La Restauration se fit : elle fut accueillie avec enthousiasme par quelques-uns, avec une résignation satisfaite par presque tous. Elle était la paix. La paix, voilà ce dont la France épuisée, à bout de son sang, avait besoin plus que de tout le reste : la paix après la défaite et l'humiliation, la paix même telle quelle, la paix comme la voulaient les rois. Les débuts de la Restauration furent maladroits. Huit mois lui avaient suffi pour irriter contre elle la majorité, et quand, le 1er mars 1815, l'homme de l'île d'Elbe débarqua à Cannes, l'armée tout entière retourna à son empereur, la nation regarda avec indifférence l'héritier de ses anciens rois reprendre la route de l'étranger. Il fallut que les rois coalisés revinssent mettre sur son trône le Roi de France. La France, après Waterloo, plus abattue, mutilée encore, était résignée à supporter davantage, et, d'ailleurs, la Restauration, instruite par ses fautes, fut plus sage. La Charte avait été octroyée. Le pays n'en était pas à chicaner sur les formules et à distinguer une charte octroyée d'une charte consentie. La Révolution avait laissé de tragiques souvenirs, les républicains étaient bien rares. Ce n'était guère Napoléon qui en avait pu former. L'Empire et les maux causés par lui étaient trop récents pour être oubliés. Les bons citoyens se plaisaient à envisager comme un régime durable, capable de mettre fin aux agitations dont la France souffrait depuis vingt-cinq ans, la Monarchie traditionnelle devenue la Monarchie constitutionnelle, consacrant les droits de la nation, reconnaissant les conquêtes sociales de la Révolution. Le Milliard des émigrés légitimait la vente des biens nationaux, rassurait les paysans devenus propriétaires des domaines de la noblesse et des fermes des abbayes. On savait que le Roi était libéral. Il l'avait toujours été ; il n'y avait en lui ni fanatisme autoritaire, ni fanatisme religieux. Il était homme d'esprit, modéré, conciliant, passablement sceptique. Il s'entourait de conseillers habiles et modérés. La famille royale, les purs légitimistes, ne cachaient pas leur mécontentement ; ils accusaient le Roi de faiblesse, presque de trahison ; ils s'efforçaient chaque jour en vain de l'entraîner vers la réaction, de faire en son nom la contrerévolution : son frère l'appelait Jacobin, parce qu'il refusait de livrer la France aux « Ultras », de destituer tous les fonctionnaires suspects de libéralisme. De tout cela précisément le pays savait gré à Louis XVIII. Une administration prévoyante au dedans relevait le pays ; les finances, que le budget de la guerre ne ruinait plus, avaient bientôt retrouvé l'équilibre. L'indemnité de guerre avait été payée aux alliés. L'occupation étrangère avait pu être abrégée. On jouissait de l'inappréciable bienfait de la paix : les familles étaient heureuses. Le sol fécond de la France et l'industrie laborieuse de ses enfants réparaient, plus vite qu'on ne l'eût pu espérer, tous les maux de la guerre. La terre enrichissait le paysan ; le commerce, la bourgeoisie et l'ouvrier. Tout le monde ressentait un bien-être inconnu depuis longtemps. La gloire littéraire et artistique de la France semblait prête à refleurir. L'aurore d'un siècle nouveau se levait. L'activité des esprits, un temps absorbé par la seule science en honneur, la science des batailles, se tournait maintenant vers les choses de l'intelligence. N'était-il pas permis de croire que cette Monarchie tempérée, qui comprenait les besoins de la France nouvelle, qui représentait les traditions de la vieille France, allait être cette fois le gouvernement définitif du pays ? Et pourtant, ce gouvernement portait en lui son Vice originel, dont il était impossible qu'un jour ou l'autre il ne mourût pas. Ce qui avait fait sa force au premier jour était au fond son incurable faiblesse. Il n'était pas un gouvernement national, ou plutôt le sentiment national protestait contre lui. Il avait été fait par l'étranger, et par l'étranger vainqueur. C'étaient Alexandre, Blücher et Wellington qui avaient rétabli la Monarchie. Les Bourbons étaient rentrés « dans les fourgons de l'invasion ». Leurs vrais titres au trône de France, c'étaient Leipzig et Waterloo. A mesure que s'affaiblissait le sentiment de la défaite, qui avait fait courber la tête à la première heure, à mesure que le lion terrassé sentait repousser ses ongles et revenir sa vigueur, à mesure qu'une génération nouvelle grandissait, qui n'avait pas vu par elle-même les ruines de 1812, 1813, 1814, 1815, la révolte grondait dans les cœurs fiers contre les humiliations subies, contre les Fourches Caudines sous lesquelles avait dû passer la France. Il restait bien des survivants des épiques combats de la République et de l'Empire. Ceux-ci redisaient à la jeunesse les héroïques batailles, les victoires triomphantes : ils célébraient le drapeau tricolore, drapeau de la France nouvelle, promené de capitale en capitale à travers toute l'Europe et qui avait fait le tour du monde. Le drapeau blanc le remplaçait maintenant. Le drapeau aux couleurs sacrées avait dû se cacher ; mais il restait le suaire glorieux dans lequel reposait ensevelie la gloire nationale. Les vieux soldats, si bons patriotes, qui avaient versé leur sang si généreusement, étaient mis à l'écart, dédaignés, repoussés, traités en ennemis. On avait appelé les « brigands de la Loire » les derniers qui avaient voulu sauver l'intégrité du sol et refusé de s'incliner devant la défaite. Beaucoup oubliaient déjà les fautes et les crimes de Napoléon pour se consoler des revers à la pensée de ses victoires. Le rocher de Sainte-Hélène le grandissait. De son piédestal au fond de l'Océan, par-delà l'Afrique, il n'en dominait que mieux le monde, purifié par le malheur, sacré empereur par la vengeance des rois mieux que jadis par le pape. Le sang du maréchal Brune, odieusement massacré par la Terreur blanche, le sang du maréchal Ney, « le brave des braves, » ce sang était sur les mains de la Monarchie, qui ne s'en laverait jamais. Et puis la Monarchie avait beau faire : même avec la Charte octroyée, elle était l'ancienne Monarchie qui revenait, la Monarchie du droit divin, toute pleine d'abus, chargée des exécrations populaires. Elle avait eu pour sanglante aurore la Terreur blanche, les bandes de Trestaillon promenant à travers le Midi leurs égorgements catholiques et royalistes, et jamais ces égorgements n'avaient trouvé de juges. Les anciens soldats de l'armée de Condé, les conspirateurs de Coblentz, les émigrés, étaient rentrés en masse. Ils n'avaient rien appris et rien oublié. Le Milliard ne suffisait pas à leurs appétits et à leur rapacité : ils se croyaient et se disaient les maîtres de la France ; ils y parlaient haut, ils ne cachaient pas leur prétention de reprendre un jour ou l'autre tous les privilèges dont ils avaient joui : ils réclamaient comme leur dû toutes les places et tous les traitements. Ils ne parlaient qu'avec mépris des lois civiles, des institutions du pays. Plus royalistes que le roi, ils étalaient leur superbe aristocratique, leur morgue, leur insolence. Ils voulaient faire rétrograder la France par-delà 1789, jusqu'à l'âge du « bon plaisir. » Or, pendant vingt-cinq ans, la démocratie avait existé, de fait comme de nom. Le plus humble citoyen, possédant l'intelligence et l'instruction, avait pu s'élever aux plus hauts emplois, comme tout soldat avait "eu dans sa giberne son bâton de maréchal de France. Voilà maintenant que l'on voulait peu à peu reprendre tout cela. Sourdement d'abord, puis bientôt ouvertement. La Chambre des pairs ne s'ouvrait qu'aux vieux noms, aux titres retentissants. Les quartiers de noblesse étaient plus estimés que tous les diplômes et que tous les services. Il fallait faire preuve de naissance, montrer « patte blanche » pour entrer dans l'administration, pour y avancer. On avait tenté de rétablir le droit d'aînesse ; on y songeait toujours. On voulait refaire deux classes de Français, comme autrefois : d'un côté les nobles, de l'autre les vilains. Avec les prétentions -nobiliaires étaient revenues les prétentions cléricales. Le clergé, même depuis le Concordat, tant qu'avait duré l'Empire, s'était montré bien humble, bien modeste, s'abstenant d'ambitions politiques, s'enfermant dans le sanctuaire. La main de fer de Napoléon avait sévèrement réprimé ses moindres écarts. Il prenait sa revanche depuis 1814. Il voulait la domination et ne s'en cachait pas. Il dénonçait les libres penseurs, il faisait destituer de leurs emplois les fonctionnaires qui ne s'abaissaient pas à être au moins hypocrites. De toutes les dominations, il n'en est pas que la France supporte moins patiemment. Encore s'il n'eût fallu compter qu'avec le clergé séculier. Celui-ci, mêlé à la vie du monde, encore gallican pour une bonne part, avait gardé quelque tolérance ; mais ce qui irritait surtout, c'était le retour des congrégations. La Révolution les avait balayées, avait dispersé leurs associations, confisqué leurs biens. L'Empire, avec un soin jaloux, avait fermé à presque toutes les portes de la France. Maintenant, la Restauration venue, ces portes s'étaient rouvertes, et, de tous les coins du monde, elles se ruaient en foule sur la France comme sur une proie. Couvents d'hommes, couvents de femmes, moines de toutes couleurs, religieuses de toutes robes, ils pullulaient : on eût dit une nuée de sauterelles affamées. L'autorité les protégeait, la noblesse était leur complice. L'alliance du trône et de l'autel s'était refaite. La religion catholique était redevenue la religion de l'État. Les processions s'étalaient de nouveau par les rues des villes. On revoyait déjà proche le temps où le clergé, par les quêtes, les couvents, par les captations, auraient reconquis, aux dépens de la France laborieuse, leurs monstrueuses richesses d'autrefois. Jusqu'en 1820, le roi résista à la réaction : après l'assassinat du duc de Berry, il y entra lui-même. Le couteau de Louvel ne tua pas seulement l'héritier de la dynastie, il tua, on peut le due, la Royauté elle-même. La seule politique qui eût pu la protéger fut abandonnée. Les ministres libéraux furent congédiés. D'autres les remplacèrent, animés de sentiments opposés. L'Université fut persécutée, l'École Normale fut fermée. L'influence du clergé et du parti des émigrés devint prépondérante. Les rigueurs redoublèrent contre la presse ; des conspirations éclatèrent, et la violence même de la répression ne fit que préparer de nouvelles conspirations. Ce fut le temps des chansons de Béranger, des pamphlets de Paul-Louis, unissant dans une même haine « la calotte, » l'aristocratie et la royauté. La bourgeoisie presque tout entière entra dans l'Opposition derrière Foy et Manuel. De jeunes historiens, M. Thiers, M. Mignet, racontaient la grande Révolution, relevaient son honneur calomnié, célébraient ses bienfaits et faisaient des républicains dans la jeunesse. Le Constitutionnel battait en brèche, avec autant de courage que de talent, les abus du règne et les prétentions du gouvernement. Les condamnations ne servaient de rien, car l'opinion publique était avec les condamnés et chaque procès ajoutait à leur popularité et à leur puissance. Le bonapartisme, devenu libéral, s'unissait aux républicains. Napoléon n'était plus l'affreux despote affolé d'ambitions personnelles, c'était le soldat de la Révolution, vaincu aux derniers jours par les rois de la Sainte Alliance, et la Révolution avec lui. Les plus grands talents et les plus grands caractères étaient avec l'Opposition, les journalistes comme Armand Carrel ou Etienne, les jeunes professeurs comme Cousin et Guizot, les publicistes comme Rémusat : bientôt Chateaubriand lui-même vint prendre place dans leurs rangs, apportant, outre son nom et son talent, ces deux puissances, une troisième puissance : l'autorité du Journal des Débats. La lutte était engagée entre le gouvernement et la nation. Tant que vécut Louis XVIII, la réaction garda quelque mesure. Son successeur Charles X, dès le lendemain de son avènement, se jeta tête baissée dans la contre-révolution. Esprit étroit, rendu plus obstiné par l'âge, caractère à la fois étourdi et violent, pris sur la fin de la vie d'une dévotion d'autant plus ardente que sa jeunesse avait été plus libertine, il était l'homme qu'il fallait pour pousser à l'extrême une situation déjà tendue. Toute concession lui semblait une faiblesse, et c'était, croyait-il, la faiblesse qui avait perdu Louis XVI. Il professait à l'égard du peuple cette opinion du moyen âge sur le vilain, qu'il est à la fois arrogant à qui le ménage et humble à qui lui parle haut. Il n'estimait en fait de conseillers que ceux qui le poussaient du côté où il penchait lui-même. Nul n'était moins de son temps ni de son pays, en dépit du mot que dix années auparavant le comte Beugnot avait fait pour lui : « Il n'y a en France qu'un français de plus. » Catholique fervent, gentilhomme hautain, il était acquis aux excitations des Ultras, à la domination de ce qu'on appelait alors « la Congrégation. » L'Opposition avait grandi : le parti libéral se sentait plus de force que jamais. La tactique était d'enfermer la Monarchie dans la Charte comme dans un autre cercle de Popilius, de l'acculer à la Constitution jusqu'à l'y étouffer. La Cour, en face de l'Opposition chaque jour plus menaçante, résolut de serrer le frein. Le ministère Martignac lui démontra l'impossibilité de résister au courant si d'abord elle ne se délivrait de la Charte. De ce jour le parti du Roi fut pris. Polignac fut rappelé de Londres. La lutte entre la nation et le gouvernement en était venue à la période aiguë. La France s'était, une fois encore, détachée de la Monarchie. La Cour se résolut à prendre l'offensive. La Chambre fut dissoute. Le pays la renvoya. Les 221 revinrent 271. Un coup de force était dans l'air : il éclata. Les Ordonnances furent publiées. Le Roi faisait appel à l'article 14 de la Charte pour supprimer la Charte elle-même. On sait comment Paris répondit à la provocation. Après trois journées de combat, la Monarchie était vaincue, le Roi forcé d'abdiquer. Et le problème politique se posait une fois de plus : Quel sera le gouvernement de la France ? |