L'ACROPOLE D'ATHÈNES

 

CHAPITRE XVIII. — LA STATUE D'OR ET D'IVOIRE.

 

 

C'est une étude singulièrement intéressante que de suivre, à travers l'obscurité qui l'entoure, l'origine et les progrès de la statuaire grecque ; de voir comment, après avoir équarri d'abord et enduit de grossières couleurs des morceaux de bois, elle en vint à des imitations plus exactes ; comment ces mannequins furent ensuite dorés, habillés de riches étoffes, dont les plis symétriques et immobiles inspirèrent l'École éginétique, école dont nous ne connaissons guère que les belles œuvres, parce que nous n'avons que ses marbres et qu'elle n'employa le marbre que dans la dernière période de son développement.

Plus tard, on rougit de voir lés dieux représentés d'une manière indigne de leur majesté. Mais, comme les simulacres étaient consacrés par leur antiquité même, et qu'on les croyait, la plupart, tombés du ciel, on osa seulement les retoucher. Aux vêtements véritables on substitua des draperies de bronze et d'or[1] ; les têtes et les bras furent refaits en marbre blanc, ou bien on revêtit d'ivoire le bois qu'on respectait, en insérant dans l'orbite de l'œil des matières précieuses. Ainsi se forma peu à peu cette branche de l'art que les modernes peuvent à peine concevoir, mais que la Grèce tenait en si universel honneur, et à laquelle les hommes libres avaient seuls le droit de se consacrer, la Toreutique.

L'Asie enseigna à former l'image des dieux des matières les plus rares (la Bible en fait foi ) ; l'Égypte, à lui donner dès proportions colossales. Phidias réunit tous ces éléments barbares, y joignit l'expérience de ses devanciers, et créa des œuvres d'une beauté idéale, où la richesse ne nuisait point au grandiose, où le grandiose ne s'écartait ni de la nature ni du vrai. Dans son Jupiter Olympien, M. Quatremère de Quincy a écrit l'histoire de la toreutique et de Phidias, de manière à ce qu'on ne puisse faire autre chose après lui que le copier. Il enseigne encore, avec toute l'autorité que lui donne son double titre de savant et d'artiste, la théorie de la statuaire chryséléphantine, qui était si complètement inconnue qu'on croyait à peine au témoignage des auteurs anciens. Comment l'ivoire pouvait s'amollir et se tailler, l'or se nuancer et se teindre ; comment les morceaux se travaillaient séparément, puis s'assemblaient ; par quelle armature se soutenait le colosse : en un mot, les questions les plus délicates sont résolues par M. Quatremère, tantôt à l'aide d'un texte habilement interprété, tantôt par l'autorité de ses études personnelles et de ses connaissances pratiques.

La statue qui fut placée dans le Parthénon avait vingt-six coudées de hauteur (environ trente-neuf pieds). Si l'on donne seulement huit pieds à la base, qui était ornée elle-même de sculptures, elle porte la hauteur totale à quarante-sept pieds. On comprend, par ce seul chiffre, quelle dépense ce fut de couvrir d'ivoire et d'or un pareil colosse. Phidias avait proposé au peuple de faire les nus en marbre pentélique, qui devait conserver son éclat plus longtemps. Les Athéniens goûtaient assez cet avis. Mais il eut l'imprudence ou l'adresse d'ajouter que ce serait meilleur marché : aussitôt ils le firent taire. Il ne convenait qu'à une petite ville comme Platées de demander à Phidias un colosse économique en marbre et en bois doré.

Nous ignorons ce que coûtèrent l'ivoire et son dispendieux appareil. Mais ce fut évidemment un sacrifice beaucoup plus réel que les quarante talents d'or employés aux vêtements de la déesse. Comme dans l'antiquité on ne voulait pour le trésor public ni placement ni rapport, peu importait qu'on enfermât l'or monnayé et en lingots dans l'opisthodome, ou qu'on le fondit, pour le garder sous forme de draperie. On le comptait aussi bien comme une réserve pour les circonstances extrêmes. C'est ce que faisait Périclès tout le premier, quelques années à peine après l'achèvement de la statue, au commencement de la guerre du Péloponnèse. Par son conseil, Phidias avait disposé l'or de manière qu'on pût l'enlever facilement et le peser. Cette précaution le sauva dans son premier procès et permettait, la nécessité pressant, de consacrer au salut public des ornements qu'on pouvait remplacer par du plâtre ou du bois doré.

Minerve était représentée debout, avec une tunique qui lui tombait jusqu'aux pieds. Sa poitrine était couverte par l'égide ; au milieu de l'égide était la tête de Méduse, en ivoire, comme le fait remarquer Pausanias : c'est dire que l'égide était en or. Une de ses mains, étendue, portait une Victoire haute de quatre coudées (six pieds environ), en ivoire également, avec une draperie et des ailes d'or. C'était un des morceaux les plus admirables. L'autre main tenait la lance, auprès de laquelle on voyait le serpent, forme symbolique d'Érechthée. Les connaisseurs le louaient fort.

Le bouclier reposait aux pieds de la déesse, et son casque était surmonté d'un sphinx et orné, de chaque côté, d'un griffon. Il n'est pas besoin de dire que le visage, les pieds, les mains, étaient en ivoire. Pour la prunelle des yeux, Phidias avait choisi deux pierres précieuses dont la couleur approchait autant que possible de l'ivoire ; harmonieuse alliance qui rendait la transparence et le rayon lumineux du regard humain. Des yeux bleus eussent probablement tranché trop vivement sur la douceur de l'ivoire, et l'art, au nom d'un goût exquis, osa dédaigner la tradition.

Ainsi nous pouvons, à l'aide des témoignages anciens, entrevoir la Minerve du Parthénon, ses proportions colossales, sa pose, les particularités importantes de son ajustement, la disposition des riches matériaux dont elle était formée. Mais, lorsqu'il s'agit des chefs-d'œuvre de l'art, l'esprit ne se tient éclairé véritablement que par l'entremise des sens, et l'on est amené à chercher, parmi les sculptures grecques qui nous sont parvenues, des types qui précisent les vagues esquisses de notre imagination.

C'est ce qu'a fait M. Quatremère, et cette partie de son ouvrage est, si j'ose le dire, un peu moins heureuse. Je ne parle pas de ses dessins, que l'on ne doit considérer que comme des explications, des démonstrations peintes, et où il ne faut chercher ni le style, ni le sentiment grec[2] : cela tenait au goût général du temps. Mais cette influence se retrouve encore dans ses appréciations générales et dans ses théories esthétiques. Pour la Minerve, en particulier, on souhaiterait un type tout différent de celui que nous présente M. Quatremère : L'influence, dit-il, que l'espèce de la matière et du travail analogue à elle peut avoir eue sur le style des statues, fut certainement sensible à l'égard des ouvrages qui firent partie de cette division de l'art de la sculpture qu'on appela toreutique. Si donc la Minerve du Parthénon fut d'or et d'ivoire, si elle fut un composé de toutes les richesses extérieures de l'art, cette seule considération nous conduit à chercher les analogues de cette statue dans celles des figures de Minerve où brille à la fois le style le plus riche, le plus varié et le plus abondant en détails.

Ce principe posé, M. Quatremère se rappelle une pierre gravée, signée par Aspasius, belle, du reste, mais chargée d'ornements, maniérée, et qui trahirait son époque, si la façon des lettres grecques ne l'indiquait clairement. Le profil de la déesse semble dérobé aux peintures de Pompéi, pur, mou et un peu banal. Elle porte un double collier et des boucles d'oreilles. Son casque immense est surmonté d'un cimier à trois rangs. Un sphinx se cache à demi sous le cimier ; deux pégases couvrent les côtés du casque. Huit chevaux au galop sont rangés sur la visière. D'autres pégases ornent les plaques mobiles qui se rabattaient sur les oreilles. Sur la partie qui protège la nuque, on voit encore une branche d'olivier, des écailles de serpent. Ainsi une œuvre qui porte un cachet éclatant de recherche et de profusion a paru une copie de Phidias. Qui ne voit que le style de la pierre gravée appartient spécialement à cette branche de la sculpture dans laquelle l'artiste se trouvait naturellement porté à multiplier les accessoires et les richesses de détail ? Ce goût ayant incontestablement été celui de la Minerve du Parthénon, il doit paraître à peu près démontré, etc., etc.

M. Quatremère est confirmé dans son opinion par la ressemblance qu'il trouve entre les tétradrachmes athéniens de la seconde époque et la pierre d'Aspasius. Je ferai remarquer que ces tétradrachmes, qui sont postérieurs au siècle d'Alexandre, ne portent ni le sphinx ni les griffons dont parle Pausanias ; en échange, ils ont deux pégases et, sur la visière du casque, huit chevaux dont il ne parle pas.

Enfin, pour l'ajustement, M. Quatremère choisit son modèle j la villa Albani. Mais il ne se dirige point vers la célèbre Minerve dont la beauté puissante et le caractère grandiose étaient peu goûtés par une génération qui préférait l'Apollon et le Méléagre. Il s'arrête devant une Minerve inférieure en beauté, mais qui le frappe par une disposition d'habillement et de draperie très distincte, par sa richesse et son élégance, et une tête tout à fait conforme pour le style et la coiffure[3] aux têtes du tétradrachme d'Athènes et de la pierre gravée d'Aspasius. Au lieu de combattre méthodiquement le système de M : Quatremère, j'essayerai d'exposer une idée différente. Peut-être l'imagination évoque-t-elle mieux la Minerve d'or et d'ivoire à la place même où elle s'élevait et au milieu des marbres du Parthénon ?

La mesure et une exquise sobriété sont l'essence de l'art grec, avant sa décadence. En architecture, en sculpture, dans la peinture des vases, partout l'on admire ce génie de grâce et de simplicité, qui rencontre la beauté sans paraître la chercher. La prétention à l'effet et une ambitieuse ostentation lui sont tellement inconnues, qu'il se résigne volontiers à une certaine monotonie, en répétant un beau motif, plutôt que de chercher l'originalité. Ceux qui croient à l'influence des lieux et du ciel sur l'esprit d'un peuple, pourraient dire que la nature même de la Grèce enseignait aux artistes combien la distinction est ennemie du luxe et comment les beautés les plus simples produisent les plus grands effets et des impressions toujours neuves. Ce caractère éminent du beau siècle ne pouvait se transformer tout à coup, parce qu'au lieu du marbre on employait l'ivoire, au lieu du bronze l'or. La matière ne fait point l'artiste. Un talent affecté le sera encore devant la pierre la plus grossière. Une inspiration puissante ne se rapetisse pas jusqu'à la minutie, parce qu'elle va pétrir un lingot d'or.

Si la statuaire chryséléphantine avait été entraînée à ses débuts (ce que nous ignorons) vers un luxe trop complaisant d'ornements et d'accessoires ; si, en copiant les vêtements véritables des mannequins en bois, elle s'était attachée à en reproduire la variété, la profusion, le clinquant ; le premier soin de Phidias eût été de la ramener à un goût sévère et au mépris de ces étalages. Je n'en cherche d'autre garant que sa manière grave, sobre, grandiose, telle du moins que nous la révèlent les jugements des anciens et les sculptures du Parthénon. L'or et l'ivoire n'étaient point pour lui des trésors dont il fallait multiplier les éblouissements. C'étaient les plus belles substances où pût s'imprimer la pensée humaine, les plus favorables aux conceptions du sculpteur, mais à condition qu'il n'en fût point l'esclave. Leur poids dans la balance frappera les esprits positifs : pour un artiste, elles n'ont que la valeur que son génie leur donne. Quelle gloire, en effet, d'être parvenu, à force d'ornements et d'invention, à dépenser un talent d'or de plus ! Un artiste ordinaire sait déjà placer plus haut la véritable beauté. On peut sans crainte reconnaître cette sagesse au plus grand de tous les sculpteurs.

La Minerve n'était donc point une de ces madones d'Italie, écrasées sous le poids de l'or et des joyaux. En cherchant à m'en retracer l'image, ce n'est point le jeu des matières précieuses qui me préoccupe, c'est la pensée qui leur a donné la vie ; et cette pensée, toujours simple et sublime, sera sous l'or et l'ivoire ce qu'elle eût été sous le bronze et le marbre.

J'irai aussi tout d'abord vers la villa Albani, mais pour y revoir la vraie, la seule Minerve qu'elle possède, ce chef-d'œuvre que des Dieux naguère en vogue ont injustement rejeté dans l'ombre. Ce que je réclamerai au nom de Phidias, c'est cette tête calme et puissante, cette bouche qui ne sait point sourire, mais qui respire la sagesse et la persuasion, ces yeux d'une sérénité invincible, ces traits sévères qui n'ont de féminin qu'une idéale pureté ; c'est la chevelure, qui encadre le front de ses flots pressés et que le casque ne peut contenir ; le cou, enfin, et la ligne des épaules qui tiennent à la fois de l'Hercule et de la vierge. Voilà ce que je me figure facilement dans des proportions colossales, tant la grandeur absolue qui rehausse déjà le marbre y porte naturellement l'esprit. Le ton chaud et harmonieux de l'ivoire donnera aux traits de la déesse je ne sais quel éclat doux et quelle grâce moins austère. Les yeux n'ont point le globe éteint et morne des statues ordinaires. A une hauteur de quarante pieds, personne ne distingue les pierres précieuses : mais on voit briller l'éclair de l'intelligence divine et les deux rayons qui annoncent la vie.

Je ne parle point des bras de la Minerve Albane, qui sont modernes. Mais je lui emprunterais encore cette belle et large poitrine, dont les seins gonflés par la force, et non par la volupté, soulèvent la lourde égide qui les presse. Je voudrais l'égide plus ample encore et retombant derrière les épaules, comme je ne l'ai vue qu'à Munich. Sans revenir à la pesanteur symétrique de la Minerve d'Égine, que la tradition ait encore toute sa force ! Que l'égide soit toujours la peau de chèvre et ne manque point d'une certaine raideur ! Que l'or qui la formera sorte plus rouge des fourneaux des teinturiers, pour rappeler le vermillon dont les femmes libyennes la peignaient. Au milieu, on voit la tête de Méduse, en ivoire et plus grande que nature. Pour le reste des vêtements, il faut quitter la Minerve Albane ; car Pausanias nous apprend que Phidias avait enveloppé la déesse de la seule tunique, qui lui tombait jusqu'aux pieds. M. Quatremère est conduit par son système à ne tenir aucun compte du témoignage de Pausanias, unique autorité cependant. Il trouve que cette simplicité ne se prête nullement au goût de richesse qu'il suppose à la statuaire chryséléphantine[4], et il met dans sa restauration trois étages de draperies, où l'or change autant de fois de nuance que l'étoffe de nature.

Pour moi, j'aurai plus de respect pour un texte ancien. J'y trouve une nouvelle preuve de la simplicité grandiose du style de Phidias, et je ne suis nulle-nient embarrassé pour me figurer sa Minerve aussi modestement vêtue. Elle est en tunique, comme la Minerve Borghèse, qui tient aussi la lance et qui porte aussi sur son casque le sphinx et les deux griffons, comme la Minerve de Florence, comme la Minerve du Capitole, comme les Minerves Chiaramonti, Pamphili, Giustiniani, à Rome, comme deux charmants torses qu'on a retrouvés dans l'Acropole d'Athènes, enfin, ce qui est plus décisif encore, comme la Minerve du fronton occidental. Le péplus était réservé à Minerve Poliade. La déesse du Parthénon avait le costume des vierges : la tunique tombante, serrée autour de la taille par un simple nœud, par deux serpents, si l'on veut, ces gardiens de tous les trésors. Car les deux statues que l'on voit au Musée des Propylées ont des trous à la ceinture qui retenaient des ornements de métal, et le marbre de la villa Borghèse porte encore les serpents. Mettez la robe et le manteau : il faut que les draperies prennent de la consistance, de la pesanteur. Au lieu qu'en imitant la simple tunique de lin, l'or court sur tout le corps en mille plis souples et légers. Ce n'est ni sa richesse, ni son immense quantité, qui frappe les yeux ; c'est son essence fine et ductile, sa nuance transparente qui semble voiler les formes comme d'un tissu de lumière. Les Grandes déesses et les Parques du fronton oriental nous révèlent le style de ces inimitables draperies.

Pour le casque, l'on doit aussi s'en tenir à Pausanias : Il y a, dit-il, sur le sommet du casque, un sphinx, et sur les côtés, des griffons. Voilà qui est positif, et je ne vois pas comment on peut ensuite chercher une copie de Phidias sur un tétradrachme qui n'a ni les griffons, ni le sphinx, ou sur une pierre gravée qui a seulement le sphinx, avec une profusion d'ornements dont Pausanias ne dit pas un mot. La tête parait déjà suffisamment chargée par ces trois monstres, sans qu'on y ajoute quatre pégases et huit chevaux. Je ne sais vraiment pourquoi l'esprit ne se tiendrait pas satisfait, lorsque la description de Pausanias est si pleinement confirmée par un des beaux antiques du Musée de Naples : je veux parler de la Minerve Farnèse, dont le casque est précisément surmonté d'un sphinx, entre deux griffons. La visière et les garde joues sont relevés ; les trois êtres fantastiques s'étendent sur la surface arrondie et forment un triple cimier. Cela est élégant, riche avec mesure ; on ne peut rien demander de plus à un casque. Imaginez-le plus beau, dans d'autres proportions : ce sera celui de Phidias.

Quant au type de la Victoire, ce morceau si admirable, selon Pline, je ne le chercherai pas sur les monnaies romaines, mais au Parthénon même, sur le fronton oriental. C'est pour cela que je ne puis la voir demi-nue, comme la représente M. Quatremère. Son mouvement ne fera point glisser la tunique, agrafée solidement sur l'épaule. Mais, tournée vers la déesse, elle étend ses deux beaux bras d'ivoire et lui présente[5] la couronne qui la consacre invincible. Ses ailes battent à demi ; les plis de sa tunique d'or s'agitent derrière elle en gracieuses ondulations et laissent à découvert les pieds et le bas des jambes, comme sur le fronton. La main que Minerve tient étendue est assez éloignée du corps pour que la Victoire qu'elle soutient se présente de profil au spectateur : ainsi se combinaient toutes les convenances.

Le bras de Minerve s'appuyait sur le bord du bouclier dressé auprès d'elle. Cette disposition permettait de la soutenir, à l'intérieur, par de puissantes armatures. Le bouclier devait avoir de quinze à dix-huit pieds de haut, pour garder sa proportion avec le colosse. On comprend qu'une pareille surface n'avait pu rester nue. Phidias l'orna de bas-reliefs des deux côtés ; ce qui prouve qu'il était dans une position verticale. Tel on le voit sur une foule de bas-reliefs trouvés dans l'Acropole.

Sur la face concave, il représenta la guerre des Dieux et des Géants, où Minerve joue un si grand rôle ; sur la face convexe, la guerre des Amazones. C'était une bordure et comme une frise, qui courait autour du bouclier. Phidias, dit Plutarque, s'était représenté sous les traits d'un vieillard chauve, qui soulève une pierre des deux mains ; il y ajouta un portrait admirable de Périclès, combattant contre une Amazone. Dans la main qui pousse la lance et passe devant le visage, il y a une intention pleine de finesse : elle veut masquer la ressemblance qui éclate cependant de chaque côté. On a vu une copie de cette partie du bouclier sur un vase peint de la collection Tischbein. Mais le personnage qui lance une pierre des deux mains ne paraît nullement chauve. Il est coiffé d'un chapeau, et sa chevelure abondante tombe en boucles sur ses épaules. Le prétendu Périclès montre complètement son visage, et la main qui tient le javelot n'a rien de commun avec la description de Plutarque. Quelque désir qu'on ait de retrouver les traits d'hommes si célèbres et un dessin de Phidias, on ne peut faire une telle violence à la vérité.

Comme s'il pressentait l'envie qu'exciterait l'immortalité qu'il se décernait à lui-même, Phidias avait placé si habilement son portrait, en si intime rapport avec la statue, qu'on ne pouvait l'enlever, sans que l'ensemble de la niasse ne se désunit et ne se déconcertât. M. Quatremère donne une solution très-vraisemblable de ce problème : Le bouclier, dit-il, était comme le point de réunion des principales armatures et, en quelque sorte, la clef de leur assemblage. La tête de Phidias pouvait être en même temps celle d'un des écrous ou d'une vis de l'armature. Si on l'eût dérangée, l'ensemble de la statue se serait trouvé en péril d'être dissous et détruit. En effet, la Victoire, la main qui la supportait, les bras et de proche en proche d'autres pièces auraient menacé ruine.

Mais tant d'art ne fit qu'accroître la colère du peuple et sa jalousie ainsi prévenue. L'œuvre resta ; mais l'artiste, accusé d'impiété, fut jeté en prison et y mourut. C'était, à Athènes, la récompense ordinaire des grands hommes. Quelle vieillesse fut celle de Périclès ! Combien la peste fut bienfaisante, qui le déroba lui-même à l'ingratitude de ses concitoyens ! Déjà on avait exilé Anaxagoras, son vieux maitre ; ses larmes seules avaient sauvé Aspasie ; Phidias, son ami, était mort en prison. Les Athéniens craignaient encore Périclès et son sourcil olympien. Mais, n'osant l'attaquer dans sa puissance, ils le blessaient dans ses affections et se revengeaient sur une femme et sur deux vieillards !

Outre le bouclier, les semelles de la déesse avaient été ornées de sculptures. Là, peut-être, on pourrait accuser la statuaire chryséléphantine d'exagération et de profusion. Mais il ne faut pas oublier que le genre colossal a ses exigences, et que, de même qu'à l'aide d'un verre grossissant on aperçoit sur les objets une foule de détails jusque-là invisibles, de même, quand les objets eux-mêmes grossissent, l'artiste doit multiplier les ornements, pour que les grandes surfaces ne paraissent point nues et monotones. La chaussure qu'il donna à Minerve était la chaussure tyrrhénienne. C'était d'ordinaire, dit Pollux[6], une semelle de quatre doigts de haut, avec des corroies dorées. Sur une statue six à sept fois plus grande que nature, elle devenait donc épaisse de vingt-six doigts, c'est-à-dire de quinze ou seize pouces. Lorsqu'on était loin, peu importait que cette surface fût lisse ou décorée de bas-reliefs. Mais lorsqu'on s'approchait, le regard, en se portant au-dessus du piédestal, rencontrait cette énorme semelle, qui prenait une importance démesurée, précisément parce qu'on ne pouvait embrasser l'ensemble du colosse. Faire diversion, occuper la curiosité, la charnier par une série de sujets, c'était plus que de l'art : c'était une nécessité. Les sujets étaient les combats des Lapithes et des Centaures.

Enfin, je ne crois pas qu'il soit besoin de justifier Phidias d'avoir orné de sculptures le vaste piédestal qui supportait la statue. Peut-être était-il en bronze, pour ne point nuire à l'effet de l'œuvre principale. Dans ce cas, la statuaire chryséléphantine serait hors de cause. Phidias avait appelé lui-même sa composition la Naissance de Pandore. Il avait représenté, en outre, la naissance de vingt divinités : Apollon et Diane, sur leur île flottante ; Vénus sortant des ondes ; Bacchus, de la cuisse de Jupiter ; Minerve, de son cerveau ; les fils de Léda, de leur coquille brisée, etc., etc. Ce seraient là, en effet, des sources de beautés aussi riches que variées. Mais, faute de données précises, nous sommes condamnés à la réserve et au silence.

Tout ce que l'on sait, c'est que Phidias consacra beaucoup de temps à l'exécution du piédestal. En général, comme on l'a vu plus haut, il travaillait lentement et avec un soin infini. Assurément, des élèves et des praticiens d'élite l'aidaient à construire la Minerve : sans cela, une vie d'homme suffisait à peine à une semblable tâche. Mais donnez-lui les talents les plus distingués, et Colotès, qui travailla au Jupiter olympien, et Mys, qui avait représenté sur le bouclier de la grande Minerve en bronze le combat des Lapithes et des Centaures : vous arriverez seulement à vous expliquer comment, en si peu d'années, un chef-d'œuvre immense a pu être terminé.

La statue de Minerve fut placée dans le Parthénon la troisième année de la 85e olympiade, sous l'archontat de Théodore. Elle fut enlevée du temple par les chrétiens, sous le règne de Justinien, et probablement elle alla orner l'hippodrome de Constantinople, avec d'autres œuvres de Phidias, et faire pendant au Jupiter olympien. Pausanias, après six siècles, l'avait vue encore dans toute sa splendeur ; tant les Athéniens l'entretenaient avec un soin religieux. L'Acropole étant un lieu élevé et aride, on avait craint que la sécheresse de l'atmosphère ne gâtât l'ivoire, et l'on jetait constamment de l'eau autour du piédestal. La fraîcheur et l'évaporation de l'eau maintenaient, à l'intérieur du temple, une qualité d'air favorable à la conservation de l'ivoire. Chaque année, le 25 du mois thargélion, on enlevait les ornements de la statue et on la tenait voilée à tous les regards, pour en visiter et nettoyer les moindres détails. C'étaient les Praxiergides qui étaient chargés de ce soin, les mêmes qui habillaient la vieille statue en bois de Minerve Poliade. Cette cérémonie s'appelait les Plyntéries, le lavage, jour triste et de fâcheux présage. Alcibiade revint d'exil ce jour-là, et l'on remarqua que la déesse semblait le recevoir à contrecœur et comme avec malveillance, puisqu'elle se cachait et le repoussait loin d'elle.

Telle était la Minerve de Phidias, sa plus célèbre statue, après le Jupiter olympien. L'antiquité entière n'a eu qu'un long murmure d'admiration pour ces chefs-d'œuvre d'un genre de sculpture inconnu aux modernes. Aujourd'hui, non-seulement l'imagination ne s'en forme que difficilement une idée, faute d'exemples et d'analogie, mais elle est refroidie et comme dégoûtée par un certain nombre de préjugés, qu'un peu de réflexion suffit à dissiper. Notre goût s'inquiète de ce mélange d'or et d'ivoire ; tant nous sommes accoutumés à ne demander à la sculpture que la forme abstraite et à redouter la moindre apparence de couleur. L'ivoire a cependant une fermeté de poli, une douceur de ton, bien supérieures à la froideur du marbre et sous lesquelles on croit sentir une tiède émanation de la vie. La beauté de certains Christs en ivoire, œuvre des artistes de la Renaissance, en donnerait, en petit, une assez juste idée. L'ivoire était donc pour la représentation des formes nues.

Distinguer les draperie des chairs par une différence de couleur et de matière, c'est une idée tellement conforme à la nature, que le système contraire demande évidemment à nos sens une éducation plus longue. On avait choisi cette flamme brillante, dit Pindare, qui resplendit au milieu des ténèbres. Si d'abord on n'y vit que le pins rare et le plus précieux de tous les métaux, l'art, en devenant plus délicat et plus réfléchi, remarqua que ses teintes chaudes et harmonieuses se mariaient délicieusement avec l'ivoire. C'est pour cela que, si l'or et l'argent sont unis sur le bouclier d'Achille, on ne, verra jamais aux temps moins barbares l'argent prêter à la toreutique ses reflets blafards. Les villes pauvres aimaient encore mieux le bois doré. L'intérieur de nos églises et de nos palais d'une certaine époque, le goût général de notre temps montrent cependant que nous estimons l'alliance la plus heureuse et la plus magnifique, celle du blanc et de l'or. Substituez seulement à la blancheur dure et mate de nos stucs ou de nos marbres la moelleuse pâleur de l'ivoire.

En outre, on considère avec défiance cette grande sculpture qui n'est formée que de pièces d'ivoire rapportées et qui est sillonnée de joints et de sutures. Pour l'effet général, je ne ferai même pas de réponse aux incrédules ; mais je les mènerai devant quelques parties moins ébranlées du Parthénon. Là, ils chercheront en vain de l'œil et du doigt les joints des différentes assises, invisibles si le canon ne les eût trahis en en faisant voler quelque éclat. Les hommes qui faisaient d'un monument entier un seul morceau de marbre étaient-ils plus embarrassés pour unir en une seule surface et fondre comme en un seul jet une substance d'un grain plus fin et plus serré ? Je suis persuadé que les joints de la Minerve échappaient à l'examen le plus minutieux, bien loin qu'à trente ou quarante pieds d'élévation on pût en deviner l'existence.

Cependant, comme l'admiration de l'art antique ne doit jamais tourner en aveuglement, je terminerai par une critique qui me semble avoir quelque vraisemblance. Ceux qui  se figurent exactement la disposition et la grandeur d'un temple grec ne seront-ils pas choqués d'une disproportion considérable entre le monument et la statue qu'il contenait ? L'intérieur du Parthénon n'avait guère plus de cinquante-cinq pieds de hauteur ; la Minerve sur son piédestal en avait quarante-sept, et la pointe de sa lance allait presque toucher les caissons du plafond. Je sais tout ce qui doit expliquer cet usage : le respect de la tradition, les croyances païennes qui veulent agrandir l'idée de la divinité en agrandissant son image matérielle, la destination des temples anciens, qui n'étaient point un lieu ouvert à la foule, mais la demeure du dieu, l'abri de sa statue, Toutefois on se rend difficilement compte de l'effet que devait produire un colosse aussi haut que l'édifice qui le couvrait. Les anciens paraissent avoir été frappés eux-mêmes de ce contraste, et Strabon disait du Jupiter d'Olympie : Cette statue est si grande que, malgré la hauteur du temple, elle parait excéder les proportions. L'artiste l'a faite assise, et cependant sa tête touche presque au plafond du temple ; en sorte qu'elle semble, si elle se levait, devoir enfoncer le toit.

 

 

 



[1] La toreutique existe encore dans l'art byzantin, mais transportée dans la peinture. On trouve fréquemment dans les églises grecques des tableaux qui représentent la Vierge ou des Saints, avec une couronne d'or, des vêtements d'argent, tandis que la tète et les mains sont peintes. Le pays est-il pauvre et l'église modeste, la couronne est en cuivre, la draperie en fer-blanc. Ce sont des feuilles douées sur bois et où les lignes sont gravées en creux.

[2] On voit, par les lettres qu'il écrit de Londres à Canova (1818), quelle révélation furent plus tard pour M. Quatremère les sculptures du Parthénon.

[3] Le casque passe cependant pour une restauration moderne. Il a, en effet, été copié sur le casque de la Minerve Farnèse.

[4] Page 130 du Jupiter Olympien.

[5] Telle on la voit dans la main du Jupiter Nicéphore (monnaies d'Antiochus IV Épiphane), telle dans la main du Jupiter Olympien dont on a des copies gravées sur pierre. J'en possède une moi-même, où la Victoire est tournée, non pas vers le public, comme un acteur sur la scène, mais vers le Dieu.

[6] Pollux, Onom., VII, 22. La Melpomène du Capitole porte la chaussure tyrrhénienne. Quelques lignes horizontales, tracées sur la semelle, indiquent qu'elle était composée de plusieurs couches.