ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

ARCADIE

CHAPITRE V. — STYMPHALE.

 

 

A Stymphale[1], se présentent les mêmes phénomènes qu'à Phénée : des eaux qui ne trouvent point leur cours, une plaine couverte par un lac, un gouffre qui ouvre aux eaux un passage souterrain. Mais, quoique Stymphale ne manque pas d'un certain caractère, on y chercherait en vain les grandeurs sévères et les beautés de Phénée. Ce qui frappe surtout, c'est la solitude et le silence de ces lieux qu'habitent la fièvre et la mort.

La plaine s'étend du sud-ouest au nord-est ; elle a environ sept milles de longueur, resserrée d'un côté par un avancement nu et escarpé du Cyllène, de l'autre par l'Apélaure. C'est au pied de l'Apélaure, au sud, que la rivière Stymphale, après avoir formé un lac que grossissent différents cours d'eau, se précipite dans un katavothre pour reparaître en Argolide, selon l'opinion des anciens, sous le nom d'Érasinus. Ératosthène[2] lui donne, même dans ce nouveau pays, le nom de Stymphale. On dit qu'on ne peut voir sans une impression profonde, du haut du rocher à pic qui domine le katavothre, les eaux s'engouffrer en tourbillonnant et avec un mugissement continu. Mais à Stymphale, comme à Phénée, leur niveau s'était élevé par suite des pluies, de sorte qu'elles cachaient leur issue, sans la trahir par le moindre murmure, par la moindre agitation. D'ordinaire, le marais n'occupe que le tiers de la plaine : il en couvrait les deux tiers en 1850, et baignait une partie des ruines de la ville. de Stymphale, qui, dans l'antiquité, était située à cinquante stades du lac Stymphalide[3]. Cependant, cette distance a été exagérée par Strabon ; de la ville au katavothre même, il n'y a pas cinquante stades.

Les Stymphaliens eurent, comme les Phénéates, à souffrir d'une grande inondation ; ils ne manquèrent pas de l'attribuer, eux aussi, à la colère des dieux. Ils célébraient, en général, avec une grande négligence, les fêtes de Diane, et la déesse fit enfin éclater sa vengeance[4]. Des branches d'arbre, entraînées par le courant, bouchèrent l'ouverture du gouffre, et la plaine devint bientôt un lac de 400 stades. Quelque temps après, une biche pressée par un chasseur se précipita dans le lac. Le chasseur, emporté par son ardeur, l'y poursuivit à la nage, jusqu'à ce qu'arrivés loua deux près du gouffre, ils y furent engloutis. Aussitôt les eaux reprirent leur écoulement la déesse avait été apaisée par ce sacrifice involontaire. Le pays fut desséché en un jour, et le culte de Diane fut célébré depuis avec la plus grande exactitude.

Il ne faut pas se demander comment, où l'eau ne peut trouver passage, un homme et Une biche sont engloutis. Sans cela, où serait le miracle ? On aurait plutôt le droit d'être rigoureux quand on lit qu'une plaine de cinquante à soixante stades devient un lac de quatre cents stades. Mais l'exagération est permise aux traditions populaires : les discuter, ce n'est pas seulement leur enlever leur charme, c'est les détruire. Du reste, cette fable faillit être funeste aux Stymphaliens. Elle inspira à Iphicrate, général athénien, qui assiégeait en vain la ville, l'idée d'inonder le pays en bouchant le katavothre avec une grande quantité d'éponges. Un présage, ou la réflexion, le détourna de ce projet.

Au lac Stymphalide se rattache le souvenir d'un des douze travaux d'Hercule, qui marqua son passage en Arcadie par tant de bienfaits, de quelque manière qu'on veuille interpréter les monstres que la Fable lui donne à combattre. Aussi comprend-on l'attachement inaltérable des Arcadiens pour ce héros.

Les Stymphaliens, moins heureux que les Opiques qui pouvaient montrer les défenses du sanglier d'Érymanthe, n'avaient que l'image des oiseaux tués par Hercule. Ils étaient en bois ou en plâtre, suspendus au plafond du temple de Diane. Ces oiseaux, dit Pausanias[5], sont de la grandeur des grues, et ressemblent, pour la forme, aux ibis ; mais leur bec est beaucoup plus fort et n'est pas recourbé. Nous les voyons, en effet, ainsi représentés sur les médailles de Stymphale et sur quelques vases peints[6]. Avides de chair humaine, ils se précipitaient sur les hommes, les tuaient à coups de bec, sans qu'aucune armure de fer ni de cuivre pût résister à leurs coups. Ils étaient originaires d'Arabie ; les Arabes les combattaient victorieusement en se revêtant d'écorce d'arbre très-épaisse, où le bec des stymphalides s'enfonçait et se prenait comme les ailes des petits oiseaux dans la glu.

On reconnaît la guerre des grues et des Pygmées. Il n'y a que les noms de changés et Hercule de plus.

Quoique Stymphale ne soit guère connue que par cette fable, cependant elle n'était pas sans importance dans l'antiquité, surtout comme position militaire. Elle commandait une des routes les plus fréquentées du Péloponnèse et les communications de l'Arcadie avec Corinthe et Argos. Les Stymphaliens étaient Arcadiens d'origine, comme le témoignent les vers d'Homère[7] ; ils reconnaissaient pour leur fondateur Stymphélus, petit-fils d'Arcas. Mais leurs intérêts comme leurs- sympathies les portaient vers les Argiens, et, à une époque qui nous est inconnue, ils se rangèrent volontairement parmi les peuples de l'Argolide[8]. Peut-être même cette époque est-elle assez reculée.

Déjà Hercule, que ce soit par la conquête, que ce soit.par ses bienfaits, leur avait fait reconnaître la domination des rois argiens qu'il imposait à tout le Péloponnèse. En outre, on raconte que Télémus, un de leurs anciens rois, avait élevé Junon, la grande divinité argienne. Il lui consacra trois temples sous trois noms différents : un temple à Junon enfant, pendant ses premières années ; à Junon femme, quand elle fut mariée à Jupiter ; à Junon veuve, quand elle revint à Stymphale, à la suite de quelque différend avec son époux. Le culte de Junon s'était d'abord répandu dans la partie de l'Arcadie la plus voisine de l'Argolide, Stymphale, Aléa, Mantinée, Tégée. Dans la partie occidentale, Jupiter surtout était révéré. Faut-il voir, dans ce mariage conclu sous les auspices de Télémus, une tentative pour faire pénétrer la divinité argienne dans le reste de l'Arcadie, et dans ce veuvage, le malheureux succès de cette tentative ?

Pausanias ne retrouva aucun des trois temples de Junon, et, sans dire un mot de la ville, il ne cite que le temple de Diane et sa statue de bois doré. Aussi son silence rend-il très-difficile l'exploration des ruines de Stymphale, déjà si embarrassantes par elles-mêmes.

Le lac est dominé du côté du Cyllène par un promontoire peu élevé, mais qui n'est que roche et escarpement. C'était là l'acropole. Le roc, taillé de toutes parts, le prouve suffisamment La ville s'étendait dans la plaine, comme l'indiquent les pierres et les ruines nombreuses que l'on apercevait, en 1850, sous les eaux.

Ce qui éveille le plus vivement la curiosité, ce sont les rochers de l'acropole, taillés en mille formes différentes, où l'on retrouve des rues, des escaliers, des salles, des gradins de théâtre, des restes de temples, des murs polygonaux, des traces innombrables ; tout cela épars, sans plan, sans liaison, sans lumière, comme un problème que l'antiquité nous aurait laissé à résoudre. A Athènes, au moins, quand on retrouve sur les rochers qui entourent le Pnyx ces traces du travail des hommes, on sait qu'il ne faut y replacer par la pensée que les étroites demeures des Athéniens, asile suffisant pour des citoyens qui ne demandaient qu'un abri la nuit pour leur tête, et vivaient au grand jour des tribunaux, des théâtres, de la place publique. Mais, à Stymphale, on voit que la ville s'étendait dans la plaine ; et sur une acropole indiquée par des ruines de temples et un théâtre, on ne peut guère penser qu'à des édifices publics. Ce mystère en sera toujours un, du reste : car sur le roc vif il n'y a ni fouilles ni découvertes à espérer pour éclairer le passé.

La route la plus courte pour gagner Nonacris et le Styx est celle qui passe entre le mont Sépia et le Cyllène. Mais le Cyllène, de ce côté, est nu, désolé ; à peine quelques arbustes pourraient-ils abriter les merles blancs qu'y a vus Pausanias[9]. La partie qui regarde Phénée est plus belle et se couvre de sapins ou de riches couleurs, comme pour faire parure au lac. Mais c'est du côté du golfe de Corinthe que le Cyllène apparait dans toute sa beauté, et qu'on reconnaît la plus haute montagne de l'Arcadie. Sur le sommet s'élevait le temple de Mercure Cyllénien, qui remontait à une haute antiquité, car Pausanias le trouva tout en ruines. La statue du dieu avait près de huit pieds. Elle était faite de thuya, bois résineux qui croit naturellement en Grèce, et que les artistes employaient comme l'if, le cyprès, le cèdre, bois incorruptibles.

En descendant le Cyllène, on retrouve sur la gauche un autre point de vue du lac de Phénée, toujours admirable, et l'on traverse la vallée de l'Aroanius pour commencer l'ascension du Crathis.

 

 

 



[1] On écrivait quelquefois Στύμφηλος, mais les Arcadiens prononçaient Στύμφαλος. On retrouve l'alpha dans les mots dérivés Στυμφάλιοι, Στυμφαλίδες.

[2] Cité par Strabon, l. VIII, p. 389.

[3] Strabon, l. VIII, p. 389.

[4] Pausanias, Arcad., XXIII.

[5] Pausanias, Arcad., XXIII.

[6] V. Tischbein, II, 18. Millin, Peint. des vases, passim. Gori, Mus. Flor., II, XXXVIII, 1.

[7] Iliade, II, v. 605.

[8] Pausanias, Arcad., XXII.

[9] Pausanias, Arcad., XVII.