ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

CORINTHE

CHAPITRE III. — L'ACROPOLE.

 

 

L'Acrocorinthe, dit Strabon, est une montagne qui, en hauteur perpendiculaire, a trois stades et demi ; mais le chemin qui y monte en a trente. Elle se termine en pointe aiguë, et est particulièrement escarpée du côté du nord. C'est de ce côté qu'est située la ville, sur un plateau qui s'étend au pied même de l'Acrocorinthe. Corinthe avait quarante stades de tour ; les parties que ne protégeait point la montagne avaient été entourées de murs ; la montagne elle-même était fortifiée sur tous les points où il avait été possible de bâtir ; de sorte que la circonférence entière des murs était de quatre-vingt-cinq stades. En montant à la citadelle, nous vîmes clairement les ruines de cette enceinte. Des autres côtés, la montagne s'élève moins à pic ; mais elle se dresse encore assez haut pour être aperçue de toutes parts.

L'acropole de Corinthe est, en effet, remarquable pat son élévation et se beauté.. Haute de près de dix-huit cents pieds, elle semble formée d'un seul rocher, escarpée, lainée par la nature comme par une main puissante, teinte de riches couleurs qui varient avec la lumière. Elle a un caractère imposant de grandeur et de force ; l'on est tenté de croire que les maîtres d'une pareille forteresse et dans une pareille situation étaient les maîtres de la Grèce. Elle passait pour imprenable ; ce fut une grande gloire pour Aratus de s'en être emparé, même par trahison[1].

Les murs qui la réunissaient à la ville et ceux de la ville elle-même étaient renommés pour leur force[2] ; cependant, du côté le plus escarpé de la montagne, ils étaient plus accessibles[3] et n'avaient que quinze pieds de haut. Si l'on compte, en outre, les longs murs qui allaient jusqu'au port Léchée, et qui avaient douze stades de long, nous trouvons un développement de cent neuf stades pour cette enceinte, qui non-seulement défendait Corinthe, mais barrait, au nord, le passage de l'isthme.

Les ruines de murailles que vit Strabon sur la montagne existent encore aujourd'hui en partie ; seulement, elles ont été surmontées de nouvelles constructions, franques, vénitiennes et turques. Dans beaucoup d'endroits, il reste jusqu'à quatre ou cinq rangs d'assises antiques, consolidées avec du mortier et de petites pierres par les modernes. Au moment où l'on arrive à la première porte de la citadelle, après une ascension de près d'une heure, on est frappé par l'aspect de ce cordon de murailles, aux créneaux turcs profondément dentelés, qui escalade ou descend à pic les rochers, se replie sur lui-même, forme mille détours, et, à défaut de la beauté des murs anciens, en a gardé l'audace.

L'acropole est tellement vaste, qu'on dirait une seconde ville ; en temps de guerre, la population entière y trouvait refuge. C'est ce qui explique les nombreuses ruines de masures, d'églises grecques, de mosquées turques qu'on y remarque, les citernes qu'on y a creusées de tous côtés. Au temps des voyageurs Wheler et Spon, des familles turques et chrétiennes y habitaient encore, soit par habitude, soit par crainte des pirates, soit par plaisir.

Quand Strabon visita l'Acrocorinthe, il n'y avait également que des ruines. La plus considérable était le Sisyphéum, amas de débris en marbre blanc. Dans l'antiquité même, on ne pouvait dire si c'était le palais de Sisyphe ou un temple élevé en son honneur.

Avant d'arriver au sommet de la montagne, au-dessous du temple de Vénus, était située la source de Pirène, si célèbre dans la Fable. C'est là que Bellérophon saisit le cheval Pégase au moment où il venait se désaltérer : action représentée sur plusieurs pierres gravées. Pour rappeler cette tradition, les monnaies de Corinthe portaient un Pégase, tandis que celles de Sicyone représentaient la Chimère, dont Bellérophon avait été également vainqueur.

Quoique Pausanias, sur la foi des nouveaux Corinthiens, place la fontaine Pirène dans la ville basse ; il est à remarquer cependant qu'il parle aussi de la source de l'acropole, située derrière le temple de Vénus. Il a ouï dire que c'est la véritable Pirène, et qu'elle se rend dans la ville par des canaux souterrains. Strabon, qui vit Corinthe peu d'années après sa restauration et bien avant Pausanias, ne trouva pas cette confusion dans la mémoire des habitants. Si l'on attribuait à la fontaine de la ville la même origine, au moins ne lui avait-on pas donné le même nom.

Au-dessous du sommet, dit-il, se trouve la source Pirène, qui n'a point d'écoulement, mais que remplit toujours une eau limpide et agréable à boire. On prétend que c'est de là que jaillit par des veines souterraines la source qui coule au pied de la montagne vers la ville et fournit de l'eau en abondance. Il y a d'ailleurs quantité de puits dans la ville, et, à ce qu'il paraît, dans l'Acrocorinthe. Pour nous, nous n'en vîmes rien.

Quant à ce vers d'Euripide[4] : Je viens de l'Acrocorinthe, montagne arrosée d'eau de toutes parts, demeure de Vénus, il faut entendre περίκλυστον des puits et des sources souterraines que renferme l'Acrocorinthe, ou supposer qu'anciennement les eaux de Pirène débordaient et se répandaient sur toute la montagne.

Aujourd'hui Pirène n'a rien perdu du volume et de la fraîcheur de ses eaux. Elle tombe dans un bassin souterrain qui communique sans doute avec des conduits et des réservoirs antiques dont la plupart ont été restaurés et dont quelques-uns se reconnaissent encore à leurs larges pierres helléniques. Au milieu des ruines et des éboulements, il serait difficile d'explorer un ensemble de constructions souterraines qui doit être considérable. Une tradition rapportée par Pausanias ferait croire que Sisyphe avait commencé ces travaux, nécessaires dans un temps où le danger toujours présent forçait la population à se renfermer souvent dans l'acropole. Jupiter avait enlevé Égine, fille du fleuve Asopus. Sisyphe, qui avait été témoin du rapt, ne consentit à révéler le nom du ravisseur que lorsque le fleuve lui eut fait venir de l'eau sur l'Acrocorinthe. Il paya cher, du reste, cette indiscrétion intéressée. Jupiter irrité le condamna à rouler éternellement aux Enfers la roche si célèbre parmi les poètes.

Au sommet de la montagne, on remarque les fondations du temple de Vénus. C'était un petit temple, Strabon nous en avertit ; la nature des lieux ne permettait pas d'en construire un plus vaste à la grande divinité de Corinthe ; mais le zèle des particuliers y suppléait par la richesse des offrandes et le nombre des courtisanes. On compta jusqu'à mille de ces étranges prêtresses consacrées à la fois au service du temple.

Les statues qu'on y voyait étaient celles de Vénus armée, de l'Amour tenant un arc, du Soleil, premier souverain de l'Acrocorinthe, auquel la déesse donnait ainsi l'hospitalité après l'avoir dépossédé.

Il faut avouer que cette admirable situation convenait, avant tout, à la déesse de la beauté et des grâces. La vue magnifique qu'on a d'une si grande hauteur embrasse les lieux les plus remarquables de la Grèce, les noms les plus poétiques. Au pied de la montagne, c'est l'isthme, cher à Neptune, théâtre des fêtes et des jeux qui rassemblaient toute la Grèce. Il semble à peine séparer les deux mers dont les beaux flots viennent mourir sur ses rives opposées. C'est bien, selon l'expression de Pindare, un pont jeté sur l'abîme[5]. Au nord, le Parnasse, l'Hélicon aux sommets neigeux, le Cithéron où le pâtre corinthien recueillit Œdipe. Au sud, la riche plaine de Sicyone que couronne le lointain Cyllène ; plus bas, le défilé de Némée qui conduit à Mycènes, la ville d'Agamemnon. A l'orient, le golfe Saronique et l'innombrable sourire de ses flots[6], les roches scyroniennes, encore redoutées des voyageurs ; Égine, aimée des arts ; Salamine, nom glorieux ; Athènes enfin, assise à gauche de l'Hymette et derrière laquelle, le Pentélique s'élève doucement comme un fronton de temple. Plus loin encore, le cap Sunium d'où Minerve étendait son bras protecteur sur les flottes athéniennes.

Pour des âmes plus viriles que celles des Corinthiens, combien un tel spectacle était propre à enflammer l'ambition ! Quel désir naturel de posséder tant de contrées qu'ils embrassaient du regard ! Mais ils aimaient mieux en goûter mollement les charmes, au chant des courtisanes dont la longue procession venait, couronnée de fleurs, remercier Vénus armée, Vénus victorieuse des Perses.

 

 

 



[1] Plutarque, Vie d'Aratus.

[2] Plutarque, in Apophth. Lacon.

[3] Voyez dans la Vie d'Aratus, par Plutarque, le récit de la prise de l'Acrocorinthe.

[4] On suppose qu'il appartenait à la tragédie de Bellérophon (Strabon, VIII, p. 379.)

[5] Isthm., III, v. 38.

[6] Eschyle, Prométhée, v. 89.