HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

PRÉFACE

 

 

La révolution de Février 1848 étant, peut-être, de tous les événements fameux, celui dont on a le plus défiguré l'histoire, j'épiais depuis longtemps l'occasion de faire connaître la vérité. Cette occasion, lord Normanby me la fournit, il y a quelques années, par la publication de son livre : A Year of Revolution in Paris.

Lorsque la révolution de 1848 éclata, lord Normanby était à Paris, où sa mission était d'étudier, au nom du gouvernement anglais, les mouvements de la société française. Elles passèrent sous ses yeux, ces choses prodigieuses qui, un moment, firent tressaillir d'espoir et de joie tous les peuples opprimés. Autour de lui retentirent ces clameurs d'une portée si profonde, et qui, d'un bout de la terre à l'autre, éveillèrent tant d'échos. Il n'était certes pas besoin d'investigations bien minutieuses pour être, au fait des événements, alors que les nouvelles avaient l'accent de la foudre et que l'histoire était écrite en plein forum, jour par jour, par le principal acteur : le Peuple. Cependant, qui le croirait ? lord Normanby sembla n'avoir rien vu, rien entendu, rien su. Évidemment, le spectacle s'était trouvé trop grand pour le spectateur.

Les bavardages venimeux et les calomnies de seconde main qu'il avait plu à Sa Seigneurie de servir au public en guise de souvenirs historiques ne valaient assurément pas qu'on les réfutât, en le prenant sur un ton sérieux. Quel homme éclairé aurait pu attacher de l'importance à un livre qui n'est que l'enregistrement de sottes rumeurs transmises par l'esprit de parti à l'esprit de parti !

Mais ici le malheur était que cet ouvrage de lord Normanby, quelque puéril qu'il fût, risquait d'avoir, aux yeux du public pris en masse, l'autorité qu'il empruntait de la position et du nom de l'auteur. Il était si naturel de supposer qu'un ambassadeur d'Angleterre, un diplomate en position d'être bien renseigné, eût su quelque chose de ce qu'il racontait I Et, par contre, il était si difficile de comprendre qu'un grand personnage, revêtu de hautes fonctions, se fût hasardé à lancer un livre plein d'erreurs, touchant des faits de notoriété publique ! Là me parut être le danger, et je me décidai à montrer, par des témoignages irréfragables et des documents officiels, ce que pesait lord Normanby, soit comme narrateur, soi comme peintre.

Non que j'entendisse publier un livre polémique : loin de là ! Signaler autrement qu'en passant les surprenantes bévues du noble marquis eût été rendre à son œuvre un hommage qu'elle ne méritait pas. Seulement, je pris texte de son livre pour esquisser, dans leur succession historique, les étranges et grandes scènes où il m'avait été donné d'avoir un rôle, laissant aux autres le soin de répondre à lord Normanby en ce qui personnellement les concernait, mais me faisant un devoir de relever tout mensonge dirigé, ou contre la cause que je sers, ou contre l'honneur du peuple.

C'est cet ouvrage qu'on va lire, le moment étant venu de le publier en France, où il n'a pas jusqu'à présent pénétré.

Que le Gouvernement provisoire ait été attaqué par les ennemis de la République, on devait s'y attendre ; mais qu'il ait été dénigré et le soit encore tous les jours par des hommes qui se proclament républicains, ce serait à navrer le cœur, si le fait n'avait son explication dans les nuages qui cachent à la vue d'une génération nouvelle, grandie sous un régime de compression et de silence, des événements déjà bien loin de nous.

C'est comme membre de la minorité que j'ai fait partie du Gouvernement provisoire. Les idées qui ont trouvé le moins de faveur auprès de mes collègues sont celles qui me sont le plus chères. J'ai eu à combattre et j'ai combattu vainement la crainte que causaient à la plupart d'entre eux les aspirations du socialisme moderne. En tant qu'organe de ces aspirations, généralement peu étudiées et, aujourd'hui encore, si mal comprises, j'ai été l'objet de préventions où fut le germe de malentendus funestes. J'ai eu, bien souvent, la douleur de voir repousser des mesures que je croyais utiles et adopter des mesures qui me paraissaient dangereuses, en vertu de décisions dont la responsabilité collective m'enveloppait. Des sentiments hostiles dont se montrèrent animés à mon égard deux de mes anciens collègues, M. de Lamartine et M. Garnier-Pagès, ils ont eux-mêmes consigné la preuve dans le récit qu'ils ont fait de la Révolution de 1848 ; et je ne crois pas avoir eu, dans le cours de mon orageuse carrière, d'adversaires plus prévenus, moins équitables, que M. Marie et M. Armand Marrast. Je puis donc, sans être suspect de partialité, me jeter entre le Gouvernement provisoire et ses détracteurs. Eh bien, je n'hésite pas à dire que ce gouvernement, malgré les erreurs, malgré les injustices, où le fit tomber une fausse appréciation de certaines idées et de certains hommes, peut, si l'on prend l'ensemble de ses actes, soutenir la comparaison avec le meilleur qui ait jamais existé.

Quel autre gouvernement, en effet, déploya jamais, au milieu d'un immense conflit de passions déchaînées, une sérénité plus constante, une confiance plus noble dans l'autorité morale de son principe, un désintéressement plus absolu, et un plus fier courage ? Quel autre gouvernement traita jamais ses ennemis avec plus de magnanimité, fit preuve d'une plus grande horreur pour l'effusion du sang, et s'abstint avec plus de scrupule d'employer la violence ? Quel autre gouvernement réussit jamais d'une manière aussi merveilleuse à se maintenir au sommet d'une société ébranlée jusqu'en ses fondements, sans avoir recours à la force ; sans imposer silence, même à la calomnie ; sans s'abriter derrière des juges, des gens de police, des soldats, et en appelant à son aide un seul pouvoir, un seul : celui de la persuasion ? Oui, ainsi que je l'écrivais dans mon Appel aux honnêtes gens, on se rappellera, quand l'ivresse des passions contemporaines sera tombée, combien les hommes de Février furent généreux et que pas une arrestation n'attrista leur puissance. On se rappellera qu'ils n'eurent besoin, eux, ni d'accusateurs publics, ni de juridictions exceptionnelles, ni de geôliers, ni de sbires ; qu'ils n'eurent pas, eux, à défendre l'ordre à coups d'épée ; qu'aucune famille ne prit le deuil à la lecture de leurs décrets ; qu'ils employèrent leur dictature à abolir la peine de mort, à calmer la place publique, à protéger les vaincus, à rendre inviolable le domicile de chaque citoyen et indépendante la voix de chaque journal ; que, par eux, républicains rouges, démocrates au nom sanglant, le peuple fut convié un jour à se réunir au Champ de Mars pour y célébrer la fête philosophique de l'oubli des haines et y brûler l'échafaud ; qu'ils prirent pour devise, ces anarchistes : l'ordre dans la liberté, et qu'à la voix de ces apôtres de la spoliation, Paris fut gardé par deux cent mille affamés sous les armes.

Le Gouvernement provisoire ne creusa pas un sillon aussi large, aussi profond, que celui qu'il eût été, selon moi, en son pouvoir de creuser. Mais le droit d'oublier ce qu'il fit de noble et de grand est-il compris dans le droit de lui reprocher ce qu'il n'eut pas l'intrépide sagesse de faire ? A quelle époque et dans quel pays trouvera-t-on un pouvoir qui, en deux mois, — en deux mois ! — ait rendu autant de décrets favorables à la liberté et empreints du respect de la dignité humaine ? En deux mois, abolir la peine de mort, établir le suffrage universel, proclamer le droit au travail, donner une tribune au prolétariat, décréter l'émancipation des esclaves, supprimer les peines corporelles dans le code maritime, préparer un plan d'éducation universelle et gratuite, étendre l'institution du jury, supprimer les serments politiques, couper court à l'emprisonnement pour dettes, poser le principe de la suspension et de la révocation des magistrats, faciliter la naturalisation des étrangers, organiser la représentation immédiate de la classe ouvrière, inaugurer le grand mouvement de l'association, et dénoncer officiellement dans le salariat la dernière forme de l'esclavage, n'était-ce donc rien ? Qu'on relise, au Moniteur, les décrets qui furent rendus dans le court espace de temps qui sépare le 4 mai 1848 du 24 février de la même année : la défense du Gouvernement provisoire est là !

Une injustice bien étrange, et cependant bien commune, est celle qui consiste à mettre à la charge dm Gouvernement provisoire les fautes qui furent commines après qu'il eut cessé d'être, et les désastres politiques que ces fautes enfantèrent. Il est bien vrai que la Commission exécutive se composa de cinq membres qui tous avaient fait partie du Gouvernement provisoire ; mais cette Commission, de laquelle on eut soin d'éliminer l'élément socialiste et populaire, dans laquelle on n'admit M. Ledru-Rollin que pour le paralyser, et qui d'ailleurs fut soumise au contrôle d'une assemblée où les royalistes étaient en force, cette Commission n'était pas le Gouvernement provisoire. N'en reproduisant pas la composition, elle n'en représentait pas l'esprit ; elle n'en avait pas l'autorité indépendante et souveraine ; elle ne pouvait en aucune sorte le continuer.

Veut-on être juste envers le Gouvernement provisoire ? Qu'on n'étende pas sa responsabilité au delà des bornes de son existence, pour des actes qui ne furent pas les siens et qui eussent été impossibles s'il eût vécu plus longtemps.

Par malheur, la succession des événements en 1848 a été si rapide et l'esprit de parti a eu, depuis lors, si beau jeu pour les dénaturer, qu'en Angleterre j'ai souvent entendu imputer au Gouvernement provisoire des faits accomplis sous la dictature militaire du général Cavaignac ! Un Anglais de distinction me disait un jour : La preuve que le Gouvernement provisoire n'était pas né viable, c'est qu'il est tombé. Sa surprise fut extrême, lorsque je m'écriai : Tombé, Monsieur ? Où donc avez-vous vu cela ? Le Gouvernement provisoire est resté maître absolu de la situation aussi longtemps qu'il l'a voulu. Il s'est retiré librement, volontairement, à l'heure que d'avance il avait fixée, et pas une minute plus tôt ; il s'est retiré, après avoir remis le pouvoir qu'il tenait de l'acclamation populaire aux élus du suffrage universel convoqués par lui-même ; il s'est retiré, après un vote solennel proclamant qu'il avait bien mérité de la patrie, et au bruit de ce cri qui, sorti de toutes les bouches et répété vingt fois de suite, saluait le succès de son œuvre : Vive la République !

Est-ce à dire que le Gouvernement provisoire n'ait commis aucune faute dont les conséquences ultérieures lui soient justement imputables ? Je serais mal venu à justifier, après l'arrêt porté par les événements, ce que j'avais désapprouvé avant que cet arrêt décidât la question. La faute suprême fut de ne pas prévoir qu'en précipitant les élections i on fournirait aux contre-révolutionnaires le moyen de mettre à profit les vieux préjugés et les terreurs chimériques dont la province, en ce qui concernait la République, subissait encore l'empire. Donner la République à juger, sans lui laisser le temps de se faire bien connaître, là où l'on se formait d'elle une idée si fausse, c'était armer la population ignorante des campagnes contre la population éclairée des villes, la province contre Paris ; c'était créer l'état d'antagonisme qui amena les fatales journées de Mai et de Juin.

A cet égard, le Gouvernement provisoire manqua de clairvoyance et de prévoyance, c'est certain. Mais quelle fut la cause de son erreur ? Un respect excessif du suffrage universel, un empressement trop scrupuleux à s'incliner devant la souveraineté de la nation ou ce qui en était l'image.

Et cette erreur, que prouve-t-elle, sinon qu'en 1848 la France, considérée dans ce qui constitue sa force numérique, savoir la population des campagnes, n'était pas préparée, à beaucoup près, même pour une rénovation purement politique abandonnée à l'action du suffrage universel ?

Voilà ce dont ne tiennent pas compte les jeunes Aristarques qui s'imaginent que les hommes de Février n'avaient qu'un mot à dire, un geste à faire, pour renouveler de fond en comble la face des choses. Le Gouvernement provisoire fut trop timide sans doute, trop pressé de se débarrasser du poids de la situation ; il ne sut pas ce que contient de puissance, dans certaines circonstances données, le parti pris d'oser ; et puis, je le répète, la majorité de ses membres, plus portés à voir dans l'établissement de la République un but qu'un moyen, avaient peur du socialisme. Mais, franchement, cette peur, étaient-ils les seuls qu'elle tourmentât ? Et même en se bornant à vouloir la République, ne se plaçaient-ils pas bien avant de ce que la France des campagnes était alors en état de concevoir clairement et de désirer ? Or, à qui fut-il jamais donné de faire une société à sa guise ?

Ah ! si les éléments de la régénération que certains esprits chagrins s'étonnent de ne pas avoir vue sortir de la révolution de 1848 eussent alors existé dans notre pays, est-ce que la France aurait subi, pendant vingt ans, le régime du pouvoir absolu, sans faire signe de résistance ? Que répondraient certains socialistes de la génération nouvelle, qui s'érigent en censeurs inexorables de leurs devanciers, si ceux-ci leur tenaient ce langage :

Par quels efforts, par quels éclatants sacrifices, par quels actes de virile indépendance, par quels traits de génie, avez-vous acquis le droit d'être si sévères ? Qu'avez-vous fait, depuis vingt ans, que vous puissiez victorieuse — ment mettre en contraste avec la conduite de vos aînés ? Serait-ce d'aventure pour vous laver du reproche de n'avoir pas secoué le joug, que vous leur reprochez si vivement de ne vous en avoir pas d'avance épargné la peine ? Ce trésor que vous les accusez de n'avoir pas su garder, d'où vient que vous n'avez pas su le conquérir ? Quoi ! vous êtes là, et la France n'a encore d'autres libertés que celles dont on consent à lui faire l'aumône I Vous êtes là, et loin de vous devoir les bienfaits d'une révolution sociale, la France en est encore à soupirer après l'affranchissement politique dont l'Autriche — oui l'Autriche — lui a donné l'exemple 1 Ne dites pas que vous avez contre vous la force des baïonnettes, force qu'aussi bien vos devanciers eurent également contre eux ; où il y a un véritable esprit public, sa puissance est irrésistible ; elle déconcerte les plus violents dépositaires de l'autorité ; elle se joue des calculs de la stratégie ; elle ouvre et n'a pas besoin d'enfoncer les portes des casernes ; elle fait tomber les armes 'des mains du soldat.

La vérité est, et c'est votre excuse, que le long affaissement de l'esprit public a laissé sans appui jusqu'à ce jour toute intention généreuse.

L'esprit public se réveille, cependant : les récentes élections en font foi. Mais ces élections elles-mêmes ne disent-elles pas combien la population des campagnes est, aujourd'hui encore, incapable de tenir pied à celle des grandes villes ?

Je n'ai nulle envie de contester l'importance du succès obtenu. Seulement, il convient d'en voir les limites. Il a suffi, le lendemain du scrutin proclamé, de quelques scènes de polissonnerie jouées par de faux émeutiers, pour arracher, sur le passage de Napoléon III, des cris d'enthousiasme à la bourgeoisie alarmée. Tant il est encore facile de la ramener sous le joug par la peur ! Tant elle lest encore sous l'influence de cette erreur, qu'il faut choisir entre le danger de déchaîner le désordre et l'humiliation d'avoir un maître !

Voilà où nous en sommes, vingt ans après l'inauguration de la République en France. Beaucoup de gens s'imaginent gravement que c'est par des kiosques mis en pièces et des carreaux cassés que l'invasion du socialisme s'annonce ; et, pour se protéger contre un tel ennemi, ils ne savent rien de mieux que d'acclamer le maître qui passe !

Du reste, alors même que le pays serait enfin revenu sérieusement à l'idée de s'appartenir, comment concevoir que l'affaissement dont je parlais tout à l'heure eût été aussi prolongé, aussi profond, si dès 1848 la France tout entière n'eût pas demandé mieux que de se prêter à une rénovation à la fois politique et sociale ? L'enthousiasme du peuple de Paris et de quelques grandes villes était un puissant levier fourni à un pouvoir démocratique, je le reconnais ; mais les obstacles étaient immenses : les compter pour rien, est-ce équitable ?

Je m'arrête. J'ai cru devoir m'élever contre des récriminations qui, à mon avis, dépassaient la mesure. Mais je ne suis pas homme, qu'il s'agisse d'amis ou d'ennemis, à jeter un voile complaisant sur les torts que j'estime réels. Les lecteurs de ce livre s'en apercevront bien vite.

Toutefois, en retrouvant dans ces rudes sentiers, où mes souvenirs me ramènent, la trace de mes pas, j'ai veillé à ce que mes sentiments ne parlassent pas plus haut que ma raison. S'il m'est échappé quelque parole trop amère, qu'on y voie seulement l'involontaire reflet de mes émotions passées. J'ai appris à espérer avec patience, et ma blessure a saigné trop longtemps pour n'être pas fermée enfin à demi. Aussi vigoureusement que jamais, je hais la violence et l'injustice ; mais, écarté durant tant d'années de la scène politique, j'en suis venu à juger mes ennemis avec plus de sérénité, et à discerner plus clairement dans leur conduite la part qui revient aux préjugés, à l'ignorance, à l'impulsion du moment, que dis-je ? à des motifs jugés honorables, l'esprit humain ayant une merveilleuse aptitude à se tromper sur la nature de ses mobiles !