HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE ONZIÈME. — ATELIERS NATIONAUX DE M. MARIE, ÉTABLIS CONTRE LE LUXEMBOURG

 

 

Ce livre contient, sur les Ateliers nationaux, le 17 mars, le 16 avril, quelques pages déjà publiées par moi, mais que j'ai dû introduire ici pour se pas laisser de lacunes dans mon récit et pour le compléter.

 

Persistance de la calomnie à mon égard. — Décret du Gouvernement provisoire qui charge M. Marie, ministre des travaux publics, d'organiser les Ateliers nationaux. — Le nom et la chose. — M. Marie, adversaire déclaré du socialisme. — Décret constitutif des Ateliers nationaux, signé de lui seul. — Par qui et sous quelle inspiration fut rédigé ce décret. — M. Émile Thomas, inconnu de moi et opposé à mes idées, est nommé directeur des Ateliers. — Preuve, qu'il était chargé d'agir contre moi, résultant de ses dépositions devant la Commission d'enquête. — Déposition de M. François Arago. — Opposition complète entre le régime industriel exposé dans l'Organisation du Travail et le système établi dans les Ateliers nationaux. — Révélations ultérieures de M. Emile Thomas. — Une armée en réserve contre le socialisme. — Subvention et encouragement de toute nature aux Ateliers nationaux. — Persécutions incessantes contre les délégués du Luxembourg et les associations fondées par eux. — Aveux de M. de Lamartine. — L'opinion publique trompée par les contre-révolutionnaires.

 

Que l'opinion publique en Europe m'ait accusé d'avoir établi et organisé les Ateliers nationaux, accusation réfutée d'une manière si péremptoire : par mes écrits, mes discours et mes actes, — par une série de documents officiels insérés dans le Moniteur, — par les témoignages produits devant la Commission d'enquête qui fut créée en 1848, — par l'Histoire des Ateliers nationaux, de M. Emile Thomas, leur directeur, — par les déclarations publiques de MM. Arago, Lamartine, tous membres du Gouvernement provisoire, — par mes démentis publics éclatants, mille fois répétés, — enfin, par les propres aveux de ceux-là mêmes auxquels le fait était imputable... c'est là certainement l'exemple le plus extraordinaire du pouvoir de la calomnie, devenue l'arme commune de diverses passions s'acharnant de concert à la destruction d'une idée, dans la personne d'un homme. Qu'on me pardonne donc de m'arrêter à cette triste page de nos annales contemporaines. Au fond, ce qui a donné tant de retentissement et assuré un succès si monstrueux à la calomnie que je signale[1], c'est qu'on la savait de nature à décrier le socialisme. De sorte qu'il m'est commandé ici de me défendre, sous peine de déserter la cause que je sers.

Le 27 février 1848, avant qu'il fût question du Luxembourg, le décret suivant fut publié dans le Moniteur :

Le Gouvernement provisoire décrète l'établissement d'Ateliers nationaux. Le ministre des travaux publics est chargé de l'exécution du présent décret[2].

 

Le ministre des travaux publics, à cette époque, c'était M. Marie.

On se rappelle quelle fut, après la grande commotion de février, la situation de Paris. D'une crise aussi violente et aussi soudaine, il résulta naturellement que le monde industriel fut troublé, que la panique se mit parmi les capitalistes, et qu'un nombre considérable d'ouvriers, privés tout à coup d'emploi, furent jetés dans les rues, la pâleur de la faim sur le visage, et un fusil à la main. Le Gouvernement provisoire fut saisi d'inquiétude : de là le décret qui précède.

Mais qu'allaient être ces Ateliers nationaux ? Aurait-on recours à un misérable expédient, ou se déciderait-on à un noble et vigoureux essai d'organisation du travail ? Le Moniteur avait prononcé le nom : comment fallait-il comprendre la chose ?

Mieux que personne, M. Marie connaissait ou devait connaître mes opinions. Peu de jours avant la Révolution de février, je m'en étais clairement expliqué dans une réunion de députés et de journalistes qui eut lieu chez lui ; et j'ajouterai que mon adversaire le plus décidé avait été précisément M, Marie. Et cependant, ce fut à lui, l'ennemi avoué du socialisme, ce fut à lui seul, que la majorité du Gouvernement provisoire voulut confier et confia, comme partie de ses attributions au ministère des travaux publics, l'organisation des Ateliers nationaux.

Si, le 28 février, lorsque le Peuple inondait la place de Grève, demandant à grands cris la création d'un Ministère du Travail, cette demande eût été admise, j'aurais pu m'occuper immédiatement de la mise en pratique des idées que M. Marie repoussait, et auxquelles, moi, j'ai consacré ma vie. J'ai dit plus haut quelle résistance je rencontrai ; et comment ma démission, vivement offerte, fut repoussée ;  et comment l'image sanglante de la guerre civile apparut dans le débat ; comment, enfin, au lieu d'un ministère spécial, on créa une simple commission d'enquête, sans ressources administratives, sans agents officiels, sans budget, sans autres moyens d'action que... la parole !

Les Ateliers nationaux devinrent ainsi l'affaire exclusive de l'adversaire le plus animé du socialisme, M. Marie ; et le décret du 6 mars 1848, qui ne porte qu'une signature, la sienne, est là pour attester la vérité de mes affirmations[3].

Il importe de remarquer que ce décret du 6 mars, constitutif des Ateliers nationaux, fut rédigé, par suite d'une délibération qui eut lieu, non pas dans le Conseil, ainsi que cela aurait dû être, mais en dehors du Conseil. MM. Bûchez, Flottard, Barbier, Trémisot, Robin, Michel, Baude, Onffroy de Bréville, telles furent les personnes qu'on appela à résoudre le problème terrible qui portait dans ses flancs l'insurrection de juin. M. Marie était là, cela va sans dire ; et M. Garnier-Pagès, maire de Paris, présidait. Quant à moi, non-seulement je ne fus pas consulté, mais on ne m'informa même pas de la réunion[4] : on savait trop bien qu'il n'y avait rien de commun entre mes idées et le plan qu'il s'agissait d'adopter.

Un autre point à noter, c'est qu'on eut soin de charger de la direction des Ateliers nationaux un homme que je m connaissais même pas de vue, que dis-je ? un homme dont le principal mérite, aux yeux de M. Marie, était son opposition ardente à mes doctrines. Les déclarations de M. Emile Thomas devant la Commission d'enquête lèvent à cet égard tous les doutes. Dans sa déposition du 28 juillet 1848, il dit : Je n'ai jamais parlé à M. Louis Blanc dans ma vie ; je ne le connais pas. Et encore : Pendant que j'ai été aux Ateliers, j'ai vu M. Marie tous les jours, souvent deux fois par jour ; MM. Recurt, Bûchez et Marrast presque tous les jours ; j'ai vu une seule fois M. de Lamartine ; jamais M. Ledru-Rollin, jamais M. Louis Blanc, jamais M. Flocon, jamais M. Albert[5]. Dans sa déposition du 28 juin 1848, le directeur des Ateliers nationaux s'était déjà exprimé en ces termes : J'ai toujours marché avec la mairie de Paris contre l'influence de MM. Ledru-Rollin, Flocon et autres. J'étais en hostilité ouverte avec le Luxembourg. Je combattais ouvertement l'influence de M. Louis Blanc[6].

Le 3 juillet 1848, M. François Arago, ex-membre du Gouvernement provisoire, est appelé devant la Commission d'enquête ; on l'interroge sur les Ateliers nationaux, et il répond : C'est M. Marie qui s'est occupé de l'organisation des Ateliers nationaux[7].

Qu'opposer à ces dépositions officielles, si nettes et si décisives ? Y a-t-il eu, par hasard, quelque déposition contraire ? Non, pas une, pas une seule. Qu'on parcoure les trois volumes de l'enquête. Dans ce laboratoire des haines de la contre-révolution, dans cet arsenal où toutes les armes empoisonnées qu'il fut possible de rassembler contre moi étaient admises avec joie, on ne trouvera pas une déclaration sur laquelle on se puisse appuyer pour faire de moi, soit le créateur, soit l'organisateur, soit l'approbateur des Ateliers nationaux.

Et qu'on n'objecte pas que, s'ils furent organisés sans ma participation, ils le furent, du moins, d'après mes principes. C'est justement le contraire qui est vrai.

On a vu, par les propres paroles de M. Marie, combien il était opposé à mes doctrines, et avec quelle vivacité de désir il en poursuivait secrètement la ruine. Comment imaginer qu'il eût, de gaieté de cœur, employé les trésors' de l'Etat à en essayer l'application ?

Aussi, rien de plus opposé au régime industriel développé dans l'Organisation du Travail que le régime, si justement flétri, des Ateliers nationaux, dirigés par M. Emile Thomas, sous la responsabilité de M. Marie.

Les Ateliers sociaux, tels que je les avais proposés, devaient réunir, chacun, des ouvriers appartenant tous à la même profession.

Les Ateliers nationaux, tels qu'ils furent gouvernés par M. Marie, montrèrent, entassés pêle-mêle, des ouvriers de toute profession, lesquels, chose insensée ! furent soumis au même genre de travail.

Dans les Ateliers sociaux, tels que je les avais proposés, les ouvriers devaient travailler à l'aide de la commandite de l'État, mais pour leur propre compte, en vue d'un bénéfice commun, c'est-à-dire avec l'ardeur de l'intérêt personnel, uni à la puissance de l'association et au point d'honneur de l'esprit de corps.

Dans les Ateliers nationaux, tels qu'ils furent gouvernés par M. Marie, l'État n'intervint que comme entrepreneur, les ouvriers ne figurèrent que comme salariés. Or, comme il s'agissait ici d'un labeur stérile, dérisoire, auquel la plupart se trouvaient nécessairement inhabiles, l'action de l'Etat, c'était le gaspillage des finances ; la rétribution, c'était une prime à la paresse ; le salaire, c'était une aumône déguisée.

Les Ateliers sociaux, tels que je les avais proposés, constituaient des familles de travailleurs, unis entre eux par le lien de la plus étroite solidarité, familles intéressées à être laborieuses et,- partant, fécondes.

Les Ateliers nationaux, tels qu'ils furent gouvernés par M. Marie, ne furent qu'un rassemblement tumultueux de prolétaires qu'on se contenta de nourrir, faute de savoir les employer, et qui durent vivre, sans autres liens entre eux que ceux d'une organisation militaire, avec des chefs appelés de ce nom, si étrange à la fois et si caractéristique : BRIGADIERS !

Je pourrais m'arrêter à cette limite ; mais je tiens à prouver plus encore, à prouver que les Ateliers nationaux furent organisés contre moi.

On a lu plus haut la déposition de M. Emile Thomas, extraite du Rapport de la Commission d'enquête et conçue en ces termes : J'étais en hostilité ouverte avec le Luxembourg. Je combattais ouvertement l'influence de M. Louis Blanc. A cet aveu si naïf et si précis, l'ancien directeur des Ateliers nationaux a joint des développements fort curieux, qu'il importe de faire connaître.

Et d'abord, il déclare formellement que, si mon système resta à l'état de théorie, ce fut grâce à la résistance de la mairie de Paris[8], c'est-à-dire du pouvoir avec lequel, d'après son propre aveu, M. Emile Thomas s'entendait pour diriger les Ateliers nationaux.

Au fond, ils n'avaient été créés que pour mettre à la disposition des adversaires officiels du socialisme une armée qu'on pût, au besoin, lui opposer. Après avoir raconté, dans son livre, en quels termes M. Marie se plaignit, un jour, à lui de l'influence que j'exerçais sur le Peuple, au moyen du Luxembourg, l'ancien directeur des Ateliers, nationaux écrit :

M. Marie me fit mander à l'Hôtel-de-Ville. Après la séance du Gouvernement, je m'y rendis, et reçus la nouvelle qu'un crédit de cinq millions était ouvert aux Ateliers nationaux et que le service des finances s'accomplirait dès lors avec plus de facilité. M. Marie me prit ensuite à part et me demanda fort bas si je pouvais compter sur les ouvriers. Je le pense, répondis-je ; cependant, le nombre s'en accroît tellement, qu'il me devient bien difficile de posséder sur eux une action aussi directe que je le souhaiterais. — Ne vous inquiétez pas du nombre, me dit le ministre. Si vous les tenez, il ne sera jamais trop grand ; mais trouvez un moyen de vous les attacher sincèrement. Ne ménagez pas l'argent ; au besoin même, ou vous accorderait des fonds secrets. — Je ne pense pas en avoir besoin ; ce serait peut-être ensuite une source de difficultés assez graves ; mais dans quel but autre que celui de la tranquillité publique me faites-vous ces recommandations ?Dans le but du salut public. Croyez-vous parvenir à commander entièrement à vos hommes ? Le jour n'est peut-être pas loin où il faudrait les faire descendre dans la rue[9].

 

Ainsi, je n'avais pas un centime au Luxembourg, et, pour créer à l'ancien directeur des Ateliers nationaux une puissance qu'il déclarait vouloir me rendre hostile, on lui offrait, fort bas, une prime sur les fonds secrets !

Ainsi, au pouvoir tout moral qui résultait, pour Albert et moi, de la confiance sans bornes que nous inspirions aux délégués du Luxembourg, on s'étudiait à opposer une influence poursuivie par des voies occultes, aux dépens du trésor public, à prix d'or !

Ainsi, pendant que nous ne laissions tomber, du haut de la tribune du Luxembourg, que des paroles de paix, que des exhortations au calme et à la concorde[10], on disait foi ; bas au directeur des Ateliers nationaux : Ne ménagez pas l'argent... Croyez-vous parvenir à commander entièrement à vos hommes ? Le jour n'est peut-être pas loin où il faudrait les faire descendre dans la rue !

Ce n'est pas tout : pour se ménager un moyen permanent d'action sur la population ouvrière des Ateliers nationaux, M. Marie et M. Emile Thomas essayèrent de l'établissement d'un club.

L'idée émise par l'un des délégués, de la fondation d'un club, raconte M. Emile Thomas, resta da as l'esprit du ministre, qui, lorsque les délégués furent partis, m'en reparla et demanda ce que je pensais. Je lui répondis que la chose pouvait avoir de bons résultats... Je voyais à ce projet l'immense bénéfice de dresser un autel contre celui du Luxembourg[11].

 

Mais l'autel nouveau demeura sans fidèles. La popularité se donne, elle ne se vend pas. Ceux qui avaient la main dans le trésor public, ceux qui, pouvant ouvrir m fermer à leur gré les portes des Ateliers nationaux, disposaient de l'existence de plusieurs milliers de familles, voulurent vainement faire violence aux sympathies populaires ; vainement ils en sollicitèrent la faveur : le Peuple garda son cœur à ceux qui n'avaient eu, pour le gagner, que des pensées généreuses, servies par une parole libre.

Qu'on' ne l'oublie pas : les délégués du Luxembourg n'ont jamais reçu une obole. Leur mission fut toujours et entièrement gratuite ; elle devint même pour eux la source des privations les plus dures, des plus poignantes douleurs. La plupart d'entre eux se virent renvoyés d< ; l'atelier par leurs patrons furieux. Avocats de la commune misère, on se ligua pour leur refuser le pain du travail. Et puis, on n'eut pas honte de se faire contre eux un argument de leur détresse même.

Eh bien, leur disait-on, que vous revient-il de tant de théories décevantes ? On vous parle de l'organisation du travail ; on vous vante les bienfaits de l'association ; l'abolition du prolétariat vous est montrée dans le lointain ! Promesses de rhéteur que tout cela ; rêves d'utopiste, fantômes brillants à la suite desquels on vous promène, nus et affamés, dans le pays des chimères ! Revenez à vous, malheureux ! Laissez là ces tribuns aux paroles dorées et stériles. Rappelez-vous que la pauvreté est, pour le grand nombre, un hôte inévitable. Est-ce que jamais vos souffrances furent aussi vives ? Comprenez mieux le cri de vos enfants et interrogez la pâleur de leurs mères !

 

Oui, voilà ce que disaient certains hommes qui, par calcul, enfouissaient leurs capitaux, ruinaient le crédit à foi ce d'en déplorer bruyamment la ruine, suspendaient le travail commencé, repoussaient le travail offert. Ils entretenaient ou agrandissaient le mal, afin de prouver l'impossibilité de le détruire ; ardents à montrer que les idées nouvelles étaient irréalisables, ils s'autorisaient du résultat des manœuvres employées par eux-mêmes pour en empêcher la réalisation ; ils semaient la tyrannie dans la misère !

Mais le Peuple n'y fut pas trompé. Menaces, promesses, conseils artificieux, détresse prolongée outre mesure, rien n'ébranla les représentants des corporations ; rien n'altéra la sérénité avec laquelle ils tenaient, au Luxembourg, les grandes assises de la faim.

Et nous, témoins de cet héroïsme de toutes les heures, de ce dévouement sans faste et sans repos, de ces vertus dont la récompense n'était que dans les joies d'une sorte d'enthousiasme sacré, comment n'aurions-nous pas été saisis d'attendrissement et de respect ! Hommes magnanimes, recevez ce témoignage que vous envoie, du fond de l'exil, un cœur dont vous avez connu tous les battements. Au sein des maux qui m'ont visité et dans cette amère solitude qui s'est faite autour de moi, un bonheur me reste que ne m'ont pu ravir ni mes ennemis ni la fortune : c'est la douceur, c'est la gloire d'être aimé par des hommes tels que vous[12] !

Veut-on que j'épuise cette démonstration ?

Voici, au sujet des Ateliers nationaux, les aveux que M. de Lamartine est obligé de faire dans son Histoire de la Révolution de février, où il s'est montré à mon égard — je regrette d'avoir à faire la même remarque, relativement au livre de M. Garnier-Pagès — d'une malveillance assez exceptionnelle et assez habile pour que son témoignage ne paraisse pas suspect :

M. Marie temporisait avec les travaux publics trop suspendus et trop routiniers. Une des solutions politiques et sociales de la crise eût été, selon quelques membres du Gouvernement, un large recrutement des hommes oisifs soudainement jetés sur quelques grands travaux de fécondation du sol français. Lamartine pensait comme eux à cet égard. Quelques socialistes, alors modérés et politiques, depuis irrités et factieux, réclamaient dans ce sens l'initiative du Gouvernement. Une grande campagne à l'intérieur, avec des outils pour armes, comme ces campagnes des Romains ou des Égyptiens pour le creusement des canaux ou pour le dessèchement des marais Pontins, leur semblait le palliatif indiqué à une République qui voulait rester pacifique et sauver la propriété en protégeant et en relevant le prolétaire. C'était la pensée de l'heure. Un grand ministère des travaux publics aurait été l'ère d'une politique appropriée à la situation. Ce fut une des grandes fautes du Gouvernement que de trop attendre avant de réaliser ces pensées. Pendant qu'il attendait, les Ateliers nationaux, grossis par la misère et l'oisiveté, devenaient de jour en jour plus lourds, plus stériles et plus menaçants pour l'ordre public.

En ce moment, ils ne l'étaient point encore. Ils n'étaient qu'un expédient d'ordre et une ébauche d'assistance publique commandés, le lendemain de la Révolution, par la nécessité de nourrir le Peuple, et de ne pas le nourrir oisif pour éviter les désordres de l'oisiveté. M. Marie les organisa avec intelligence, mais sans utilité pour le travail productif. Il les embrigada, il leur donna des chefs, il leur inspira un esprit de discipline et d'ordre. Il en fit, pendant quatre mois, au lieu d'une force à la merci des socialistes et des émeutes, une armée prétorienne, mais oisive, dans les mains du pouvoir. Commandés, dirigés, soutenus par des chefs qui avaient la pensée secrète de la partie anti-socialiste du Gouvernement, les ateliers contrebalancèrent, jusqu'à l'arrivée de l'Assemblée nationale, les ouvriers sectaires du Luxembourg et les ouvriers séditieux des clubs. Ils scandalisaient par leur masse et par l'inutilité de leurs travaux les yeux de Paris ; mais ils protégèrent et sauvèrent plusieurs fois Paris à son insu. Bien loin d'être à la solde de Louis Blanc, comme on l'a dit, ils étaient inspirés par l'esprit de ses adversaires[13].

 

Après cela, qu'on soit arrivé à me rendre victime d'uni accusation dont tout concourait à démontrer la fausseté, c'est,-e le répète, un des épisodes les plus extraordinaires que puisse fournir l'histoire de la calomnie. Les Ateliers nationaux épuisaient le trésor en pure perte ; ils humiliaient l'ouvrier, réduit à recevoir en guise d'aumône du pain qu'il demandait à gagner ; ils calomniaient l'intervention de l'Etat en matière d'industrie ; ils mettaient à la place d'associations de travailleurs, des bataillons de salariés sans emploi, étrange armée qu'il faudrait tôt ou tard licencier, au risque de la guerre civile ! Les logiciens du laisser faire, ses preneurs aux abois, trouvaient donc un avantage immense à nous imputer de pareils désordres. Quelle bonne fortune pour les tenants de la vieille économie politique, s'ils parvenaient à donner le change à l'opinion, s'ils parvenaient à présenter comme l'application suprême de l'organisation du travail, ces Ateliers nationaux qui n'en ont été qu'une ignoble parodie ! L'imposture ici avait une incontestable portée ; elle donnait à nos adversaires, à bout d'arguments, l'occasion de dire : A quoi bon tant raisonner ? Contre toutes vos théories, nous avons un fait.

Mais les associations qui avaient leur origine au Luxembourg : celle des tailleurs, par exemple, celle des fileurs, celle des passementiers, celle des selliers, lesquelles différaient si radicalement des Ateliers nationaux, n'était ce pas assez pour faire tomber la calomnie la plus impudente qui fut jamais ? Il aurait dû en être ainsi, ce semble ; mais les agents de cette conspiration du mensonge mirent à tout obscurcir tant d'acharnement et d'audace, qu'aujourd'hui encore, beaucoup de gens confondent avec les Ateliers nationaux, qui n'existent plus, les associations ouvrières, dont l'origine se rapporte à l'action du Luxembourg.

Il y a de quoi frémir vraiment quand on pense à tout ce qu'un mensonge peut contenir de haines, d'injustice, d'atrocités.

C'est comme organisateur des Ateliers nationaux, organisés contre moi, que j'ai eu des légions d'ennemis.

C'est comme organisateur des Ateliers nationaux, organisés contre moi, qu'aux yeux de l'immense foule des ignorants, je suis devenu comptable des angoisses de l'industrie et des malheurs du siècle.

C'est comme organisateur des Ateliers nationaux, organisés contre moi, que j'ai été maudit par quiconque sentait sa fortune crouler.

C'est comme organisateur des Ateliers nationaux, organisés contre moi, que je me suis vu un instant attribuer l'insurrection de juin, née de ces ateliers, si follement dissous, après avoir été si follement établis.

C'est comme organisateur des Ateliers nationaux, organisés contre moi, que j'ai eu à lutter contre deux lâches tentatives de meurtre : la première, sur le seuil même de l'Assemblée ; la seconde, en plein jour et en plein boulevard.

Vous cherchez un synonyme à calomniateur ? Le voici : Assassin.

 

 

 



[1] Je dois à lord Normanby cette justice que, dans son livre, il ne s'est pas fait l'écho de cette calomnie ; mais puisqu'il parle des Ateliers nationaux, il aurait dû dire que je n'en étais pas l'auteur, et quels en étaient les auteurs. Pourquoi son silence, sur ce point ?

[2] Voyez le Moniteur du 27 février 1848.

[3] Voyez le Moniteur du 7 mars 1848.

[4] Voyez l'Histoire des Ateliers nationaux, par M. Emile Thomas, p. 45-57.

[5] Voyez le rapport de la Commission d'enquête, t. I, pp. 352 et 353.

[6] Commission d'enquête, t. I, p. 352.

[7] Rapport de la Commission d'enquête, t. I, p. 228.

[8] Voyez l'Histoire des Ateliers nationaux, p. 200.

[9] Voyez l'Histoire des Ateliers nationaux, pp. 146 et 147.

[10] Voyez les discours reproduits textuellement, dans le Moniteur da 10 mars, du 11 mars, du 2ô mars, du 7 avril, du 2 mai 1848.

[11] Histoire des Ateliers nationaux, pp. 156 et 157.

[12] Voici la lettre que je reçus des membres composant la Commission des délégués du Luxembourg, lors du procès de Bourges. A ceux qui insultent au Temple en insistant toujours sur la mobilité de ses sympathies, cette lettre, si noble, si expressive et si touchante, montrera quels trésors d'affection et de souvenir peut contenir et conserver le cœur des hommes du Peuple :

DÉLÉGUÉS DU LUXEMBOURG.

Paris, 9 mars 1819.

Cher citoyen,

Nous avons été heureux d'apprendre que vous ne viendriez pas vous livrera une juridiction exceptionnelle, créée, non pour rendre justice, mais pour satisfaire aux passions haineuses d'un parti politique. Vous avez bien fait de prendre cette détermination ; car se livrera ses ennemis dans une, semblable circonstance n'est point, selon nous, un courage civique, c'est une suprême duperie. D'ailleurs, vous servirez plus efficacement la cause du socialisme à l'étranger que sous l'oppression d'un pouvoir liberticide qui déshonore la France. Sans doute, l'exil a ses douleurs, et, depuis votre éloignement, nous sentons plus que jamais combien il est pénible d'être séparé de ceux qui vous sont chers ; mais, quels que soient les chagrins que vous éprouviez loin de vos amis et de votre pays, nous préférons cent fois votre séjour en Angleterre au séjour que, dans leur aveugle haine, nos communs ennemis vous réservent. Votre absence, croyez-le bien, citoyen, ne fait qu'accroître les sentiments d'amitié et de dévouement que vous avez su nous inspirer. Ayez bon espoir, l'époque n'est peut-être pas éloignée où nous pourrons vous exprimer verbalement toute notre gratitude, et vous montrer tout ce que nous avons pour vous dans nos cœurs.

Le 18 de ce mois, nous donnons un banquet pour fêter l'anniversaire delà création delà délégation du Luxembourg ; voulant donner à cette réunion son véritable caractère, votre concours nous est indispensable. Nous vous prions donc de vouloir bien nous envoyer un discours pour cette solennité, à laquelle-nous regrettons amèrement de ne pouvoir vous convier.

Le toast qu'à Londres vous avez porté aux délégués du Luxembourg, nous a fait le plus grand plaisir. Ce n'est pas (nous vous l'avouons franchement) sans un certain sentiment d'orgueil que nous avons appris cette bonne nouvelle ; nous avons bien reconnu là l'ami sincère dont le cœur sympathique répond au battement des nôtres ; ce témoignage éclatant de votre affection est pour nous un titre précieux dont le souvenir ne s'effacera jamais de nos cœurs. Entre vous et nous, Louis Blanc, la fraternité ne sera jamais un vain mot ; entre vous et nous, c'est à la vie et à la mort.

Les membres de la Commission,

GAUTIER, BRASSELET, PERNOT, AUG. BLUM, DUBUC, LOUIS LAVOYE, A. LEFAURE.

[13] Histoire de la Révolution de février, par M. de Lamartine, t. II, p. 120.