ARISTOTE — LA CONSTITUTION D’ATHÈNES

 

J. Bérard.

 

 

ΑΘΗΝΛΙΩΝ ΠΟΛΙΤΕΑ[1]

Il y a aujourd’hui un an bien compté qu’éclatait la nouvelle qu’on venait de découvrir parmi des papyrus conservés au British Museum le texte presque complet de l’Άθηναίων Πολιτεία d’Aristote. Nous n’avons cependant pas le sentiment de venir trop tard en entretenir les lecteurs de la Revue. Le livre retrouvé a en effet occupé d’une façon si continue les savants de tous pays qu’il semble que c’est hier seulement qu’on entendait les exclamations de surprise et de joie qui ont accueilli son apparition. On n’a pas cessé de s’en occuper, soit qu’on en épurât le texte ou qu’on traitât la question d’authenticité, soit qu’on en donnât des traductions ou qu’on fût déjà impatient d’en tirer parti pour notre connaissance de l’histoire d’Athènes et des institutions athéniennes. Tous ces travaux n’ont pas permis à l’attention de se détourner un seul instant, si bien que la découverte de Londres est encore la question du jour et qu’on peut laisser sur la couverture de l’Άθηναίων Πολιτεία la mention vient de paraître.

— I —

Nous savions par le témoignage des anciens qu’on attribuait à Aristote la description des constitutions d’un grand nombre de cités grecques ou barbares. De toutes ces Πολιτείας celle qui nous intéresse était, dès l’antiquité, la plus connue et la plus lue : on s’en convainc en constatant que sur les 230 fragments des constitutions qui nous sont parvenus, celle d’Athènes en contient 91 à elle seule. Nous la connaissions par ces fragments d’abord[2], puis par un papyrus de Berlin, déchiffré d’abord par Blass en 1883[3], et où Bergk[4] reconnut un fragment de l’Άθηναίων Πολιτεία[5]. Tous ces fragments viennent prendre leur place dans le texte retrouvé.

On ignore à quel moment sont entrés au British Museum les papyrus parmi lesquels a été retrouvé celui qui nous rend la constitution d’Athènes ; à plus forte raison n’est-il pas question de savoir d’où ils venaient. Et, à vrai dire, les Anglais, — peut-on leur en vouloir beaucoup ? — ne semblent nullement disposés à dissiper un mystère qui peut contribuer à leur conserver le monopole de ces résurrections des œuvres de l’antiquité. La seule chose qui eût pu les décider à sortir de leur mutisme à cet égard eût été le soupçon de falsification ; mais sur le papyrus on peut considérer toute fraude matérielle comme impossible.

Le texte de l’Άθηναίων Πολιτεία est écrit sur le verso d’un papyrus composé de quatre morceaux d’inégale longueur qui, selon l’éditeur anglais, ont dû former originairement quatre rouleaux distincts. Les trois premiers, qui sont désignés chacun par une lettre, offrent une longueur totale de 4m75, le quatrième est à l’état fragmentaire. Le tout est divisé en trente-huit colonnes inégalement réparties entre les quatre rouleaux. La première ligne du texte, une fin de phrase qui nous apprend la condamnation et l’exil d’un γένος qui n’est autre que celui des Alcméonides et la purification de la ville par Epiménide, est précédée d’un grand espace laissé en blanc et ne portant aucune trace d’écriture ; si le commencement du livre nous manque, la faute n’en est donc pas aux mutilations qu’a subies notre manuscrit, mais à celles qui défiguraient déjà celui dont il dérive  : le copiste espérait pouvoir une fois ou l’autre combler la lacune. Au milieu de la dixième colonne, on rencontre un autre texte, de la même main, mais écrit en sens inverse et qui occupe la fin de la colonne et la onzième tout entière ; c’est un argument de la Midienne de Démosthènes, évidemment antérieur au texte de l’Άθηναίων Πολιτεία.

L’écriture est une onciale, tantôt nettement onciale, tantôt lâchée et tendant à la cursive. M. Kenyon y a distingué quatre mains différentes. Mais, comme il constate des ressemblances entre la première et la quatrième, et qu’il relève les mêmes traces d’ignorance dans la deuxième et la troisième, nous sommes fort tentés de ramener, avec MM. Kaibel et de Wilamowitz, ces quatre mains à deux, celle du dominus et celle du scriba mercennarius.

Nous avons dit que le texte de l’Άθηναίων Πολιτεία est écrit sur le verso du papyrus, c’est-à-dire sur le côté qui présente les fibres verticales. Wilcken, en effet, a établi[6] qu’on écrivait tout d’abord sur le côté présentant la disposition horizontale ; or, sur ce côté-là nous lisons des comptes de recettes et dépenses datés de la onzième année du règne de Vespasien ; ce document, écrit sur le bon côté de la feuille, était évidemment le premier occupant, et il a fourni un terminus post quem pour la copie qui occupe le verso : Vespasien fut proclamé empereur en juillet 69. L’année égyptienne commençant avec le mois Thouth, le 29 août de l’année romaine, le 29 août 69 inaugurait donc la deuxième année du règne de Vespasien, et la onzième participe ainsi des années 78 et 79. Le texte de l’Άθηναίων Πολιτεία est donc postérieur à cette date. L’est-il de beaucoup ? On ne dispose pas d’un papier d’affaires aussi longtemps qu’il a quelque importance, aussi longtemps qu’il est valable, et le texte d’Aristote n’a été écrit au dos de ces comptes que lorsqu’ils furent devenus lettre morte et qu’on n’eut plus d’intérêt à les garder ; cela nous fait descendre de quelques années. Mais, d’autre part, une fois ces comptes inutiles et bons à mettre au panier, il serait fort peu vraisemblable qu’ils se fussent conservés et qu’ils eussent attendu le dominos parcimonieux qui devait y transcrire la constitution d’Athènes. On a donc pu sans témérité dater de la fin du ter siècle après J.-C. l’unique manuscrit de l’ A6rivaiwv HoatTeta.

— II —

Nous avons vu que le commencement nous manque, mais nous lisons au chapitre 41[7] que l’auteur faisait l’histoire intérieure d’Athènes depuis Ion : au point où commence notre texte, on a déjà traité l’époque d’Ion et celle de Thésée, on vient de raconter l’exil des Alcméonides et la purification d’Athènes, et, au moment de nous parler de Dracon, l’auteur nous fait d’abord un tableau de l’état social et politique d’Athènes au vise siècle. La misère des cultivateurs, serfs des grands propriétaires qui se partagent le sol et soumis à la contrainte par corps, est exposée avec une simplicité saisissante. C’est à cet état de choses que devait remédier la constitution de Dracon. Malheureusement, celle qui nous est donnée sous son nom au chapitre b est à rejeter. Elle n’a pas trompé longtemps l’érudition moderne : déjà, en avril 1894, M. Headlam[8] démontrait que cette constitution ne pouvait être de Dracon. En effet, on y voit figurer les stratèges, les prytanes, charges qu’on ne retrouve pas au chapitre 7 dans la liste des magistratures du temps de Solon ; de plus, Dracon aurait employé pour le recrutement des magistrats le tirage au sort avec impossibilité de remplir deux fois une charge avant que tous les candidats fussent sortis, système que, dans la Politique[9], Aristote qualifie de δημοτιxός et dont l’Athènes du VIIe siècle n’avait que faire. Si l’on rapproche encore de ces anachronismes deux dispositions qui conviennent beaucoup mieux à l’époque des Quatre Cents qu’au VIIe siècle, savoir l’attribution des droits politiques aux seuls citoyens pouvant s’armer et les amendes infligées aux conseillers en cas d’absence d’une séance (amendes qui, pour le dire en passant, sont évaluées en drachmes, tandis que nous trouvons dans Pollux[10] une amende établie par une loi de Dracon et évaluée encore en têtes de bétail), on est amené à cette hypothèse que cette constitution est l’œuvre d’un Athénien du Pollux, IX, 61.e siècle, partisan du régime oligarchique mitigé et désireux de donner à son idéal constitutionnel le prestige des antiques traditions. C’est la solution qu’a proposée M. Headlam, et c’est celle qui a rallié le plus grand nombre de suffrages. Il y a cependant certaines choses à retenir de ce chapitre : d’abord le fait jusqu’ici ignoré que Dracon avait fait une constitution (θεσμοί au chap. 7), car on a peine à suivre M. Reinach quand il déclare apocryphes tous les passages qui, avant ou après ce chapitre 4, unissent le nom de Dracon à l’idée d’une réforme politique[11]. Un autre renseignement qui nous est donné par l’Άθηναίων Πολιτεία sur Dracon est qu’il n’était pas, comme on le croyait, archonte éponyme quand il fit ses lois, puisqu’il nous est dit qu’il les établit sous l’archontat d’Aristaichmos.

Mais, quelle qu’elle fût, la constitution de Dracon ne diminua en rien ni la misère du plus grand nombre ni les troubles qui en résultaient, et, après de longues dissensions, les nobles et le peuple étant tombés d’accord pour charger Solon, célèbre déjà par ses élégies, de ramener la paix dans le pays, il fut nommé archonte. Solon, allant d’abord au plus pressé, commença par interdire la contrainte par corps, puis il prononça l’abolition de toutes les dettes (σεισάχθεια) ; c’était évidemment soulager la misère du peuple, mais pour un temps seulement : ce n’était pas attaquer le mal par sa racine. Sa constitution, fondée sur les quatre classes censitaires, répartissait inégalement les magistratures entre les trois premières de ces classes, la quatrième n’ayant accès qu’à l’assemblée et aux tribunaux. Les tribus étaient comme auparavant au nombre de quatre, chacune ayant son roi et comprenant trois trittyes et douze naucraries. Les naucraries étaient en somme des communes ; elles existaient dès avant Solon ; il ne fit que les utiliser pour la levée des contributions qui se faisait sous la surveillance du naucrare. Il institua un conseil de quatre cents membres ; quant à l’Aréopage, il conservait la garde de la constitution, restant la plus haute autorité de la cité, ayant le droit d’infliger des amendes ou d’autres peines et jugeant souverainement de tout attentat contre la démocratie. Solon inaugura encore pour la désignation des archontes un mode combiné d’élection et de tirage au sort. Mais, de toutes les réformes, celles qui paraissaient à Aristote inspirées de l’esprit le plus démocratique sont l’abolition de la contrainte par corps et le droit de poursuite et d’appel au peuple donné à tout citoyen athénien. Solon termina son œuvre par une réforme économique, portant la mine de 70 drachmes à 4 00 et mettant les poids et mesures en rapport avec cette nouvelle valeur.

Sa constitution mécontenta tout le monde, aussi bien le peuple, qui attendait un partage des terres, que les nobles, qui avaient rêvé un retour aux antiques institutions  : harcelé de récriminations de tous côtés et ne voulant pas modifier sa constitution, il quitta Athènes et se mit à voyager. Mettant en lumière le caractère désintéressé du législateur qui, alors qu’il aurait pu, en s’appuyant sur un des partis, arriver à la tyrannie, a préféré se les aliéner tous les deux et se soumettre ensuite à un exil volontaire, Aristote cite (chap. 42) plusieurs fragments de Solon, dont un assez considérable. Quelques vers sont nouveaux, le reste nous était déjà connu par des citations de Plutarque et d’Aristide.

Le départ de Solon ne calma ni le mécontentement ni l’agitation, et les quarante premières années du VIe siècle sont une période de troubles constants. On trouve deux années sans archontes, puis un archonte, Damasias, qui reste en charge plus de deux ans  : on le chasse par la force et on élit à sa place un collège de dix archontes, cinq eupatrides, trois cultivateurs et deux artisans ; mais les divisions continuent  : trois partis partagent la population ; les Paraliens, habitants des côtes, ont à leur tête Mégaclès, c’est le parti modéré ; Lycurgue, à la tête des Pédiéens, habitants de la plaine de l’Attique, tendait à l’oligarchie ; les Diacriens ou Montagnards étaient conduits par Pisistrate, qui cherchait à profiter de la popularité qu’il avait acquise dans la guerre contre Mégare pour arriver à la tyrannie. Il y réussit comme on sait : s’étant blessé lui-même, il réussit, malgré les avertissements de Solon aux Athéniens, à se faire donner une garde du corps avec laquelle il s’empara de l’Acropole ; c’était en 560 ; cinq ans après, à en croire notre texte, il était chassé par les deux autres partis coalisés contre lui, et ce ne serait que onze ans plus tard que Mégaclès, brouillé avec son propre parti, et sur la promesse de Pisistrate d’épouser sa fille, le ramena en triomphe sous la conduite d’une grande et belle femme costumée en Athéna. Mais, n’ayant pas tenu sa promesse de mariage, privé ainsi de l’appui de Mégaclès, il ne put se maintenir longtemps et dut fuir de nouveau. Cette fois il essaya la force pour ressaisir le pouvoir et il y parvint grâce aux secours des Thébains et des chevaliers qui occupaient le pouvoir à Érétrie. Une fois réinstallé, il dépouilla le peuple de ses armes par un stratagème et put régner en paix jusqu’à sa mort. D’ailleurs, Aristote n’accorde que des éloges à son gouvernement ; il s’efforçait de maintenir sur leurs champs les populations de la campagne, faisant aux agriculteurs pauvres des avances d’argent, établissant des juges des dèmes, afin d’éviter aux cultivateurs toute occasion de venir à la ville ; bienveillant avec le peuple et ne refusant point son amitié aux grands, il se fit bienvenir de tous.

Les données de l’Άθηναίων Πολιτεία sur la chronologie de Pisistrate sont en contradiction avec celles de la Politique ; de plus, elles sont suspectes par elles-mêmes, car elles n’accordent qu’une durée d’une année à la troisième tyrannie de Pisistrate qui semble pourtant avoir été la plus longue. On n’est d’accord que sur la date de l’avènement et celle de la mort ; pour les dates des deux exils et des deux retours intermédiaires, il y a presque autant d’avis que d’opinants.

Après la mort de Pisistrate, le pouvoir passa à Hippias. Aristote dit seulement qu’il était sérieux et avait le goût des affaires publiques, mais il laisse bien entendre que ce n’est pas lui qui fut cause du soulèvement qui renversa la tyrannie. Ce fut Thettalos, fils que Pisistrate avait eu d’une femme d’Argos, qui donna lieu au mécontentement et provoqua la tentative malheureuse d’Harmodius et d’Aristogiton. Mais après cet attentat, qui coûta la vie à Hipparque, la tyrannie d’Hippias devint ombrageuse, il perdit bientôt l’affection des Athéniens ; le nombre des proscrits et des mécontents qui attendaient hors d’Athènes une occasion propice pour renverser les tyrans grossissait toujours. Enfin, après plusieurs échecs, ayant réussi, par l’intermédiaire de l’oracle de Delphes, à s’assurer l’alliance de Lacédémone, ils entrèrent dans Athènes et firent les tyrans prisonniers.

La tyrannie à terre, il s’agissait de savoir qui la remplacerait. Isagoras, ami des Pisistratides, l’emporta un instant grâce à l’appui des Spartiates, mais le peuple l’assiégea lui et les siens dans l’Acropole ; il dut capituler, laissant la place à son rival, l’Alcméonide Clisthènes, qui avait pris la tête du parti populaire.

La tyrannie avait de fait abrogé les lois de Solon en ne s’en servant pas, et Clisthènes eut à réorganiser l’État. Ses réformes font l’objet des chapitres 21 et 22. Les citoyens seront désormais répartis en dix tribus, comprenant chacune un morceau de ces trois zones de l’Attique, qui, après Solon, nous l’avons vu, avaient servi de cadres à trois partis politiques : le rivage, la plaine et la montagne. L’idée politique de Clisthènes est en effet de briser les anciens moules afin de mêler davantage les citoyens et d’éviter le retour des anciennes séditions. C’est ainsi qu’il remplace les naucraries de Solon par les dèmes et les naucrares par des démarques ; c’est la même organisation avec une division différente. Quant aux γένη, aux phratries et aux sacerdoces, institutions d’ordre privé, il est acquis aujourd’hui qu’il n’y changea rien. Enfin, la loi sur l’ostracisme, qui fut appliquée pour la première fois deux ans après Marathon, achevait de donner à la constitution un caractère nettement démocratique. Cette tendance trouve un contrepoids dans le regain d’influence et d’autorité que prend l’Aréopage à ce moment ; il le devait à sa conduite pendant les guerres médiques ; il avait en effet, à un moment où les généraux perdaient courage, réussi à trouver des vaisseaux et mis les Athéniens en état de vaincre à Salamine. Cette organisation démocratique, tempérée par l’influence du vénérable conseil, obtient les éloges d’Aristote ; c’est en effet l’époque la plus glorieuse d’Athènes, celle où, avec Thémistocle pour général et Aristide pour conseiller, elle enlève à Sparte l’hégémonie maritime et fonde la conspiration de Délos. Mais c’est malheureusement aussi l’époque où le peuple commence à attendre tout de l’État. A la fin du chapitre 24 se trouve une curieuse énumération de tous les gens qui vivaient aux dépens de la cité. Il n’y a pas là moins de vingt mille hommes. Aussi voyons-nous qu’Athènes, une fois à l’apogée de sa gloire, ne s’y maintient pas longtemps ; cet Aréopage qui avait fait Salamine est peu à peu miné ; en 462, dix-huit ans après cette glorieuse victoire, on le réduit à néant en le dépouillant de toutes les attributions grâce auxquelles il était encore le gardien de la constitution, et cela au profit soit du conseil, soit des tribunaux ou de l’assemblée. Il y a à ce sujet au chapitre 25 le récit de tout un stratagème de Thémistocle, qui aurait assisté Éphialte dans sa lutte contre l’Aréopage. Le malheur est qu’en 462 Thémistocle n’était plus à Athènes. La date traditionnelle de son exil est 471 ; on aurait pu lui opposer ce témoignage de l’Άθηναίων Πολιτεία cela, mais M. Fr. Cauer a démontré fort ingénieusement (Fr. Cauer, Hat Aristoteles....) qu’en tout cas dès 465 Thémistocle n’était plus à Athènes.

Après l’affaiblissement de l’Aréopage, la démocratie va se développant de plus en plus. Cinq ans après la mort d’Éphialte, l’accès à l’archontat est accordé à la troisième classe censitaire (zeugites). Les guerres enlevaient à Athènes ses meilleurs citoyens, et ceux de création récente qui les remplaçaient allaient pour la plupart grossir les rangs du parti populaire, de ce δήμος qu’Aristophane nous représente à la merci des démagogues.

Périclès essaye bien de réagir en faisant décider que nul ne jouira des droits de citoyen s’il n’est pas né de père et de mère athéniens. Ce n’en est pas moins son nom qui nous amène au seuil de l’époque démagogique : c’est lui en effet qui, pour contrebalancer les largesses de Cimon, chef du parti modéré, instituait le salaire des tribunaux, et il dépouille encore l’Aréopage du peu qui lui restait. Aussi, dès qu’il ne fut plus là pour contenir le peuple par son influence, la décadence marcha à grands pas. Après Périclès, ce fut Cléon ; après le salaire des tribunaux, ce sera le diobole.

Ce régime durait depuis plusieurs années lorsque, après la bataille des Arginuses, le texte dit qu’on fut forcé de renverser le régime démocratique et d’établir le gouvernement des Quatre Cents. L’Άθηναίων Πολιτεία jette un jour tout nouveau sur toute cette partie de l’histoire d’Athènes. Trente commissaires, chargés sur la proposition de Pythodoros de rédiger une constitution, décident la gratuité des magistratures, sauf pour les archontes et les prytanes, pendant toute la durée de la guerre. Les droits politiques seront réservés aux citoyens qui peuvent s’armer ; ils devront être au moins cinq mille. Ils auront en outre le droit de traiter avec qui ils voudront. Puis les Cinq Mille désignent à leur tour cent d’entre eux pour rédiger une constitution. Ce sont ces cent qui, ayant fait d’abord pour le temps à venir une constitution démocratique à souhait, établirent pour le moment présent, une constitution d’après laquelle le conseil, composé de quatre cents membres, nommait lui-même tous les magistrats  : constitution provisoire, disait-on, mais qu’on espérait bien maintenir indéfiniment. Après quatre mois de pouvoir, à la suite de la défaite d’Érétrie et de la défection de l’Eubée, les Quatre Cents étaient renversés et les Cinq Mille reprenaient la direction des affaires. Mais le peuple ne tarda pas à leur enlever le pouvoir, bien qu’Aristote accorde des éloges à leur gouvernement, et l’on retomba dans les errements de la. démagogie  : condamnation des dix stratèges vainqueurs aux Arginuses, rejet des propositions de paix de Sparte ; le peuple — on dirait un enfant gâté, capricieux, impatient et aveugle — semble vouloir la ruine d’Athènes... Voici le désastre d’Ægos-Potamos : Lysandre, maître d’Athènes, établit par vote contraint le gouvernement oligarchique des trente tyrans. Ils se montrèrent d’abord fort modérés, se faisant bienvenir par une série de mesures qui semblaient dictées par le seul désir d’améliorer la constitution, mais ce n’était que pour asseoir leur pouvoir : quand ils se sentirent bien en selle, ils inaugurèrent un régime de terreur, frappant sans égard pour personne tous ceux qui leur portaient ombrage ou dont ils convoitaient la fortune. Théramène, ce personnage dont le caractère et le rôle sont si difficiles à déterminer, mais qu’Aristote place parmi les meilleurs hommes d’État d’Athènes, Théramène, disons-nous, ayant voulu leur faire des remontrances, ils le firent tomber sous le coup de deux lois expressément dirigées contre lui et le mirent à mort. Puis ils enlevèrent les armes à tous les citoyens, sauf aux trois mille, à qui seuls ils avaient reconnu les droits politiques. Mais l’armée qu’ils avaient envoyée contre les émigrés, qui, maîtres déjà de Phylé, venaient encore de prendre Munychie, ayant été battue, ils furent renversés par leurs propres partisans et remplacés par dix commissaires. Ceux-ci ne tardèrent pas à être renversés à leur tour, car, ceux de Phylé et de Munychie ayant de nouveau battu les troupes de l’oligarchie (ils avaient vu venir à eux tous les partisans de la démocratie), dix commissaires nouveaux furent nommés, qui rétablirent la démocratie, conclurent la paix avec Sparte et réglèrent la trêve entre les deux partis. Ceux des partisans des Trente qui voudraient quitter Athènes habiteraient Éleusis sans perdre leurs droits de citoyen ; on oublierait toutes les haines passées, et chaque parti aurait à rendre les sommes qu’il avait empruntées pour la guerre ; mais on fit mieux encore, puisqu’on s’associa pour rendre aux Lacédémoniens l’argent qu’ils avaient prêté aux Trente. Enfin, deux ans après cet accord, les Athéniens restés à Athènes se réconciliaient avec ceux d’Éleusis et la paix était enfin rétablie.

C’est ici que s’arrête la première partie du livre, l’Histoire de la constitution d’Athènes. Au chapitre 41, il nous en est donné un résumé, la liste sommaire des onze changements que subit cette constitution depuis l’établissement d’Ion : gouvernement de Thésée ; constitution de Dracon ; constitution de Solon ; tyrannie de Pisistrate ; constitution de Clisthènes ; puissance de l’Aréopage ; Éphialte, ruine de l’Aréopage, commencement de la démagogie ; les Quatre Cents ; restauration de la démocratie ; les Trente, puis les Dix ; le régime qui dure aujourd’hui encore.

La seconde partie, qui commence au chapitre 42, est un exposé des institutions d’Athènes au temps d’Aristote. Comme elle se prête par sa nature même plus difficilement à l’analyse, nous nous bornerons à en donner le sommaire[12]. Nous le prenons dans la traduction que M. Haussoullier vient de publier de l’Άθηναίων Πολιτεία ; il n’est guère possible d’en faire un autre ni surtout un meilleur.

Chapitre 42. Du droit de cité. — Inscription sur le registre civique. — L’éphébie.

Chapitre 43. Les magistratures. — Fonctions conférées parle sort ou par l’élection. — Le Conseil et les Prytanes. — Ordre du jour du Conseil et de l’Assemblée du peuple.

Chapitre 44. Le Conseil. — L’Épistate des Prytanes. — Les Proèdres et l’Épistate des Proèdres. — De l’élection des fonctionnaires militaires par l’Assemblée du peuple.

Chapitre 45. Fonctions judiciaires. — Affaiblissement du pouvoir judiciaire du Conseil. — Du droit de juridiction exercé par le Conseil sur les fonctionnaires. — De l’examen des conseillers et des neuf archontes par le Conseil. — Des délibérations préalables du Conseil.

Chapitre 46. Fonctions administratives. — Inspection de la marine. — Inspections des édifices publics.

Chapitre 47. Rapports du Conseil avec les autres fonctionnaires. — Les trésoriers d’Athéna. — Les Polètes et les adjudications publiques. — De l’adjudication des domaines sacrés. — Des paiements.

Chapitre 48. Les Apodectes. — Les Logistes. — Les Eutbynes.

Chapitre 49. Inspection des chevaux des cavaliers. — Des cavaliers éclaireurs. — De l’infanterie légère. — Du recrutement des cavaliers. — Des plans des architectes et des modèles de péplos. — Des victoires et des prix des Panathénées. — Des infirmes.

Chapitre 50. Magistratures conférées par le sort (suite). Les dix commissaires pour l’entretien des temples. — Les dix Astynomes.

Chapitre 51. Les dix Agoranomes. — Les dix Métronomes. — Les trente-cinq inspecteurs du commerce des grains. — Les dix inspecteurs du port marchand.

Chapitre 52. Les Onze. — Jugement des flagrants délits. — Des actions introduites par les Onze. — Les cinq introducteurs. — Des actions qui doivent être jugées dans l’espace d’un mois et introduites par les introducteurs. — Des actions jugées dans le mois et introduites par les Apodectes.

Chapitre 53. Les Quarante. — Leur compétence. — Leurs rapports avec les Arbitres publics. — Les Arbitres publics. — Désignation des Arbitres : les Éponymes des classes. — Des poursuites contre les Arbitres. — Des Éponymes des classes et du service militaire.

Chapitre 54. Les cinq Agents-Voyers. — Les dix Logistes et les dix Synégores. — De la reddition des comptes. — Des Greffiers. — Le greffier-archiviste de la Prytanée. — Le Greffier des lois. — Le Greffier lecteur : il est électif. — Des Sacrificateurs. Les dix Commissaires des sacrifices. — Les dix Sacrificateurs de l’armée. — L’Archonte de Salamine et le Démarque du Pirée.

Chapitre 55. Les neuf Archontes. — Du mode de désignation des neuf Archontes. — De l’examen des neuf Archontes. — De la prestation du serment.

Chapitre 56. Des assesseurs de l’Archonte, du Roi et du Polémarque. — De l’Archonte. — Fonctions administratives de l’Archonte : désignation des chorèges ; organisation des processions et des fêtes. Compétence judiciaire de l’Archonte : des actions données par l’Archonte. — De la protection des incapables.

Chapitre 57. Le Roi. — Fonctions administratives du Roi : célébration des mystères ; organisation des fêtes. — Compétence judiciaire du Roi : actions d’impiété et contestations entre familles sacerdotales et entre prêtres. — Affaires de meurtre. — Compétence de l’Aréopage et des tribunaux ordinaires.

Chapitre 58. Le Polémarque. — Fonctions administratives du Polémarque. — Compétence judiciaire du Polémarque ; ses rapports avec les métèques, isotèles et proxènes.

Chapitre 59. Les Thesmothètes. — Formation des tribunaux. — Compétence des Thesmothètes ; leurs rapports avec l’assemblée du peuple. — Compétence judiciaire : actions criminelles. — De l’examen des magistrats. — Des exclusions et des condamnations prononcées par les dèmes et par le Conseil. — Des autres actions données par les Thesmothètes. — Du tirage au sort des tribunaux et des juges.

Chapitre 60. Magistratures conférées par le sort (fin). — Les Athlothètes. Fonctions administratives. — De l’huile des oliviers sacrés. — Des prix donnés dans les concours des Panathénées.

Chapitre 61. Magistratures conférées à l’élection. — Fonctions militaires. — Les dix Stratèges. — Répartition des fonctions entre les Stratèges. — De la surveillance des Stratèges par le peuple. — De l’autorité des Stratèges. — Des Taxiarques. — Des Hipparques. — - Des Phylarques. — De l’Hipparque de Lemnos. — Des intendants de la Paralos et de l’Ammonias.

Chapitre 62. Magistratures (fin). — Du mode de tirage au sort. — Des salaires des fonctionnaires. — Des fonctions qui pouvaient être remplies plusieurs fois.

Chapitre 63. Les tribunaux. — De la désignation des juges. — Du mobilier nécessaire à la répartition des juges dans les tribunaux. — Des conditions à remplir pour être juge. — Du moyen de reconnaître l’identité des juges. — De l’utilité des tablettes des juges.

Colonne 31. Organisation des tribunaux (suite). — Formation de la liste de service. — Combinaison du tirage au sort des tablettes et du tirage au sort des cubes. — Répartition des juges dans les tribunaux appelés à siéger.

Colonne 32. Comment le juge sait dans quel tribunal il doit siéger. — Les bâtons. — Le jeton de présence.

Colonnes 33-34. Fragments.

Colonne 35. Description de la procédure (suite). — Les bulletins de vote.

Colonnes 36 et 37. Les amphores où l’on recueille les votes. — Le vote. — Le compte des votes et la proclamation du vote. — Vote sur l’évaluation de la peine. — Le paiement du salaire.

— III —

Voilà donc ce que nous rend le papyrus de Londres. Est-ce bien l’Άθηναίων Πολιτεία d’Aristote ? La question d’authenticité est ici pour ainsi dire à deux degrés. Ce dont nous sommes certains, c’est que nous avons bien là le livre qui était pour les anciens l’Άθηναίων Πολιτεία d’Aristote. Cela ressort de la comparaison avec les fragments antérieurement connus. Sur ces 91 fragments, 78 se retrouvent dans l’Άθηναίων Πολιτεία, et, sur les 13 autres, 7 appartiennent aux parties qui ne nous sont pas rendues, et 6 sont des passages où l’on citait Aristote sans mentionner l’ouvrage auquel on empruntait la citation ; ils ont donc pu être attribués par erreur à l’Άθηναίων Πολιτεία.

Mais, déjà avant la découverte de Londres, et jugeant sur les seuls fragments, on avait douté de la perspicacité des anciens. Les adversaires de l’authenticité le prenaient de très haut : Rose[13] semble s’attaquer à un ennemi condamné d’avance. Aujourd’hui la découverte du texte complet semble avoir renversé les positions ; le ton de l’attaque est tout différent. On sent, en lisant les brochures de M. Julius Schwarcz et de M. Fr. Cauer que leurs auteurs n’ignorent pas qu’ils se prennent à forte partie.

La première question à résoudre quand on s’occupe de l’authenticité d’un ouvrage est celle de la date de sa composition. Pour l’Άθηναίων Πολιτεία, on peut la fixer avec une très grande approximation. Le dernier archonte mentionné est Céphisophon (ch. 54), qui est de l’année 329/8 ; l’Άθηναίων Πολιτεία est donc postérieure à cette date. D’autre part, un terminus ante quem nous est donné par un détail précis : au chapitre 46, à propos de l’entretien de la flotte par les soins du conseil, il n’est question que de vaisseaux à trois et à quatre rangs de rames. Or, dans les inventaires de la marine athénienne[14] qui nous sont conservés par les inscriptions, on voit figurer à partir de l’an 325/4 des quinquérèmes  : les galères à quatre rangs ne sont pas d’introduction beaucoup plus ancienne ; elles apparaissent pour la première fois en 330/29, et l’auteur les a mentionnées  : si donc il n’est pas question des quinquérèmes, c’est que l’ouvrage a été achevé avant l’introduction de cette nouvelle espèce de navires, nous pouvons dire avant 325. L’Άθηναίων Πολιτεία a donc été composée entre 328 et 325, au moins deux ans avant la mort d’Aristote.

M. Cauer reconnaît qu’il y a dans l’ouvrage retrouvé quelques passages où de bonnes sources sont mises en œuvre avec jugement ; mais il relève d’autre part que l’auteur a peu ou même n’a pas du tout utilisé les meilleures sources qu’il eût à sa disposition : les documents officiels ; puis il cherche à prouver qu’il accepte sans critique beaucoup de choses fausses ou sans valeur, et qu’il applique aux bonnes sources une intelligence insuffisante. Ce n’est pas dans un article comme celui-ci qu’il convient d’entreprendre une réfutation de l’opuscule de M. Cauer. Disons seulement qu’en ce qui concerne le reproche de n’avoir pas utilisé les bonnes sources, M. Cauer nous semble se placer à un point de vue faux. Ainsi, de ce que cinq fragments des lois de Solon rapportés par Plutarque ne se trouvent pas dans l’Άθηναίων Πολιτεία, Cauer conclut que l’auteur n’a pris que très à la hâte connaissance des tables de Solon. Rien de moins nécessaire que cette conclusion : Aristote n’avait pas dans une histoire générale des modifications de la constitution d’Athènes à entrer dans autant de détails qu’un biographe de Solon. Or les autres faits qu’il apporte à l’appui de son affirmation ne valent que pour autant qu’ils s’appuient à celui-là.

M. Cauer relève une contradiction de tendances entre la politique d’Aristote et l’Άθηναίων Πολιτεία. Celle-ci serait favorable à la démocratie. Il ne cite malheureusement pas assez de textes illustrant ce désaccord  : pensera-t-on, en effet, qu’il fut un bien zélé partisan de la démocratie, cet Athénien qui déclare (ch. 28) que, de tous les hommes d’État athéniens, les meilleurs après les anciens semblent avoir été Nicias, Thucydide et Théramène ? Cette opinion, que M. Cauer n’est pourtant pas seul à défendre, ne peut tenir devant une comparaison suivie des deux ouvrages  : nul n’a mieux répondu à ceux qui affirment la contradiction que M. Haussoullier dans la traduction qu’il a publiée de l’Άθηναίων Πολιτεία. Il a en effet donné en note de tous les passages qui le comportent, et ils sont légion, le renvoi et le plus souvent le texte même de tous les passages de la Politique qui traitent du même sujet ou dont le rapprochement est intéressant à un titre quelconque ; et c’est comme une démonstration continue qui accompagne pas à pas le texte de l’Άθηναίων Πολιτεία. Il y a des contradictions avec certaines données de la fin du second livre de la Politique, mais ce n’est là qu’un argument de plus contre l’authenticité de cette partie du traité d’Aristote, déjà mise en doute par Susemihl dans son édition, et plus récemment par M. Weil[15] et M. Diels[16].

Puisque la brochure de M. Cauer nous amène à parler des sources qu’Aristote a pu utiliser, nous en dirons quelques mots. On sait que les auteurs anciens ne se croyaient nullement tenus de citer les sources dont ils se servaient. Aussi ne nous étonnerons-nous pas de voir que l’Άθηναίων Πολιτεία ne cite expressément qu’Hérodote (une fois seulement au ch. 44, et pour un détail insignifiant) et Solon. Un seul passage (ch. 18) témoigne de la connaissance de Thucydide, et c’est un passage qui le contredit. On a pu se convaincre encore qu’Aristote avait utilisé les travaux des atthiodographes Androtion et Cleidèmos, en rapprochant du nouveau texte certains fragments de ces auteurs, mais ils ne sont pas les seuls qu’Aristote ait pu mettre à profit. Démon, Phanodèmos et d’autres encore avaient aussi écrit des Atthides. Quant aux documents officiels (inscriptions, lois, décrets), nous remarquons que, si l’auteur n’en donne pas pour la période ancienne, à mesure qu’il se rapproche de son temps il les cite textuellement et entre dans plus de détails (voir au ch. 29 le décret de Pythodoros et l’amendement de Clitophon, instituant la commission des trente commissaires ; au ch. 30, la constitution qu’ils élaborent pour la forme ; au ch. 34, celle des Quatre Cents ; au ch. 39, l’accord entre les partis réconciliés). Et d’ailleurs, pour ce qui est des époques antérieures, les citations copieuses de Solon, pour n’être pas des documents officiels, n’en sont pas moins une source tout aussi considérable. Il ne faut pas oublier, d’autre part, que l’Άθηναίων Πολιτεία n’est pas un ouvrage isolé, mais qu’elle faisait partie d’une étude comparée d’un grand nombre de constitutions. Cela étant, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’Aristote se soit borné à citer les textes les plus intéressants, notamment ceux qui avaient trait aux mouvements qui avaient abouti à la constitution de son temps.

— IV —

Après l’enthousiasme volontiers aveugle des premiers moments et la réaction de scepticisme qui suivit, on doit maintenant, avec plus de sang-froid, reconnaître que l’Άθηναίων Πολιτεία nous apprend un certain nombre de choses entièrement nouvelles, qu’elle fixe beaucoup de notions jusqu’alors indécises et confirme bien des hypothèses. C’est ainsi que, dès les premiers mots, la phrase tronquée par laquelle commence le papyrus suffit pour que nous puissions nous convaincre que les troubles de Cylon avaient eu lieu avant la législation de Dracon, alors que la tradition était que Cylon avait profité du mécontentement causé par cette législation[17]. Au chapitre 3, une explication vraiment historique de la ruine de la royauté nous en montre le démembrement progressif au profit de l’archontat. Nous avons vu dans notre analyse que si la constitution qui nous est donnée sous le nom de Dracon est à rejeter, il n’en est pas moins constant, grâce à l’Άθηναίων Πολιτεία, qu’il avait fait une constitution  : nous l’ignorions. Mais nous avons plus de données nouvelles encore sur Solon : d’abord cette information de Suidas est confirmée, que Solon a le premier réuni les archontes en les faisant siéger en commun dans le θεσμοθετεϊον ; à propos de la réforme monétaire : la confondant avec la σεισάχθεια, on avait dit qu’elle n’avait d’autre but que d’alléger les dettes. Or, nous voyons (chap. 6) que c’est par l’abolition pure et simple des dettes que Solon commença son œuvre, et que ce n’est qu’après avoir élaboré sa constitution qu’il passe à cette réforme non seulement des monnaies, mais des poids et mesures ; elle était simplement destinée à faciliter les relations commerciales. Quand avait-on commencé à employer le sort dans la nomination des archontes ? On avait parlé de Périclès, d’Aristide, on était même remonté jusqu’à Clisthène ; on n’osait pas aller plus haut  : au chapitre 8 de l’Άθηναίων Πολιτεία il est dit que Solon institua pour la désignation des archontes un tirage au sort entre quarante candidats élus par les quatre tribus. Toute l’histoire de l’archontat est d’ailleurs singulièrement éclairée par le livre retrouvé ; ainsi, d’après le chapitre 22, sous l’archontat de Télésinos (487), les archontes étaient encore pris parmi les pentacosiomédimnes seuls, tandis qu’au chapitre 23 nous voyons pour la première fois un archonte pris dans les rangs des zeugites : Mnésithéidès (457). L’histoire de l’Aréopage fait également des progrès la juridiction qu’il exerçait dès l’époque de Dracon et avant lui, aussi bien que l’autorité considérable qu’il exerça pendant les dix-sept années qui suivirent les guerres médiques sont pour nous des nouveautés. Mais la partie de l’histoire d’Athènes qui gagne le plus à la découverte de Londres est peut-être la période de la réaction oligarchique des Quatre Cents et de la restauration qui la suivit.

Nous avons tiré tous ces exemples de la première partie du livre, parce que, dans un article aussi général que celui-ci, il serait disproportionné d’entrer dans le détail de l’apport de la seconde partie, qui semble, par la nature même de son sujet, plus exclusivement réservée aux études spéciales ; signalons cependant le chapitre 62, qui nous donne d’intéressantes informations sur le salaire des magistrats.

Mais ce ne sont pas seulement des faits isolés que nous trouvons dans l’Άθηναίων Πολιτεία, et c’est certainement une grande fortune que d’avoir l’appréciation d’un esprit comme celui d’Aristote et de tenir nos informations d’un homme qui connaissait Athènes et ses institutions comme un Athénien, mais qui a pour nous l’avantage de ne pas être Athénien lui-même. Nous trouvons dans son livre une vue d’ensemble, une conception philosophique de l’histoire d’Athènes : à l’origine, l’Aréopage, l’auguste sénat, est l’autorité suprême ; le peuple n’a aucun droit. L’histoire intérieure d’Athènes va être en grande partie l’histoire de l’évolution qui aboutira à la disposition contraire : l’Aréopage dépouillé de toutes ses prérogatives et le peuple souverain maître par l’assemblée et par les tribunaux. Pour Aristote, le plus beau moment d’Athènes est cette époque où l’Aréopage, entouré d’un prestige nouveau après les guerres médiques, reprend, au moins de fait, son ancienne prépondérance, et la décadence commence pour lui dès le milieu du Ve siècle, au moment où l’Aréopage tombe sous les coups d’Éphialte.

Si l’on songe qu’un tel livre est loin d’avoir tout donné quand on a pris connaissance de son contenu propre, de ce que son auteur a voulu transmettre par lui, mais qu’on pourra tirer encore une foule d’indications, soit de ce qui se lit entre les lignes, soit de comparaisons avec d’autres textes ou d’autres passages du livre lui-même, ou surtout, pour la seconde partie, avec les inscriptions, et qu’il y a là matière pour plusieurs années à des travaux entièrement nouveaux, on reconnaîtra que l’Άθηναίων Πολιτεία n’a pas trompé les espérances qu’elle avait fait naître et qu’elle n’a pas démérité de l’accueil qui lui a été fait il y a un an (1890).

 

J. BÉRARD.

 

 

 



[1] BIBLIOGRAPHIE. — F. G. Kenyon, Άθηναίων Πολιτεία. Aristotle on the Constitution of Athens. London and Oxford, 1891. La troisième édition vient de paraître. Άθηναίων Πολιτεία. Fac-simile of papyrus CXXXI in the British Museum, 22 pl. in-fol. Londres et Oxford, 1891. — H. van Herwerden et J. van Leeuwen J. F., De republica Atheniensium Aristotelis qui fertur liber Άθηναίων Πολιτεία, post Kenyonem ediderunt. Accedunt manuscripti apographum, observationes palæographicæ cum tabulis IV, indices locupletissimi. Leyde, Sijthoff, 1891. — G. Kaibel et U. de Wilamowitz-Mœllendorff, Arisiotelis Πολιτεία Άθηναίων ediderunt. Berlin, Weidmann, 1891. — C. Ferrini, Aristotele, la Costituzione degli Atheni, testo greco, versione italiana, introduzione e note. Milan, 1891. — Th. Reinach, Aristote, la république athénienne, traduite en français pour la première fois. Paris, Hachette, 1891. — B. Haussoullier, Aristote, constitution d’Athènes, traduction française. Bibliothèque de l’École des hautes études. 89e fascicule. Paris, Bouillon, 1891. — Herman Hagen, Des Aristoteles wiedergefundene Schrift von der Staatsverfassung der Athener, zum erstenmal übersetzt ; dans la Schweizerische Rundschau, 1891, n° 4, 5, 6. — G. Kaibel u. Ad. Kiessling, Aristoteles Schrift vom Staatswesen der Athener, verdeutscht von... Strassburg, Trübner, 1891. — Fr. Poland, Staat der Athener übersetzt, dans la Langenscheidtsche Bibliothek, n° 78 et 79 des œuvres d’Aristote. Berlin, Langenscheidtsche Verlagsbuchhandlung, 1891. — F. G. Kenyon, Aristotle on the Athenian Constitution translated with Introduction and notes... London, George Bell and Sons, 1891. — E. Poste, Aristotle on the Constitution of Athens translated. London, Macmillan and Co, 1891. — Thomas, J. Dymes, Aristotel’s Constitution of Athens translated for english Readers. London, Secley and Co, 1891. — G. Oreste Zuretti, Aristotele. La Costituzione di Atene, tradotta. Torino, E. Leescher, 1891. — Fr. Cauer, Hat Aristoteles die Schrift vom Staate der Athener geschrieben ? Ihr Ursprung und ihr Wert für die altere athenische Geschichte. Stuttgart, 1891. — P. Meyer, Des Aristoteles Politik und die Άθηναίων Πολιτεία. Bonn, 1891. — Ad. Bauer, Literarische und historische Forschungen zu Aristoteles Άθηναίων Πολιτεία. München, 1891. — Julius Schwarez, Aristoteles und die Άθηναίων Πολιτεία auf dem papyrus des British Museums. Leipzig, 1891. — Th. Gomperz, Die Schrift vom Staatswesen der Athener und ihr neuester Beurtheiler, eine Streitschrift. Wien, 1891. — P. Cassel, Vom neuen Aristoteles und seiner Tendenz, Hemerkungen. Berlin, 1891.

[2] Val. Rose, Aristotelis qui ferebantur librorum fragmenta, collegit... Leipzig, Teubner, 1886.

[3] Hermès, XV, p. 366.

[4] Rheinisches Museum, XXXVI, p. 87.

[5] H. Diels, Ueber die Berliner fragm. der Ά. Π. des Arist. mit 2 Tafeln. Aus den Abhandt. der K. Akad. der Wissensch. zu Berlin, 1885.

[6] Wilcken, Recto und verso. Hermès, XXII.

[7] La division en chapitres, qui suit d’ailleurs la division naturelle du sujet, est de M. Kenyon.

[8] Classical Review, 1891, p. 166-168.

[9] Politique 1298, A, 10.

[10] Pollux, IX, 61.

[11] Chap. 3 : ήν δ̕ ή τάξις τής άρχαίας πολιτείας τής πρό Δράxοντος τοιάδε, il supprime les mots τής πρό Δράxοντος. Chap. 41, pour arriver, tout en supprimant Dracon, au chiffre de 11 μεταβολαί, il est obligé de compter comme une révolution le premier établissement, celui d’Ion, la fondation même de l’État athénien. Par contre, au chapitre 7, on ne voit pas pourquoi il a laissé subsister la phrase : les lois de Dracon furent abrogées, excepté celles sur le meurtre.

[12] Nous renvoyons pour l’étude de la seconde partie à l’article que lui a spécialement consacré M. Dareste dans le Journal des Savants de mai 1891.

[13] Val. Rose, Arisioteles Pseudepigraphus. Leipzig, 1863.

[14] C. I. A., 807 b, 67-69. — 808 d, 22 et 39. — 809 d, 62 et 90.

[15] Journal des Savants, 1891, p. 208.

[16] Zwei Funde, Archiv für Geschichte der Philosophie, 1891, p. 481.

[17] Busolt, Griech. Gesch., I, p. 498, A 8.