avoir fomenté mainte révolte royaliste dans le but avoué de détruire la Convention, assemblée issue du suffrage universel, nous avons entendu ces hommes nous dénoncer comme d'audacieux violateurs du droit des gens. Nous avons entendu lord Brougham nous reprocher, avec une rage injurieuse et sotte, d'avoir professé la même doctrine que l'Angleterre professait, il y a quelques mois à peine, dans ses efforts pour délivrer Naples, non pas du joug d'un conquérant étranger, mais — tentative bien plus hardie — du despotisme d'un tyran indigène ! Si le principe de non-intervention est décidément inviolable, d'où vient, comme l'a très-bien fait remarquer M. Mill[4], que les gouvernements de l'Europe l'ont violé à trois reprises différentes, en intervenant, d'abord entre la Grèce et la Turquie, à Navarin ; puis, entre la Hollande et la Belgique, à Anvers ; puis, entre la Turquie et l'Egypte, à Saint-Jean-d'Acre ? Si la loi des nations, telle que lord Brougham la comprend, s'oppose d'une manière absolue à ce qu'un peuple se mêle des affaires d'un autre peuple, d'où vient qu'on a permis aux Russes de se joindre à l'Autriche pour accabler la Hongrie ? Serait-ce qu'un principe, faux quand il protège les opprimés, devient vrai et sacré quand il favorise l'oppression ?...

Touchant les traités de 1815, le projet soumis au Gouvernement provisoire était loin d'être explicite. M. de Lamartine craignait évidemment que son manifeste ne retentît en Europe comme un bruit de clairon. Je protestai contre cet excès de prudence, et montrai le danger de laisser indécise une question aussi importante que celle des traités de 1815. On peut dire sans exagération qu'au souvenir de ces traités, il n'est fibre de la France qui ne tressaille. Ils nous furent imposés par la conquête ; ils furent signés, en notre nom, par un gouvernement dont nous ne voulions pas ; ils furent conclus, avant que l'ennemi eut quitté notre territoire, au milieu des circonstances les plus propres à nous faire monter le rouge au front, et dans le but, proclamé à voix haute, de mettre la France aussi bas que possible. Au fond, c'était de l'emprisonner qu'il s'agissait. Tandis que l'Angleterre, la Prusse, la Russie, se pouvaient vanter d'avoir, durant les dernières cinquante années, considérablement élargi leur domaine, il fallait que la France, elle, se résignât à être moins grande qu'elle ne l'avait été sous Louis XV[5]. La France devait-elle, pouvait-elle, se considérer comme liée pour toujours par des engagements de cette espèce ? Une pareille prétention eût été folle, de la part des autres parties contractantes, lesquelles ne s'étaient jamais fait scrupule de violer ces mêmes traités, toutes les fois qu'elles y avaient eu intérêt. Après ce qui s'était passé à Cracovie, en Italie, en Hongrie, comment voir dans les traités de 1815 autre chose qu'un chiffon de papier que nos ennemis eux-mêmes s'étaient accordés à mettre en lambeaux ? Je n'hésitai donc pas à proposer qu'on les déclarât hardiment non-avenus. Et, je dois le dire, ce sentiment était celui de tous les membres du Conseil. Seulement la minorité, dont j'étais, se montrait moins préoccupée que la majorité, de la crainte d'offenser les gouvernements étrangers, et, parla, de compromettre la paix. Pour trancher la difficulté, on eut recours à un compromis qui consistait : d'une part, à répudier solennellement les traités de 1815 en tant qu'obligatoires ; et, d'autre part, à accepter les arrangements territoriaux existants, comme faits à modifier, soit par voie de négociation, soit par l'adoption de mesures plus énergiques, selon les circonstances. De là, l'adoption du passage suivant :

Les traités de 1815 n'existent plus en droit, aux yeux de la République française ; toutefois, les circonscriptions territoriales de ces traités sont un fait qu'elle admet comme base et comme point de départ dans ses rapports avec les autres nations. Mais, si les traités de 1815 n'existent plus que comme faits à modifier d'un commun accord, et si la République déclare hautement qu'elle a pour droit et pour mission d'arriver régulièrement et pacifiquement à ces modifications, le bon sens, la modération, la conscience, la prudence de la République existent, et sont pour l'Europe une meilleure et plus honorable garantie que les lettres de ces traités, si souvent violés ou modifiés, par elle[6].

 

Je lis dans le livre de lord Normanby :

3 mars. Lamartine m'a dit aujourd'hui qu'il désirait me faire connaître la substance de son manifeste à l'Europe, discuté hier en Conseil, et qui sera publié dans : deux ou trois jours. Vous n'ignorez pas, m'a-t-il dit, quel a été, pendant ces trente dernières années, le sentiment de la France au sujet des traités de 1815, et combien cette humiliation est restée vivante dans les souvenirs. Il a ajouté qu'il aurait désiré n'avoir pas à en parler du tout, mais que cela avait paru impossible. Il serait obligé de faire allusion à la manière dont ils avaient été violés[7].

 

Je refuse de croire, pour l'honneur de M. de Lamartine, que la mémoire de lord Normanby, en cette occasion, ne se soit pas trouvée en défaut. Comment comprendre une indiscrétion pareille ? Si M. de Lamartine avait effectivement ressenti la répugnance que lord Normanby lui attribue, est-il vraisemblable qu'il en eût confié le secret à un diplomate étranger ?

La question de savoir si la République française exprimerait le désir de conserver la paix ne provoqua aucune discussion. Néanmoins, j'ai lieu de croire que, sur ce point, la rédaction du manifeste ne répondait pas tout à fait aux sentiments de la minorité du Conseil. Pour ma part, j'aurais voulu plus de réserve dans le langage. Je trouvais que c'était dépasser le but que de dire, par exemple : La République française désire entrer dans la famille des gouvernements institués, sans compter que de pareils mots n'étaient guère d'accord avec ceux-ci, beaucoup plus de mon goût : La République n'a pas besoin d'être reconnue, pour exister. Quoi qu'il en soit, la modification relative aux traités de 1815 une fois adoptée, il était difficile de nier qu'à tout prendre, le manifeste de M. de Lamartine ne fût l'éloquente déclaration de la seule politique qui fût alors possible.

Cette politique, cependant, a été fort attaquée, et par des hommes partant de deux points de vue opposés. Les uns nous ont reproché d'avoir déchaîné sur l'Europe l'esprit de désordre aveugle et d'anarchie ; les autres de n'avoir pas appuyé suffisamment les agitations fécondes de la liberté.

Ce que pèse le premier chef d'accusation, on vient de le voir : le second n'est pas mieux fondé.

Quelle était la situation ? En 1792, l'Europe entière s'était levée en armes contre nous : en 1848, rien de tel n'était à craindre ; nulle coalition militaire ne menaçait et ne pouvait menacer le berceau de la République ; soit enseignement de l'expérience, soit pression des difficultés intérieures, les gouvernements étrangers paraissaient bien décidés à s'abstenir, pourvu qu'on ne les attaquât point. L'Angleterre, qui avait été l'âme des premières coalitions contre nous, promettait une alliée à la France, en cas de paix, tandis qu'en essayant de mettre le feu au monde, nous risquions de l'avoir pour ennemie. Et, d'ailleurs, quelle certitude qu'en se pressant d'étendre une protection armée sur des nations non encore préparées à une lutte décisive, la France n'aurait pas éveillé leurs défiances plutôt que leur sympathie ? Les Allemands gardaient un souvenir amer de l'occupation révolutionnaire de Mayence et rie Francfort par les Français ; la fameuse chanson du Rhin n'était pas oubliée chez eux, même parmi les démocrates ; et, quant aux patriotes italiens, leur idée dominante était, nous le savions à n'en pas douter, qu'un peuple est indigne d'être indépendant, qui ne sait pas conquérir son indépendance. Une armée franchissant les Alpes n'eût été vue qu'avec un sentiment mêlé d'inquiétude et d'orgueil blessé. Quoi de plus clair que l'avertissement contenu dans ce mot d'ordre italien : Italia fara da se ?

Au reste, de la généreuse sollicitude du Gouvernement provisoire envers les peuples opprimés et des obstacles qu'elle rencontra de la part de ceux qui semblaient appelés à en recueillir le bénéfice, il existe de nombreux, d'irrécusables témoignages.

On se rappelle qu'à la suite de l'insurrection sicilienne, Milan s'agita, et que, la Révolution de février éclatant sur ces entrefaites, les symptômes d'un soulèvement prochain se manifestèrent en Lombardie. Promettre à ce soulèvement l'appui de la France, par une démarche éclatante, c'était braver l'Autriche ; et dans quel moment ? Dans un moment où, comme je le dirai tout à l'heure, nous n'avions à notre disposition qu'une armée désorganisée et un trésor vide. Le Gouvernement provisoire n'hésita point cependant ; et un de ses premiers actes fut de réunir au pied des Alpes un corps de 30.000 hommes, chargé de protéger, au besoin, les mouvements de l'indépendance italienne. Mais qu'arriva-t-il ? Milan n'eut pas plutôt forcé le maréchal Radetzky à la retraite, et Venise n'eut pas plutôt chassé l'étranger, qu'à la lueur de la traînée de poudre allumée à Pavie, à Brescia, à Crémone, à Bergame, Charles-Albert, roi de Piémont, se jeta en Lombardie, l'épée à la main. Réclama-t-il, en cette occasion suprême, l'appui de la France ? Loin de là ! Comme il agissait beaucoup moins en Italien qu'en monarque ; comme la question, pour lui, était beaucoup moins de soustraire l'Italie à la domination autrichienne que de ranger les villes lombardes sous la sienne propre ; comme il craignait, surtout, que la France républicaine, fidèle à son principe, ne fît passer les Alpes à la République.... il mit tous ses soins à conjurer l'intervention française. La présence, sur la frontière du Var, du petit corps d'armée que nous y avions formé, pour y servir, selon l'expression de M. Bastide, d'arrière-garde à la Révolution italienne, devint, de la part du gouvernement piémontais, l'objet d'alarmes dont l'expression toucha quelquefois à l'insulte. Le ministre de Sardaigne à Paris, marquis de Brignoles, se plaignit, protesta, menaça, disant que l'épée de Charles-Albert suffisait à protéger l'Italie ; que, si nous franchissions les Alpes, ce ne pourrait être, aux yeux des gouvernements et des populations, que dans un but d'ambition et de conquête ; qu'en conséquence, les Italiens ne feraient nulle différence entre les Autrichiens et nous, et que les canons du fort Damian étaient déjà prêts à nous recevoir[8].

Voici deux dépêches qui peignent au vif la situation ; je les emprunte de l'ouvrage de M. Jules Bastide, intitulé la République française et l'Italie en 1848 :

Le marquis de Pareto à M. de Rici.

24 mars.

Ce soir, le roi (Charles-Albert) s'est décidé à intervenir militairement en Lombardie. Cette détermination de Sa Majesté était impérieusement exigée par les circonstances actuelles de l'Italie, où le sentiment de l'indépendance nationale est porté au plus haut degré. Il y avait aussi à craindre que les nombreuses associations politiques existant en Lombardie et la proximité de la Suisse ne fissent proclamer un gouvernement républicain. Cette forme aurait été fatale à la cause italienne, à notre gouvernement, à l'auguste dynastie de Savoie.

 

Le marquis de Pareto à sir Abercromby.

Turin, 30 mars.

J'ai écrit à M. le ministre de Brignoles, pour qu'il engage le Gouvernement provisoire à tenir ce rassemblement (le corps de 30.000 hommes réuni derrière les Alpes) éloigné de la frontière, afin qu'il ne puisse venir dans l'esprit de nos populations que la France veut s'entremettre de quelque manière, dans nos affaires, car nous tenons absolument à ce qu'on sache que l'Italie veut fare da se[9].

 

En pareille occurrence, que pouvait faire le Gouvernement provisoire ? Fallait-il qu'il allât aider à Charles-Albert à étouffer en Lombardie les germes d'une République ? ou bien que, sans y être invité par personne, il déclarât du même coup la guerre au Piémont et à l'Autriche, en train de se déchirer ; mît contre lui à la fois Vienne et Turin, et, envoyant des soldats français prendre les canons du fort Damian, versât à flots le sang italien par amour pour l'Italie ?

Encore si les républicains de l'autre côté des Alpes nous eussent tendu les bras ! Mais non. Partisans et adversaires de la monarchie s'accordaient à vouloir nous tenir à distance.

Le 31 juillet — la date est remarquable, car c'était le moment où Radetzky reprenait le dessus, et où l'indépendance italienne se débattait au bord de l'abîme — M. Mazzini écrivait à M. Bastide : Je pense qu'il est de notre devoir de nous sauver par nous-mêmes. J'ai toujours invoqué une guerre européenne, jamais une intervention dans la question italienne[10].

Mais pourquoi, cette guerre européenne, ne l'avoir pis allumée, et couru de la sorte au triomphe de la République le universelle à travers l'embrasement du monde ? — Pourquoi ? Parce qu'avant de se lancer dans une aventure où il y va du sort de plusieurs millions d'hommes, on est tenu de consulter ses ressources. Or, les nôtres étaient tellement disproportionnées à l'entreprise gigantesque dont il s'agit, que s'y précipiter de gaieté de cœur eût été un acte de folie sans exemple dans l'histoire.

Et tout d'abord, les moyens militaires faisaient défaut, Louis-Philippe ayant légué à ses successeurs une armée désorganisée et hors d'état d'entrer en campagne. Je me souviens que, presque le lendemain de la Révolution, il y eut un conseil de généraux que le Gouvernement provisoire interrogea sur l'étendue des forces. Hommes d'épée, on ne les pouvait soupçonner do nourrir un amour immodéré de la paix. Eh bien, leur réponse formelle fut que l'état des choses ne permettait pas à la France d'entrer en guerre sur-le-champ, et que, si elle s'y décidait, elle n'avait devant elle aucune chance raisonnable de succès. In comité de défense fut formé, avec mission spéciale de constater les ressources militaires du pays. Eh bien, ce comité, composé des généraux Pelet, Oudinot, Pailloux, Bedeau, Vaillant, Lamoricière, de M. Déniée, un des chefs du commissariat, et du major Charras, fit un rapport duquel il résultait qu'il n'y avait pas de régiment qui put fournir dans l'infanterie, plus de deux bataillons effectifs de cinq cents hommes chacun, et, dans la cavalerie, plus de quatre escadrons effectifs, montant ensemble à cinq cent vingt-cinq hommes[11]. De fait, d'après l'estimation du Comité, le nombre total des hommes disponibles n'excédait pas 101.000 hommes ; et, dans le cas où il y aurait eu à lutter contre une coalition monarchique, le nombre de soldats requis pour border nos frontières, sans dégarnir l'Afrique, ne pouvait être au-dessous de 514.000 !

Il est vrai qu'on avait la ressource d'ordonner de nouvelles levées ; mais, ce qui manquait de la manière la plus absolue —on en jugera par le chapitre suivant — c'était, outre le temps nécessaire pour former des recrues, l'argent nécessaire pour les entretenir. La monarchie de Louis-Philippe, en fait de finances, n'avait légué à la République que... la banqueroute ; et comment s'adresser au crédit ? La commotion révolutionnaire l'avait tué. On verra plus loin à quels moyens le Gouvernement aurait dû, suivant moi, recourir pour faire face à la situation ; mais il n'y avait pas de plan financier, si ingénieux qu'on le suppose, qui pût alors nous mettre en état d'appeler sur nous le choc de l'Europe entière. La République ayant ce grand fleuve de sang à traverser, s'y fût noyée très-probablement. Et la France ?

Je sais qu'il est, dans la vie des nations, des heures héroïques où la sagesse consiste à beaucoup oser. Moi-même, avec une émotion dont mon cœur ne perdra jamais la trace brûlante, j'ai raconté les prodiges d'audace auxquels nos pères durent, en 1792 et 1793, de tenir tête à l'Europe conjurée. Mais enfin, quoique trempés d'acier, ils acceptèrent la lutte, ils ne la cherchèrent pas ; et où les conduisit-elle, après tout, de victoire en victoire, de miracle en miracle ? A la dictature d'un soldat !

Les circonstances, d'ailleurs, avaient bien changé, depuis. Que de choses devenues impossibles ! que de ressorts brisés pour jamais, sans parler de la terreur, qui permit aux hommes de 1793 de dompter les résistances intérieures pendant qu'ils combattaient l'ennemi du dehors ! Prendre la hache pour rendre moins difficile la rude besogne de l'épée, voilà ce que les hommes de 1848 n'auraient voulu faire à aucun prix. Est ce un de leurs crimes ?

Et pourtant, les obstacles qui, à l'intérieur, les entouraient étaient immenses. Le plus pressé, pour la République de 1848, fut, non de s'étendre, mais de s'établir. Ses ennemis, en province, étaient nombreux ; ils étaient riches ; ils étaient influents. Les partis monarchiques, étourdis par le coup de tonnerre de Février, avaient bien vite repris courage : la confusion née' d'un embrasement universel leur eût précisément fourni l'occasion après laquelle ils soupiraient. La bourgeoisie avait la guerre en horreur ; la classe ouvrière se montrait absorbée par le désir, assurément très-légitime, de son émancipation sociale : était-ce le moment de jouer sur un coup de dé sanglant les destinées de la République, et d'attirer en France une troisième invasion ?

Aussi bien, il était naturel de penser que la force morale de l'exemple, et la seule perspective d'une assistance efficace, offerte en cas de nécessité, suffiraient pour commencer l'affranchissement des peuples asservis. Et c'est, en effet, ce qui arriva. Il n'y eut pas un despote en Europe qui ne sentît son trône chanceler ; de toutes parts, et spontanément, des insurrections éclatèrent. Que si elles furent étouffées, il importe de ne point perdre de vue que ce ne fut ni sous l'administration du Gouvernement provisoire, ni par suite de sa politique. Si les principes posés dans le manifeste à l'Europe eussent été respectés jusqu'au bout ; si tous ceux qui les proclamèrent fussent restés au pouvoir quelques mois de plus, jamais la République romaine n'eût été assaillie par des troupes étrangères, encore moins par des soldats français, et jamais la Russie n'eût impunément jeté son glaive dans la balance où se pesaient les destinées de la Hongrie. Le Gouvernement provisoire résigna ses pouvoirs trop tôt ; il n'attendit point que, par une incessante diffusion des idées républicaines, les départements eussent été mis au pas de la capitale ; là fut le mal, le mal irréparable ; et on ne saurait l'imputer à ceux qui, comme moi, firent tout ce qui était en eux pour obtenir l'ajournement des élections.

Encore un mot. Les républicains, en 1848, tendirent à l'Angleterre une main amie : qu'elle s'en souvienne, et, qu'elle sache bien qu'à leurs sympathies seules est liée la chance d'une véritable et longue alliance entre les deux peuples !

 

 

 



[1] Quiconque désirerait avoir une connaissance approfondie de tout ce qui se rapporte à ce grand événement, n'a qu'à consulter mon Histoire de la Révolution, t. VIII, chapitre intitulé Pitt et la Convention.

[2] Mon Histoire de la Révolution, t. IX, p. 29.

[3] Voyez le Moniteur du 6 mars 1848.

[4] Dans la brochure admirable où il a écrasé lord Brougham.

[5] Ainsi s'exprime un écrivain anglais, dans l'explication qu'il donne du sentiment qu'inspirent en France les traités de 1B15. Voyez Edinburgh Review, t. LXXXVII, p. 585.

[6] Voyez le Moniteur du 5 mars 1848.

[7] A Year of Revolution in Paris, t. I, pp. 164, 165.

[8] Ce sont là les propres expressions qu'emploie, en rapportant le langage du marquis de Brignolles, M. Jules Bastide, ancien ministre des affaires étrangères sous le général Cavaignac. Le passage qui précède est extrait d'un livre très-intéressant que M. Bastide publia sous ce titre : la République française et l'Italie en 1848. On y trouve un recueil de documents diplomatiques de la plus haute importance, et dont nous ne saurions trop recommander la lecture à quiconque veut bien connaître l'époque dont il est question.

A la suite d'un passage de mon livre (édition anglaise), qu'il a bien voulu citer dans le sien, M. Jules Bastide écrit : Je suis heureux de pouvoir citer ici, à l'appui de mon opinion, celle d'un homme digne de toute sorte d'estime et à qui le malheur du temps a pu faire croire un jour que j'étais son ennemi. J'ai pu le croire, en effet ; mais, même alors, le chagrin que j'en ai ressenti a été sans aucun mélange d'amertume. Serviteur de cette cause de la République à laquelle M. Jules Bastide a dévoué sa vie, je connaissais trop la noblesse de son caractère et sa loyauté républicaine, pour attribuer ce qui nous a un moment séparés à autre chose qu'un de ces malentendus, résultat presque inévitable des grandes commotions politiques.

[9] Voyez le livre de M. Bastide, pp. 38 et 39.

[10] La République française et l'Italie en 1848, pp. 44 et 43.

[11] Rapport de M. Arago à l'Assemblée nationale, séance du 8 mai 1848.