L'ACROPOLE D'ATHÈNES

 

CHAPITRE XV. — LES FRONTONS DU PARTHÉNON.

 

 

Le sujet du fronton antérieur du Parthénon, dit Pausanias, est la naissance de Minerve. Celui du fronton opposé, c'est la querelle de Neptune et de Minerve se disputant l'Attique. Voilà tout ce que l'antiquité nous apprend sur des sculptures que nous regardons comme la plus admirable expression de l'art grec. Telles sont les injures qu'elles ont souffertes depuis, qu'on est heureux d'être instruit, au moins, par un témoignage ancien, du sujet qu'elles représentaient. Le fronton oriental, particulièrement, qui n'a conservé que les personnages les plus éloignés du centre du drame, serait une énigme inexplicable.

Ce n'est point un accident, à ce qu'il paraît, mais la main des chrétiens, qui détruisit cette partie du temple. Lorsque l'on convertit le Parthénon en église grecque, on mit l'abside à la place du pronaos, et, pour que les rayons du soleil pénétrassent par les fenêtres ornées de plaques de pierre transparente[1], on abattit tout le toit du portique et le milieu du fronton. Neuf ou dix statues disparurent ; au temps de Carrey, en 1674, il n'en restait que sept : quatre à l'angle de gauche, trois à l'angle de droite. En outre, les chevaux du Soleil et de la Nuit dressaient toujours leurs têtes aux deux extrémités. L'explosion en renversa encore une partie, et lord Elgin les trouva gisant à terre : il dédaigna seulement quatre fragments des chevaux que l'on voit encore à leur place.

Je n'essayerai point assurément de refaire d'imagination, et sans aucun indice, l'œuvre des artistes de Périclès. L'exemple de ceux qui ont fait cette tentative me conseille plus de réserve. Le Père tout-puissant des dieux, dit M. Brœnstedt[2], venait d'enfanter de sa tête sa fille divine, qui s'élançait dans les airs, brillante de ses armes d'or. Miracle suprême de la création, elle planait au-dessus de son père assis, s'élevant vers le sommet du fronton ; pensée sublime, digne de Phidias et de son illustre ami.

La pensée peut être sublime, mais je doute qu'un sculpteur en acceptât l'honneur. II y a d'abord cet obstacle, qu'une statue en ronde bosse s'élance difficilement dans les airs pour planer sur la tête d'une statue également en ronde bosse. Une autre difficulté, c'est que la Minerve, qui s'élevait vers le sommet du fronton, aurait eu trois pieds de haut, tandis que les dieux qui l'entouraient en avait neuf, dix et jusqu'à onze, ce qui est une représentation plus naïve que sublime de l'enfance. Jupiter, il est vrai, était assis ; mais, pour peu qu'on ne veuille pas le faire aussi plus petit que les divinités qui se tenaient à sa droite et à sa gauche, il faut lui reconnaître de onze à doux pieds, à peu près l'élévation du fronton lui-même. Un personnage assis perd à peine un tiers de sa taille. En tenant compte du trône et du tabouret, attribut des habitants de l'Olympe dès le temps d'Homère, on voit ce qui reste d'espace pour la Minerve qui s'élance et plane au-dessus de son père.

Cette idée est antique, je le sais, et j'ai vu à l'Université de Bologne, en pensant au Parthénon, la célèbre patère, ou plutôt le miroir étrusque qu'on y conserve. Rien de plus charmant que cette composition gravée au trait sur le bronze : Jupiter, qui semble s'évanouir de douleur ; Vénus, qui le soutient dans ses bras ; Diane-Lucine, qui tire de son cerveau la petite Minerve brandissant déjà sa lance ; Vulcain, jeune et beau, qui semble admirer l'effet de son coup de hache. Mais un sujet peut s'esquisser avec succès sur un bronze ou sur un vase[3], et ne plus convenir à la grande sculpture, se refuser même complètement à la sculpture détachée. Il me parait impossible de transporter le miroir de Bologne sur le fronton du Parthénon.

Peut-être l'archéologie accueillera-t-elle aussi plus volontiers que l'art une autre idée de M. Brœnstedt : c'est de remplir le fronton des divinités qui président aux accouchements, système que démentent avec tant d'éloquence les statues qui ont survécu. Ne rappellent-elles pas plutôt par leur réunion et par leurs poses ces vers d'Homère :

Tous les dieux, en la voyant naître, restent saisis d'admiration. L'artiste aurait pu encore s'inspirer des vers qui suivent : La vierge enlève de ses épaules immortelles ses armes divines, et le cœur du sage Jupiter s'est réjoui. Mais sans entrer dans des discussions inutiles, puisqu'elles ne reposent sur rien de positif, je crois le silence et la réserve plus sûrs que les hypothèses. Que dirait-on d'un critique qui, au lieu d'étudier et d'admirer les fragments d'une tragédie perdue d'Eschyle ou de Sophocle, prétendrait refaire le drame tout entier ?

Quand le soleil se lève derrière l'Hymette, son premier rayon frappe le triangle sacré du fronton oriental. Comme si l'art avait voulu rendre immobile et fixer sur ses œuvres cet éclat passager, on voyait paraître dans l'angle tourné vers l'Hymette les têtes fougueuses des coursiers du Soleil. Haletants, ils s'élèvent de l'onde et annoncent par leurs hennissements le jour qui commence. Le Titan Hypérion[4] sort lui-même sa tête et ses bras étendus qui retiennent les rênes d'or. Si quelque chose pouvait ajouter du prix à une idée déjà belle, c'est la manière dont elle se joue de la plus difficile exigence du fronton : remplir son angle si étroit et qui ne s'ouvre que lentement par des figures principales. La plinthe couverte de vagues sur laquelle reposent la tête, aujourd'hui mutilée, et les bras puissants d'Hypérion, était une heureuse inspiration.

A l'angle opposé, les coursiers de la Nuit sortaient doucement des flots. Pouvait-on indiquer, avec une évidence plus grandiose, que le fronton était le ciel tout entier, demeure des dieux immortels.

Nous n'avons complètes que quelques têtes des deux extrémités : les chevaux du Soleil, hennissants et pleins d'un feu divin, le cheval de la Nuit beau aussi, mais plus calme, aspirant de ses larges naseaux l'air humide du soir. Deux chevaux du jour et deux de la nuit ont été laissés à leur place ; ces derniers méconnaissables, les autres mutilés ; mais leur cou est admirable de conservation et de couleur. Il y en avait quatre ; les deux autres sont à Londres, et ce sont les plus beaux.

Après le char d'Hypérion était un dieu assis et à demi renversé. Les jambes étendues vers l'angle du fronton, le coude appuyé sur une peau de lion recouverte d'une draperie, il tournait le dos à l'action principale. C'est, la statue qu'on a appelée indifféremment Hercule ou Thésée, modèle populaire dans nos écoles. C'est en effet, Hercule : non pas Hercule jeune, ainsi qu'on rappelle quelquefois, mais Hercule tel que le grand siècle en avait arrêté le type. On le représentait rarement, comme le firent plus tard Lysippe et Glycon, dans cet excès de force, de corpulence, de développement musculaire qui n'a rien de divin, mais qui fait si facilement illusion. Parce que l'Hercule Farnèse outre la nature, on est tenté de croire qu'il l'idéalise.

Au siècle de Périclès, on ne comprenait pas la force séparée du calme et de la beauté. Non-seulement Hercule au repos, Hercule admis parmi les dieux et revêtu d'une éternelle jeunesse, aura des formes pures et idéales, mais on les lui conserve sur la terre et au milieu de ses difficiles travaux. C'est ainsi que le représente combattant contre l'amazone Antiope la métope de Sélinonte, dont le style à peine archaïque est déjà si voisin de la perfection. C'est ainsi que le représentent les métopes du temple de Thésée, celles du moins où les détails sont encore en partie reconnaissables. Je ne parle point de l'Hercule du musée Capitolin à Rome, parce qu'il est impossible d'en préciser le siècle, ni de l'Hercule Borghèse, qui est d'époque romaine[5]. Sur les vases peints que leur style permet d'attribuer aux beaux temps de l'art céramique, et que les caractères des noms qu'on y a gravés reportent avant la 83e olympiade, on remarquera encore le même type. De sorte qu'au lieu de donner deux âges différents à Hercule, il serait plus juste peut-être de distinguer deux époques différentes ou deux traditions dans l'art. Hercule Idéen, dont le culte était passé de Crète en Attique, se reposait donc auprès du char du Soleil : jadis il en était la personnification[6]. On dirait, au mouvement de ses jambes, qu'il va se lever pour entreprendre ses travaux sous la conduite de Minerve[7]. L'art, plus encore que la mythologie, en fit sa protectrice et sa compagne inséparable.

Un artiste seul pourra louer dignement ce marbre, qui sera toujours parmi les antiques l'idéal de la beauté virile : la pose si noble et en même temps naturelle, un ensemble si large et des détails exquis, les os accusés avec une science infaillible et un sentiment hardi qui donnent au corps la légèreté en même temps que la force, les muscles, les chairs, dont les os sont revêtus et dont la mollesse répand sur tant de fermeté une grâce inimitable, l'expression, enfin, qui respire dans chaque partie et qui est comme l'âme de la matière.

Les modernes ont peine à comprendre la consciencieuse abnégation des sculpteurs grecs. Ils terminaient, dit-on, avec un soin infini des statues qu'on enlevait à cinquante pieds de haut, pour les appliquer sur un mur et dérober éternellement aux regards la moitié de chaque chef-d'œuvre. Rien n'est plus vrai pour l'Hercule et, en général, pour les figures nues, qu'il était dangereux peut-être de ne faire qu'à demi : tant la beauté de chaque partie est liée étroitement à la beauté des parties voisines et dépend de l'ensemble des proportions. Mais pour le derrière des statues drapées, on a exagéré cette perfection, comme j'aurai lieu de le faire remarquer.

Pour donner aussi plus d'importance à l'exposition publique, qui précédait vraisemblablement l'érection des sculptures, on admire un fini qui défie l'examen le plus minutieux, comme si elles n'avaient été faites que pour être vues de près. Ce serait là un grave défaut : un peu d'attention prouve, au contraire, combien on avait tenu compte de la place qu'elles devaient occuper. L'Hercule, par exemple, lorsqu'on était en face du fronton, se trouvait à gauche du spectateur, et on le voyait un peu par-dessous. A la différence de hauteur près, il est facile de se mettre dans une position analogue : on remarquera alors combien l'effet se dispose, se rassemble et grandit. Le bras s'écarte pour laisser paraître les hanches et le profil admirable des reins : lui-même forme avec l'épaule une masse d'un modelé imposant. La poitrine, par une légère flexion du torse, se présente dans sa largeur et sa puissante sécurité. Les jambes, au lieu de se masquer ou de s'écarter trop sensiblement, comme on le remarque lorsqu'on tourne autour du piédestal de la statue, se détachent et s'accompagnent par un mouvement plein d'ampleur. Certes, ce véritable point de vue est bien celui qu'avait choisi l'artiste. Ce n'est que là que sa statue prend tout son effet, et, par conséquent, toute sa beauté.

On voit des traces de clous qui montrent que des sandales en métal étaient attachées aux pieds.

Ensuite venait le groupe de Cérès et de Proserpine, les plus grandes divinités de l'Attique après Minerve. Elles sont assises sur des siéger sans appui, couverts par des tapis repliés. Proserpine, plus petite, est à côté d'Hercule sous la pente plus basse du fronton. Par un geste plein de tendresse et d'intimité, elle appuie son bras sur l'épaule de sa mère, sans que cependant la pose soit plus molle ou moins noble. Cérès, un peu en avant-de sa fille, pour se développer dans toute sa majesté, étend un bras que soutenait le sceptre. Le mouvement de l'autre bras indique qu'elle tenait à la main, soit des épis, soit le rouleau thesmophorique. Les deux têtes n'existent plus ; mais le reste est d'une heureuse conservation.

C'est là ce qui a présenté sous un jour nouveau l'école de Phidias et détruit les préjugés assez raisonnables que la connaissance de l'histoire seule avait fait naître. On supposait à ces œuvres voisines encore de l'archaïsme un grandiose mêlé de roideur, une simplicité qui ne cherchait point la variété et ne rencontrait guère la grâce. Aujourd'hui, l'on est forcé de leur reconnaître une souplesse, une abondance, un charme, qui ne laissent aux écoles postérieures que le raffinement pour progrès. Jamais ciseau n'a pu surpasser la richesse de leurs draperies aux plis moelleux, innombrables, au jeu varié. Légères, délicates, mais sans transparence, parce que la transparence dépasse la vérité, elles n'accusent les formes qu'en les accompagnant de leurs mouvements larges et harmonieux. En outre, comme si l'enveloppe même du corps participait à la vie, elles ont un caractère qui semble émaner d'elles-mêmes et de leur disposition. Chastes, calmes, majestueuses, elles annoncent les déesses bienfaitrices qui président aux mystères. Saisir cette expression silencieuse que notre personnalité communique aux objets, aux vêtements dont elle s'entoure, n'est-ce pas plus difficile que de saisir la nature elle-même ?

La femme qui vient après Cérès est conçue dans un système tout opposé. Les jambes s'écartent violemment ; les plis volent au gré de leur mouvement, vastes et profonds ; une draperie flotte derrière ses épaules. C'est d'une grande tournure, mais peut-être aux dépens de la grâce, je dirais même des convenances féminines, si ce genre de sculpture ne demandait à être jugé, plus que tout autre, au point exact que lui destinait l'artiste. C'est pour cela qu'il faut suspendre toute critique. On a vu généralement, dans cette figure, Iris courant annoncer au monde la naissance de Minerve. M. Brœnstedt la réunit aux deux précédentes pour en faire trois Heures ou trois Saisons[8]. Mais il y a dans l'Iris un système si différent, on y voit si clairement se trahir une autre conception, qu'il est impossible de partager le sentiment de M. Brœnstedt. Peut-être a-t-il plutôt écouté la logique de sa science que l'instinct de son propre goût. Je faisais remarquer tout à l'heure qu'on exagérait, pour certaines statues drapées, le fini des morceaux adossés au fronton, par conséquent, toujours cachés. L'Iris en est un exemple sensible. On verra dans le dos des négligences et des lacunes. Déjà, derrière les Grandes Déesses, si tous les détails sont indiqués, on se convaincra par un examen attentif que tous ne sont pas traités avec autant d'importance que le reste, et que le ciseau a couru plus qu'il n'a creusé.

Au milieu du fronton étaient les acteurs principaux du drame, dont il ne reste guère aux extrémités que les spectateurs intéressés. Comme une tragédie antique dont les chœurs seuls nous seraient parvenus.

D'après l'espace qui restait vide, d'après la proportion des statues de l'orient, plus forte qu'au fronton occidental qui représente des héros et des divinités terrestres, et non des dieux de l'Olympe, j'estime qu'il manque sept ou huit figures, les plus grandioses malheureusement. On n'a retrouvé qu'un fragment de torse viril au-dessous du fronton oriental[9]. Comme toute cette partie a été fouillée, le reste semble perdu à jamais.

Au delà de cette immense brèche était une femme ailée, que Carrey n'a pas dessinée parce qu'elle était abattue sur le plan inférieur du fronton. La tête et les membres sont brisés ; le corps est vêtu d'une tunique, qu'une ceinture presse et fait bouffer gracieusement autour de la taille. Le tissu est plus fin que dans les autres figures drapées, les plis ont plus de légèreté, de mouvement, d'agitation, et deux trous profonds dans les épaules retenaient les ailes, dont plus tard on a retrouvé quelques morceaux. Comme elles étaient étendues, on comprend pourquoi on ne pouvait les tailler dans le même bloc. Cette statue est celle de la Victoire, compagne de Minerve, et que les Athéniens confondaient avec elle quelquefois.

Ensuite se présentait le groupe célèbre des trois Parques, qui sont dans la sculpture drapée ce qu'est l'Hercule dans la sculpture du nu, le dernier mot de l'art et la limite du génie.de l'homme. Les trois déesses sont assises. La plus rapprochée du centre se tient sur son siège avec une dignité inflexible. Sur sa belle poitrine, les plis ont une grâce sévère. Partout, dans la pose, dans les formes, dans l'ajustement, on sent une fermeté qui annonce l'immuable Destinée, dont le livre est confié à l'aînée des trois sœurs.

La seconde, au contraire, assise plus bas, se penche en avant avec un air d'empressement et de sollicitude ; ses mains étaient sans doute occupées à filer les jours des mortels. Il y a dans son ensemble un abandon, un charme naturel et sympathique, qui me la font voir s'efforçant de mêler à sa trame ces fils d'or et de soie dont parlent les poètes.

Sur ses genoux s'accoude la plus jeune Parque, étendue avec une magnifique indolence sur un long soubassement. Tournée vers le char de la Nuit, dont les Parques sont filles[10], cette vierge belle jusqu'à hi volupté tranchait, d'une main insouciante et sans même la regarder, l'œuvre de sa laborieuse sœur. Jamais on n'a présenté de la mort une image plus aimable à la fois et plus terrible.

Ce caractère différent des trois divinités se retrouve, avec des transitions habilement nuancées, dans le style même de leurs vêtements. Ce qu'elles ont de commun, c'est une richesse, un luxe admirable de draperies. Mais l'ajustement de la première est plus grave, celui de la seconde plus intime, en quelque sorte, et plus gracieux ; sur la dernière on a épuisé toutes les ressources, toutes les délicatesses de l'art. Il y a même, autant que le permet le style grandiose qui domine l'ensemble, une certaine coquetterie. Je n'ose employer ce mot qu'après M. Quatremère de Quincy[11]. La tunique, en glissant sur le bras, laisse à découvert le haut de la poitrine et une épaule d'une pureté virginale. Mille plis légers, capricieux, vivants, ondoient, courent sur les seins, et vont tomber, par leur pente naturelle, sous le côté qui se soulève. Un manteau jeté sur les jambes, avec une largeur et une souplesse dont on comprend à peine l'alliance, les dessine à grands traits, s'y enroule et couvre en partie le banc de marbre. On a comparé à cette statue l'Ariane endormie du Vatican. Il y a, en effet, dans la pose et dans le parti d'ajustement, une ressemblance assez notable pour faire croire à une imitation libre. Ce qu'il y a de plus beau dans l'Ariane, c'est une grande manière. Mais la pose manque de simplicité, et l'on ne trouvera ni la finesse de détails, ni la pureté de style, ni l'expression idéale de la jeune Parque.

Je faisais observer précédemment que les sculptures des frontons n'étaient point faites pour être regardées de trop près, mais qu'elles avaient leur point de vue précis. Même lorsque le fini du travail ne craint pas l'examen, l'effet des masses et de l'ensemble a été combiné d'après le lieu qu'elles occupaient. Si l'on se place vers les pieds de la figure couchée, tout à fait à droite et de la manière à la dominer, on la trouvera trop longue et un peu plate. En face, au contraire, et d'en bas, la perspective redresse les proportions.

Entre les Parques et les chevaux de la Nuit, le dessin de Carrey laisse une lacune. La pierre du fronton dont il représente la chute avait renversé une statue. Cette statue a été retrouvée dans des fouilles à l'angle sud-est. C'est un torse de femme[12] coupé à quinze centimètres au-dessous de la ceinture pour poser d'assiette sur le plan du fronton. La tunique est pressée par deux cordons qui se croisent sur la poitrine et tournent sous les seins et sous l'épaule. Deux trous à la ceinture retenaient un ornement de métal. C'est la Nuit qui semble, comme Hypérion, sortir de l'onde, et conduit ses coursiers moins fougueux.

Par cette fatalité capricieuse qui préside aux dévastations et aux ruines, tandis que le fronton oriental, détruit en partie de bonne heure, nous a gardé des groupes d'une conservation admirable, le fronton occidental, encore intact il y a deux siècles, n'a guère laissé que des fragments. En 1674, Carrey en dessina la composition entière. Mais sa manière, qui dénature plutôt qu'elle ne copie l'antique, contribue, autant que les mutilation& partielles, à jeter de l'incertitude sur le caractère et le jeu des différents personnages. Quelque inestimables que soient aujourd'hui ces renseignements, on ne peut voir sans un vif regret comment l'élève de Lebrun comprenait et reproduisait les chefs-d'œuvre de l'art grec. Comment, après cela, ne pas excuser des voyageurs comme Spon et Wheler, qui, visitant l'Acropole l'année suivante, donnent du même fronton une description quasi bouffonne. Neptune, c'est Jupiter qui écarte les jambes, parce que sans doute il y avait un aigle, et qui veut introduire sa fille dans le cercle des dieux. Cécrops, c'est l'empereur Adrien ; Aglaure, l'impératrice Sabine ; les sculptures du Parthénon sont l'œuvre de leur munificence. La blancheur du marbre montre évidemment que c'est un ouvrage des derniers temps plutôt que des premiers, et qu'il a été fait par l'ordre de cet empereur. On voit ce qu'il faut espérer des récits d'aussi excellents juges. Mais au moins ils confirment par leurs erreurs mêmes la sincérité des dessins de Carrey.

En 1687, le canon des Vénitiens, qui a criblé toute cette façade du Parthénon, commença à briser les statues. La maladresse des ouvriers de Morosini et de Konigsmarck acheva de les anéantir. Deux seulement restèrent à la place où on les voit encore : ce sont précisément l'empereur Adrien et l'impératrice Sabine du docteur Spon. Lord Elgin trouva, en fouillant au pied du temple, un certain nombre de fragments. Les Grecs, plus récemment, en ont découvert d'autres.

Les esquisses de Carrey laissent encore assez de vague pour qu'on ait compris différemment, non pas le sujet, mais la manière dont il avait été développé. C'est la dispute de Neptune et de Minerve assurément ; car l'on reconnaît au milieu du fronton les deux divinités qui s'élancent l'une loin de l'autre, Minerve, avec une ardeur victorieuse, Neptune, vaincu et irrité. Mais quelle tradition avait suivie l'artiste ? Montrait-il l'olivier nouvellement planté et la vague jaillissant sous le trident ? Longtemps on s'est contenté de cette supposition. Ou bien avait-il cherché dans les récits changeants de la vieille mythologie une idée plus favorable aux mouvements que l'art désire, à la variété et à l'intérêt que demande une grande composition ? C'est l'opinion d'Ottfried Müller[13], que je partagerais volontiers, parce que seule elle explique d'une manière satisfaisante la disposition générale et l'action de chaque personnage.

Neptune a frappé la terre de son trident et fait naître le cheval, frémissant et indompté. Minerve, aux yeux du dieu étonné, l'a saisi, soumis au joug ; on la voit le contenir d'un bras puissant, tandis que la Victoire et Érechthée sur le char tiennent les rênes d'un main déjà confiante. Ce système n'exclut nullement la naissance de l'olivier. Minerve, qui l'a d'abord produit, ne fait que compléter la défaite de son rival, en tournant contre lui son propre présent, inutile si elle n'en montrait l'usage aux mortels.

Mais il est assez difficile, quelle que soit l'opinion que l'on adopte, de trouver la place de l'olivier. Les jambes de Neptune et de Minerve se croisent. De l'autre côté, Minerve touche aux chevaux ; il paraît impossible de mettre un arbre auprès d'elle. Le supposer entre les jambes écartées de Neptune, ce serait une idée étrange. Il était probablement très-petit et en métal ; car le fragment qui existe à Londres a été trouvé, non pas au pied du fronton occidental, mais à l'angle de la façade orientale. Ce qui est plus décisif encore, c'est qu'il n'est pas en marbre pentélique. En outre, il y a auprès du tronc de l'arbre un pied colossal en marbre de même nature, qui ne- peut par conséquent avoir appartenu ni au Neptune ni à la Minerve du Parthénon, tous deux en marbre pentélique. Nous avons vu précédemment[14] qu'il faut réunir ce fragment à des branches d'olivier en marbre de l'Hymette que l'on a retrouvées du même côté et que l'on conserve dans l'Acropole d'Athènes. Ce sont les restes d'un groupe détaché, d'une offrande citée par Pausanias avant d'entrer au Parthénon. Ce groupe représentait Neptune et Minerve, faisant paraitre, l'une l'olivier, l'autre un flot de la mer. Mais, l'existence de l'olivier ne changerait en rien l'explication proposée par Ottfried Müller, puisque ce n'est qu'après l'avoir planté que Minerve dompte le cheval.

Il ne reste du Neptune qu'un morceau du torse, d'une puissance et d'une perfection divine. Le haut de sa poitrine justifie l'idée des poètes qui croyaient que la poitrine d'aucun dieu n'en égalait la beauté : Agamemnon, qui a les yeux et la tête de Jupiter maître de la foudre, la ceinture de Mars, la poitrine de Neptune.

De la Minerve, nous avons également une partie de la poitrine, couverte de grands plis et de l'égide. On voit, au bord, les trous auxquels s'attachaient les serpents de métal, et, au milieu, ceux où la tête de Méduse était fixée. Un morceau du masque de Minerve gisait sur le fronton. Lord Elgin l'a fait enlever et emporter à Londres. L'orbite des yeux est creusée pour recevoir des globes d'une matière plus précieuse, et le front encadré par une coiffure plaquée qui rappelle le tétradrachme du siècle de Périclès. Le masque a trente-cinq centimètres environ de développement, deux fois la proportion ordinaire. Le casque de bronze qui enfermait la tête a laissé un sillon qui en dessine le contour. On voit aussi les traces des clous qui le retenaient.

La proportion du Neptune et de la Minerve est de onze pieds. Les deux divinités avaient chacune derrière elles leurs partisans et leurs favoris : Neptune les dieux de la mer, Minerve les héros de l'Attique.

Les chevaux que Minerve contenait d'une main puissante, traînaient sur un char la Victoire et Érechthée. De tous les deux il reste le torse. Celui de la Victoire est d'une vérité et d'un mouvement charmants. Sa tunique est serrée autour des reins par une large ceinture. Le corps un peu replié sur lui-même, les jambes pressées et fléchissantes, rassemblent gracieusement leur force et toute leur élasticité. La tête de la Victoire, emportée à Venise par quelque Vénitien, après la prise de l'Acropole, a été reconnue par M. le comte de Laborde, à qui elle appartient aujourd'hui. Quant aux chevaux qu'elle osait conduire, à la grande admiration d'Érechthée[15], on sait que Morosini, frappé de leur beauté, voulut les emporter à Venise. Ses gens s'y prirent si malheureusement qu'ils les précipitèrent sur le rocher. On en a retrouvé des fragments nombreux. On remarquera de préférence les têtes, inférieures peut-être à celles du fronton oriental, une jambe de derrière où le jeu des muscles, les saillies des veines sont rendus avec une vérité et un fini incroyables. C'est là qu'on juge combien l'école de Phidias savait faire circuler sous la peau le sang et la vie, et l'on ne peut douter qu'elle n'eût pu exprimer les veines sur les figures du fronton. Mais, dans les idées antiques, les dieux et les héros divinisés n'avaient rien de la grossièreté des organes humains : l'immortalité les animait d'un souffle subtil et éthéré.

Derrière le char étaient deux des filles de Cécrops, Pandrose et Hersé : la dernière assise, l'autre retenant par la main le petit Érechthée effrayé, qui la tirait violemment loin des chevaux et du tumulte.

Aglaure, la troisième sœur, était agenouillée auprès de son père Cécrops, un bras passé autour de son cou. Il y a dans sa pose de l'abandon et comme de l'affaissement. Sa tunique défaite laisse à découvert l'épaule et le sein gauche, à peu près comme dans les statues d'Amazones blessées. On dirait que l'artiste avait voulu rappeler la mort héroïque[16] à laquelle Aglaure s'était condamnée pour obéir à l'oracle et assurer la victoire aux Athéniens. Cécrops est assis, les jambes ramenées sous lui et couvertes d'une draperie. Appuyé fortement sur le bras gauche roidi, il soutient sa fille chancelante. C'est assurément le plus beau morceau et le plus complet qui soit resté à Athènes, bien qu'il soit assez endommagé pour ne pouvoir être comparé aux figures de l'autre fronton. Le dos nerveux de Cécrops et le bras qu'Aglaure passe autour de son cou sont cependant remarquables par leur conservation. Il faut, pour les voir, monter par l'escalier du minaret, s'avancer sur la saillie brisée du fronton et la traverser dans toute sa longueur.

Il y a ensuite une lacune dans le dessin de Carrey où l'on supposera, si l'on veut, la nymphe Callirrhoé, sœur de l'Ilissus, puisque l'Ilissus lui-même était étendu sous l'angle resserré du fronton. L'Alphée occupait la même place au temple d'Olympie.

Si justement célèbre que soit la figure nue de l'Ilissus[17], on a eu tort, je crois, de l'égaler à l'Hercule. Mais s'il a moins de grandiose, la vie s'y montre avec tant de vivacité et de charme, qu'il séduit au premier regard. A demi couché, il semble se lever par un élan subit pour regarder le triomphe de Minerve. Le bras et la main gauches supportent tout le haut du corps qui se redresse, tandis que le bas repose encore sur le côté. Ce mouvement, qui donne au torse une flexion hardie et un jeu compliqué, est rendu avec une vérité qui va jusqu'à l'illusion. Quoique la donnée du Laocoon permette d'accuser avec une certaine exagération les os, les muscles et tous les éléments de la force humaine, il y a tant de détails d'anatomie, que l'art se laisse trop voir, et que la science cherche trop à se montrer. Chez l'Ilissus, la science se cache pour ne laisser paraître que la nature. La chair et son mol embonpoint, l'enveloppe plus ferme de la peau, couvrent ces mille détails que le scalpel doit seul révéler. Mais la saillie du sternum et des côtes, la tension des muscles du flanc, ce qui doit trahir au dehors le jeu intérieur des os et de leurs attaches, tout cela se produit avec une aisance et une sécurité qui n'est plus l'art, mais la vérité elle-même avec toute sa persuasion.

En même temps est répandue sur ce marbre je ne sais quelle fleur de poli, de grâce, d'immortalité. Le dos est d'une finesse et d'une douceur surprenantes. La chute des reins a même quelque chose du type féminin. C'est bien une de ces divinités qui, sous de frais ombrages et dans des grottes inconnues, dorment au murmure de leur humble source. La draperie sur laquelle l'Ilissus est assis marie ses ondulations aux vagues sculptées sur la plinthe.

Derrière Neptune se trouvaient les divinités qui lui étaient chères et qui venaient à sa suite prendre possession de la ville naissante : Thétis, Amphitrite, la jambe nue et un monstre marin à ses pieds ; Latone, pour qui le dieu des mers avait fait naître Délos, flottante. De chaque côté elle tenait Apollon

et Diane enfants. On a leurs deux petits torses et un fragment drapé de Latone.

Puis Vénus, fille de l'onde, était assise sur les genoux de Thalassa. Elle était nue, sauf quelques plis où l'exigeait le bon goût, surtout au sommet d'un temple. Enfin, vers l'angle du fronton étaient trois personnages assis ou couchés : deux femmes, pour lesquelles on a choisi dans le cycle neptunien les noms de Leucothée et d'Euryte, et un homme, qui sera, si l'on veut, Halirrothius, fils de cette dernière et de Neptune. On l'a retrouvé tel que le représente le dessin de Carrey, moins la tête. Ce sont les mêmes beautés, qui demanderaient la répétition des mêmes éloges. Un boulet vénitien a probablement fait éclater l'Euryte. Je ne puis m'expliquer autrement la coupe horizontale qui n'a laissé à sa place que la partie inférieure de cette statue. En montant sur le fronton même, on admirera autour du flanc des plis d'une extrême délicatesse.

Tel était l'ensemble de ces compositions dont on ne peut se faire malheureusement qu'une idée bien incomplète. Il faut non-seulement que l'imagination se figure ces marbres, dont aucune époque de l'art n'a pu égaler la beauté, mais les ornements qu'un goût différent du nôtre avait ajoutés : casques, lances et tridents en 'bronze, couronnes et ceintures dorées, attributs, emblèmes de toute espèce. Si l'on en croit certains témoignages, les statues elles-mêmes étaient peintes et gardaient encore des traces de dorures, ce qui ne surprendra pas ceux qui connaissent le mélange continuel des différentes branches de l'art à cette époque. Cependant, je crois plus difficilement que le nu fût peint comme ses ornements extérieurs. Peut-être est-ce un reste de préjugé moderne. Peut-être aussi a-t-on pris à tort pour de la peinture la préparation encaustique que recevait le marbre pour résister aux injures de l'air. J'avoue que je m'accommoderais de bonne grâce à ce complément donné par le peintre à l'œuvre du sculpteur. L'alliance de la forme et de la couleur n'est qu'une imitation plus fidèle encore de la nature. Mais l'on ne peut se rendre sur un sujet si délicat qu'aux preuves les plus palpables. Le fond des frontons, formé de grandes plaques verticales, avait été peint en bleu[18] comme on peut s'en convaincre. tes statues se détachaient plus légèrement sur cette image du ciel.

A côté de tant de problèmes de détail, il en est un plus intéressant : c'est de savoir quelle main a travaillé à l'exécution de chefs-d'œuvre que les derniers âges se proposeront encore comme modèles. Ce n'est qu'un premier élan d'imagination qui peut faire attribuer à Phidias quarante-cinq ou quarante-huit figures en ronde bosse[19], la plupart deux fois plus grandes que nature, étudiées et rendues avec un soin infini. Il y a comme un enivrement à prononcer devant les marbres du Parthénon un nom auquel l'écho grossissant des âges a donné tant de prestige. Mais au-dessus des émotions poétiques, il faut placer la mesure des forces humaines et les droits de la vérité. Après tout, ces sculptures seront-elles moins belles pour n'avoir pas été touchées par le ciseau de Phidias ? N'aurons-nous pas au contraire de lui, des artistes athéniens de son époque, du génie antique, une plus grande idée, si ses élèves et ses rivaux vaincus ont seuls produit ces merveilles ? Qu'étaient donc les œuvres du maitre, et de quelle divine perfection ne devait-il pas revêtir l'or et l'ivoire ?

L'antiquité a toujours admiré Phidias comme toreuticien ; nous sommes trop portés à l'oublier, tant la statuaire chryséléphantine nous est peu connue. On citait même comme chose rare ses statues en bronze[20]. Mais Pline est le seul auteur qui ait entendu dire qu'il avait travaillé le marbre. La manière même dont il s'exprime indique combien il est peu certain de ce fait, combien il le trouve extraordinaire. On rapporte que Phidias lui-même a travaillé le marbre, et que l'admirable Vénus du portique d'Octavie est de lui. L'Athénien Alcamène (ceci du moins est certain) fut son élève, artiste célèbre entre tous, qui a décoré de ses nombreux ouvrages les temples d'Athènes.

Ne croirait-on pas d'abord, entendre un connaisseur de notre temps parler d'un tableau faussement attribué à Raphaël ? Ensuite, n'est-il pas remarquable que Pline, ne pouvant citer qu'un marbre incertain de Phidias, ne songe pas aux sculptures du Parthénon, au moment où il parle des ouvrages d'Alcamène qui ornaient les temples d'Athènes, et, dans ce nombre, comme cela est naturel, le Parthénon lui-même ?

Mais je suppose que l'antiquité ait gardé à tort le silence sur le talent de Phidias. à sculpter le marbre — et je suis aussi disposé que personne à admettre l'universelle aptitude du génie —, il ne faut pas oublier qu'il avait entrepris une œuvre difficile et immense, la Minerve d'or et d'ivoire. Le soin qu'exigeait la construction d'un colosse de quarante-cinq pieds, les matières précieuses et délicates qui le formaient, les magnifiques accessoires habilement multipliés par l'artiste, les sujets représentés sur un vaste piédestal et sur un bouclier haut de quinze pieds, tout cela employa, malgré le secours de mains nombreuses, autant d'années peut-être que le rapide achèvement du temple entier. En même temps, Phidias dirigeait tous les travaux de Périclès et un peuple d'artistes en tous genres, qu'une vigilance incessante devait animer et conduire vers le but. Il avait de bien autres loisirs à Olympie, lorsque, appelé par les Éléens pour décorer le temple terminé, il se donna cependant tout entier à la statue colossale de Jupiter, laissant Pæonius et Alcamène remplir, l'un le fronton de l'orient, l'autre le fronton de l'occident.

Enfin un passage curieux du rhéteur Thémistius nous apprend combien son génie était éloigné de l'activité ardente que supposeraient tant d'entreprises menées de front : Quoique Phidias, dit-il, fût très-habile à représenter avec l'or et l'ivoire les hommes et les dieux, cependant il avait besoin de beaucoup de temps pour terminer ses ouvrages. On dit, en effet, que, pendant l'exécution de sa Minerve, il consacra un assez long espace de temps au seul piédestal de la déesse.

On comprend combien il serait facile, avec ces différents témoignages, de combattre les opinions modernes, et combien l'on serait plus près de la vérité en niant que Phidias ait touché à une seule des sculptures du Parthénon, qu'en les croyant toutes de sa main ou de son invention. Mais je laisse à d'autres le courage d'un système qui ne serait peut-être qu'un paradoxe. Pour avoir longtemps partagé les préjugés ordinaires, je ne saurais m'en défaire complètement. Le nom de Phidias, que nous apprenons à prononcer dès notre enfance, grandit peu à peu dans notre imagination et brille comme une des lumières les plus pures de l'art et du génie antiques. Rien ne pourra nous empêcher de saluer comme son inspiration ou son œuvre les- plus admirables morceaux du Parthénon, ceux qui atteignent la dernière limite de l'idéal.

La frise, si l'on veut, ne reproduira que l'idée ou le dessin de Phidias. Les métopes, nous le verrons tout à l'heure, paraissent assez étrangères à son influence pour qu'on y reconnaisse, çà et là ; le style encore roide et sans grâce de la vieille École attique. Mais certaines statues des frontons sont l'expression d'un talent si élevé et d'une telle perfection, que, malgré le silence de l'histoire, ce sera toujours pour nous du Phidias.

Peut-être, du reste, l'histoire n'est-elle pas complètement muette. Tzetzès raconte qu'Alcamène, le rival plutôt que l'élève de Phidias, n'avait pas étudié comme lui la perspective et la géométrie. Tous deux furent chargés un jour de faire deux statues de Minerve qui devaient être placées au-dessus de colonnades très-élevées. Alcamène donna à la déesse des formes délicates et féminines. Phidias, au contraire, la représenta les lèvres ouvertes, les narines relevées, calculant l'effet pour la hauteur qu'elle devait occuper. Le jour de l'exposition publique, Alcamène plut et Phidias faillit être lapidé. Lorsqu'au contraire les deux statues furent en place, l'éloge de Phidias était dans toutes les bouches ; Alcamène, au contraire, et son ouvrage ne furent plus qu'un sujet de risée.

On reconnait facilement l'exagération d'un bel esprit byzantin, et il est excusable, après seize siècles, de défigurer les faits pour leur donner du piquant. En langage plus simple, on dirait que, vue de près, la Minerve d'Alcamène fut préférée par le public ; à la distance voulue, ce fut celle de Phidias. Je ne crois pas non plus qu'on puisse hésiter sur la manière dont se doivent comprendre ces statues placées sur de hautes colonnes. En Grèce, les images des dieux n'étaient point élevées, comme celles des empereurs à Rome, sur une colonne triomphale. L'expression de Tzetzès est même juste, si l'on regarde l'entablement comme sine partie de la colonnade, comme son couronnement. Elle donne une idée plus exacte de la position élevée des statues que s'il eût parlé des frontons, qui n'éveillaient point nécessairement, à une époque d'ignorance, la conception d'une grande hauteur. Ces deux Minerve semblent n'avoir pu être placées qu'au milieu de chacun des frontons du Parthénon.

Alcamène, tout en s'efforçant de suivre la voie ouverte par Phidias[21] et d'imiter sa grande manière, n'était point cependant son élève, dans le sens que nous attachons à ce mot. C'était un homme de son âge, son rival[22], et le récit précédent montre qu'il poussait l'indépendance jusqu'à adopter parfois un système tout opposé au sien. Nous sommes peut-être trop portés à faire de la direction de Phidias une véritable tyrannie et à ne regarder que comme les instruments de sa pensée les artistes célèbres d'alors sur lesquels s'étendait simplement sa surveillance administrative. J'admets que, par la volonté de Périclès, il choisit les hommes et distribuât les travaux. Mais comme il arriverait aujourd'hui dans de semblables entreprises, chaque maitre, une fois appelé et sou programme accepté, restait libre et souverain dans son atelier, entouré lui-même de ses élèves et de ses ouvriers. C'est ainsi qu'Alcamène, le premier sculpteur du temps après Phidias, fut chargé de la décoration d'un des frontons. Phidias se réserva l'autre, et alors s'engagea cette lutte devant le public, où Alcamène n'eut l'avantage que pendant quelques jours. Naturellement, rien ne permettait mieux de les juger que deux statues semblables, le centre et le morceau le plus important de chaque composition.

Déjà la production personnelle de Phidias, ainsi restreinte, devient plus vraisemblable ; mais à condition encore de l'entourer de tous les 'secours, de praticiens habiles, d'élèves savants auxquels sera confiée l'exécution de sa pensée, comme il est arrivé dans les grandes entreprises de Raphaël. Agoracrite l'élève chéri de Phidias, égal en talent à Alcamène, eût pu seul conduire l'œuvre. Quel aide n'était-ce pas pour Phidias ? Il travailla toujours auprès de son maître, ce qui fit dire plus tard, non-seulement que ses statues avaient été retouchées par Phidias, mais que Phidias, entraîné par son amour, lui faisait honneur de ses propres œuvres.

Je me figure donc, pendant les sept ou huit années que dura la construction du Parthénon, Phidias, malgré sa Minerve d'or et d'ivoire, occupé en même temps de son fronton, en arrêtant la composition et les modèles, distribuant l'ouvrage à chaque artiste selon la nature de son talent, confiant à l'un telle statue entière, retouchant ou achevant telle autre qui n'est que préparée, se réservant les morceaux les plus importants et les plus difficiles, présent sans cesse et animant ses ateliers par son inspiration, ses conseils, son exemple. Parvint-on à prouver qu'il n'aimait point à travailler le marbre, le modèle en terre suffisait à rendre ses conceptions : l'exécution n'était plus qu'une affaire de copie. C'est l'histoire des cartons de Raphaël, avec cette différence qu'un élève fera sur une belle esquisse de la mauvaise peinture, tandis qu'en sculpture, où la forme est tout, pour transporter un modèle sur le marbre, il faut plus d'habileté que de génie.

J'avoue le premier que voilà des conclusions con-. testables et que je bâtis un édifice sur le sable, c'est-à-dire sur quelques lignes d'un écrivain byzantin. Mais les fables, si charmantes en poésie, sont fâcheuses dans l'histoire et dans l'histoire de l'art. A force d'admirer partout du Phidias, on finit par ne plus en voir nulle part. J'aime mieux demander quelque certitude aux plus légers indices, que de croire au hasard à de vagues et impossibles prodiges. Aussi me laisserai-je conduire plus loin encore par les paroles de Tzetzès, qui semblent donner le moyen de découvrir lequel des deux frontons Phidias avait décoré. Mais, si ces déductions sont téméraires, qu'on n'y voie rien de plus qu'un sentiment personnel et qu'on les accueille avec autant de défiance que je voudrais mettre moi-même de réserve à les énoncer.

Le fronton oriental, qui couronnait la façade principale du temple, réclamait naturellement le talent le plus sûr et les sculptures les plus parfaites. On pourrait déjà supposer que la voix publique et l'aiguillon d'une ambition légitime avaient engagé Phidias à se le réserver. Cette présomption paraît confirmée par un jugement de Quintilien : On croit Phidias, dit-il, bien plus habile à représenter les dieux que les hommes. Or l'on sait que le fronton oriental était l'image de l'Olympe. Aux deux extrémités, le Jour et la Nuit déclaraient son immensité, et les dieux assistaient dans toute leur majesté à la naissance de Minerve. Voici maintenant un indice plus matériel : Phidias, dit Tzetzès, qui avait étudié la perspective et la géométrie, calcula tout l'effet de sa Minerve pour la hauteur qu'elle devait occuper. Nécessairement les autres colosses furent conçus dans le même principe. Une partie nous en reste, si la Minerve est perdue, et j'ai tâché de montrer plus haut comment chacune des statues de cette façade avait un point de vue où se rassemblait tout son effet. Hercule, si beau de toutes parts, prend alors une apparence de force et de majesté plus imposante et révèle la science qui a choisi sa pose et son mouvement. Un de ses bras ramené en arrière laisse à découvert sa puissante poitrine qu'une flexion de torse présente à peu près de face. L'autre bras s'avance, au contraire, et remplit le vide considérable qu'aurait laissé sur le fond du fronton la distance du genou à l'épaule. Les jambes, au lieu de se masquer, se détachent et s'accompagnent par un jeu plein de naturel et de largeur.

La Parque couchée ne gagne pas seulement une beauté nouvelle, mais perd un notable défaut. On est frappé en se plaçant tout à fait à sa droite, de la longueur du corps et de ses profils aplatis. Un exemple encore plus sensible du dédain de Phidias pour le succès d'un jour et les sévères exigences d'une exposition publique, c'est la Nuit coupée par la moitié du corps, Hypérion qui n'a que la tête et les bras ; mutilations étranges lorsqu'on les voit de près, admirables lorsqu'elles sont à leur place et qui répandent sur l'ensemble du sujet l'illusion et la poésie.

Iris, dont le vif mouvement parait sans grâce et dont les draperies ont de trop vastes ondulations, prendrait, j'en suis sûr, un autre aspect à cinquante pieds de haut. De même Cérès, Proserpine, les Parques assises, baissent leurs genoux et ramènent un peu trop leurs jambes sous elles ; mais c'est pour qu'elles n'arrêtent point le rayon visuel, qui part d'en bas, et le laissent arriver sur le torse tout entier. Les chevaux du Jour ne sont point attelés de front, mais sur une ligne oblique. Chaque tête avançait sur celle qui la précédait, de manière que toutes fussent vues distinctement. Les chevaux de la Nuit ont ces lèvres ouvertes, ces narines dilatées et relevées qui devaient faire saisir, malgré la distance, l'apparence et comme le souffle de la vie. Tout est bien calculé, ainsi que le dit Tzetzès, pour la hauteur que les statues devaient occuper ; les difficultés de la perspective sont tournées par la science à l'avantage de la sculpture.

Les statues du fronton occidental, au contraire, n'offrent aucune trace d'une étude aussi profonde et ne semblent en rien soumises aux lois de la perspective. Elles sont faites pour être vues de près.

sus est d'un fini et d'une délicatesse qui approchent, je le disais tout à l'heure, de la nature féminine. De plus, que l'on compare sa pose avec celle de l'Hercule qui était s étendu, comme lui, sous l'angle de l'autre fronton. L'Hercule est relevé en quelque sorte ; ses bras et ses jambes dominent la saillie du fronton. L'Ilissus parait s'appuyer sur le sol, tant sa plinthe a peu d'épaisseur. L'Euryte, qui lui faisait pendant, ne pouvait être vue qu'en partie : le fragment qui reste encore à son ancienne place en est une preuve sensible. Ce n'est point ainsi que la plus jeune des Parques était couchée sous la pente du fronton oriental. Un soubassement considérable l'exhaussait et la présentait complète à l'admiration du spectateur. Halirrothius et Cécrops ramènent trop leurs jambes sous eux : d'en bas il était difficile de comprendre leur pose. Je puis parler avec certitude de la statue de Cécrops, qui est toujours sur le fronton et qu'on ne s'explique bien qu'en montant au sommet du temple.

Nulle part l'artiste n'a pris l'audacieux parti de couper en deux un personnage, comme la Nuit et Hypérion ont été coupés sur l'autre façade. Il était aisé, cependant, de supposer une des divinités de la suite de Neptune s'élevant à demi au-dessus des flots ; c'était dans la composition un élément de variété et de poésie. Mais Alcamène eût craint l'effet fâcheux que devait produire de près, dans une exposition publique, cette étrange mutilation.

On cherchera encore en vain une statue dont les draperies aient un mouvement aussi violent et aussi large que les draperies de l'Iris. La Victoire qui conduisait le char de Minerve prêtait particulièrement à ce style grandiose qui ne peut être apprécié qu'à distance. Elle n'a, au contraire, qu'une grâce et une délicatesse charmantes. Enfin, les têtes qui se trouvent aujourd'hui à Paris, et qui appartiennent toutes les deux à des statues de cette façade, n'ont point ces lèvres et ces narines ouvertes dont parle Tzetzès. Elles sont conformes aux traditions les plus parfaites, mais les plus régulières, de l'art grec.

Les conclusions qui ressortent d'une telle comparaison sont assez frappantes. Cependant, je n'ose les énoncer explicitement. Je pose simplement une question à laquelle le lecteur sera libre de répondre lui-même : Le fronton occidental serait-il l'œuvre d'Alcamène, le fronton oriental l'œuvre de Phidias ?

 

 

 



[1] Elles ne sont que du marbre transparent que Pline appelle phengite. La lumière qu'elles rendent est rouge et jaunâtre. (Wheler, p. 136.)

[2] Voyage et Recherches dans la Grèce, 2e livr., p. II de l'introduction. Il est à remarquer qu'autre part M. Brœnstedt (p. 117), parlant de la naissance de vingt divinités représentées en bas-relief, trouve que c'est la plus grande absurdité qu'on puisse imaginer. Il n'y a pas d'artiste doué d'un esprit sain qui soit capable de représenter quelque chose de semblable.

[3] MM. Lenormant et de Witte ont réuni un certain nombre de dessins qui représentent la naissance de Minerve. Il y a même un vase sur lequel M. Lenormant croit retrouver une copie du fronton de Phidias. (Élite des Monuments céramographiques, t. I, p. 212. ) 

[4] C'était le père du Soleil et de la Lune. (Hésiode, Théogonie, 371.)

[5] On voit l'Hercule couché dans une pose à peu près semblable, quoique plus relevée, sur les monnaies de Crotone.

[6] Orphée, Hymne XI.

[7] Les exploits d'Hercule étaient un sujet fréquemment répété sur les frises des temples de Minerve, tant en Grèce qu'en Sicile. Sur le Parthénon lui-même, les métopes de la façade orientale représentaient les exploits d'Hercule et de Thésée. Ce sont les vases peints qu'il faut surtout consulter.

[8] Page IX de l'introduction.

[9] Il est déposé dans la casemate voisine de l'Érechthéion.

[10] La tête existait encore, au temps de Carrey, et regardait l'angle septentrional du fronton.

[11] Lettres à Canova, p. 125.

[12] On l'a déposé dans l'enceinte même du Parthénon.

[13] De Signis olim in postico Parthenonis fastigio positis Commentatio. (Gœttingen, 1827.)

[14] Voyez le chapitre XIII.

[15] Dans le dessin de Carrey la tête d'Érechthée est tournée, non pas vers Minerve, mais vers la Victoire.

[16] C'était une des traditions les plus populaires. Les jeunes Athéniens, lorsqu'ils s'armaient pour la première fois, allaient jurer dans le sanctuaire d'Aglaure de mourir, comme elle, pour leur patrie. (Plut., Vie d'Alcibiade. Ulp., in Dem. de Fals. Legat.) La tradition confondait les deux Aglaure, la fille de Cécrops et la fille de Léos.

[17] A Londres. Le Céphise a plus de droit à être considéré comme le fleuve de l'Attique. Il traverse toute la plaine et la fertilise, tandis que n'issus n'a qu'un cours pauvre et inutile. Sophocle a chanté les bienfaits et les charmes du Céphise. (Œdipe à Colone, chœur 3.)

[18] M. Paccard a trouvé à terre un angle du fronton oriental peint en rouge, et il peint lui-même en rouge les deux frontons. Cependant, je suis allé souvent sur le fronton occidental, où il est facile de monter par la tour de l'ancien minaret, et j'y ai cru voir des restes de couleur bleue. Les frontons d'Égine étaient également peints en bleu. (Voyez l'Expédition de Morée, tom. III.) Il y a, il est vrai, du rouge sur quelques parties du fronton, mais sur les moulures qui l'encadrent et qui, par conséquent, doivent trancher par l'opposition des couleurs. Supposer que les deux frontons eussent un fond de couleur différente, cela n'est pas vraisemblable. Ne serait-il pas possible que les angles, renfoncés et obscurs, fussent peints d'une couleur plus éclatante, en harmonie avec les statues d'Hypérion et de la Nuit, c'est-à-dire avec l'image du jour qui parait et qui s'éteint ?

[19] Que serait-ce si l'on y ajoutait les cent quatre-vingt-quatre figures des métopes et les trois cents figures de la frise ? Voyez le calcul de M. Quatremère. (Lettres à Canova, p. 50.)

[20] Non ex ebore tantum Phidias sciebat facere simulacrum, faciebat et ex ære. (Senec., Epist. 85, § 34.) Sed et ex ære signa fecit. (Pline, XXXIV, 19.)

[21] On dit souvent avec raison que le mot école, en matière d'art, désigne moins l'enseignement d'un maitre que l'imitation de ses œuvres. Aujourd'hui, un peintre sera de l'école de Raphaël ou de Michel-Ange, de l'école flamande ou de l'école italienne. Cela veut dire simplement qu'il a adopté une manière particulière, et qu'il s'efforce de copier les qualités et les procédés de tel grand peintre. Il en était de même dans l'antiquité.

[22] Quo odem tempore æmuli ejus fuere Alcamenes, Critias. (Pline, XXXIV, 19.)