LES JOURNÉES DU GRAND ROI

 

CHAPITRE IV. — LA GRANDE JOURNÉE DU 16 NOVEMBRE 1700.

 

 

Si inflexiblement que fussent réglées les journées du Roi, leur uniformité n’était qu’apparente. Le cycle des saisons et des fêtes religieuses y apportait ses diversités. Les grands événements de la famille royale : naissances, mariages, morts, offraient à la Cour l’éclat de leurs réjouissances, la splendeur de leurs cérémonies funèbres. Rien n’égalait la solennité des Te Deum chantés à Notre-Dame pour célébrer les victoires des armées. Tout ce qui se passait aux armées combattant aux frontières retentissait à la Cour en échos de deuil, d’allégresse ou de triomphe. Mais le jour entre tous mémorable fut ce mardi 16 novembre 1700 où Louis XIV, après avoir accepté le Testament du roi d’Espagne Charles II, en faveur du duc d’Anjou, présenta le prince, son petit-fils, à la Cour et aux ambassadeurs.

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Ainsi que l’affirme Mignet, la succession d’Espagne fut le pivot sur lequel tourna presque tout le règne de Louis XIV. Elle occupa sa politique extérieure et ses armées pendant plus de cinquante ans ; elle fit la grandeur de ses commencements et les misères de sa fin.

Les Maisons de France et d’Espagne avaient soutenu une lutte acharnée pendant un siècle et demi. Le traité des Pyrénées et le mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse, fille de Philippe IV, mirent la paix entre les deux pays ; mais pas plus que celles de Vervins et de Cateau-Cambrésis cette paix ne pouvait être durable : il devait en résulter toutes les guerres de Louis XIV.

Après une si longue lutte, on ne pouvait admettre la réunion de deux monarchies aussi vastes que la France et l’Espagne sur une même tête. Pour parer à une telle éventualité, un acte de renonciation à l’héritage de la monarchie espagnole avait été imposé aux infantes Anne d’Autriche et Marie-Thérèse lors de leur mariage, la première avec Louis XIII, la seconde avec Louis XIV.

A la mort de Philippe IV, la dot accordée à sa fille en échange de ses droits à la succession d’Espagne n’avait pas été payée ; le Roi de France, alléguant que la clause essentielle de l’acte de renonciation n’était pas accomplie, invoqua, pour réclamer les Pays-Bas, le droit de dévolution, ancienne coutume du Brabant, qui donnait, dans une succession, la préférence aux enfants du premier lit sur ceux du second. Or, Marie-Thérèse était fille d’Isabelle de Bourbon, première femme de Philippe IV.

La Cour de Madrid se refusant à la révocation de l’acte de renonciation, Louis XIV donna mission à de Lionne d’engager des négociations avec divers cabinets de l’Europe pour les préparer à reconnaître la justice de la revendication des droits de sa femme sur la monarchie espagnole.

Philippe IV laissait en mourant un successeur âgé de quatre ans, le débile Charles II, infirme, maladif et que l’on crut mourant pendant toute sa vie. Louis XIV comprit, avec l’instinct supérieur de l’ambition, et son amour passionné de la gloire, que les moyens de réaliser ses rêves de grandeur étaient en Espagne... Non seulement il s’efforça de faire révoquer l’acte par lequel il avait renoncé à l’héritage de cette monarchie, mais il prépara en même temps les ressources de la force pour seconder les négociations. Il travailla à la réorganisation de son royaume, rétablit les finances, augmenta la marine, restaura l’administration de la guerre afin d’avoir une armée bien disciplinée, si bien que sous le regard attentif et la sage impulsion du maître, l’ordre, le secret, l’activité régnèrent partout, développant la prospérité du pays et la force de l’Etat.

L’habile politique de Louis XIV, admirablement servie par de Lionne, obtint les plus heureux résultats : d’utiles alliances furent nouées ; les puissances jalouses ou effrayées furent maintenues dans l’immobilité. En attendant de pouvoir faire valoir ses droits à la succession totale de l’Espagne que l’on croyait devenir prochainement vacante, il se ménagea un moyen provisoire d’agrandissement par ce droit de dévolution qu’il pouvait invoquer après la mort de Philippe IV, en attendant celle de Charles II.

Après avoir revendiqué à l’amiable pour sa femme la partie des Pays-Bas qui admettait ce droit de dévolution, Louis XIV, ne l’ayant pas obtenu, recourut à l’emploi des armes : il envahit la Flandre et se montra, dans cette guerre si bien préparée, aussi remarquable par la rapidité de ses coups que Par la modération de ses exigences, se contentant d’étendre, au nord, la frontière de la France, trop rapprochée de la capitale.

Cette guerre et les deux suivantes avaient préparé l’ouverture de la succession d’Espagne. La quatrième allait en obtenir la réalisation.

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Le Roi est alors au seuil de la vieillesse, de la décadence physique et morale, des lentes destructions de la fin. Néanmoins, il tient bon. Il ne s’avoue jamais vaincu. Il se laisse toujours peindre en soldat ou plutôt en généralissime, la cuirasse et la casaque au dos, le bâton de commandement au poing. Mais sa bouche édentée s’est flétrie, ses joues pendent en poches flasques, de chaque côté de son menton glabre : il rappelle étonnamment le profil de Louis-Philippe. Il semble même qu’il ait pris alors un commencement d’embonpoint lui, si svelte jusque-là, si aisé dans ses mouvements.

Un des cartons figurant à une exposition rétrospective dans le château de Versailles nous le montre probablement tel qu’il était en ces dernières années, avec une sincérité à peine tempérée par le souci du nécessaire embellissement officiel. Le sujet de cette composition, c’est le mariage du duc de Bourgogne, célébré trois ans avant la mort de Charles II. L’auguste grand-père du marié est là, au premier rang, face enluminée de gentilhomme campagnard, ventre doré sous les chamarres de son bel habit. Visiblement le Roi est alourdi par l’abus de la nourriture, son visage s’est congestionné. Les chasses presque continuelles, les promenades et les courses au grand air lui ont fait un teint chaud et émerillonné. A côté de lui, Madame, en grand habit de cour, est certainement la personne la plus royale de l’assistance. Rengorgée dans sa morgue de princesse allemande, elle a, si l’on peut dire, de la dignité plein les narines et, du haut de sa jupe à ramages, elle a l’air de regarder comme du fumier tout ce qui l’entoure.

Ce Louis XIV, presque rustique, comme il diffère, au premier abord, du majestueux monarque en manteau de sacre que Rigaud peignit presque à cette époque ! Et pourtant, c’est bien le même homme : la bouche rentrée, les joues tombantes, la taille épaissie, qu’on devine plutôt qu’on ne la voit sous les lourdes draperies du manteau fleurdelysé, le teint vif du chasseur légèrement adouci par le pinceau flatteur de l’artiste. Néanmoins, dans ce portrait de grand style, il y a quelque chose qui ne se trouve point dans l’instantané décrit plus haut. Le visage veut être aimable et même souriant, mais les plis tombants des lèvres et du nez, le regard voilé, presque douloureux disent les amertumes et les déceptions d’une longue vie et d’un long règne. C’est le désenchantement suprême. Malgré tout, le roi de France entend tenir jusqu’au bout. Ce vieillard reste droit et élégant comme un jeune homme. De quel air noble et désinvolte il se campe devant nous, le poing sur la hanche, tendant sa jambe leste de danseur, comme s’il allait s’élancer pour un passe-pied ou une courante ! Un roi n’a pas le droit d’être triste. Il est Ce lui qui donne de la joie, le maître des plaisirs, des jeux et des ris.

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Le 8 novembre 1700, Mme de Maintenon écrivait au cardinal de Noailles : On aura bientôt la nouvelle de la mort du Roi d’Espagne, car on a reçu celle de son agonie. Voilà de grandes affaires à démêler. Dieu veuille y mettre la main et nous donner une paix de durée. — Quand ces lignes durent écrites, Charles II avait cessé de vivre. Toute l’Europe était en suspens, se demandant ce qui allait advenir de la formidable succession de ce Roi si longtemps moribond.

Il y avait trois prétendants à sa couronne : le Dauphin de France ; Charles, second fils de l’empereur Léopold et le prince électeur de Bavière. Lequel des trois obtiendrait l’héritage ? Dans l’incertitude, Louis XIV avait conclu successivement deux traités de partage avec Guillaume d’Orange. Fatigué des intrigues ourdies autour de lui pour le démembrement de ses États, et pensant que Louis XIV serait seul assez fort pour maintenir l’intégrité de la monarchie espagnole, Charles II légua toute sa succession à Philippe d’Anjou second fils du Dauphin.

Le Roi d’Espagne mourut le jour de la Toussaint dans le palais de Madrid. Le secret de son testament connu seulement de quatre personnes avait été bien gardé. La Reine elle-même, alors en disgrâce, l’ignorait. Le Roi à peine expiré, le Conseil d’État se réunit pour l’ouverture du testament. Tous les grands d’Espagne qui se trouvèrent à Madrid s’y précipitèrent.

Le comte d’Harrach, ambassadeur de l’Empereur, se tenait près de la porte du Conseil d’un air triomphant, assuré que le testament était en faveur de l’archiduc. Le duc d’Abrantès voulant être le premier à annoncer le nom du successeur du Roi, aperçoit d’Harrach, va vers lui d’un air de joie qui laissait tout espérer pour l’archiduc et lui dit, d’un ton très haut : Monsieur, c’est avec beaucoup de plaisir que je me sépare de vous et prends congé de la très auguste maison d’Autriche. Le comte d’Harrach resta muet de se voir ainsi moqué. Il se retira plein de rage.

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Louis XIV était au Conseil des finances lorsqu’il reçut la grande nouvelle. Il devait aller tirer ; mais la chasse fut remise. Il dîna au petit couvert, annonça la mort du Roi d’Espagne, ajoutant qu’il n’y aurait de tout l’hiver aucun divertissement à la Cour. Pas un mot du Testament. Il manda les ministres chez M mo de Maintenon. En rentrant de courre le loup, Monseigneur s’y rendit aussi. La réunion dura un fort long temps. Le lendemain, nouvelle réunion, toujours chez Mme de Maintenon.

Le Roi, Monseigneur, le chancelier, le duc de Beauvilliers et Torcy assistaient seuls à cette réunion. Après que les ministres eurent opiné, le Roi demanda son avis à Mme de Maintenon qui se taisait par modestie. Les avis furent partagés : deux pour s’en tenir au traité de partage, deux pour accepter le Testament. Le Roi ne s’était pas prononcé.

Saint-Simon fait, dans le plus grand détail, le récit de ce qui se passa à la Cour avant la journée de l’acceptation du Testament, le jour de la déclaration et de ce qui suivit jusqu’au départ du nouveau Roi d’Espagne.

Il expose, avec précision les arguments qui furent présentés au Roi pour ou contre l’acceptation du Testament, chacun s’appliquant, en donnant son avis, à démêler l’inclination du souverain.

En cas d’acceptation, le Roi paraissait préoccupé de ce que la rupture du traité de partage lui pourrait être reprochée. A cela, le chancelier répondit que, par ce traité, le Roi ne s’était engagé qu’à ce qui était stipulé, qu’il n’était question d’aucun refus de ce qui serait donné par le Roi d’Espagne, sans sollicitation et même à l’insu de Sa Majesté. Le Roi était donc libre d’accepter le Testament sans pouvoir être accusé de manquer de foi.

Les deux avis : acceptation ou refus, furent fort disputés. Saint-Simon poursuit : Monseigneur, tout noyé qu’il fût dans la graisse et dans l’apathie, parut un homme dans ces deux Conseils, à la grande surprise du Roi et des assistants. Quand ce fut à lui de parler, il s’expliqua avec force pour l’acceptation du Testament. Puis se tournant vers le Roi d’un air respectueux mais ferme, il lui dit qu’il prenait la liberté de lui demander son héritage, que la monarchie d’Espagne était le bien de la Reine sa mère et celui de son second fils, à qui il le cédait de tout son cœur... que sa demande était juste et conforme à l’honneur du Roi, et à l’intérêt et à la grandeur de sa couronne, et qu’il espérait bien qu’elle ne lui serait pas refusée. Cela dit d’un visage enflammé surprit à l’excès. Le Roi l’écouta fort attentivement. Pressée de donner son avis, Mme de Maintenon fut aussi d’avis qu’il fallait accepter le Testament.

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Après avoir recueilli les avis du Conseil réuni chez M me de Maintenon, le Roi ne fit pas connaître sa décision. Il se contenta de dire qu’il y avait de grandes raisons aussi bien pour l’acceptation que pour le refus de la succession, mais que l’affaire méritait bien de dormir dessus et d’attendre ce qui pourrait venir d’Espagne et si les Espagnols seraient du même avis que leur Roi.

Tous, à la Cour, se demandaient quelle serait la décision du Souverain, cherchant à la deviner en interprétant les divers événements qui s’y produisaient. Dangeau et Saint- Simon ne sont pas les moins en éveil et notent fidèlement tout ce qui vient à leur connaissance pour essayer d’éclaircir ce grand secret.

La Cour est à Fontainebleau. Le 11 novembre, le Roi, entre son lever et sa messe, donna audience à l’ambassadeur d’Espagne qui lui apportait une copie authentique du Testament du Roi d’Espagne, par ordre de la Reine et des régents qui firent partir ce courrier le soir même de la mort de Charles II. Après cette audience où n’assistaient que Monseigneur et M. de Torcy, le Roi fit entrer le duc de Bourgogne dans son cabinet ; le bruit courut que le Roi l’avait informé de la résolution qu’il avait prise ; mais le prince étant fort discret, on ne put rien apprendre de lui.

Le surlendemain, les princesses étant dans le cabinet du Roi, après souper, le Roi leur demanda en badinant quel parti elles prendraient sur les affaires d’Espagne. Madame la duchesse et la princesse de Conti répondirent qu’elles y enverraient promptement le duc d’Anjou et que, par tous les raisonnements qu’elles entendaient faire sur ce sujet, c’est ce qui serait le plus approuvé. Le Roi leur répondit :

— Je suis sûr que, quelque parti que je prenne, beaucoup de gens me condamneront.

Le jour suivant, le Roi fit venir le duc d’Anjou dans son cabinet et lui parla longuement en présence de Monseigneur et du duc de Bourgogne. Cette longue entrevue fit supposer que le Roi avait appris à son petit-fils qu’il était Roi d’Espagne. Cependant le prince ne fit, ni ne dit rien qui pût laisser connaître qu’il était instruit de sa destinée. Certains ayant pris la liberté de lui parler du Testament du Roi d’Espagne, il se contenta de répondre :

— Après l’honneur que le Roi d’Espagne m’a fait de me nommer son successeur, sa mémoire me sera toujours bien précieuse.

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Depuis que la grande nouvelle était connue, les ministres étrangers passaient les nuits à conférer sur le parti que le Roi prendrait et sur les intérêts de leurs souverains, mais en gardant le plus profond silence sur leurs délibérations. Il n’y avait d’autre sujet de conversation à la Cour et tous étaient pour l’acceptation.

La veille du jour fixé par le Roi pour le retour à Versailles, un courrier espagnol se rendant à Vienne, s’arrêta à Fontainebleau, vit le Roi à son souper et dit publiquement qu’on attendait à Madrid Monsieur le duc d’Anjou avec beaucoup d’impatience, ajoutant que les grands qui devaient aller au- devant de lui étaient déjà nommés. Dès lors, quoique le Roi demeurât impénétrable, nul ne douta de l’acceptation.

Le lendemain, sur le chemin du retour à Versailles, l’ambassadeur d’Espagne reçut un courrier lui portant de nouveaux ordres et empressements pour demander Monsieur le duc d’Anjou de la part des grands et de la junte nommée par le Testament pour gouverner en attendant le successeur. Le Roi trouva la Cour fort grosse à Versailles et dans une extrême impatience de savoir enfin ce qui avait été résolu.

Depuis les préliminaires du traité des Pyrénées conclu par le Roi et Mazarin dans l’audacieuse espérance de voir un jour l’Espagne et ses immenses possessions rattachées par héritage à la France, bien des années avaient passé. La vie languissante de Charles II s’était prolongée au delà de ce qui semblait possible. Louis XIV s’était emparé, dans sa première guerre, d’une portion, petite, mais importante pour la France, de l’héritage espagnol. L’attente de la prochaine fin de Charles II l’avait amené à conclure les traités terminant les deux guerres suivantes, et voilà qu’au seuil de la vieillesse l’espoir, qui n’avait jamais fléchi 1 de ce fabuleux héritage, venait de se réaliser. En réalité, ce n’était pas la France qui s’en enrichissait, c’était la dynastie en la personne du petit-fils du Roi. L’Europe n’eût pas souffert un tel agrandissement de la France, et la fière Espagne qui Pouvait encore, malgré sa décadence, se vanter d’être un Etat sur lequel le soleil ne se couchait jamais, n’eût pu consentir à la perte de son indépendance. Mais avoir, au delà des Pyrénées, au lieu de l’ennemi héréditaire, un prince de son sang dont l’extrême jeunesse aurait longtemps encore besoin des conseils et de l’appui de l’aïeul, quel surcroît de prestige pour la France et son Roi !

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Ce fut enfin la grande journée du 16 novembre. Le peu de Personnes à qui le Roi avait confié le secret l’avaient bien gardé. Tous brûlaient de savoir, souhaitant et espérant l’acceptation.

Au sortir de son lever, le Roi fit entrer l’ambassadeur d’Espagne dans son cabinet où se trouvait déjà le duc d’Anjou. Lui montrant le prince, le Roi dit à l’ambassadeur qu’il pouvait le considérer comme son Roi. L’ambassadeur se jeta aux genoux du prince, à la manière espagnole, et lui fit Son compliment en cette langue. Le Roi dit qu’il répondrait pour son petit-fils qui n’entendait pas encore l’espagnol.

Les portes du cabinet ouvertes à deux battants, la foule des courtisans entra : Le Roi passant majestueusement, les Yeux sur la nombreuse compagnie :Messieurs, dit-il, en montrant le duc d’Anjou, voilà le Roi d’Espagne. La naissance l’appelait à cette couronne, le feu Roi aussi par son Testament, toute la nation l’a souhaité et me l’a demandé instamment ; c’était l’ordre du ciel, je l’ai accordé avec plaisir. Se tournant à son petit-fils, poursuit Saint-Simon, le Roi lui dit : Soyez bon Espagnol, c’est présentement votre premier devoir ; mais souvenez-vous que vous êtes né Français, pour entretenir l’union entre les deux nations : c’est le moyen de les rendre heureuses et de conserver paix de l’Europe. Montrant après, du doigt, son petit-fils à l’ambassadeur : S’il suit mes conseils, lui dit-il, vous serez grand seigneur, et bientôt ; il ne saurait mieux faire que de suivre vos avis.

Après le grand brouhaha des courtisans, les deux autres fils de France arrivèrent et tous trois s’embrassèrent les larmes aux yeux. Le Roi alla ensuite à la messe, à la tribune, et il mit le Roi d’Espagne à sa droite. Comme il ne s’y trouva que le carreau du Roi, les princes se tenant appuyés à la balustrade recouverte d’un tapis, le Roi prit son carreau et le présenta à son petit-fils qui ne voulut pas l’accepter et le mit de côté. Les deux Rois entendirent donc la messe sans carreau.

En revenant, Louis XIV s’arrêta dans la pièce du lit du grand appartement et dit au nouveau Roi que, désormais, ce lit serait le sien. Il y coucha en effet le même soir et y reçut toute la Cour qui alla en foule lui rendre ses respects.

A la même heure que le Roi à Versailles, Monseigneur apprit à ses familiers de Meudon la déclaration du Roi d’Espagne ; Monsieur, qui avait su le secret en partant de Fontainebleau, se mit sous sa pendule, dans l’impatience d’annoncer à sa Cour l’heureuse nouvelle, à l’heure exacte fixée pour la déclaration.

Aussitôt après la déclaration, le Roi le manda, par un écuyer, au Roi et à la Reine d’Angleterre.

L’après-dînée, le Roi d’Espagne alla à Meudon rendre visite à Monseigneur qui le reçut à la portière et l’y reconduisit. Il lui donna de la Majesté, et le fit partout passer devant lui. Monseigneur était hors de lui de joie. Il répétait que jamais personne ne s’était trouvé comme lui en état de dire : Le Roi mon père et le Roi mon fils ! On lui avait sans doute caché l’horoscope qui prédit de lui, à sa naissance : Fils de Roi ; père de Roi ; jamais Roi !

Après la déclaration, le nonce, les ambassadeurs de Venise et de Savoie fendirent la presse pour féliciter les deux Rois. L’ambassadeur de Hollande alla, de la part de ses maîtres, se plaindre à Torcy de l’acceptation du Testament. De se plaindre au Roi, il n’eût osé.

Le jour même de la déclaration, il fut décidé que le Roi d’Espagne partirait pour Madrid le 1er décembre. Il fut accordé à ses deux frères de l’accompagner jusqu’à la frontière. Le duc de Beauvilliers devait avoir pendant le voyage autorité sur les princes et les courtisans. Le maréchal duc de Noailles lui fut adjoint pour le suppléer en cas de maladie ou d’absence du lieu où étaient les princes. Toute la jeunesse de la Cour eut permission de faire le voyage dans les carrosses de la suite. Il fut réglé qu’après la séparation, les princes, frères du Roi d’Espagne, feraient un voyage d’environ quatre mois à travers le Languedoc et la Provence.

Cette mémorable journée se passa toute en présentations, compliments, félicitations. Toute pompeuse réjouissance en fut exclue et n’eût pas été bienséante en ces premiers jours de la mort du Roi qui avait légué sa couronne à un fils de France et dont Louis XIV avait fait prendre le deuil à la Cour avant même de connaître ce que le Testament réservait à son petit-fils.

Après la naissance du duc de Berry, on avait inscrit, sous un tableau représentant la famille royale les vers suivants :

Dans ces jeunes héros dont l’auguste naissance

Promet cent miracles divers,

Tu vois tes Rois, heureuse France !

Et peut-être y vois-tu ceux de tout l’univers.

L’on se disait à la Cour que l’inscription était prophétique et que l’on en voyait une remarquable réalisation, le duc d’Anjou devenant Roi d’Espagne, de Naples, de Sicile, de Sardaigne et de tout l’immense empire espagnol.

Le soir même de la déclaration, Sa Majesté catholique soupa avec le Roi, ayant un fauteuil et la droite sur lui. Les ducs de Bourgogne et de Berri étaient sur les pliants au retour de la table, du côté droit, la duchesse de Bourgogne, du côté gauche, et les gentilshommes servants vis-à-vis des Rois, pour servir quand on criait : A boire pour le Roi d’Espagne ! Il avait devant lui une soucoupe en vermeil et un verre couvert, et l’on faisait l’essai comme pour le Roi. Tous les spectateurs étaient pleins de joie. Louis XIV se penchant du côté de l’ambassadeur d’Espagne qui était présent lui dit :

— Je crois encore que tout ceci est un songe !

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Depuis le jour de la déclaration, le jeune prince fut traité en roi. Pour que ce jour fût marqué par un geste de dénonce, Louis XIV ordonna qu’on mît en liberté tous les galériens sujets de la monarchie d’Espagne. Il y en avait environ trois cents sur ses galères.

Le Parlement, en corps et en robes rouges, vint haranguer le nouveau Roi. Le premier président portait la parole. Le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, accompagnait le Parlement. La harangue du premier président fut pleine de sagesse et de noblesse. Le jeune Roi y répondit fort bien, remerciant le Parlement et louant avec bonne grâce le mérite Personnel du premier président.

Vinrent ensuite la Chambre des Comptes, la Cour des Aides, la Cour des Monnaies, la Ville et l’Université. Le Roi répondit gracieusement à toutes les harangues. Il resta assis et couvert pendant les audiences.

Le lendemain le Grand Conseil et l’Académie vinrent aussi haranguer le Roi d’Espagne. La Chapelle, directeur de l’Académie, porta la parole. Sa harangue fut fort louée, mais, assure Dangeau, on loua encore bien plus la réponse du Roi qui était juste et précise.

Monsieur dit, en causant avec l’ambassadeur d’Espagne, que le Roi son maître avait déjà la gravité espagnole, à quoi l’ambassadeur répondit :

— Ce qui m’en plaît davantage, c’est qu’avec la gravité espagnole, il conserve toute la politesse et la douceur française.

Ce même ambassadeur à qui Louis XIV disait :

— Nous devrons maintenant, apprendre l’espagnol, — lui répondit :

 

— Non, Sire, c’est nous qui devons apprendre le français.

Le Roi voyait souvent le prince en particulier, et M. de Torcy l’entretenait des affaires pour lui en donner connaissance : Rien n’approche, écrivait Mme de Maintenon au duc d’Harcourt, à Madrid, de la droiture des maximes que le Roi prêche en toute occasion à son petit-fils, comme d’être bon Espagnol, de les aimer, de renvoyer les Français à la première faute qu’ils feraient, de ne les jamais soutenir contre ses sujets, de s’appliquer aux affaires, de ne faire qu’écouter dès les premières années, d’aimer les gens de mérite, de distinguer les gens de qualité...

Le Roi d’Espagne avait pris le grand deuil. Villequier dans les appartements, et ailleurs un lieutenant des gardes portaient la queue de son manteau. Le Roi prit aussi le deuil en violet et drapa ainsi que ceux qui drapent avec lui. Une promotion de grands d’Espagne fut faite par le jeune Roi qui prit lui-même sans cérémonie la Toison d’Or, tout en conservant l’ordre du Saint-Esprit.

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Le jeune Roi d’Espagne ne demandait qu’à quitter un peu la gravité qu’il avait dans les cérémonies officielles comme s’il était né à Madrid. Quand il avait été enfermé avec le Roi, il aimait se retrouver duc d’Anjou pour jouer aux échecs avec M. de la Rochefoucault. Il aimait fort ce jeu-là et point du tout les jeux de cartes.

Il passait ses soirées chez Mme de Maintenon, dans des pièces séparées de celles où étaient le Roi. Il jouait à toutes sortes de petits jeux, à cligne-musette, à courir avec ses frères, à danser aux chansons avec la duchesse de Bourgogne et ses dames.

Un jour qu’il alla tirer des lapins, il en donna six à l’ambassadeur d’Espagne qui le remercia à genoux ; mais il lui avait fait un meilleur présent le matin, lui ayant envoyé quarante mille livres ce dont le pauvre ambassadeur avait grand besoin, car il ne recevait rien d’Espagne.

Cependant le jour de la séparation approchait et Mme de Maintenon écrivait au duc d’Harcourt : Nous voici dans le triste endroit de cet heureux événement, il faut se séparer, et vous savez si les Français aiment leurs princes. Le Roi, plein de bonté, ne peut sans larmes voir partir pour toujours son petit-fils, et qu’il a plus connu depuis qu’il est Roi d’Espagne qu’il n’avait fait auparavant.

On se flatte qu’il visitera les pays qui sont en son pouvoir, et qu’en allant en Flandre nous le reverrons ; mais on croit que les Espagnols voudront lui voir un successeur avant qu’il fasse des voyages. On ne croit pas ici que l’on doive lui donner une archiduchesse et on pense à la princesse de Savoie : elle a douze ans passés, et on nous assure qu’elle a la taille aussi belle que Mme la duchesse de Bourgogne. C’est le principal pour une femme et pour les enfants qu’on en attend.

Mme de Maintenon avait son franc parler quand elle était en confiance. Elle ne porte point aux nues comme les courtisans le ton et les discours du jeune Roi. Elle poursuit :

Plus nous connaissons le Roi d’Espagne, plus nous voyons du bien en lui. Tout ce qu’il dit est bien dit, plein de sens et de droiture ; mais le ton et la lenteur dont il parle est très désagréable ; peut-être en sera-t-on moins choqué à Madrid qu’à Versailles.

Le comte d’Ayen, neveu de M ma de Maintenon, était un des gentilshommes désignés pour accompagner le Roi en Espagne. Il écrira à sa tante une curieuse relation de ce voyage.

Les Grands, envoyés par l’Espagne pour accompagner le Roi à Madrid furent reçus avec magnificence à Marly, aussi, dit Dangeau, sont-ils fort contents de l’accueil. Le marquis de Bedmar se montra charmé du Roi et de la joie des courtisans. Ils assistèrent au dîner du Roi et virent que la familiarité du Roi avec ceux qui le servaient ne faisait qu’augmenter le respect. A la promenade qui suivit le dîner, ils entendirent avec étonnement le Roi commander aux courtisans de mettre leurs chapeaux :

— Messieurs, leur dit le Roi voyant leur surprise, jamais on ne se couvre devant moi, mais aux promenades, je veux que ceux qui me suivent ne s’enrhument point.

Malgré le vilain temps, en passant devant l’escarpolette, le Roi d’Espagne y voulut monter. Mais craignant que la pluie n’eût pourri quelques-unes des cordes, le Roi le lui défendit et, s’adressant au marquis de Bedmar :

— Voici, lui dit-il, la seule occasion où je veuille me servir de mon autorité ; dans les autres, je donnerai mes conseils.

Il fut réglé que le Roi d’Espagne emporterait des lettres patentes, enregistrées au Parlement, par lesquelles il fut établi que, quoiqu’il fût devenu un étranger en devenant Roi d’Espagne, ses droits à la couronne de France pour lui et pour ses descendants lui seraient conservés. Les écussons des royaumes d’Espagne devaient porter en plein les armes de France.

***

Après l’acceptation du testament de Charles II, Louis XIV eut de fréquents entretiens particuliers avec son petit-fils. Peu avant son départ, le duc d’Anjou reçut de son aïeul des instructions qui sont sans doute le résumé de ces entretiens et dont voici les principales :

Aimez les Espagnols et tous les sujets attachés à vos possessions et à votre personne. Ne préférez pas ceux qui vous flatteront le plus. Estimez au contraire ceux qui, pour le bien hasarderont de vous déplaire ; c’est à ceux-là que vous devez accorder votre confiance.

Cherchez à faire le bonheur de vos sujets, et, dans cette vue, n’ayez de guerre que lorsque vous y serez forcé et que vous en aurez bien considéré et pesé les raisons dans votre Conseil.

Efforcez-vous de rétablir vos finances.

Veillez à vos flottes, au commerce, à vos possessions lointaines.

Vivez dans une grande union avec la France, rien ne peut être si bon pour nos deux États que cette union à laquelle rien ne pourra résister.

Songez à rétablir vos troupes et, si vous êtes contraint de faire la guerre, mettez-vous à la tête de vos armées.

Ne quittez jamais vos affaires pour votre plaisir, mais faites-vous une sorte de règle qui vous donne des temps de liberté et de divertissement.

Il n’y en a guère qui soit plus innocent que la chasse et le goût de quelque maison de campagne, pourvu que vous n’y fassiez pas trop de dépense.

Donnez une grande attention aux affaires dont on vous parle ; écoutez beaucoup dans les commencements sans rien décider.

Choisissez vos vice-rois et vos gouverneurs parmi les Espagnols.

Traitez bien tout le monde ; ne dites jamais rien de fâcheux à personne ; sachez distinguer les gens de qualité et de mérite.

Témoignez de la reconnaissance pour le feu Roi et pour tous ceux qui ont été d’avis de vous choisir pour lui succéder.

Je crois que vous devez faire quelque chose de considérable pour l’ambassadeur qui a été assez heureux pour vous demander et pour vous saluer le premier en qualité de sujet.

Ayez une entière confiance au duc d’Harcourt ; il est habile homme et honnête homme et ne vous donnera des conseils que par rapport à vous.

Tenez tous les Français dans l’ordre.

Traitez bien tous vos domestiques, mais ne leur donnez pas trop de familiarité, encore moins de créance. Servez- vous d’eux tant qu’ils seront sages ; mais renvoyez-les à la moindre faute qu’ils feront et ne les soutenez jamais contre les Espagnols.

N’ayez de commerce avec la Reine douairière que celui dont vous ne pouvez vous dispenser. Faites en sorte qu’elle quitte Madrid et qu’elle ne sorte pas d’Espagne. En quelque qu’elle soit, observez sa conduite et empêchez qu’elle ne se mêle d’aucune affaire. Ayez pour suspects ceux qui auront trop de commerce avec elle.

Aimez toujours vos parents. Souvenez-vous de la peine qu’ils ont eue à vous quitter. Conservez un grand commerce avec eux dans les grandes choses et dans les petites. Demandez-nous ce que vous aurez besoin ou envie d’avoir qui ne s e trouve pas chez vous : nous en userons de même avec vous.

N’oubliez jamais que vous êtes Français. Quand vous aurez assuré la succession d’Espagne par des enfants, visitez vos royaumes, allez à Naples et en Sicile ; passez à Milan, et venez en Flandre ; ce sera une occasion de nous revoir. En attendant, visitez la Catalogne, l’Aragon et autres lieux. Voyez ce qu’il y aura à faire pour Ceuta.

Jetez quelque argent au peuple quand vous serez en Espagne et surtout quand vous entrerez à Madrid.

Ne paraissez pas choqué des figures extraordinaires que Vous trouverez. Ne vous en moquez point. Chaque pays a ses manières particulières, et vous serez bientôt accoutumé à ce qui vous paraîtra d’abord le plus surprenant.

Evitez, autant que vous pourrez, de faire des grâces à ceux Qui donnent de l’argent pour les obtenir. Donnez à propos et libéralement et ne recevez guère de présents à moins que ce ne soit des bagatelles. Si quelquefois vous ne pouvez éviter d’en recevoir, faites-en à ceux qui vous en auront donné de plus considérables, après avoir laissé passer quelques jours.

Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner. Ne vous laissez point gouverner, soyez le maître, n’ayez jamais de favori ni de premier ministre. Écoutez, consultez votre Conseil, mais décidez. Dieu, qui vous a fait Roi, vous donnera les lumières qui vous sont nécessaires, tant que vous aurez de bonnes intentions.

Et pour tout résumer en un suprême conseil :

Ne manquez jamais à aucun de vos devoirs surtout envers Dieu.

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Le départ du Roi d’Espagne était fixé au samedi, 4 décembre. Dès le matin, avant l’entrée des courtisans, il alla chez son aïeul et demeura longtemps avec lui. Monseigneur vint les rejoindre. Vers les dix heures, les deux Rois, suivis de toute la Maison Royale et de la Cour qui était fort grosse, entendirent la messe. Ils descendirent ensuite par le grand degré pour monter en carrosse : les deux Rois au fond, avec entre eux, la duchesse de Bourgogne ; Monseigneur était devant avec ses fils, les ducs de Bourgogne et de Berri ; Monsieur et Madame aux portières.

Les gendarmes, les chevau-légers et cent gardes escortaient le carrosse. Sur le chemin de Versailles à Sceaux il y avait une longue file de carrosses et une foule immense de peuple venus de Paris pour voir passer les Rois.

A Sceaux où une infinité de personnes attendait les Rois, la famille royale descendit de carrosse et se dirigea vers le grand appartement, deux compagnies de mousquetaires formant la haie. La famille royale se réunit dans le grand salon. Par les portes ouvertes on pouvait les voir tous en pleurs ; Monseigneur appuyé contre le mur et se cachant le visage, toute la Maison Royale pleurait et poussait même des cris d’affliction. Au milieu de l’émotion générale, le Roi dit au Roi d’Espagne en lui montrant ses frères : Voici les princes de mon sang et du vôtre ; les deux nations présentement ne doivent plus se regarder que comme une même nation ; elles doivent avoir les mêmes intérêts ; ainsi je souhaite que ces princes soient attachés à vous comme à moi, vous ne sauriez avoir d’amis plus fidèles et plus assurés.

Il fallut enfin se séparer. Le Roi conduisit le Roi d’Espagne jusqu’au bout de l’appartement en se cachant le visage pour qu’on ne vît pas ses larmes.

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Retours imprévus de la destinée ! Charles-Quint aspirait à la monarchie universelle ; ses Etats enserraient de tous côtés la France dans une étreinte qu’on pouvait croire mortelle. Il inflige à son Roi, François Ier l’humiliation d’une dure captivité.

Son fils, Philippe II veut marier sa fille à un prince d’Autriche et ose proposer ces princes étrangers comme souverains à la France.

Un siècle plus tard, son descendant dégénéré, Charles II, léguera l’Espagne et son vaste empire au petit-fils du Roi de France, Louis le Grand.