LES JOURNÉES DU GRAND ROI

 

CHAPITRE V. — LES DERNIÈRES JOURNÉES.

 

 

Avec la vieillesse, voici la décadence physique, l’accoutumance aux revers et aux désastres comme aux lentes destructions de la fin. Vision inoubliable, la plus intime et la plus émouvante, celle du vieux Roi qui résiste à la coalition de toute l’Europe, du vieux mari de Mme de Maintenon, — visage exsangue à la peau râpeuse et à la barbe mal faite, tel que l’a modelé Antoine Benoist dans une cire impitoyable, les yeux comme voilés d’une buée, les lèvres livides, littéralement à bout de sang, ayant été saigné aux quatre veines par des pédants sinistres, mais gardant toujours son port de tête et sa mine hautaine, — le podagre qui ne peut plus marcher qu’appuyé sur une canne ou sur des béquilles, dont les pieds douloureux et déformés se cachent dans de grosses pantoufles de drap, et qui a dû renoncer à l’exercice du cheval, pour se faire traîner dans une petite voiture, comme un infirme.

Tel il nous apparaît dans une toile obscure, accrochée au musée de Fontainebleau, à l’entrée des appartements de Napoléon. Mais quelle dignité encore dans cette ruine vivante et, si l’on peut dire, quelle volonté de puissance ! Enfoncé sous la capote doublée de rouge d’une calèche basse à quatre chevaux, le chapeau à plumes sur la tête, le royal vieillard redresse sa taille sous le cordon bleu et la plaque du Saint-Esprit. En gants blancs, il tient les rênes de cuir écarlate, et conduit lui-même. Sur le devant du léger véhicule, un petit siège également drapé de rouge, où s’assied un cocher adolescent, quand le Roi souffre trop de la goutte, pour prendre les guides. En tête, sur le cheval de volée, un jeune piqueur de quinze ans, — et l’on part à travers les halliers de Fontainebleau ou de Marly ; dans la solitude, la pénombre et les vivifiantes odeurs forestières, on oublie comme on peut les angoisses présentes.

Que nous voilà loin du Dieu solaire d’autrefois, du bel Apollon lançant à toute bride les chevaux célestes par les portes de l’aurore ouvertes à deux battants ! Mais encore une fois, quelle noblesse dans ce vieil homme ganté de blanc -et qui conserve une si fière prestance sous la capote de sa petite voiture ! C’est l’image symbolique de cette fin de règne. La France peut être bien malade alors : le Roi conduit toujours.

***

Renoncer aux agrandissements que le dernier traité de partage accordait à la France, c’était, de la part de Louis XIV faire preuve de modération, le duc d’Anjou fut donc reconnu comme Roi d’Espagne sous le nom de Philippe V par les souverains de l’Europe, l’Empereur excepté. Mais Guillaume d’Orange ayant considéré l’acceptation du Testament de Charles II comme une violation du second traité de partage conclu avec l’Angleterre et la Hollande, réussit à former contre la France, quelques mois avant sa mort, la Grande Alliance de La Haye.

Ce fut donc la guerre, la guerre la plus longue du règne de Louis XIV et la plus difficile aussi, parce que la France eut à défendre non seulement ses frontières, mais encore l’immense étendue de la monarchie espagnole.

A la suite de terribles revers, la France épuisée fut envahie et Paris menacé. Le Roi en fut réduit à demander deux fois vainement la paix. Les alliés exigeant qu’il détrônât lui-même son petit-fils : S’il faut faire la guerre, répondit-il, j’aime mieux la faire à mes ennemis qu’à mes enfants.

***

Ce que fut la grandeur d’âme de Louis XIV pendant les désastres et les deuils des dernières années de sa vie, nul ne l’a dit avec plus de vérité et de sobre éloquence que Saint-Simon qui fut si souvent injuste envers lui pendant la période prospère et glorieuse de son règne.

Quelle distance de ces temps si longtemps florissants du règne et la situation où le Roi se trouva depuis 1705 jusqu’à 1712, accablé des plus funestes revers et d’une cruelle famine, hors de pouvoir de continuer la guerre, ni d’obtenir la paix, réduit à écouter les propositions les plus dures. A peine vit-il son salut par le traité de Londres qui fit celui d’Utrecht, que ce prince vit périr sous ses yeux son fils unique, une princesse qui seule fit toute sa joie, ses deux petits-fils, deux de ses arrières-petits-fils, et périr de manière à le percer des plus noirs soupçons, à lui persuader de tout craindre pour lui-même et pour l’unique rejeton qui lui restait, et dans la première enfance, d’une si nombreuse et si belle postérité.

Parmi des adversités si longues, si redoublées, si intimement poignantes, sa fermeté, c’est trop peu dire, son immutabilité demeura tout entière ; même visage, même maintien, même accueil ; pas le moindre changement dans son extérieur ; mêmes occupations, mêmes voyages, mêmes délassements ; le même cours d’années et de journées, sans qu’il fût possible de remarquer en lui la moindre altération. Ce n’était pas qu’il ne sentît profondément l’excès de tant de malheurs ; ses ministres virent couler ses larmes ; son plus familier domestique intérieur fut témoin de ses douleurs. Partout ailleurs, sans paraître insensible, il se montra inaltérable et supérieur à tout, sans la plus petite affectation et sans espérance déplacée. Il parlait comme à son ordinaire, ni plus, ni moins ; avait le même air, déclarait les mauvaises nouvelles sans détour, sans déguisement, sans plainte, sans accuser personne, courtement et majestueusement comme il avait accoutumé. Un courage mâle, supérieur, lui faisait serrer entre ses mains le gouvernail parmi ces tempêtes, et dans les accidents les plus fâcheux et les temps les plus désespérés, toujours avec application, toujours avec une soumission parfaite à la volonté de Dieu et à ses châtiments. C’est le prodige qui a duré plusieurs années avec une égalité qui n’a pas été altérée un moment, qui a été l’admiration de sa Cour et l’étonnement de toute l’Europe.

***

Après avoir parcouru les divers domaines où s’exerça l’activité de Louis XIV, où se manifesta le meilleur de son esprit et de son cœur, il nous reste la vision d’un type de Roi tout à fait extraordinaire. Il semble avoir épuisé la conception même et fixé pour toujours l’image de la royauté.

Grâce à lui notre histoire prend un accent et un éclat encore inconnus. Ses prédécesseurs sont des gens économes, d’allure mesquine ou bourgeoise ou bien d’une grandeur incomplète. En même temps que le sérieux, il a appris aux Français à dépenser avec honneur. Il a retourné le bas de laine national. Il a mis partout de l’ordre, de la beauté avec un air de gloire.

Dans sa passion constructive, il aurait voulu tout soumettre à l’idéal qu’il se formait de l’État. Il y a fait entrer l’intelligence elle-même. Nul doute qu’à ses débuts au moins, il n’ait tenté d’y soumettre jusqu’à la religion. Mais le sentiment religieux est, de toutes les forces spirituelles, la plus difficile à asservir. Cet autocrate ne tarda point à s’en apercevoir. Bien loin de le plier à sa discipline politique, c’est lui qui finit par se plier à la discipline religieuse. Non seulement le christianisme trouva dans la foi de ses pères son unique réconfort aux heures désespérées, mais il en tira le suprême achèvement et lui emprunta la suprême beauté de son type royal.

***

La chapelle de Versailles, — surtout sous sa forme primitive, avec la lanterne qui la surmontait, — dominait de haut tout le reste des bâtiments. Il y avait là une intention symbolique qui nous aide à comprendre l’attitude du Roi très chrétien à l’égard de la religion.

Sa préoccupation constante, comme celle de ses conseillers gallicans, les Colbert et les Le Tellier est de séparer bien nettement le temporel du spirituel : ce sont deux choses parallèles qui se rejoignent sans doute dans l’absolu, mais qui, en bonne pratique, ne doivent jamais se confondre. Dans la conduite des intérêts temporels du royaume, la religion est à part, comme la chapelle dans le plan de Versailles. Louis XIV n’admet aucune ingérence cléricale dans la politique de la France, pas plus celle du Pape que celle des évêques ou des supérieurs d’ordres religieux. Nul n’a défendu comme lui les droits de l’État laïque et personne n’a su parler avec plus de fermeté au Souverain Pontife lui-même. Et cependant, il se proclame lui-même le Roi très chrétien et le Fils aîné de l’Église. Il entend que ces titres ne soient pas de vaines paroles et que toute la France soit chrétienne comme lui-même. La religion est un bien ; il se sent obligé en conscience d’en faire jouir tous ses sujets. C’est, parmi ses préoccupations, celle qui doit dominer toutes les autres, comme la croix de la chapelle domine tous les palais de Versailles ; mais l’intérêt de la religion ne doit pas être en désaccord trop violent avec l’intérêt de l’État.

Il estimait que, comme roi de France, son premier devoir était de faire les affaires de la France. Comme Roi Très Chrétien, il pensait que servir la France, nation Très Chrétienne et Fille aînée de l’Église, c’était servir Dieu et l’Église elle-même.

***

Ainsi s’explique sa conduite dans toutes les questions religieuses qui ont agité son règne : la régale, la Déclaration des droits de l’Église gallicane, la Révocation de l’Édit de Nantes, le jansénisme et le quiétisme.

Du moins en principe, il s’interdit toute intrusion dans le domaine spirituel. Il ne juge de ces questions religieuses que du point de vue politique, — en Roi de France et non en théologien. Il défend son autorité et celle du pouvoir laïque, en même temps que l’intérêt national. Ce qu’il voit dans les protestants, les jansénistes et les quiétistes, ce sont avant tout des ennemis de l’État, — des cabales ou des sectes qui se couvrent d’un intérêt religieux pour semer la division dans le royaume ou pour l’affaiblir devant l’ennemi.

Cependant Louis XIV n’est point parvenu à séparer, autant qu’il le prétendait, le spirituel du temporel. A de certains moments, — et cela il faut bien le reconnaître pour des raisons politiques, — il s’est fourvoyé dans le domaine spirituel. Ses différends avec Innocent XI prouvent que sa conscience politique s’est troublée et qu’il a fini par confondre les droits des deux pouvoirs. Mais s’il a erré, s’il a commis des abus d’autorité, c’est aussi pour des raisons purement religieuses, c’est pour s’être fait une idée exagérée de son titre de Roi Très Chrétien. On ne peut pas dire, en effet, qu’il n’ait révoqué l’Édit de Nantes, persécuté les protestants et les jansénistes que pour des motifs politiques : il y avait aussi pour lui des motifs de foi. Du moment qu’il y a une vérité religieuse, le Roi de France trahirait sa mission, cesserait d’être le père de ses peuples, en les privant du bienfait de cette vérité. Ainsi le Roi, confondant ses attributions avec celles de l’autre pouvoir, se fait docteur et convertisseur. Il sort de sa fonction et commet un étrange et quelquefois déplorable abus de son autorité.

***

De là la beauté singulière de la mort du Roi.

Il marcha vers ce jour, le plus grand de la vie du chrétien, en faisant jusqu’au bout avec une grandeur simple et une admirable fermeté d’âme son métier de Roi.

La santé du Roi déclinait depuis plus d’un an. Ses valets intérieurs furent les premiers à s’en rendre compte, puis tous ceux de son intérieur. Fagon, son premier médecin, fut le seul qui ne s’aperçut de rien. Le premier chirurgien, Maréchal, lui en parla plusieurs fois sans être écouté ; il se décida alors à aller trouver Mme de Maintenon. Il lui dit, ce dont Fagon ne voulait pas convenir, que le Roi avait depuis longtemps une petite fièvre lente, interne, mais que son tempérament était si bon que tout était encore plein de ressources, si l’on appliquait les remèdes nécessaires. Mme de Maintenon lui répondit que, seuls les ennemis personnels de Fagon pouvaient mettre en doute sa capacité et l’efficacité des soins qu’il prodiguait au Roi.

La goutte dont le Roi avait eu de longues attaques, avait engagé Fagon à l’emmailloter tous les soirs dans un tas d’oreillers de plumes qui le faisaient tellement suer toutes les nuits qu’il fallait le frotter et le changer tous les matins avant l’entrée du grand chambellan et des premiers gentilshommes de la chambre. Le Roi, très altéré et dont les boissons glacées ne calmaient point la soif, sentait son état ; mais Fagon s’efforçait de le rassurer sans lui rien faire. Retenu par son attachement pour son médecin, le Roi se contentait des bonnes paroles qu’il en recevait, mais sans être persuadé.

Cependant l’idée de la fin prochaine du Roi commençait à se répandre à la Cour, éveillant chez les uns des craintes, des espérances chez les autres. Tous étaient anxieux de soulever le voile de l’avenir. Le duc de Noailles était fort lié avec un homme de qualité, un certain Boulainviller, qui s’adonnait à l’astrologie. Il avait prédit longtemps avant la mort du Roi d’Espagne que Monseigneur ni aucun de ses trois fils ne régneraient en France. Mme de Saint-Simon, le rencontrant chez des personnes de sa connaissance, lui demanda son avis sur la santé du Roi, qui diminuait à vue d’œil, mais dont la fin ne paraissait pas prochaine, et qui n’avait rien changé dans le cours de ses journées de sa manière accoutumée de vivre. L’astrologue se défendit quelque temps ; mais enfin il se rendit aux désirs de ceux qui l’interrogeaient et leur déclara qu’il croyait que le Roi mourrait le jour de Saint-Louis, ajoutant toutefois qu’il n’avait pas vérifié ses calculs avec assez d’exactitude pour en répondre, mais qu’il était assuré que si le Roi passait ce jour-là, il mourrait certainement le 3 septembre. Il mourut le 1er ; légère erreur pour un astrologue !

***

La santé du Roi déclinait sensiblement et son appétit qui était resté longtemps fort grand et toujours égal diminuait de jour en jour. Chacun s’en préoccupait à la Cour. Il n’avait cependant rien changé dans l’emploi de ses journées, toujours les mêmes dans leur diversité. Les pays étrangers n’étaient pas moins attentifs aux progrès de la maladie du Roi. Saint- Simon fait à ce sujet ce cruel récit : Les paris s’ouvrirent en Angleterre que la vie du Roi passerait ou ne passerait pas le 1er septembre. Quoique le Roi voulût tout savoir, on peut juger que personne ne fut fort pressé de lui apprendre ces nouvelles de Londres. Le Roi se faisait ordinairement lire les gazettes de Hollande, en particulier par Torcy, souvent après le Conseil d’État. Un jour que Torcy lui faisait cette lecture, qu’il n’avait point parcourue auparavant, il rencontra ces paris à l’article de Londres ; il s’arrêta, balbutia et les sauta. Le Roi qui s’en aperçut aisément lui demanda la cause de son embarras, ce qu’il passait et pourquoi. Torcy rougit jusqu’au blanc des yeux, dit ce qu’il put, enfin que c’était quelque impertinence indigne de lui être lue... mais il ne put résister aux commandements réitérés : il lui lut les paris tout du long. Le Roi ne fit pas semblant d’en être touché, mais il le fut profondément, au point qu’il ne put se tenir d’en parler en regardant la compagnie, mais sans faire mention de la gazette.

C’était à Marly où quelquefois j’allais faire ma cour au commencement du petit couvert, et le hasard fit que j’y étais ce jour-là. Le Roi me regarda comme les autres, mais comme exigeant une réponse. Je me gardai bien de faire une réponse et je baissai les yeux. Cheverny, homme pourtant fort sage, ne fut pas si discret, et fit une assez longue et mauvaise rapsodie de pareils bruits, venus de Vienne à Copenhague, pendant qu’il y était ambassadeur, il y avait dix-sept ou dix-huit ans. Le Roi le laissa bavarder sans répondre. Il parut touché en homme qui ne le voulait pas paraître. On vit qu’il fit ce qu’il pût pour manger et pour montrer qu’il mangeait avec appétit. Mais on remarquait en même temps que les morceaux lui croissaient à la bouche...

Il se répandit qu’un aide de camp de Stair, retourné depuis peu en Angleterre avait donné occasion à ces paris, par ce qu’il avait publié de la santé du Roi. Stair, à qui cela revint, s’en montra fort peiné, et dit que c’était un fripon qu’il avait chassé.

***

Jusqu’au bout le Roi tint à remplir sa tâche de Roi, il s’occupa des affaires pendantes avec une étonnante fermeté ainsi qu’on peut le voir dans le récit des derniers jours de sa maladie dont Saint-Simon et Dangeau ont noté les moindres détails.

Le mercredi, 14 août, le Roi se fit porter à la messe, et ce fut pour la dernière fois ! Pendant tout son règne, il n’avait manqué la messe qu’un seul jour et c’était à la guerre. Il tint Conseil d’État. Il y eut grande musique chez Mme de Maintenon. Il soupa au petit couvert dans sa chambre où la Cour le vit comme à son dîner. Il fut peu de temps dans son cabinet avec sa famille et se coucha après dix heures.

Le lendemain, fête de l’Assomption, le Roi entendit la messe de son lit. Il voyait l’autel d’une fenêtre de sa chambre. La nuit avait été mauvaise : il avait bu plusieurs fois, très altéré par cette fièvre interne que Fagon s’obstinait à nier. Il s’entretint séparément avec le Chancelier Desmarets et Pontchartrain. Il dîna devant tout le monde, dans son lit et, quoique toujours souffrant de sa sciatique, il se leva à cinq heures et se fit porter chez Mme de Maintenon où il y eut petite musique. Et ce fut de même le jour suivant.

Le 17 après une mauvaise nuit où il fut toujours altéré, il tint dans son lit le Conseil de finances. Il vit tout le monde à son dîner et se leva pour donner audience dans son cabinet ; puis il passa chez Mme de Maintenon dans sa chaise à roulettes pour y travailler avec le Chancelier. Le soir, après l’avoir longtemps refusé, il permit à Fagon de coucher dans sa chambre.

Le dimanche, Fagon continuant à prétendre que la nuit avait été sans fièvre, le Roi tint Conseil d’État avant et après son dîner et travailla ensuite avec Pelletier sur les fortifications comme à l’ordinaire.

A partir du 20, le Roi ne put aller chez M me de Maintenon. Il l’envoya chercher ; Mme de Dangeau et de Caylus furent admises peu après pour aider à la conversation. Le malade soupa en robe de chambre dans son fauteuil. De ce jour, il ne sortit plus de son appartement et ne s’habilla plus. Mais il avait, comme à l’ordinaire tenu le Conseil des finances et travaillé ensuite avec Desmarets seul.

Fagon voulut bien enfin reconnaître que le Roi avait de la fièvre. Il fit venir quatre médecins pour une consultation. Ils virent le Roi, mais il n’en résulta que de grandes louanges pour Fagon qui ordonna de la casse. Le Roi tint le Conseil d’État et travailla avec le Chancelier. Mme de Maintenon vint ensuite avec les dames familières et il y eut grande musique. Comme la veille, le Roi soupa en robe de chambre dans son fauteuil. On s’apercevait depuis quelques jours qu’il avait peine à manger de la viande et même du pain, du reste, depuis longtemps, n’ayant plus de dents, il ne mangeait rien que de la mie. On lui servait des potages, des hachis fort clairs et des œufs ; mais il mangeait très peu ; changeant son régime, Fagon lui fit prendre du quinquina à l’eau et, pour la nuit, du lait d’ânesse.

Le 24 après une fort mauvaise nuit, le Roi tint le Conseil des finances comme s’il avait été en parfaite santé. Il soupa debout, en robe de chambre, en présence des courtisans, et ce fut la dernière fois ! Il ne put avaler que du liquide ; il se sentait lui-même si changé qu’il avait peine à être regardé. Sa jambe le faisant cruellement souffrir, on y vit, quand on l’examina, des marques noires qui firent craindre la gangrène. Le danger parut imminent ; mais malgré ses souffrances, le Roi voulut expressément, le lendemain, que rien ne fût changé à l’ordre accoutumé de la Saint-Louis. Les tambours et les hautbois lui donnèrent sous ses fenêtres leur bruyant concert, et il ne parut point importuné de tout ce bruit ; il voulut même que les vingt-quatre violons jouassent dans son antichambre pendant son dîner. Il travailla encore pour la dernière fois avec le Chancelier, devant M me de Main- tenon, arrêtant les dernières mesures qu’il croyait capables d’éviter au royaume les troubles d’une minorité.

Enfin, quand tout fut réglé, quand il sentit approcher sa fin, il trouva dans la fermeté de sa foi et la conscience d’avoir accompli tout son devoir, la force d’âme nécessaire pour affronter le redoutable passage. Il se détacha du monde tout d’un coup et se tourna résolument vers Dieu, — sans crainte, sans affecter non plus une assurance peu chrétienne, mais en pleine connaisance, toujours Roi, toujours dominant de haut son entourage. Lui-même réclama le Saint Viatique et l’Extrême-Onction. Et, quand son mal empira, il récita à haute voix avec ses serviteurs les prières des agonisants. Il demandait de souffrir davantage en expiation de ses fautes.

Il déplorait toutes celles qu’il avait commises. Il avait conscience, notamment, d’avoir trop demandé à ses sujets ; pour cela, il espérait en la miséricorde de Dieu et il se rassurait par la droiture de ses intentions. Mais il ne renia rien de son œuvre royale. Il ne se reprocha pas d’avoir trop aimé la guerre. Il a toujours préféré la paix à la guerre, et n’a fait que des guerres de nécessité.

Dangeau a raconté jour par jour les étapes de cette longue agonie. Sa relation est émouvante dans son détail. Je sors, dit-il en commençant son Mémoire sur ce qui s’est passé dans la chambre du Roi pendant sa maladie, je sors du plus grand, du plus touchant et du plus héroïque spectacle que les hommes puissent jamais voir. Le lundi 26 août, il écrit :

Sur les dix heures on a pansé la jambe du Roi, dans laquelle on lui a donné plusieurs coups de lancette et fait des incisions jusqu’à l’os ; et comme on a trouvé que la gangrène gagnoit jusque-là, il n’y a plus eu lieu de douter, même à ceux qui auroient le plus voulu se flatter, qu’elle vient du dedans et qu’on ne peut y apporter aucun remède. Mme de Maintenon étoit seule dans la chambre et à genoux au pied du lit pendant qu’on pansoit Sa Majesté, qui l’a priée d’en sortir et de n’y plus revenir, parce que sa présence l’attendrissoit trop. Elle n’a pas laissé d’y revenir après la messe ; mais après ce pansement le Roi lui a dit que, puisqu’il n’y avoit plus de remède, il demandoit au moins qu’on le laissât mourir en repos.

A midi, Sa Majesté a fait entrer le petit Dauphin dans sa chambre et, après l’avoir embrassé, il lui a dit : — Mignon, vous allez être un grand roi, mais tout votre bonheur dépendra d’être soumis à Dieu et du soin que vous aurez de soulager vos peuples. Il faut pour cela que vous évitiez autant que vous le pourrez de faire la guerre : c’est la ruine des peuples. Ne suivez pas le mauvais exemple que je vous ai donné sur cela ; j’ai souvent entrepris la guerre trop légèrement et l’ai soutenue par vanité. Ne m’imitez pas, mais soyez un prince pacifique, et que votre principale application soit de soulager vos sujets. Profitez de la bonne éducation que Mme la duchesse de Ventadour vous donne, obéissez-lui, et suivez aussi, pour bien servir Dieu, les conseils du P. Le Tellier, que je vous donne pour confesseur.

Pour vous, Madame, dit-il à Mme de Ventadour, j’ai bien des remercîments à vous faire du soin avec lequel vous élevez cet enfant et de la tendre amitié que vous avez pour lui ; je vous prie de la lui continuer, et je l’exhorte à vous donner toutes les marques possibles de sa reconnaissance. — Après quoi, il a encore embrassé le Dauphin par deux fois, et en fondant en larmes il lui a donné sa bénédiction. Le petit prince mené par la duchesse de Ventadour, sa gouvernante, en est sorti en pleurant, et ce tendre spectacle nous a tiré des larmes à tous.

Un moment après, le Roi a envoyé quérir le duc du Maine et le comte de Toulouse, et leur a parlé, la porte fermée. Il a fait la même chose avec le duc d’Orléans, qu’on a été quérir dans son appartement, où il étoit retourné ; et dans le moment que ce prince sortoit de la chambre, Sa Majesté l’a rappelé jusqu’à deux fois.

A midi et demi, le Roi a entendu la messe dans sa chambre avec la même attention qu’il a accoutumé de l’entendre le jour qu’il a pris médecine, les yeux toujours ouverts, en priant Dieu avec une ferveur surprenante. Dans l’instant qu’elle alloit commencer, Sa Majesté a appelé le marquis de Torcy, ministre d’État des affaires étrangères, et lui a dit un mot. La messe finie, il a fait approcher de lui le cardinal de Rohan et le cardinal de Bissy, auxquels il a parlé pendant une minute, et en finissant de leur parler il a adressé la parole à haute voix à tout ce que nous étions de ses officiers dans la ruelle et auprès de son balustre. Nous avons tous approché de son lit et il nous a dit : — Messieurs, je suis content de vos services ; vous m’avez fidèlement servi et avec envie de me plaire. Je suis fâché de ne vous avoir pas mieux récompensés que j’ai fait ; les derniers temps ne l’ont pas permis. Je vous quitte avec regret. Servez le Dauphin avec la même affection que vous m’avez servi ; c’est un enfant de cinq ans, qui peut essuyer bien des traverses, car je me souviens d’en avoir beaucoup essuyé pendant mon jeune âge. Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours ; soyez-y fidèlement attachés, et que votre exemple en soit un pour tous mes autres sujets. Soyez tous unis et d’accord ; c’est l’union et la force d’un État ; et suivez les ordres que mon neveu vous donnera. Il va gouverner le royaume ; j’espère qu’il le fera bien. J’espère aussi que vous ferez votre devoir, et que vous vous souviendrez quelquefois de moi.

A ces dernières paroles, nous sommes tous fondus en larmes, et rien ne peut exprimer les sanglots, l’affliction et le désespoir de tout ce que nous étions. Sa voix n’étoit point entrecoupée, et seulement beaucoup plus foible qu’à l’ordinaire.

Après la messe, le Roi a encore envoyé quérir le duc d’Orléans, qui a dit à ceux qui se sont trouvés auprès de lui au sortir de la chambre, du nombre desquels j’étois, que c’étoit pour lui recommander Mme de Maintenon ; et dans l’instant Sa Majesté a fait entrer dans sa chambre Madame et toutes les princesses, qui ont été suivies de leurs dames d’honneur. Elles n’y ont été qu’un moment, et je ne comprends pas comme le Roi a pu résister à leurs lamentations et aux cris qu’elles ont toutes faits.

Il faut avoir vu les derniers moments de ce grand Roi pour croire la fermeté chrétienne et héroïque avec laquelle il a soutenu les approches d’une mort qu’il savoit prochaine et inévitable. Il n’y a eu aucun moment, depuis hier au soir huit heures, où il n’ait fait quelque action illustre, pieuse ou héroïque, non point comme ces anciens Romains qui ont affecté de braver la mort, mais avec une manière naturelle et simple comme les actions qu’il avait le plus accoutumé de faire, ne parlant à chacun que des choses dont il convenait de lui parler, et avec une éloquence juste et précise qu’il a eue toute sa vie et qui semble s’être encore augmentée dans ses derniers moments. Enfin, quelque grand qu’il ait été dans le cours glorieux d’un règne de soixante-douze ans, il s’est encore fait voir plus grand dans sa mort. Son bon esprit et sa fermeté ne l’ont pas abandonné un moment, et en parlant avec douceur et bonté à tous ceux à qui il a bien voulu parler, il a conservé toute sa grandeur et sa majesté jusqu’au dernier soupir. Je défie les prédicateurs les plus pathétiques de trouver dans les exagérations de l’éloquence, rien de plus touchant que tout ce qu’il a fait depuis hier au soir, ni d’expressions qui puissent mettre dans tout leur jour les marques qu’il a données d’un véritable chrétien, d’un véritable héros et d’un héros Roi.

Sur les deux heures, Mme de Maintenon étant seule dans la chambre du Roi, Sa Majesté a fait venir M. le Chancelier et lui a fait ouvrir des cassettes dont il a fait brûler par le Chancelier partie des papiers et lui a donné ses ordres sur les autres, avec la même présence et la même tranquillité d’esprit qu’il avoit accoutumé de les lui donner dans ses conseils. Ce travail dura environ deux heures. Il a fait encore venir sur les six heures M. le Chancelier, Mme de Maintenon présente, et a travaillé environ une demi-heure avec lui. Le reste de la journée Mme de Maintenon y a été seule, et le P. Le Tellier, son confesseur, a eu de temps en temps des conférences de piété avec lui, comme il les a eues ce matin et le dimanche, n’ayant pas été depuis sa confession une heure sans parler de piété à son confesseur ou à Mme de Maintenon.

A dix heures du soir, on a pansé la jambe de Sa Majesté, et on a trouvé non seulement que la gangrène n’a fait aucun progrès depuis ce matin, mais qu’en tout la jambe est mieux ; et comme les forces de Sa Majesté sont un peu revenues pendant l’après-dînée, cela donne une lueur d’espérance à ceux qui aiment à se flatter ; mais ceux qui n’écoutent que la raison n’en ont guère.

Le mardi, 27, le Roi s’affaiblit encore.

L’état du Roi a été toute la journée presque semblable à celui d’hier. Sa Majesté s’affoiblissant de plus en plus et ayant même eu, quelques momens, des convulsions et quelque légère absence d’esprit ; mais la gangrène n’a fait aucun progrès ; et, quand on l’a pansé ce soir à dix heures, elle étoit encore comme hier au-dessous de la marque que l’habitude qu’il a eue de porter toujours une jarretière a faite autour de sa jambe.

Pendant la nuit et le jour il a fait entrer à vingt reprises le P. Le Tellier dans sa chambre pour lui parler de Dieu — Mme de Maintenon y a presque toujours été —, et y a fait quelquefois entrer M. le Chancelier. Les premiers gentilshommes de la Chambre n’y sont entrés, comme hier, que dans les temps qu’il a pris des bouillons. Il a entendu la messe à midi ; mais il a ordonné qu’il n’y eût que le premier aumônier et deux aumôniers de quartier qui entrassent dans sa chambre.

L’après-dînée il a fait appeler sur le soir, par le P. Le Tellier, le comte de Pontchartrain, secrétaire d’État de sa Maison et de Paris, qui étoit dans le cabinet, et lui a dit : — Aussitôt que je serai mort, vous expédierez un brevet pour faire porter mon cœur à la maison professe des Jésuites et l’y faire placer de la même manière que celui du feu roi mon père. Je ne veux pas qu’on y fasse plus de dépense. — Il lui donna cet ordre avec la même tranquillité qu’il ordonnoit, en santé, une fontaine pour Versailles ou pour Marly.

Il avoit ordonné dès avant-hier qu’on menât le Dauphin à Vincennes aussitôt qu’il seroit expiré, et il s’est souvenu aujourd’hui que le grand maréchal des logis n’avoit jamais fait le logement dans ce château, où il y a plus de cinquante ans que la Cour n’a logé, et a ordonné qu’on allât prendre un plan qu’il avoit de ce château dans un endroit qu’il a indiqué, et qu’on le portât au grand maréchal des logis pour lui faciliter le logement qu’il doit faire.

Il a dit le soir à Mme de Maintenon : — J’ai toujours ouï-dire qu’il est difficile de mourir ; pour moi, qui suis sur le point de ce moment si redoutable aux hommes, je ne trouve pas que cela soit difficile. — Il n’y a certainement point d’exemple qu’aucun homme ait envisagé la mort pendant un long temps avec un sang-froid et une fermeté semblables.

Mercredi 28, au soir. — La nuit du Roi a été semblable aux précédentes ; mais comme sur les sept heures du matin il a envoyé quérir le P. Le Tellier, qui ne faisoit que sortir du cabinet où il avoit couché, on a cru qu’il étoit à l’extrémité, et cela a fait un si grand mouvement dans le château, que tout le monde crut qu’il expiroit. Il a dans ce moment aperçu dans ses miroirs deux de ses garçons de la chambre qui pleuroient au pied de son lit ; il leur a dit : — Pourquoi pleurez-vous ? Est-ce que vous m’avez cru immortel ? Pour moi, je ne l’ai jamais cru être, et vous avez dû vous préparer depuis longtemps à me perdre dans l’âge où je suis.

Sur les onze heures, il s’est présenté un Provençal, appelé Brun, inconnu de tout le monde, qui, venant de Marseille à Paris et ayant ouï-dire sur le chemin l’état où est le Roi, a pris la poste et a apporté un élixir qu’il prétend être infaillible pour la gangrène, même qui tient du dedans. On l’a fait parler aux médecins, et après qu’il leur a dit de quoi sa drogue est composée, on en a fait prendre, à midi, dix gouttes au Roi dans trois cuillerées de vin d’Alicante. Sa Majesté, en prenant ce breuvage, qui sent fort mauvais, a dit : — Je ne le prends ni dans l’espérance ni avec désir de guérir, mais je sais qu’en l’état où je suis je dois obéir aux médecins. — Cette drogue est un élixir fait avec le corps d’un animal, de la même manière à peu près qu’on fait les gouttes d’Angleterre avec les crânes d’hommes. Brun en a pris avant qu’on en ait donné au Roi, qui, une heure après, s’est senti un peu plus fort, effet des remèdes fort spiritueux ; mais peu de temps après Sa Majesté est retombée dans la foiblesse, et on a trouvé son pouls plus mauvais, ce qui a fait que sur les quatre heures il y a eu une si grande dispute entre les médecins et les courtisans pour savoir si on continueroit ou non à donner ce remède, que M. le duc d’Orléans a été appelé pour en décider. Il a fait entrer cette espèce de charlatan dans la chambre du Roi et lui a fait tâter son pouls ; après quoi, il a été résolu que puisqu’il n’y avoit plus d’espérance de sauver le Roi, on donneroit encore cet élixir pour le soutenir quelques heures de plus. Il en a pris à huit heures du soir, et sa jambe a été pansée à dix, à l’ordinaire. On a trouvé, comme hier au soir, que la gangrène n’a fait aucun progrès, mais le pouls a été tout le jour très-mauvais, l’assoupissement assez continuel, et la tête par intervalles embarrassée ; en sorte que de la journée il n’a presque parlé qu’à son confesseur. Mme de Maintenon n’est venue dans sa chambre que l’après-dînée, même assez tard, et l’ayant trouvé fort assoupi, elle en est sortie sans lui parler et est allée sur les sept heures du soir coucher à Saint-Cyr pour y faire ses dévotions demain matin, et revenir si la vie du roi se soutient.

Jeudi 29, à minuit. — On a continué, la nuit dernière et tout aujourd’hui, à donner au Roi, de huit heures en huit heures, le remède de Brun, et on l’a même fait entrer dans la chambre du Roi, comme les autres médecins, toutes les fois que Sa Majesté l’a pris. Il a paru ce matin que cet élixir spiritueux ranimoit le Roi et lui donnoit plus de force qu’il n’en avoit eu la veille ; et comme la plupart des gens sont extrêmes en tout et surtout les dames, elles vouloient que Brun fût une espèce d’ange envoyé du ciel pour guérir le Roi, et qu’on jetât tous les médecins de la Cour et de la ville dans la rivière. Enfin, il passoit pour si constant que le Roi alloit guérir, que ceux qui avec plus de raison disoient que le pouls du Roi étant toujours détestable, il ne falloit regarder l’effet de l’élixir que comme un peu d’huile qu’on remet dans une lampe qui s’éteint, et qui s’éteindra entièrement dans peu de momens, il sembloit que ceux qui parloient ainsi ne souhaitoient pas la guérison du Roi, parce qu’ils parloient plus sagement que ceux qui s’abandonnoient à une espérance frivole. Le Roi a ce matin entendu la messe, qu’il n’avoit pu entendre hier, et Sa Majesté a mangé, entre six et sept heures du soir, deux biscuits dans du vin avec beaucoup d’appétit ; Elle a encore pris à huit heures du soir de l’élixir de Brun. Il a paru quand Elle l’a pris que la tête commençoit à être fort embarrassée, et Sa Majesté a dit Elle-même qu’Elle n’en pouvoit plus. Enfin, sur les dix heures et demie du soir on a levé l’appareil de la jambe pour la panser, et on a trouvé malheureusement que la gangrène est dans tout le pied, qu’elle a gagné le genou et que la cuisse est enflée. Le Roi lui-même, quoique sa connaissance ne soit presque plus que machinale, a dit qu’il s’anéantissait. M me de Maintenon et son confesseur ont été presque tout le jour dans sa chambre, et il a encore, cette après-dînée, fait des actes de piété avec la résignation d’un vrai saint aux volontés de Dieu.

A partir du 30, il n’a presque plus sa connaissance :

Vendredi, à minuit, 30 août. — Le Roi a été toute la journée dans un assoupissement presque continuel et n’ayant quasi plus que la connoissance animale. Son confesseur, qui ne l’a point quitté, n’en a pu rien tirer de toute l’après-dînée. On a levé ce soir l’appareil, à l’heure ordinaire ; on a trouvé la jambe aussi pourrie que s’il y avait six mois qu’il fût mort, et l’enflure de la gangrène au genou et dans toute la cuisse. Cependant ce prince est né avec une constitution si bonne et un tempérament si fort, qu’il combat encore contre la mort. Il prend de la gelée et boit de temps en temps de l’eau pure, car il repousse la boisson dès qu’il y sent du vin. Il dit en buvant quelques paroles, mais tout cela machinalement et sans connoissance distincte. Mme de Maintenon s’en est allée à cinq heures à Saint-Cyr pour n’en revenir jamais, et avant de partir elle a distribué dans son domestique le peu de meubles qu’elle avoit et son équipage. Elle a dit adieu à ses nièces pour ne les revoir jamais, car elle a déclaré qu’elle ne veut que qui que ce soit au monde l’aille voir à Saint-Cyr.

Samedi au soir, 31 août. — Le Roi a été sans connaissance toute la journée, les moments lucides ayant été fort courts, et plutôt une connoissance machinale que de raison. Dans le peu de chose qu’il a dit il a paru qu’il s’impatiente de ne pas voir la fin d’une si longue agonie. La gangrène a continué à faire du progrès, et cependant la mort ne sauroit venir à bout d’achever de le détruire, tant la force de sa constitution était prodigieuse...

 

En ces dernières journées le Roi dut regretter de n’avoir pas à son chevet, pour le réconforter, un des vieux compagnons de sa vaillante jeunesse, — une tête bien faite, comme ce Bossuet qui avait écrit pour lui de si viriles instructions : Lorsqu’un Roi, disait le grand évêque, est contraint de faire la guerre, il la fait avec vigueur. Il empêche ses peuples d’être ravagés et se met en état de conclure une paix durable, en faisant redouter ses forces. Lorsqu’il soutient sa gloire, il soutient en même temps le bien public, car la gloire du Prince est l’ornement et le soutien de tout l’État. S’il cultive les arts et les sciences, il procure par ce moyen de grands biens à son royaume... S’il entreprend quelque grand ouvrage comme des ports, de grands bâtiments et d’autres choses semblables, outre l’utilité publique qui se trouve dans ces travaux, il donne à son règne une gloire qui sert à entretenir ce respect de la majesté royale si nécessaire au bien du monde. Ainsi, quoi que fasse le Prince, il peut toujours avoir en vue le bien du prochain, le véritable service que Dieu exige de lui...

Oui, c’est Bossuet que l’on évoque en cette minute tragique, c’est lui que l’on voit se pencher sur le Roi mourant pour lui dire : Sire, dormez en paix ; vous avez bien servi Dieu et la France ! Le Roi mourut seul, abandonné de tous, sauf de quelques garçons de chambre. Néanmoins malgré ces amertumes et ces déchirements, il sut maintenir jusqu’à la fin la fermeté de son âme, se bornant à supplier, lorsque la souffrance était trop forte : Ô mon Dieu, venez à mon aide, hâtez-vous de me secourir.

Après une longue agonie, il s’éteignit le dimanche, 1er septembre 1715, sans une plainte contre ce cruel abandon. Dans son Oraison funèbre, Massillon reprendra presque textuellement, ces mots qu’écrivait Mme de Maintenez à la princesse des Ursins : Madame, j’ai vu mourir le Roi comme un saint et comme un héros.

 

FIN DE L'OUVRAGE