LES JOURNÉES DU GRAND ROI

 

CHAPITRE II. — LOUIS XIV DANS SES CHÂTEAUX.

 

 

Le mariage de Louis XIV orientera toute la politique extérieure de son règne. L’entrée du couple royal à Paris fut donc une des grandes journées de ce règne. Mais le Roi ne considérait pas la royauté comme une partie de plaisir. Il ne voulait pas être un roi fainéant, il avait un sentiment très vif et une idée très nette de la tâche qu’il avait à remplir.

Cependant rien ne paraissait changé en France par le mariage de Louis XIV. Le pouvoir était toujours aux mains de Mazarin. Lorsque la santé du ministre déclina, laissant prévoir une fin prochaine, la Cour devint un foyer d’intrigues : chaque ministre espérait la première place. Les jeunes courtisans croyaient qu’allait revivre le règne des favoris, les belles de la Cour se flattaient d’être distinguées par le Roi et de le gouverner.

A la mort de Mazarin, 9 mars 1661, pas un de ceux qui avaient travaillé avec le premier ministre ne demanda au Roi quand il voudrait l’entendre. Tous lui demandèrent : A qui nous adresserons-nous ?A moi ! répondit le Roi. Michel le Tellier courut tout effaré apprendre cette nouvelle à la Reine-mère qui lui rit au nez : En bonne foi, monsieur le Tellier, qu’en croyez-vous ? Cette résolution du Roi était le résultat des conseils souvent répétés de Mazarin, et que celui-ci précisait dans cette lettre : Si une fois vous prenez en main le gouvernail, vous ferez plus en un jour qu’un plus habile que moi en six mois, car c’est d’un autre poids, ce qu’un Roi fait de droit fil, que ce que fait un ministre quelque autorisé qu’il puisse être. (Lettre du 29 juin 1659.) Si la Cour fut surprise de la résolution du Roi, elle le fut bien plus de voir qu’il l’ait tenue. Il accepta tous les soucis de la royauté et fut lui-même son premier ministre.

Malgré les plaisirs et les contraintes de l’étiquette la vie de Louis XIV fut dès lors immuablement réglée : pendant trente ans il travailla huit heures par jour. Il a rappelé dans ses Mémoires, avec un légitime orgueil, l’effet produit par cette déclaration, et il recommande à son fils, en quelques paroles éloquentes, de ne pas oublier que c’est par le travail qu’on règne ; qu’il y a de l’ingratitude et de l’audace à l’égard de Dieu, de l’injustice et de la tyrannie à l’égard des hommes, de vouloir l’un sans l’autre.

Soulager ses peuples, telle est, aux yeux du Roi, la tâche la plus urgente : De toutes les choses, écrit-il, que j’observai dans cette revue particulière — du dehors et du dedans de mon État —, il n’y en eut point qui me touchât si puissamment l’esprit et le cœur que la connaissance de l’épuisement où étaient alors mes peuples après les charges immenses qu’ils avaient portées. Ainsi, je ne laissai pas de diminuer incontinent trois millions sur les tailles de l’année suivante, me persuadant que je ne pouvais mieux commencer à m’enrichir qu’en empêchant mes sujets de tomber dans la ruine dont ils étaient menacés de si près.

La nécessité des guerres obligea le Roi à restreindre, et même quelquefois à démentir, son programme. Mais on peut dire que, dès ses premières méditations de souverain, devant les fenêtres de son cabinet du Louvre, ouvertes sur le beau fleuve et sa bordure d’édifices somptueux, devant ces quais où s’amoncelaient les marchandises venues de toutes les provinces du royaume et du monde, il eut le ferme dessein de faire de la vie de ses peuples une vie plus large et meilleure.

Pour cela, le Roi et son ministre Colbert s’entendaient, se comprenaient à merveille. Louis XIV connaissait fort bien son royaume pour l’avoir parcouru et visité en tout sens. Il savait donc la fertilité du sol, sa richesse en hommes et en productions naturelles. La France était alors le pays le plus peuplé de l’Europe et sans doute le mieux cultivé. Les étrangers s’en ébahissaient. Pour égaler l’Espagne qui possédait plus d’or, il n’y avait qu’à retenir en France le numéraire et qu’à y attirer celui des voisins. Le Roi et son ministre prirent les meilleures mesures pour parvenir à ce résultat.

Tous les espoirs étaient permis à ce jeune souverain héritier d’un long effort monarchique qui avait abouti à l’unification presque complète du pays : unification qui faisait sa force et que les étrangers admiraient et jalousaient plus encore que sa fertilité.

Louis XIV, chef national, sentait le frémissement de toute la nation, cet élan impétueux vers la richesse et vers la gloire. Avec un si beau royaume et un si bon peuple, il devait faire de grandes choses. Il se rappelait le bon La Porte, son valet de chambre, lui commentant chaque soir, lorsqu’il était petit, ses lectures de Mézeray : Sire, voulez-vous être un roi fainéant ? Non, non, il ne serait pas un paresseux ! Exigeant de lui le maximum de labeur, il sera pour la nation tout le contraire d’un professeur de sommeil. Il sera un excitateur et un animateur infatigable. Jamais la France n’a été soumise à un pareil entraînement.

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Le Roi est donc un grand travailleur. S’imposant un travail de huit ou neuf heures par jour, il lit les rapports de ses ministres, les annote de sa main, dicte une volumineuse correspondance, ou, quelquefois, répond lui-même ; il est écrasé de soucis et d’affaires, débordé par les corvées décoratives de sa charge. Son tempérament vigoureux, son goût de la vie large appellent la vie de plein air. On va aérer le vieux logis français, ouvrir toutes ses fenêtres sur le vaste monde, prolonger sa perspective en développant à l’entour, des jardins et des parcs, avec des échappées infinies à l’horizon. A l’intérieur on établira plus de commodité. On voudra ensuite y mettre de la magnificence, et ce sera la vie en beauté.

On s’avise alors pour la première fois de toutes les ressources du paysage français qui est plus varié, plus opulent et plus fin que le paysage italien. En outre, on a de la pierre, des marbres, des bois en abondance. Ces trésors du sol de France, ces grandes forêts, ces belles rivières, cette douceur du ciel, on va s’en emparer pour créer un art nouveau et changer la figure du pays. Si l’Italie a des palais, la France aura des châteaux à profusion. On va créer partout de grands ensembles décoratifs.

Pour cette mise en œuvre de tous les moyens capables de contribuer à l’agrément et à la beauté de la vie, on enrôlera cette foule d’artistes et d’artisans qui ne demandent qu’à travailler sous les yeux d’un maître passionné comme eux pour toutes les belles choses. On les groupera en corporations nouvelles, plus libérales, plus largement ouvertes que les anciennes et, avec l’aisance matérielle, on leur donnera une dignité qui les relèvera à leurs propres yeux comme aux yeux du public : académies royales de musique, de peinture, de sculpture, d’architecture, sans parler de ces ateliers d’ouvriers d’art qui ont travaillé, pendant tout le règne de Louis XIV, au Louvre, à Saint-Germain, à Versailles et à Marly. Les artistes collaboraient avec le Roi et le Roi collaborait avec ses artistes. II était le grand animateur et souvent le grand inspirateur. Pendant un demi-siècle et plus, Louis XIV a exercé en France le ministère de la Beauté. Il n’a jamais été remplacé.

Enfin, couronnement suprême, organiser la vie intellectuelle de la nation, en permettant aux savants de se grouper, de se communiquer leurs vues et leurs découvertes, d’utiliser leurs inventions. Par-dessus tout, entretenir le culte du beau langage, véhicule de la pensée française, et la politesse de l’esprit, sans laquelle les idées les meilleures peuvent devenir malfaisantes.

Ainsi, on aura donné à la France un prestige unique, mais il faut encore l’entourer d’une atmosphère de sympathie et d’admiration, attirer à elle les étrangers. Le Roi voudrait que la France, outre ses agréments propres, offrît à ses visiteurs ceux de leurs patries respectives. C’est déjà l’idée de nos expositions universelles. Faire de la France et spécialement de Paris comme un résumé de l’univers, voilà le fond de sa pensée. Perrault, dans son Parallèle des anciens et des modernes cite, à cet égard, un projet fort curieux de Colbert, certainement approuvé par le Roi. Dans le Louvre, enfin terminé, il rêvait d’aménager une sorte de Palais des Nations : il y aurait eu des salles construites et décorées à la manière de toutes les nations du monde, à l’italienne, à l’espagnole, à l’allemande, à la turque, à la persane, en sorte que tous les étrangers eussent le plaisir de retrouver chez nous leur propre pays, et toute la magnificence du monde enfermée dans un seul palais.

Non seulement on attirera les étrangers en France, mais on ira chez eux les séduire et les éblouir. On pensionnera des artistes, des savants et des gens de lettres. On paiera les dettes pressantes de tel grand seigneur et de tel ministre. Ces personnages, éprouvant la magnificence du Roi de France, entraient ainsi dans sa clientèle.

L’utilité de la nation était donc, en fin de compte, le but que poursuivait Louis XIV à travers ces dépenses fastueuses. Le prestige personnel du souverain aidait au triomphe de ses armes. C’est pourquoi il ne voulait autour de lui que des images de vaillance et de beauté. Quand il se promenait dans ses jardins de Versailles ou de Marly parmi tout ce peuple de statues mythologiques, animant le splendide décor des parterres et des terrasses, il pouvait croire, avec ses poètes, qu’il avait fait réellement descendre l’Olympe sur la terre.

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On a fait grief à Louis XIV d’avoir quitté le Louvre pour Saint-Germain et Versailles. Reproche inconsidéré. D’abord, le Louvre était depuis longtemps inhabité lorsque le Roi y revint avec Anne d’Autriche, et, d’autre part, une foule d’exemples lamentables lui démontraient qu’il ne pouvait se tenir assez loin de sa capitale s’il ne voulait pas être à la merci des factions et le prisonnier des émeutes. Il se souvenait de la Fronde et ne pardonna jamais au Parlement et au peuple de Paris de l’avoir obligé à fuir avec sa mère et son ministre.

Entre ce noir palais du Louvre, entouré de hauts murs, empuanti par le voisinage de gadoues et de ruisseaux méphitiques, et Saint-Germain qui lui offrait sa belle vue, son air salubre, et, pour le chasseur qu’il était, la proximité de la forêt, le Roi n’hésita pas, il choisit Saint-Germain. Il fera refaire et aménager à la moderne le vieux château de François Ier. Les deux façades principales, celle qui regarde la forêt et celle qui est tournée vers Paris et la vallée de la Seine, seront entourées de balcons. Partout, les fleurs, lauriers-cerises, tricolas, jasmins, tubéreuses sont prodiguées. Les contemporains étaient émerveillés de ces embellissements.

Ce que le Roi recherchait avant tout dans la vie du château, c’était la liberté, l’intimité, le droit d’agir à sa guise, sans gardes ni cohue de courtisans. Il sentait aussi vivement la beauté de la vue de cette immense perspective de forêts, de plaines verdoyantes et de molles collines. Homme de domination, il aimait à avoir sous les yeux de vastes espaces, comme si sa pensée se jouait là plus à l’aise, comme si ces étendues illimitées exaltaient tous ses instincts de grandeur.

Pour jouir de cette vue magnifique, le Roi fera percer de larges fenêtres. L’air et la lumière pénétreront à flots dans les salons égayés de fresques et de dorures. Le mobilier est aussi complètement transformé : Les murs et les plafonds, écrit Mlle de Scudéry, sont revêtus de glaces et de miroirs, avec des cadres et des ornements dont l’or fait la moindre richesse. On y marche sur des planchers qui seraient dignes de faire la pompe des plus belles voûtes. Ce ne sont que marbres de toutes couleurs, ouvrages en mosaïque et Parquets de pièces rapportées ; on y voit dans tous les coins de grands vases d’argent chargés de fleurs, des pilastres et des termes qui portent des filigranes d’or.

Saint-Germain, séjour estival, doit être un endroit frais. En conséquence, on a multiplié dans toutes les pièces les jets d’eau et les fontaines. Dans le cabinet rond qui fait partie du petit appartement, il y a, dans l’ouverture de la cheminée, un grand vase d’argent qui fait cent fontaines jaillissant à discrétion pour rafraîchir ce lieu en été. Au centre de la salle du milieu décorée en rocailles, un jet d’eau se réfléchit sur les parois latérales et au plafond, où est peint un petit amour, ainsi enfermé entre deux eaux jaillissantes.

Après la richesse et la nouveauté des appartements et du mobilier le luxe de la table. La chère paraît cependant avoir été à la Cour plus abondante que délicate quoique le service de la Bouche fût en grand progrès sur l’âge précédent. Le Roi aimait les fruits exotiques et les primeurs : les petits pois, les melons, les figues fraîches, les grenades et les oranges. Sous la direction de La Quintinie, il eut un potager qui servit de modèle à tout le royaume.

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Le Roi aimait extrêmement l’air, dit Saint-Simon. Et Dangeau : Le Roi se trouvait incommodé quand il était un jour sans sortir, et il en avait encore plus besoin, quand quelque préoccupation le tourmentait. Il voyageait toutes portières ouvertes malgré le froid, la pluie et la poussière. Deux fois par semaine il chassait à courre, et, presque tous les jours, quand il ne se promenait pas, il tirait dans ses parcs. C’était un cavalier et un tireur tout à fait hors de pair. Il chassait, comme tout chasseur, pour dépenser sa force et montrer son adresse, pour étaler et pour donner sa chasse, il la distribuait aux princesses et aux dames de la Cour qui rentraient au château avec des chapelets de perdrix à leur ceinture.

Louis XIV est constamment par monts et par vaux. En dehors de ses grands voyages, il ne se passe guère de semaine qu’il n’aille à Meudon, à Fontainebleau, à Rambouillet, à Saint-Cloud, à Marly. Il lui faudra donc les carrosses les plus confortables, les plus somptueux, les mieux suspendus et les plus rapides. Pour faire rouler ce train d’équipages, on trace des routes neuves, on répare les anciennes. C’est pourquoi la Grande et la Petite Écurie du Roi deviennent de véritables départements de l’État. Elles sont colossales et Magnifiques pour loger ces chevaux de selle ou de trait, Merveilleusement sélectionnés.

Dans les demeures royales, tout sera aménagé, non seule- Ment pour la commodité, mais encore pour l’agrément et le plaisir des yeux et de tous les sens. Il y avait les fêtes e n plein air, les collations champêtres, les concerts sur l’eau, les dîners en musique, le bal, la comédie et l’opéra, les promenades en gondole, les jeux dans les jardins : l’anneau tournant, le trou-madame, la passe de fer, le portique, la ramasse, l’escarpolette, et combien d’autres ! et, lorsque le temps était pluvieux ou qu’il faisait trop froid, le jeu, la loterie et les concerts d’appartements.

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La vie délicieuse, telle que Louis XIV parvint à la réaliser en quelques instants très brefs de son règne, trouvait son achèvement suprême dans l’amour et dans la galanterie. Si l’on a pu dire que Versailles a été fait pour les maîtresses royales, on peut dire aussi que les plus belles femmes de ce temps-là semblent avoir été faites pour être la parure de Versailles. Le Roi était galant, avide de plaisir, à la fois sensuel et sentimental. La petite infante espagnole qu’il avait épousée ne pouvait pas lui donner les jouissances de cœur et d’esprit qu’il cherchait. N’ayant d’autre beauté que l’éclatante blancheur de son teint et ses cheveux d’un blond doré, timide devant le Roi et sachant à peine le français, avec cela malsaine : des six enfants qu’elle eut, un seul, le Dauphin, survécut ; les autres moururent presque en naissant, la Reine vit bientôt avec douleur cesser les empressements que son époux lui témoignait dans les premiers temps de leur mariage.

C’était pendant l’été brûlant de 1661. La Cour qui avait suivi le Roi à Fontainebleau était constamment en fête. On vivait dehors, dans les jardins, dans le parc, dans la forêt surtout. Madame Henriette d’Angleterre, récemment mariée à Monsieur, frère du Roi, était l’âme de ces fêtes, l’excitatrice de tous ces plaisirs : Elle disposait, dit Mme de La Fayette, de toutes les parties de divertissement : elles se faisaient toutes pour elle, et il paraissait que le Roi n’y avait de plaisir que par celui qu’elle en retirait. C’était dans le milieu de l’été. Madame s’allait baigner tous les jours. Elle partait en carrosse, à cause de la chaleur et revenait à cheval, suivie de toutes les dames, habillées galamment, avec mille plumes sur leur tête, accompagnées du Roi et de toute la jeunesse de la Cour. Après souper on montait dans des calèches et, au bruit des violons, on s’allait promener une partie de la nuit autour du canal...

Le bruit ne tarda pas à se répandre que le Roi était amoureux de sa belle-sœur. Il avait raillé autrefois la maigreur de la princesse, disant au duc d’Orléans :

Mon frère, êtes-vous si pressé d’épouser les os des Saints Innocents ?

Mais quelques mois avaient suffi à transfigurer la jeune femme. Ce changement, elle ne le devait pas à Monsieur, le moins aimable des hommes, mais à l’amour qu’elle éprouvait pour le comte de Guiche, un des favoris de son triste époux. C’était le jeune homme de la Cour le plus beau et le mieux fait, aimable de sa personne, galant, hardi et brave.

Sincèrement amoureuse de Guiche, Madame se laissait cependant courtiser par le Roi. Elle goûtait un plaisir de vengeance à réduire l’insolent qui, d’abord, avait fait mine de la rebuter. La Reine que son état de grossesse avancée retenait loin des divertissements de la Cour, mais qui n’ignorait rien de ce qui s’y passait, avait porté ses doléances à Anne d’Autriche. Celle-ci fit de sévères remontrances à son fils au sujet de ses assiduités auprès de sa belle-sœur.

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Le Roi avait horreur du scandale. Pour faire taire la médisance et donner le change sur ses véritables sentiments, il s’avisa, d’accord en cela avec Madame, de feindre une galanterie pour Mlle de La Vallière qui était une de ses filles d’honneur. Fille d’un petit gentilhomme tourangeau, Louise de La Vallière n’était pas belle, marquée de la petite vérole ce qui, paraît-il, n’enlevait rien à la blancheur de son teint, les paupières lourdes, la bouche trop grande, une boiterie mal dissimulée ; elle paraît pourtant bien séduisante dans ce portrait, œuvre de Mignard, où elle est représentée relevant, d’un geste pudique, une draperie tombante qui cache à demi sa gorge. Là on comprend le charme de ses beaux yeux bleus, de son visage et de toute sa personne, charme ingénu et presque virginal qui faisait oublier des défauts trop visibles. Le vers de La Fontaine :

Et la grâce plus belle encor que la beauté.

semble avoir été fait exprès pour elle.

Les commencements de la passion du Roi pour Mlle de La Vallière furent timides et discrets. Il s’exposait à courir sur les toits comme un simple page pour gagner l’appartement de celle qui l’aimait et qui repoussa longtemps ses hommages. Elle craignait le scandale et redoutait qu’on l’accusât d’aimer le prince et non l’homme : Ah ! s’il n’était pas le Roi ! avait-elle dit. Ce propos répété au Roi le conquit. Il se sentit aimé d’un grand amour. Enfin ! il allait jouir de ce qu’il souhaitait et cherchait depuis si longtemps : un amour sincère. Il serait aimé, non plus parce qu’il était le Roi, mais parce que c’était lui ! Il garda longtemps de grands ménagements. Il se contentait de prodiguer les fêtes pour lui faire comprendre son amour. Pendant près de deux ans la jeune fille d’honneur de Madame fut l’objet caché de tous les amusements galants, de toutes les fêtes qui se donnaient à la Cour.

Mais l’amoureux, chez Louis XIV, ne pouvait supplanter longtemps le politique. En 1662, le Roi donna dans une vaste enceinte, devant les Tuileries, un brillant carrousel dont il sut faire un galant hommage à sa maîtresse, mais qui était aussi et surtout une affirmation de sa volonté de puissance et de ses intentions contre l’Espagne et l’Autriche. Il y eut cinq quadrilles, le Roi était à la tête des Romains, Monsieur, des Persans, le prince de Condé, des Turcs, son fils, des Indiens, le duc de Guise, des Américains. L’on dit de cette fête magnifique qu’elle n’était pas seulement pour la Cour, mais pour Paris, pour la France et pour l’Europe, si grand était le nombre des étrangers qui étaient venus à Paris pour y assister.

Les cinq parties du monde, symbolisées chacune par un grand personnage de la Cour, faisaient cortège au souverain : après le Roi en empereur romain, les empereurs des Persans, des Turcs, des Indiens, des Américains, on avait voulu, — dit la rubrique explicative des splendeurs du Carrousel, — grouper en quelque sorte autour du berceau du Dauphin, qui venait de naître, toutes les parties du monde, représenter toutes ces nations comme venant lui rendre hommage et le reconnaître pour celui qui doit un jour les commander. On le considérait déjà comme l’héritier des Indes, de par les droits de sa mère.

Enfin, autre détail significatif : au fronton de la tribune centrale, qui masquait la façade des Tuileries, on pouvait lire sur une table de marbre noir cette inscription en lettres d’or : Victricibus armis Lodoïci, Francorum imperatoris... Louis XIV était salué empereur des Francs. Sur les ruines de l’Autriche et de l’Espagne, on allait refaire l’Empire de Charlemagne...

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Le Roi était alors fort occupé des constructions, des embellissements de Versailles. On peut définir un chef-d’œuvre architectural la rencontre d’un bel édifice avec un beau paysage. Versailles est tout d’abord un magnifique paysage. Ce fut ensuite, au temps de sa création, une extraordinaire nouveauté. Cette nouveauté consista, surtout, à faire collaborer tous les éléments : l’eau, la terre, l’air et le feu.

D’ordinaire on ne voit à Versailles que les boulingrins, les charmilles, les parterres de broderies aux dessins géométriques, enfin toute une nature taillée, corrigée et domestiquée. Mais on n’observe pas que cette nature retravaillée par l’art est destinée à conduire la vue, par des transitions insensibles, depuis les masses architecturales des palais jusqu’aux masses de verdures informes et formidables qui enserrent tout l’horizon, jusqu’à la nature, si l’on peut dire, naturelle.

A Versailles, on est dans un salon, au milieu des œuvres les plus raffinées de l’art, et pourtant, on est en plein bois. Sur la grande terrasse du château, entre les statues couchées des Fleuves et les beaux vases de marbre ou de bronze, le chasseur ne peut pas oublier qu’à une portée de fusil il y a, là-bas, dans ces fourrés ou dans ces grandes plaines agricoles, des lièvres et des perdrix qui l’attendent.

Ainsi la nature, en ses arrière-plans, n’est pas asservie ni déformée, elle reste intacte, mais elle est rattachée à une discipline, elle entre, en quelque sorte, dans l’ordre imposé par l’intelligence et la sensibilité de l’artiste. C’est la conception classique dans toute sa largeur et dans toute sa beauté.

Les jardiniers français de ce temps-là comprirent que les paysages de France leur offraient une matière d’art encore inexploitée : les grandes masses d’eau et les grandes masses de verdure. Comparées à nos châteaux, les villas italiennes ont un aspect de maigreur et de sécheresse. C’est une surprise et un émerveillement pour le voyageur déshabitué de l’opulence nordique que de contempler le déferlement de nos verdures forestières, l’abondance des eaux royalement étalées. L’urne de nos fleuves et de nos rivières n’est pas un vain symbole mythologique. Ce fut l’idée géniale d’un Le Nôtre que d’intégrer à l’architecture nos rivières et nos Lois : autour des palais de pierre, dresser des colonnades des amphithéâtres de verdure, discipliner le jet des sèves e t le foisonnement des feuillages ; au milieu de tout cela, lettre l’eau mouvante et vivante, l’eau jaillissante, ou bien l’eau calme qui recueille tous les reflets et toutes les splendeurs du ciel ; enfin, quand la lumière diurne s’est éteinte, dessiner en lignes de feu les arêtes des édifices, et marier l’eau et la flamme dans l’embrasement des illuminations et des feux d’artifice... Charles Perrault, célébrant les beautés de Versailles, écrivait : S’il est vrai que l’eau soit l’âme des jardins, quels jardins ne paraîtraient morts ou languissants à côté de ceux-ci ?... Même aujourd’hui que le tumulte des eaux s’est apaisé sur les terrasses et sous les charmilles des parcs, cela reste vrai.

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Sans être encore dans toute sa splendeur, Versailles était déjà en 1664 un séjour délicieux. Le 5 mai, le Roi y vint avec foute la Cour composée de six cents personnes qui furent défrayées avec leur suite, ainsi que tous ceux qui travaillèrent aux préparatifs des fêtes splendides : Les plaisirs de l’Ile enchantée. Ces fêtes surpassèrent celles du Carrousel par leur magnificence et les plaisirs de l’esprit qui, se mêlant à la splendeur de ces divertissements, y ajoutaient un goût et une des grâces dont aucune fête n’avait été encore embellie.

Un théâtre, des tribunes en amphithéâtre, des portiques avaient été construits dans le parc et merveilleusement décorés. Un machiniste italien avait établi la scène et les décors ; des dais somptueux avaient été élevés pour les reines. Un nombre prodigieux de flambeaux de cire blanche et quatre mille bougies étaient disposés pour la féerique illumination du parc. Le duc de Saint-Aignan avait dirigé les préparatifs de ces fêtes inoubliables.

Le sujet était emprunté à l’Arioste ; la scène représentait le palais d’Alcine. Le premier jour, le Roi et les seigneurs défilèrent dans une sorte de carrousel devant les reines et les dames. Chaque seigneur était précédé de hérauts d’armes, d’écuyers, de pages qui portaient leurs boucliers sur lesquels des devises galantes étaient écrites en lettres d’or. Le Roi représentait Roger. Tous les diamants de la couronne brillaient sur son habit et sur le superbe cheval qu’il montait.

La cavalcade était suivie d’un char doré, le char du Soleil. Les quatre âges d’or, d’argent, d’airain, de fer, les Signes célestes, les Saisons, les Heures avec leurs attributs suivaient à pied ce char. Un des pages du Roi, M. d’Artagnan, habillé de couleur de feu, livrée de Sa Majesté, portant sa lance et son écu sur lequel brillait un soleil de pierreries, précédait le personnage chargé de complimenter la Reine en prose et en vers. Mais si la Reine présidait ces fêtes, elle savait bien qu’elles étaient données en l’honneur de Louise de La Vallière, assise non loin d’elle, sur les gradins. C’est vers cette rivale que se portaient les regards du Roi et des courons ; partout en devises galantes on lisait des allusions aux amours du Roi.

Le soir, sous la brillante illumination, les tables du festin furent servies par deux cents personnes qui représentaient les Saisons, les Faunes, les Sylvains, les Dryades, Pan et Diane, Cérès et Pomone offraient aux convives les produits les plus exquis des eaux, des forêts, des jardins. Un brillant concert se fit entendre fort avant dans la nuit.

Le lendemain, eut lieu, sur un théâtre de verdure, la représentation de la Princesse d’Elide, pièce de Molière, imitée du théâtre espagnol alors à la mode. Sans égard pour la douleur secrète de la Reine, les spectateurs applaudirent ces v ers d’un vieux courtisan :

... Et bien que mon sort touche à ses derniers soleils,

Je dirai que l’amour va bien à vos pareils,

Que ce tribut qu’on rend aux traits d’un beau visage,

De la beauté d’une âme est un vrai témoignage,

Et qu’il est malaisé que, sans être amoureux,

Un jeune prince soit et grand et généreux.

Un des plus magnifiques épisodes de ces fêtes données par le Roi pour éblouir La Vallière fut l’embrasement du château d’Alcine au milieu des fleurs, du jaillissement des eaux et des feux d’artifice. On lit, dans le Journal d’Ormesson, ce piquant compte rendu : Mme de Sévigné nous conta les divertissements de Versailles qui avaient duré depuis le mercredi jusqu’au dimanche, en courses de bagues, ballets, comédies, feux d’artifice, et autres inventions fort belles ; que tous les courtisans étaient enragés, car le Roi ne prenait aucun soin d’eux ; il ne voyait que La Vallière.

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Mlle de Montpensier voit aussi, en cette année 1664 le moment le plus éclatant du triomphe de la favorite. Le Roi me mena, écrit-elle, à un médianoche, sur le canal, à Fontainebleau, avec Madame, où il y avait une musique plus destinée à Mlle de La Vallière qu’au reste des spectateurs : c’était le fort de sa faveur.

Ce qui avait rendu publique la liaison du Roi avec la jeune fille d’honneur, c’est la fuite de cette dernière au couvent de Saint-Cloud ; Mlle de Montpensier raconte ainsi cet incident qui fit grand bruit à la Cour et dévoila tout le mystère jusque-là gardé avec soin : Pendant tout cet hiver 1662, il y eut beaucoup d’intrigues et de tracasseries. La Reine- mère était dans de grandes inquiétudes de l’amour du Roi pour La Vallière. Elle était auprès de Madame ; elle logeait au Palais Royal chez Monsieur, et les scènes se passaient chez eux sans qu’ils en sussent rien. Je ne sais quel chagrin il prit un jour pour La Vallière. Elle partit un jour de bon matin et s’en alla, sans qu’on pût savoir où elle était ; c’était un jour de sermon ; le Roi qui y devait assister, était occupé à la chercher et elle ne s’y trouva pas. La Reine-mère appréhendait que la Reine ne découvrît la raison de l’absence du Roi ; elle était dans un chagrin mortel. Après le sermon, la Reine alla à Chaillot et le Roi, avec un manteau gris sur le nez, alla à Saint-Cloud, dans un petit couvent de religieuses, où avait appris que s’était jetée La Vallière. La tourière ne voulut pas lui parler. Après avoir essuyé quelques refus, il parvint à voir la supérieure et ramena La Vallière dans son carrosse.

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Après la réussite triomphante de Versailles où pouvait se déployer librement le faste magnifique de la Cour, le Roi fit construire Marly pour lui et ses amis. Marly a été la traduction complète et parfaite de la pensée louisquatorzienne et, assurément, son œuvre de maîtrise. On ne déplorera jamais assez que cette merveille de Marly ait été détruite par la barbarie révolutionnaire. De tout le décor du grand siècle, il nous manque peut-être la pièce principale.

Autant qu’on en peut juger par les estampes de l’époque, Marly apparaît en effet comme quelque chose de plus réussi que Versailles : l’édifice central est merveilleusement dégagé, alors qu’à Versailles la façade principale semble un peu enterrée par la grandeur excessive de la terrasse. La perspective est beaucoup plus large, l’ensemble des bâtiments plus harmonieux. La vue que l’on découvre de remplacement du château est peut-être la plus grande beauté de Marly. Les arbres géants de la perspective s’écartent comme un rideau de théâtre, et c’est une échappée soudaine sur les méandres de la Seine et les hauteurs de Saint-Germain. Enfin les jardiniers du Roi avaient là de l’eau et des bois en abondance, toute une matière incomparable qu’ils allaient modeler selon te goût et pour le plus grand plaisir de leur royal client.

Louis XIV voulait faire de Marly un séjour voluptueux, et d’abord un endroit frais pour l’été. C’était le palais des eaux. Aux yeux des courtisans, Marly apparaissait comme le lieu de tous les enchantements. On mendiait la faveur d’y être admis. Ce palais des eaux était un immense salon en plein air où l’art des décorateurs avait tiré de l’eau et de la verdure les effets les plus ingénieux et les plus surprenants. Dans la masse des frondaisons sylvestres, ils avaient taillé des panneaux et des niches où l’on plaçait des statues, découpé des colonnades que surmontaient des chapiteaux, des vases et des pots à feu. On cheminait entre des murailles et des pilastres de verdure.

Mais rien ne pouvait rivaliser avec les eaux de Marly. C’était tout un monde de bassins, de jets d’eau et de cascades, le triomphe de Neptune, avec ses coquilles, ses tridents et ses chariots marins, ses monstres écailleux, ses cortèges de Néréides et de divinités limoneuses. La grande cascade du Tapis-Vert dressait son obélisque de cristal au sommet de la perspective forestière. Cette colonne mouvante et scintillante s’élançait d’une vasque soutenue par des Tritons de bronze doré, s’épanchait dans un bassin, se précipitait en rebondissant le long des gradins de marbre, et cette énorme masse écumeuse et toute blanche formait un contraste étrange avec l’immobilité et la noirceur opaque des verdures étagées qui l’encadraient. L’eau trépidante et chatoyante, enveloppée dans sa poussière irisée de gouttelettes semblait se répandre de là, comme d’une source, à travers les jardins et s’y épanouir en mille fleurs liquides et splendides, — en tiges lancéolées, en aigrettes, en bouquets, en champignons, en ruches, en gerbes arborescentes, en longs corridors humides Qui formaient au-dessus du promeneur, une voûte de fraîcheur et comme une couronne de clarté. Qu’on juge du resplendissement de la féerie des reflets par les soirs d’illumination.

Et pourtant tout cela voulait rester simple et même rustique. Le grand pavillon central de Marly et les douze autres plus Petits qui l’entouraient, étaient peints à fresque, comme des Portants de théâtre. Mais ces créations aériennes et faites d’un souffle reposaient, comme Versailles, sur une base solide et gigantesque. Ce qui reste des murs de soutènement permet de juger de l’énormité des travaux : ce sont de véritables ruines romaines.

Partout où Louis XIV allait, il créait autour de lui de la magnificence et de la beauté. Il transfigurait les lieux où il passait. Il y mettait non seulement des lignes et des formes belles ou grandioses, mais aussi une couleur et un éclat qui étaient un ravissement pour des yeux d’artiste. Il avait le sens de la couleur à un degré extraordinaire. Il lui en fallait jusque dans les gondoles qui sillonnaient le canal de Marly, jusque dans les tendelets et les voiles des embarcations, jusque dans les carpes de ses bassins. Les gondoles étaient rouges, vertes, blanches, bleues, jaunes, couleur d’aurore. Et, pour les décorer ou les pavoiser, le garde-meuble avait des ruissellements de splendeurs : brocarts et brocatelles, satins de Bruges, velours de Gênes, de Florence, de Milan, taffetas cramoisi brodés et frangés d’or. Aujourd’hui ces vieilles demeures royales sont découronnées. Pour avoir une idée de ce qu’étaient le palais et les terrasses de Versailles au temps du Roi-Soleil, il faut se les représenter avec les dorures des toits et de tous les plombs des combles, les dorures des statues, des bassins et des conduites d’eau, les dorures des carrosses et des chaises, la diaprure des costumes, des jupes et des habits chamarrés, des feutres à plumes incarnadines ou couleur de feu. Ces goûts d’amateur d’art, cette passion pour la beauté, s’alliaient merveilleusement chez le Roi, au souci de tous les devoirs de sa charge. Au milieu des voluptés et des enchantements de Marly, il n’oubliait pas qu’il était le Roi de France : Le matin du 4 août 1693, raconte de Sourches, en ses Mémoires, comme le Roi allait à la messe, il aperçut le premier Albergotti, brigadier d’infanterie qui lui apportait le détail de la bataille de Nervinde de la part du maréchal de Luxembourg. Il s’arrêta un moment pour savoir de lui s’il avait apporté les étendards et les drapeaux, et Albergotti lui dit qu’il apportait cinquante-cinq étendards et deux drapeaux, en sorte que le Roi lui ordonna de les faire étendre dans le salon de Marly étant bien aise de les faire voir aux ministres des princes étrangers qui y étaient ce jour-là.