LOUIS XVII, SA VIE, SON AGONIE, SA MORT

CAPTIVITÉ DE LA FAMILLE ROYALE AU TEMPLE

TOME SECOND

 

LIVRE DIX-HUITIÈME. — DERNIERS JOURS, AGONIE ET MORT.

15 floréal an III (4 mai 1795). — 22 prairial an III (10 juin 1795).

 

 

Avis de Gomin et de Lasne au comité de sûreté générale. — Desault désigné pour soigner l'enfant. — Sa première visite, ses ordonnances. — Le Dauphin refuse les médicaments ; instances de Lasne. — Le nom de Louis XVII partout prononcé. — Inquiétudes politiques de la Convention. — La Pologne. — Symptômes alarmants dans l'état du Dauphin. — Dernières promenades sur la plate-forme. — Les oiseaux de la tour du Temple. Marie-Thérèse demande à soigner son frère. — Sollicitation de M. Hue. — Reconnaissance du Dauphin envers M. Desault. — Inutilité du traitement. — M. Bellanger crayonne le portrait du Prince. — Mort de Desault ; bruit répandu sur cette mort. — MM. Pelletan et Dumangin le remplacent. — Leur opinion sur l'état de l'enfant. — Remontrances de M. Pelletan à un municipal. — Paroles de Louis XVII. — On transporte le malade dans la petite tour. — Observations du municipal Hébert. — Entretien de l'enfant avec Gomin. — Dernière nuit. — Matinée du 20 prairial (8 juin). — Extase. — Dernières paroles. — Mort. — La nouvelle portée au comité de sûreté générale. — Douleur de Gomin. — Visite des membres du comité. — La garde du Temple appelée dans la chambre mortuaire. — Autopsie : procès-verbal. — Rapport à la Convention. — La nouvelle répandue dans Paris. — Acte de décès. — Ensevelissement du Dauphin. — Convoi et funérailles. — Acte d'inhumation.

 

Gomin et Lasne jugèrent nécessaire de prévenir le gouvernement de l'état déplorable de leur prisonnier. Ils écrivirent sur le registre : Le petit Capet est indisposé. On ne tint aucun compte de cet avertissement, qui fut renouvelé le lendemain en termes plus positifs : Le petit Capet est dangereusement malade. Aucune voix du dehors ne répondit encore. Il faut frapper plus fort, se dirent les gardiens ; et au dangereusement malade, ils ajoutèrent : Il y a crainte pour ses jours.

Enfin, le 17 floréal an III (mercredi 6 mai 1795), trois jours après le premier avis, ils reçurent communication d'une décision qui appelait M. Desault à donner les soins de son art au malade[1]. M. Desault arriva bientôt. Après avoir transcrit sa nomination sur le registre, il fut introduit près du Prince : il examina longtemps et très-attentivement ce malheureux enfant, le questionna sans pouvoir en obtenir de réponses, n'exprima aucune opinion sur son état devant les commissaires, et se borna à ordonner des décoctions de houblon à prendre.par cuillerées de demi-heure en demi-heure, depuis six heures du matin jusqu'à huit heures du soir ; ce qui faisait la valeur d'une demi-bouteille par jour.

M. Desault ne garda pas le même silence hors de la tour : il ne dissimula pas qu'on avait trop tardé à l'envoyer auprès du malade. Il le jugeait atteint du germe de cette affection scrofuleuse dont son frère était mort à Meudon, mais cette maladie avait à peine empreint son sceau sur sa constitution ; elle ne s'y manifestait avec aucun symptôme violent, ni rebelle ophtalmie, ni vastes ulcères, ni gonflements articulaires chroniques. Le vrai mal dont se mourait cet enfant, vieux avant le temps, et dont la taille était voûtée, la peau terreuse et la marche chancelante, c'était l'épuisement, c'était le marasme parvenu à un point qui ne laissait guère d'espoir de salut. Desault osa proposer à l'autorité de faire immédiatement transporter le Prince à la campagne ; il espérait que le bon air, un traitement assidu, des, soins constants pourraient parvenir à lui rendre un peu de vie. Les comités, comme on le pense bien, ne firent aucune attention à ces propositions, Desault revint le lendemain à neuf heures. Il examina de nouveau le malade, ne changea rien aux prescriptions de la veille ; seulement il ordonna, de plus, des frictions d'alcali volatil sur les tumeurs. Comme il se retirait, Gomin lui demanda s'il ne faudrait pas essayer de promener l'enfant dans le jardin : Et comment ? dit M. Desault, chaque mouvement lui cause une douleur. Certainement il a besoin d'air, mais c'est l'air de la campagne qu'il lui faut ! Les frictions ordonnées furent faites par Lasne. Louis-Charles n'y mettait pas obstacle, et d'ailleurs il n'eût point eu la force de s'y opposer ; mais il fut moins facile de lui faire accepter la potion ordonnée la veille, et dont il n'avait pas voulu encore goûter. Soit par dégoût de la vie, soit dans la crainte du poison, il demeurait insensible à toutes les instances que ses gardiens faisaient pour le décider. Le premier jour son refus était resté inébranlable. Gomin eut beau, à trois reprises différentes, boire devant lui un verre de cette potion, cet exemple ne le persuada pas, et on n'en obtint rien. Le second jour, Lasne renouvela ses sollicitations : Monsieur sait bien que je ne veux que le bien de sa santé, et il m'afflige profondément en repoussant ainsi ce qui peut y contribuer. Je le supplie en grâce de ne me point faire ce chagrin. Et comme en disant ces mots Lasne recommençait à goûter la potion dans un verre, l'enfant lui prit des mains la cuillerée qu'il lui présentait : Tu as donc juré que je le boirais ? s'écria-t-il avec impatience, eh bien ! donne, je vais le boire. Depuis ce moment, il se conforma avec docilité à ce qu'on exigea.

 

La République victorieuse avait repoussé l'étranger : des succès prodigieux remportés par nos armées avaient chassé l'ennemi loin de nos frontières. Mais bien que la mort de Robespierre eût mis un terme à la terreur, l'agitation révolutionnaire continuait. La Vendée inquiétait le sommeil des dictateurs. Quelques membres modérés de la Convention, dont les mains étaient pures du sang de Louis XVI, furent chargés d'entamer des négociations avec les chefs de l'armée catholique et royale. Charette, au bout de ses ressources, manquant des munitions de guerre les plus nécessaires, accepta avec empressement les ouvertures des comités de la Convention. On conclut un armistice dont les articles publiés portaient que les Vendéens auraient le libre exercice du culte catholique, la mainlevée des séquestres qui avaient été mis sur les biens des insurgés, et que le gouvernement de la République rembourserait deux millions de francs de bons, la plupart à l'effigie de Louis XVII, mis en circulation par les chefs de l'armée royale. On assura même que plusieurs clauses restées secrètes traitaient de la remise du jeune Roi aux armées de la Vendée et de la Bretagne, et du rétablissement du culte catholique dans toute la France. On devine avec quelle vivacité ces propositions furent combattues dans les comités. On cria de toutes parts à la contre-révolution. L'insurrection du 1er prairial an III (20 mai 1795) fut organisée ; elle poussa des émeutiers armés jusque dans le sein de la Convention, et demanda, par leur voix, du pain et la Constitution de 1793. La faction qui avait écrasé Robespierre gardait, sous le masque de la modération, la même ambition jalouse, le même despotisme ombrageux. Mieux éclairée sur la véritable situation des Vendéens et des Chouans, elle ne s'engagea point à leur remettre l'héritier de la couronne, et n'eut, quoi qu'on en ait dit, aucune relation sérieuse avec le baron de Cormatin, major général de l'armée catholique et royale de Bretagne, chargé de venir chercher à Paris les enfants de Louis XVI. Bien plus, afin d'occuper les esprits et de créer une diversion aux espérances qui déjà suivaient le fantôme de la Royauté du côté de l'Ouest, cette faction souveraine imagina et fit répéter par la plume de Mercier, et de quelques autres journalistes ou députés, la nouvelle de la prochaine nomination du Dauphin au trône de Pologne. Cette nouvelle, jetée au public avec des -détails piquants, rendue plus vraisemblable par les nombreux courriers échangés, disait-on, entre les cours de Vienne, de Saint-Pétersbourg et de Berlin, trouva mille échos dans les gazettes de l'Europe, et se propagea avec la rapidité de l'éclair. Et déjà l'on croyait voir s'élancer de la tour du Temple le fils des vieux Rois très-chrétiens, annonçant au monde politique l'empire des Jagellons reconstruit, avec toutes les garanties de force et d'avenir, sur la base nouvelle de l'hérédité, et apportant aux peuples la pacification générale.

Ces bruits contradictoires qui mêlaient tantôt la Vendée, tantôt la Pologne, aux destinées du jeune Prince, étaient l'objet des conversations ; journellement apportés au Temple par les commissaires civils et la garde nationale de service, ils donnaient lieu aux plus étranges interprétations, aux opinions les plus diverses, parmi lesquelles figurait celle de l'évasion de l’orphelin royal de la tour. Un jour le commandant du poste demanda à voir le petit Capet. La garde nationale garde le Temple, dit-il, et je veux savoir qui nous gardons. Lasne, Gomin et le commissaire ignoraient quel intérêt cachaient les paroles de cet officier ; ils n'accueillirent point sa réclamation : ils n'avaient point d'ordre pour le faire.

Une autre fois (le 6 prairial an III, lundi 25 mai 1795), le sieur Huyot, entrepreneur de bâtiments, commissaire de service[2], dit en arrivant à la tour : Je viens faire ma cour au Roi de Pologne. Le ton ironique de ce singulier courtisan dérida la figure austère de Lasne. S'il est Roi de Pologne, dit-il, je ne comprends pas alors pourquoi les Vendéens se battent. — On ne le comprend.que de reste, c'est la cause de leurs foyers et de leurs autels, de leur patrie et de leur Dieu ! Mais, c'est la cause anti-conventionnelle, antirépublicaine : il n'y a pas de traité possible avec elle.

Cependant, tandis qu'on le désignait comme le drapeau vivant des ennemis de la République ; tandis que, dans les provinces, la renommée le plaçait sur le trône de Louis XVI, ou l'exilait sur le trône de Sobieski, la misère et la souffrance clouaient le rejeton des Rois de France sur le grabat d'une prison.

Les progrès de la maladie se manifestaient par des symptômes alarmants : la faiblesse du Prince était extrême ; ses gardiens pouvaient à peine le traîner jusqu'au sommet de la tour : la marche blessait ses pieds endoloris ; à chaque pas il s'arrêtait pour serrer le bras de Lasne à deux mains sur sa poitrine, comme s'il eût senti son cœur défaillir.

Enfin il devint si souffreteux qu'il ne lui fut plus possible de marcher : son gardien le portait tantôt sur la plate-forme et tantôt dans la petite tour adhérente à la grande, où la famille royale avait d'abord demeuré. Mais la faible amélioration qu'apportait à sa santé le changement d'air compensait à peine le mal que la fatigue lui causait.

Sur le créneau de. la plate-forme le plus rapproché de la tourelle du nord, la pluie avait creusé, avec la persévérance, des siècles, une espèce de petit bassin. L'eau s'y conservait pendant plusieurs jours ; et comme pendant le printemps de 1795 il y eut des orages assez fréquents, cette petite nappe d'eau ne cessa point d'être entretenue. Chaque fois que l'enfant était conduit sur la plate-forme, il pouvait apercevoir une '.( bande de moineaux qui venaient boire à ce réservoir et s'y baigner. Ils s'envolaient d'abord à son approche ; mais l'habitude de le voir presque tous les jours se promener paisiblement avait fini par les rendre plus familiers, et ils ne secouaient leur plumage qu'au moment où il arrivait tout près d'eux. C'étaient toujours les mêmes : il les reconnaissait ; et peut-être étaient-ils, comme lui, habitants de cette antique demeure. Il les appelait ses oiseaux. Son premier mouvement, lorsqu'on ouvrait la porte de la terrasse, était de regarder de ce côté, et toujours les moineaux étaient là. Quand le Prince passait, ils prenaient un instant leur vol eu tournoyant, puis ils redescendaient aussitôt qu'il était passé. L'enfant, appuyé fortement ou plutôt suspendu au bras gauche de son gardien et adossé contre le mur, restait longtemps immobile à regarder ses oiseaux ; il les voyait aller, venir, tremper leur petit bec dans l'eau, y plonger leur gorge, leurs ailes, puis agiter leurs plumes et prendre leur essor ; et le pauvre enfant malade serrait le bras de son guide avec un tressaillement qui semblait lui dire : Hélas ! je n'en puis faire autant ! Ses oiseaux revenaient encore, et le Prince voulait les voir d'un peu plus près. Toujours à l'aide de son guide, il faisait quelques pas, et quelques pas encore, et il arrivait enfin si proche, qu'en allongeant le bras il eût pu les toucher. C'était là sa plus grande distraction. De cette plate-forme qui, resserrée entre la rampe crénelée et le toit de la grosse tour, ressemblait à un couloir étroit, il ne pouvait a percevoir que le ciel ; et l'on comprend que ces petits êtres ne devaient point lui être indifférents : il aimait tant leur gazouillement et il devait tant envier leurs ailes !

A mesure que la position de son frère devenait plus critique, Madame Royale sentait qu'elle l'aimait davantage. On eût dit qu'elle devinait ses dangers : elle ne cessait de questionner gardiens et commissaires, sans pouvoir rien obtenir d'eux, sinon de vagues paroles qui, prononcées pour la rassurer, ne faisaient que l'alarmer davantage. Ses demandes de voir et de soigner son frère étaient toujours repoussées.

Instruit de la position critique du Dauphin, M. Hue sollicitait lui-même avec instance, auprès du comité de sûreté générale, la faveur de s'enfermer dans la tour avec l'enfant de son ancien maître ; mais l'homme qui avait la gloire d'.être nommé dans le testament royal ne put obtenir la consolation de fermer les yeux du fils du martyr. On repoussa sa demande sous prétexte que ses soins étaient inutiles, que M. Desault visitait l'enfant tous les jours et que les commissaires du Temple ne le quittaient pas.

Hélas ! que pouvait M. Desault, qui réclamait pour son malade un peu d'air sans pouvoir l'obtenir ? que pouvaient les commissaires, dont les mieux intentionnés, n'ayant que des fonctions d'un jour et se trouvant d'ailleurs condamnés à subir les injonctions des comités, n'avaient point qualité pour autoriser une mesure d'une utilité durable ? — Je ne parle point des gardiens, c'étaient des gens honnêtes, assurément, mais leur bon vouloir, leur zèle compatissant étaient à chaque instant entravés par la crainte de devenir suspects et d'être incarcérés. — Quoique renouvelés tous les mois, les membres du comité de sûreté générale ne sortaient point des limites où s'étaient maintenus leurs devanciers, et adoptaient le système que Mathieu avait proclamé à la tribune de la Convention, de rester étrangers à toute idée d'améliorer la captivité des enfants de Capet.

Aussi ce stérile traitement, ordonné pour l'acquit de sa conscience par M. Desault, durait depuis quinze jours sans amener un grand bien : les frictions faisaient souvent plus d'effet sur la peau des gardiens que sur celle du malade. Cependant une amélioration morale s'opérait dans l'esprit du royal enfant ; il était sensible au vif intérêt que lui montrait son médecin, toujours assidu à venir le visiter chaque matin sur les neuf heures ; il semblait heureux des soins qu'il lui apportait, et il finit par s'abandonner à lui avec toute confiance. La reconnaissance lui délia la langue : les brutalités et les outrages n'avaient pu lui arracher une plainte, les bons traitements lui rendirent la parole ; il n'avait point eu de voix pour maudire, il en eut une pour remercier. M. Desault prolongeait sa visite autant que ses occupations le lui permettaient, ou plutôt autant que les commissaires de la municipalité le toléraient. Lorsque ceux-ci annonçaient la fin de la visite, l'enfant, ne voulant pas s'adresser à eux pour la prolonger, retenait M. Desault par le pan de son habit. La sympathie secrète qui unissait le vieux médecin et le jeune malade se trahissait d'elle-même : celui-ci l'exprimait assez par son regard, par ses gestes, par son obéissance ; celui-là par ses soins, par ses prévenances et même par ses inquiétudes. Le prisonnier, sans doute, pensait à son médecin comme à un sauveur, et le médecin au prisonnier comme à un condamné. Deux fois ; en sortant du Temple, le bon et sensible Desault fut obligé de rentrer chez lui, tant lui avait fait mal le spectacle douloureux de cet enfant abandonné qu'il ne pouvait soigner, qu'il ne pouvait guérir, et qui cependant semblait crier vers lui ! L'enfant l'appelait par ses vœux, le malade l'attirait par ses souffrances, et le vieillard, et le médecin, ne pouvait lui répondre que par ses larmes !

Le 10 prairial (29 mai), M. Desault vint à neuf heures comme de coutume ; l'état du malade était le même : rien ne fut changé au traitement.

Le 11 prairial (30 mai), le sieur Breuillard, commissaire de service qui connaissait Desault, lui dit en redescendant l'escalier après la visite : C'est un enfant perdu, n'est-ce pas ?Je le crains, mais il y a peut-être dans le monde des gens qui l'espèrent, répondit M. Desault. Dernières paroles que le docteur ait prononcées dans la tour du Temple, et qui, bien que proférées à voix basse, ont été entendues de Gomin, qui marchait derrière Breuillard.

Le 12 prairial (31 mai), le commissaire de service, à son arrivée à neuf heures, dit qu'il attendrait le médecin dans la chambre même de l'enfant, où il se fit introduire. Ce commissaire était M. Bélanger, architecte, peintre et ancien dessinateur du cabinet de Monsieur, demeurant Faubourg-Poissonnière, n° 21. C'était un honnête homme ; l'infortune de ses bienfaiteurs, hélas ! dans ces tristes temps c'était presque une exception, - n'avait point tari le dévouement dans son cœur. M. Desault ne vint pas. M. Bélanger, qui avait apporté un carton rempli de ses croquis, demanda au Prince s'il aimait le dessin, et, sans attendre une réponse, qui du reste n'arriva pas, l’artiste ouvrit son portefeuille et le mit sous les yeux de l'enfant. Celui-ci le feuilleta d'abord avec indifférence, puis avec intérêt, s'arrêta longtemps à chaque page, et quand il eut fini, il recommença.

Ce long examen semblait apporter quelque soulagement à ses souffrances et quelques distractions au chagrin que lui causait l'absence de son médecin. L'auteur eut souvent à lui donner des explications sur les différents sujets de sa collection. L'enfant avait d'abord gardé le silence, mais peu à peu il écouta M. Bélanger avec une attention plus marquée et finit même par répondre à ses questions. En reprenant le carton de ses mains, M. Bélanger lui dit : J'aurais bien désiré, Monsieur, emporter un croquis de plus, mais je ne veux pas le faire si cela vous contrarie. — Quel croquis ? dit le Dauphin. — Celui de vos traits ; cela me ferait bien plaisir, si cela ne vous faisait pas de peine. — Cela vous fera plaisir ! dit l'enfant, et le plus gracieux sourire compléta sa phrase et l'approbation muette qu'il donnait aux désirs de l'artiste.

M. Bélanger traça au crayon le profil de l'enfant-Roi, et c'est d'après ce profil que quelques jours après M. Beaumont, sculpteur, et vingt ans après la Manufacture royale de porcelaine de Sèvres, ont exécuté le buste de Louis XVII[3].

Le 13 prairial (1er juin), M. Desault ne vint point encore. Les gardiens s'étonnaient de son absence, et le pauvre petit - malade s'en attristait.

Le commissaire de service — M. Benoist, Faubourg-Denis, 4 — émit l'opinion qu'il serait convenable d'envoyer chez le médecin pour s'enquérir du motif d'une absence aussi prolongée. Gomin et Lasne n'avaient point osé déférer encore a cet avis, lorsque le lendemain M. Bidault (rue de Bondy, 17), qui relevait M. Benoist, entendant à son arrivée prononcer le nom de M. Desault, dit aussitôt : Ne l'attendez plus : il est mort hier[4].

Cette mort presque subite et dans une pareille circonstance ouvrit un vaste champ aux conjectures ; il en est une qui doit étonner par sa hardiesse, parlons plus juste, par son infamie : on osa dire que M. Desault, après avoir administré un poison lent à son malade, avait été empoisonné lui-même par ceux qui avaient commandé le crime.

La vie si noble de M. Desault le protège sans doute assez contre une telle calomnie ; mais s'il était besoin de joindre une preuve matérielle à toutes les garanties morales, je dirais que l'existence même de Lasne et de Gomin est une protestation contre un pareil mensonge ; car je déclare tenir de leur bouche que le Prince n'a rien pris dont ils n'aient l'un ou l'autre goûté avant lui. D'autres inventeurs n'ont pas craint de dire que M. Desault n'avait point reconnu dans le pauvre petit rachitique de la tour du Temple cet enfant plein de force et de grâce qu'il avait admiré plus d'une fois dans des temps meilleurs et dans un autre séjour ; et que c'était pour avoir manifesté l'intention d'éclairer le gouvernement sur cette substitution que le docteur avait été empoisonné. Cette supposition est tout aussi vraie que la première. M. Desault, qui avait été médecin des Enfants de France, n'a jamais douté que son jeune malade ne fût le Dauphin. Non-seulement il le reconnut tout d'abord à ses traits, mais il lui eût été impossible de lui donner des soins pendant huit jours sans acquérir la plus intime conviction de son identité.

A propos de ce bruit d'empoisonnement qui courut sur la mort presque subite de M. Desault, un de ses jeunes élèves, qui en est devenu le plus célèbre, Bichat s'écria : Quel est l'homme illustre dont la mort n'a pas été le sujet des fausses conjectures du public, toujours empressé d'y trouver quelque chose d'extraordinaire ? Heureux celui dont ces conjectures honorent la mémoire ![5]

Les romanciers ont beau jeu avec les morts. Après avoir interprété, selon leur intérêt, la fin imprévue de M. Desault, ils ont cherché à fortifier l'échafaudage. de leurs inventions en l'étayant de la mort subite de M. Choppart, qui, disaient-ils, succéda au célèbre médecin dans-le traitement du royal prisonnier. Eh bien, M. Choppart n'a jamais paru à la tour du Temple, et ce n'est pas chez lui que les médicaments fournis aux prisonniers étaient préparés, mais bien chez M. Robert, et plus lard chez M. Baccoffe, pharmacien, demeurant presque en face du Temple.

On n'a trouvé dans les papiers de M. Desault aucune note sur les visites qu'il avait faites au Prince. Depuis le 31 mai, veille de sa mort, jusqu'au 5 juin, c'est-à-dire pendant six jours, aucuns soins du dehors ne sont arrivés au prisonnier, et l'on a vu quels étaient ceux qu'il pouvait attendre du dedans. Ses pauvres gardiens n'avaient à lui offrir que ceux d'une pitié stérile, soumise au contrôle permanent d'un commissaire presque toujours ombrageux ou timide.

Enfin, le 17 prairial an III (vendredi 5 juin 1795), M. Pelletan, chirurgien en chef du grand hospice de l'Humanité, fut chargé par le comité de sûreté générale de continuer le traitement du fils de Capet[6].

M. Pelletan se rendit à la tour le 5 dans l'après-midi.

Je trouvai, dit-il, l'enfant en si fâcheux état, que je demandai instamment qu'il me fût adjoint une autre personne de l'art pour me soulager d'un fardeau que je ne voulais pas porter seul 2[7].

Un calcul systématique avait déjoué d'avance toutes les ressources de la science, tous les instincts de la pitié, tous les soins de l'intérêt : on n'avait ouvert la porte aux médecins que lorsque le mal était sans remède.

Comme une jeune plante privée d'air, et dont un insecte invisible ronge les tendres racines, le pauvre enfant penchait sa tête languissante. Toutefois, l'excès de sa misère n'avait pas épuisé sa résignation. Sous ses paupières caves, sur ses joues amaigries, on ne voyait aucun signe de ressentiment ; il souffrait sans murmurer, il s'éteignait sans se plaindre : la plante se mourait courbée sur sa tige, mais gardant ses doux parfums, sinon ses douces couleurs.

Sous les étreintes brûlantes du mal qui troublait ses sens, qui enchaînait à la fois et déchirait ses membres, souvent il levait les yeux vers le ciel, comme s'il eût voulu dire : Seigneur, que votre volonté s'accomplisse !

Je ne cherche point à faire répandre quelques larmes sur sa fin qui approche : je sais trop que c'est chose commune que la mort à tout âge, et que ce n'est pas sans raison que le monde a donné au cercueil et au berceau de l'homme la même forme et la même matière. Mais ce qui n'est pas dans la règle ordinaire, c'est ce duel calculé entre la vie et la mort, c'est cette lutte établie entre l'enfance et les tortures. L'enfance est si vivace, qu'il a fallu deux ans pour en dessécher la séve : la persévérance du crime est enfin parvenue à briser tous les ressorts, à tarir toutes les sources de la vie. De tous les forfaits inventés par le génie révolutionnaire, sans nul doute celui-ci est le plus grand. Robespierre n'a fait qu'imiter Cromwell : la Convention a copié le long Parlement, et l'échafaud de Louis XVI se dresse en face de celui de Charles Ier. Mais les rapprochements de l'histoire s'arrêtent là : Richard III s'est borné, en Angleterre, à étouffer les enfants des rois. Qu'il y a loin du meurtre de la tour de Londres à la tragédie de la tour du Temple ! que l'assassinat des fils d'Edouard était chose simple et banale auprès du lent supplice du fils de Louis XVI ! et que Simon fait regretter Tyrrel !

Le médecin envoyé pour la forme à l'enfant mourant, comme un avocat donné d'office à un criminel jugé d'avance, osa toutefois apporter au fils des Rois le zèle qu'il aurait eu pour le dernier enfant du peuple. Il alla même jusqu'à blâmer les commissaires de la municipalité de n'avoir point fait enlever les abat-jour qui obstruaient les fenêtres, ainsi que les énormes verrous dont le bruit n'avait cessé de rappeler à la victime et son abandon d'orphelin et sa destinée de prisonnier. Ce bruit, qui lui avait toujours causé un frisson involontaire, le troublait encore dans le funèbre dénouement des suprêmes tortures. M. Pelletan dit avec force à M. Thory, municipal de service : Si vous ne faites pas disparaître immédiatement ces verrous et ces abat-jour, du moins vous ne pouvez vous opposer à ce que nous transportions cet enfant dans une autre chambre, car nous sommes, je le suppose, envoyés ici pour le soigner. Le Prince, ému de ces paroles prononcées avec feu, fit signe au médecin d'approcher. Parlez plus bas, je vous en prie, dit-il, j'ai peur qu'elles ne vous entendent là-haut, et je serais bien fâché qu'elles apprissent que je suis malade, car cela leur ferait beaucoup de peine. Soit que ce commissaire se trouvât disposé de cœur à cette concession, soit qu'il y fût amené par l'autorité d'une voix généreuse, il se prêta sans opposition à la demande du médecin, et l'on se disposa à transporter le prisonnier dans la pièce de la petite tour qui avait autrefois servi de salon à M. Berthélemy. L'enfant suivait, d'un air à la fois soupçonneux et content, les petits préparatifs de ce déménagement. Ce fut Gomin qui le porta à bras-le-corps, la main droite de l'enfant passée sur son épaule. Le pauvre petit souffrit beaucoup dans le trajet, et rien ne le dédommageait encore de ce surcroît de douleur, car son œil ne percevait d'abord qu'une vague sensation de radieuse lumière ; tous les objets se mêlaient autour de lui, brouillant leurs lignes confuses. Mais un instant après, il fut bien récompensé de cette aggravation momentanée de souffrances : il se trouva dans une chambre aérée, avec une grande fenêtre sans barreaux et sans abat-jour, ornée de grands rideaux blancs qui laissaient voir le ciel et le soleil : le ciel et le soleil ! le gai soleil de juin entrant par la fenêtre ouverte, quel spectacle pour un enfant si longtemps enfoui dans un cachot[8] !

Peu à peu l'air frais toucha sa tête brûlante et arriva dans sa poitrine desséchée : l'expression de ses traits changea ; il n'y eut plus de soupçon dans sa physionomie, et un éclair de vie illumina son visage. Il ouvrit de grands yeux pour contempler sa nouvelle demeure, puis un instant après, il reposa sur Gomin un regard plein de reconnaissance : il faut être mort de douleur pendant deux ans pour savoir combien il est doux de vivre !

M. Pelletan n'avait rien changé au traitement prescrit par M. Desault, et qui se bornait à des frictions et à une tisane de houblon ; tout ce qu'il avait pu faire, c'était d'avoir obtenu un peu d'air pour son malade et un peu de jour pour ses yeux presque éteints. Il n'avait rien à demander pour lui à la science dès-hommes, il ne put que lui donner un rayon de soleil pour - seul et dernier consolateur !

Et encore ce bienfait lui fut-il une consolation ? Avec l'air et le soleil lui revint un peu de vie, et avec la vie la pensée ! la pensée, qui devait lui rendre ses souffrances plus cruelles et la vérité plus amère ; la pensée, qui revenait avec tant de souvenirs et tant d'appréhension !

Depuis huit heures du soir jusqu'à huit heures du matin, l'enfant, comme de coutume et selon les règles prescrites, était demeuré seul.

Le 6 juin, Lasne monta le premier dans sa chambre, il lui fit une friction sur le genou droit et sur le poignet gauche, et lui donna une cuillerée de tisane qu'il prit sans opposition. Le voyant si bien disposé et le croyant réellement mieux, Lasne le leva. A huit heures et demie Pelletan arriva, lui tâta le pouls, examina ses tumeurs et ne prescrivit rien de nouveau ; il dit seulement à l'enfant : Êtes-vous content d'être dans cette chambre ?Oh ! oui, bien content ! répondit le Dauphin d'une voix faible et avec un sourire triste et doux qui serra le cœur de ceux auxquels il s'adressait.

Vers deux heures Gomin monta avec le diner et le nouveau commissaire civil du nom d'Hébert. L'enfant, soulevé de son oreiller, prit un peu de soupe, et, comme fatigué de cet effort, il s'allongea de nouveau, après avoir mis sur son lit quelques cerises que de temps en temps sa main défaillante allait chercher et portait à ses lèvres. Le citoyen Hébert — il n'était pas indigne de son homonyme — s'adressant à Gomin : Ah çà ! citoyen, tu me montreras l'ordre que tu as reçu de déménager le louveteau !Nous n'avons pas d'ordre écrit, répondit le gardien ; mais le médecin que tu verras demain matin te dira que nous n'avons agi que d'après son ordre. — Depuis quand, reprit Hébert d'une voix haute, les carabins gouvernent-ils la République ? Il faut, entends-tu bien, que tu fasses demander l'ordre au comité. En entendant tomber cette rude menace, l'enfant abandonna ses cerises et retira sa main, qu'il plongea lentement dans le lit. Le bonheur d'avoir une chambre bien éclairée et un peu d'air était trop grand pour ne pas être mêlé d'inquiétude.

La nuit revint, la nuit morne et taciturne, qui laissait le craintif agonisant en proie à ses pensées cruelles, à ses douleurs solitaires. Qui sait ce qu'il a souffert durant cette longue nuit où des mains avides et des voix haineuses semblaient venir lui disputer la couche sur laquelle il s'éteignait !

Le lendemain, M. Pelletan apprit que le gouvernement avait accueilli la demande qu'il avait faite d'être secondé par un collègue dans la triste mission qui lui avait été confiée. M. Dumangin, premier médecin de l'hôpital de l'Unité, se présenta chez lui dans la matinée du 9 prairial (dimanche 7 juin), avec la lettre d'avis émanée du comité de sûreté publique.

Ils se transportèrent ensemble immédiatement à la tour. Ils apprirent en arrivant que l'enfant, dont la faiblesse était extrême, avait, après les frictions et la potion ordinaire, subi un évanouissement qui avait fait craindre sa fin prochaine. Cependant il était un peu remis quand les médecins montèrent, vers neuf heures, accompagnés d'Hébert, qui resta muet et comme gêné pendant la visite. Désarmés devant un épuisement toujours croissant, ils reconnurent qu'il ne restait plus d'espoir de raviver une existence usée par de si longues tortures, tous les secours de leur art devant désormais se borner à adoucir la dernière phase de cette lamentable agonie. Ils exprimèrent un vif étonnement de l'abandon dans lequel on le laissait pendant la nuit et une partie de la journée. Comme les gardiens leur répondirent qu'ils suivaient une consigne rigoureusement imposée, les médecins insistèrent, dans le bulletin, sur la nécessité de donner au petit Capet une garde-malade[9]. Le comité de sûreté générale prit, en date du lendemain, un arrêté pour autoriser les médecins à placer une personne de leur choix auprès du lit de souffrance de l'enfant[10]. Cette permission vint bien tard, si tard, que le même jour le comité de sûreté générale dut prendre un autre arrêté qui, comme on le verra, annulait la première mesure, devenue, hélas ! inutile[11].

Les médecins permirent un verre d'eau sucrée, si l'enfant, dont le gosier était brûlant, demandait encore à boire, et ils se retirèrent avec le sentiment d'une douloureuse impuissance. L'avis de M. Pelletan fut que le jeune Prince ne passerait pas le lendemain ; M. Dumangin croyait le terme un peu plus éloigné.

Il fut convenu entre eux que, le lendemain matin, le docteur Pelletan reviendrait visiter le malade à huit heures, et M. Dumangin à onze heures.

Les médecins avaient à peine franchi le seuil de la porte, que la langue d'Hébert se délia par cette brusque apostrophe : Dites donc, citoyens, Marat était le médecin des gardes du corps du Capet d'Artois, il n'en était pas moins l'ami du peuple.

Remonté le soir à l'heure du souper, Gomin fut bien agréablement surpris de trouver le malade un peu mieux : son teint lui parut plus clair, son œil plus vif, sa voix plus forte. C'est vous, dit-il tout d'abord à son gardien avec un mouvement qui ressemblait à de la joie. — Enfin vous souffrez moins ? lui dit Gomin. — Moins, dit l'enfant. — C'est à cette chambre que vous le devez. Ici du moins l'air circule en pleine liberté, la lumière y pénètre ; les médecins viennent vous voir, et vous devez être un peu consolé. Il regarda le surveillant d'un œil plein d'amertume. Cet œil, si pur il y a un instant, se voila, puis il brilla tout à coup d'un éclat nouveau : une grosse larme avait roulé sur sa joue. Gomin lui demanda ce qu'il avait. Toujours seul ! avait-il répondu. Ma mère est restée dans l'autre tour !

On le voit, tout ce que son cœur avait encore de chaleur et de tendresse, ce malheureux enfant le donnait à sa mère absente. Cet amour filial avait survécu à tout ; cet amour était fort comme sa volonté, il était profond comme son âme. L'amour, c'est l'Écriture qui l'a dit, est plus fort que la mort. Aux heures où la réflexion dominait le sentiment de ses souffrances, toute autre pensée s'effaçait en lui, et son cœur si éprouvé se refermait doucement sur l'image adorée de sa mère.

Gomin reprit : C'est vrai, vous êtes seul, et c'est bien triste ; mais vous n'avez pas ici, comme on a ailleurs, le spectacle de tant de méchants hommes et l'exemple de tant de mauvaises actions. — Oh ! j'en vois assez, murmura-t-il ; mais — ajouta-t-il d'une voix adoucie en arrêtant les yeux sur son gardien et en appuyant la main sur son bras) je vois aussi de braves gens, et ils m'empêchent d'en vouloir à ceux qui ne le sont pas.

Gomin lui dit alors : N***[12], que vous avez vu souvent ici comme commissaire, a été arrêté, et il est maintenant en prison. — J'en suis fâché, dit le Prince. Est-ce ici ? — Non, ailleurs, à la Force, dans le quartier Saint-Antoine. Une âme ordinaire se serait crue vengée : lui, il eut la magnanimité de plaindre son persécuteur. Il fit une longue pause et répéta avec réflexion : J'en suis bien fâché ; car, voyez-vous, il est plus malheureux que nous : il mérite son malheur. Ces paroles, d'une si grande simplicité et d'une si haute sagesse, doivent étonner sans doute dans la bouche d'un enfant qui n'avait guère que dix ans ! elles sont telles pourtant qu'elles ont été prononcées ; et ce ne furent pas seulement les mots qui frappèrent le plus l'interlocuteur, ce fut l'accent vrai, simple, pénétrant, avec lequel ils furent dits : tant il est vrai qu'il y- a une sorte de précocité que donne la douleur, ou, pour parler un langage plus chrétien, une sorte d'inspiration que Dieu envoie à ceux qui souffrent et qui vont mourir.

 

La nuit vint, nuit suprême, que les règlements le condamnaient encore à passer dans la solitude, côte à côte avec la souffrance, sa vieille compagne, mais cette fois du moins avec la mort à son chevet. Ce fut encore Lasne qui, le lundi 8 juin, entra le premier dans sa chambre, entre huit et neuf heures. Gomin nous a avoué qu'il n'osait plus, depuis plusieurs jours, y monter le premier, dans l'appréhension de trouver le sacrifice accompli.

Les médecins arrivèrent, chacun à l'heure convenue. L'enfant était levé quand Pelletan vint le voir à huit heures. Lasne le croyait mieux depuis la veille, mais le bulletin du médecin ne lui fit que trop comprendre qu'il se trompait. L'entrevue fut courte. Se sentant de la pesanteur dans les jambes, le jeune malade demanda bientôt lui-même à se coucher.

Il était au lit quand Dumangin entra, vers onze heures. L'enfant le reçut avec cette douceur inaltérable qu'il conservait au milieu de ses souffrances, et à laquelle ce médecin a rendu témoignage[13].

Les deux bulletins, partis du Temple à onze heures, dénonçaient des symptômes effrayants pour la vie du malade.

M. Dumangin s'étant retiré, Gomin remplaça Lasne dans la chambre du Dauphin : il s'assit auprès de son lit et ne lui parla point, de peur de le fatiguer.

Le prince n'entamait jamais la conversation, et par conséquent il ne dit rien non plus ; mais il arrêta sur son gardien un œil profondément mélancolique. Que je suis malheureux de vous voir souffrir comme cela ! lui dit Gomin. — Consolez-vous, lui dit l'enfant, je ne souffrirai pas toujours. Gomin se mit à genoux pour être plus près de lui. L'enfant lui prit la main et la porta à ses lèvres. Le cœur religieux de Gomin se fondit en une prière ardente, une de ces prières que la douleur arrache à l'homme et que l'amour envoie à Dieu. L'enfant ne quitta pas la main fidèle qui lui restait ; il éleva un regard vers le ciel, pendant que Gomin priait pour lui.

Vous écouterez sans doute avec émotion les dernières paroles du mourant ; car vous avez connu celles de son père, qui du haut de l'échafaud envoyait le pardon à ses assassins. Vous avez connu celles de sa mère, de cette reine héroïque qui, impatiente de quitter la terre où elle avait tant souffert, priait le bourreau de se dépêcher. Vous avez connu celles de sa tante, de cette vierge chrétienne qui, d'un œil suppliant, lorsqu'on lui enlevait son vêtement pour mieux la frapper, demandait au nom de la pudeur qu'on lui couvrît le sein. Et maintenant oserai-je vous répéter les paroles suprêmes de l'orphelin ? Ceux.qui recueillirent son dernier souffle me les ont rapportées, et je viens fidèlement les inscrire dans le martyrologe royal.

Gomin, voyant l'enfant calme, immobile, muet, lui dit : J'espère que vous ne souffrez pas dans ce moment ?Oh ! si, je souffre encore, mais beaucoup moins : la musique est si belle !

Or, on ne faisait aucune musique ni dans la tour ni dans les environs ; aucun bruit du dehors n'arrivait en ce moment à cette chambre où le jeune martyr s'éteignait. Gomin étonné lui dit : De quel côté entendez-vous cette musique ?De là-haut !Y a-t-il longtemps ?Depuis que vous êtes à genoux. Est-ce que vous n'avez pas entendu ? Écoutez ! écoutez ! Et l'enfant souleva par un mouvement nerveux sa main défaillante, en ouvrant ses grands yeux illuminés par l'extase. Son pauvre gardien ne voulant pas détruire cette douce et suprême illusion, se prit à écouter aussi avec le pieux désir d'entendre ce qui ne pouvait être entendu.

Après quelques instants d'attention, l'enfant tressaillit de nouveau, ses yeux étincelèrent, et il s'écria dans un transport indicible : Au milieu de toutes les voix, j'ai reconnu celle de ma mère !

Ce nom tombé des lèvres de l'orphelin semblait lui enlever toute douleur. Son regard s'éclaira de ce rayonnement serein que donne la certitude de la délivrance ou de la victoire. Captivé par un spectacle invisible, l'oreille ouverte au bruit lointain d'un de ces concerts que l'oreille humaine n'a pas entendus, il sentait éclore dans sa jeune âme toute une existence nouvelle.

Un instant après, l'éclat de ce regard s'était éteint, et un froid découragement était empreint sur son visage. Gomin suivait d'un œil inquiet tous les mouvements du malade. Sa respiration n'était pas plus pénible, seulement sa prunelle errait lentement et distraite, ramenant de temps en temps un regard vers la fenêtre. Gomin lui demanda ce qui l'occupait de ce côté. L'enfant regarda son gardien quelques instants, et, bien que la même question lui eût été faite de nouveau, il ne parut pas l'avoir comprise et il n'y répondit point.

Lasne remontait pour remplacer Gomin : celui-ci sortit le cœur serré, mais non pas plus inquiet que la veille ; car il ne prévoyait pas encore une fin prochaine. Lasne s'assit auprès du lit ; le Prince le regarda longtemps d'un œil fixe et rêveur. Comme il fit un léger mouvement, Lasne lui demanda comment il se trouvait et ce qu'il désirait. L'enfant lui dit : Crois-tu que ma sœur ait pu entendre la musique ? Comme cela lui aurait fait du bien ! Lasne ne put répondre. Le regard plein d'angoisse du mourant s'élançait perçant et avide vers la fenêtre. Une exclamation de bonheur s'échappa de ses lèvres ; puis, regardant son gardien : J'ai une chose à te dire. Lasne lui prit la main ; la petite tête du prisonnier se pencha sur la poitrine du gardien, qui écouta, mais en vain. Tout était dit. Dieu avait épargné au jeune martyr l'heure du dernier râle ; Dieu avait gardé pour lui seul la confidence de sa dernière pensée. Lasne mit la main sur le cœur de l'enfant : le cœur de Louis XVII avait cessé de battre. Il était deux heures et un quart après midi.

Gomin et Damont, commissaire de service[14], prévenus par Lasne, montèrent immédiatement dans la chambre funèbre. On enleva de cette chambre provisoire le pauvre petit cadavre et on le transporta dans celle où depuis deux ans il n'avait cesse de souffrir. Il fallait que de ce royal appartement d'où le père était parti pour l'échafaud, le fils partît pour le cimetière. On arrangea les dépouilles de celui-ci sur son lit de mort, et on ouvrit les portes de l'appartement, portes fermées depuis que la révolution s'était emparée d'un enfant plein de force, de grâce, de vie et de santé !

Cachant sous une froide contenance l'émotion qu'il ressentait, Gomin se rendit au comité de sûreté générale ; il y vit M. Gauthier, un de ses membres, qui lui dit : Vous avez bien fait de vous charger vous-même et promptement de ce message ; mais, malgré votre diligence, il arrive trop tard : la séance est levée. Le rapport n'en peut être fait aujourd'hui à la Convention nationale. Gardez la nouvelle secrète jusqu'à demain et jusqu'à ce que j'aie pris des mesures convenables. Je vais envoyer au Temple M. Bourguignon, l'un des secrétaires du comité de sûreté générale, pour s'assurer lui-même de la vérité de votre déclaration.

M. Bourguignon effectivement suivit de près Gomin à la tour : il constata l'événement, renouvela la recommandation de garder le secret et de continuer le service comme à l'ordinaire.

A huit heures du soir, on avait, comme de coutume, préparé le souper du petit Capet. Caron l'avait apporté, et Gomin feignit de le monter lui-même. Mais il monta sans le souper, seul en proie à la plus profonde affliction. Cette affliction, contenue pendant cinq heures devant le public, se fit jour enfin par des larmes quand il se trouva seul en présence du corps inanimé de Louis XVII. Jamais ce spectacle ne s'effaça de sa mémoire ; il y vivait encore quand je connus ce bon vieillard dans les dernières années de sa vie. Il me disait à quatre-vingts ans :

J'ai eu le courage de remonter l'escalier et de rentrer dans la chambre. Après avoir refermé la porte derrière moi et m'être assuré que. j'étais seul, j'ai soulevé le linceul : pauvre enfant ! vous n'auriez pas cru qu'il était mort ; son visage avait pris un air tranquille, presque content ; ses yeux s'étaient rouverts ; on eût dit qu'ils nous regardaient encore.

Le voilà donc en repos après tant de misères ! Pourquoi n’ai-je point passé avec lui plus d'heures dans sa prison ? Il me semble que j'ai eu tort de n'avoir pas eu plus de courage.

Une heure s'écoula pendant laquelle, haletant, les yeux fixes, sans voix, je demeurai près de ses dépouilles. Cette heure-là devait avoir une grande influence sur toute ma vie. Une voix avait parlé en mon cœur, à laquelle j'avais promis d'être honnête homme.

Je suffoquais... Je songeai à monter sur la plate-forme pour respirer. Je voulus franchir deux à deux les degrés de l'escalier ; je ne pus. Je n'avais cependant plus à mon bras le malade que j'y traînais les jours précédents ; mais mes forces étaient brisées. Que cette terrasse me parut large ce soir-là ! J'approchai du petit bassin ; l'eau était tarie et les oiseaux s'étaient envolés.

Me croirez-vous, monsieur, si je vous dis que je m'avisai, là, je ne sais comment, de penser aux oiseaux qu'on fait envoler de l'église de Reims pendant le sacre des rois ? Je me dis donc que c'étaient là aussi les oiseaux d'un sacre, et que l'enfant venait d'être couronné !

 

Le 21 prairial (9 juin), à huit heures du matin, quatre membres du comité de sûreté générale vinrent à la tour pour vérifier le décès du Prince. Introduits dans la chambre funèbre par Lasne et Damont, ils affectèrent la plus grande indifférence : L'événement — répétèrent-ils plusieurs fois — n'a aucune importance ; le commissaire de police de la section viendra recevoir la déclaration du décès ; il le constatera et procédera à l'inhumation sans aucune cérémonie. Le comité va donner des ordres en conséquence.

Comme ils se retiraient, quelques officiers de la garde du Temple demandèrent à être admis à voir les restes du petit Capet. Damont ayant fait observer que le poste ne laisserait point sortir la bière sans exiger l'ouverture, les députés décidèrent qu'à midi les officiers et sous-officiers de la garde descendante et de la garde montante seraient tous invités à venir constater la mort de l'enfant.

Le citoyen Darlot, commissaire civil[15] qui devait relever le citoyen Damont, arriva bientôt pour prendre son service : il fut suivi des sieurs Bigot et Bouquet, ses collègues, qui ne devaient remplir leur rôle de commissaires que les jours suivants, et qui avaient été convoqués extraordinairement ; leur camarade Damont, maintenu de service à la tour par ordre du 20 prairial (8 juin), ne se retira point à leur arrivée : il resta présent à la visite qu'il avait provoquée ; et ayant réuni tous les officiers et sous-officiers du poste dans la chambre où le corps était exposé, il leur demanda s'ils reconnaissaient ce corps pour être celui de l'ex-Dauphin, fils du dernier Roi des Français. Tous ceux qui avaient vu le jeune Prince aux Tuileries ou au Temple, et c'était le plus grand nombre, attestèrent que c'était bien le corps du fils de Louis XVI. Descendu dans la chambre du conseil, Darlot y rédigea le procès-verbal de cette attestation, qui fut signé d'une vingtaine de personnes. Dans ce nombre figurent les citoyens :

Bourgeois, commandant, de la section de la Fidélité ;

Lucas, adjudant, idem ;

Ratreaux, capitaine, idem ;

Séguin, lieutenant, des Droits de l'homme ;

Normand, sous-lieutenant, de l'Homme armé ;

Vuillaume, sergent, des Arcis ;

Damant, Darlot, commissaires civils ci-dessus nommés ;

Bigot, idem, des Droits de l'homme ;

Bouquet, idem, de la Fidélité.

Ce procès-verbal fut inséré dans le journal-registre de la tour du Temple, qui plus tard fut déposé au ministère de l'intérieur[16].

Pendant cette visite arrivèrent à la porte extérieure du Temple les chirurgiens chargés de faire l'autopsie ; c'étaient Dumangin, médecin en chef de l'hospice de l'Unité ; Pelletan, chirurgien en chef du grand hospice de l'Humanité ; Jeanroy, professeur aux écoles de médecine de Paris ; et Lassus, professeur de médecine légale à l'École de santé de Paris. Ces deux derniers avaient été choisis par Dumangin et Pelletan, à cause des rapports qu'avaient eus, M. Lassus avec Mesdames de France, et M. Jeanroy avec la maison de Lorraine[17], ce qui donnait une autorité toute particulière à leur signature. Gomin les reçut dans la chambre du conseil et les y retint jusqu'à ce que la garde nationale, en descendant du deuxième étage, fût venue signer le procès-verbal de Darlot ; cela fait, Lasne, Darlot et Bouquet remontèrent immédiatement avec les chirurgiens et les introduisirent dans l'appartement de Louis XVII, qu'ils examinèrent d'abord sur son lit mortuaire ; mais M. Jeanroy ayant fait observer que le demi-jour de cette chambre était peu favorable à l'accomplissement de leur mission, les commissaires dressèrent dans la première chambre, près de la fenêtre, une table sur laquelle le cadavre ayant été apporté, les chirurgie commencèrent la triste opération pour laquelle ils étaient réunis[18].

Pendant que ces choses se passaient au Temple, Achille Sévestre, député d'Ille-et-Vilaine, qui avait voté la mort de Louis XVI et qui (le 13 avril 1794) avait dit en parlant du Dauphin : Cet enfant ne sera jamais majeur, faisait, au nom du comité de sûreté générale, le rapport suivant à la Convention :

Citoyens, depuis quelque temps le fils de Capet était incommodé par une enflure au genou droit et au poignet gauche ; le 15 floréal, les douleurs augmentèrent, le malade perdit l'appétit, et la fièvre survint. Le fameux Desault, officier de santé, fut nommé pour le voir et pour le traiter ; ses talents et sa probité nous répondaient que rien ne manquerait aux soins qui sont dus à l'humanité.

Cependant la maladie prenait des caractères très-graves. Le 16 de ce mois, Desault mourut ; le comité nomma pour le remplacer le citoyen Pelletan, officier de santé très-connu, et le citoyen Dumangin, premier médecin de l'hospice de Santé, qui lui fut adjoint. Leur bulletin d'hier à onze heures du matin annonçait des symptômes inquiétants pour la vie du malade, et à deux heures un quart après midi nous avons reçu la nouvelle de la mort du fils de Capet.

Le comité de sûreté générale m'a chargé de vous en informer. Tout est constaté. Voici les procès-verbaux qui demeureront déposés dans vos archives[19].

La Convention nationale écouta cette déclaration avec les apparences de l'indifférence. Il entrait dans sa politique de ne point sonner avec fracas la dernière heure du Prince, bien qu'elle fût le résultat désiré d'un plan longtemps suivi.

Revenons à la tour.

L'autopsie terminée, les hommes de l'art s'étaient retirés ; il était près de cinq heures. La nouvelle de la mort annoncée à la Convention s'était déjà répandue dans Paris. Quelques groupes se formaient aux abords du Temple, aux portes des maisons du quartier. On s'entretenait de cet événement, quelques fanatiques avec joie, mais la masse du peuple avec pitié, avec attendrissement, se rappelant la beauté, la gentillesse et le cœur généreux du jeune Prince. Une pauvre femme apparut dans la rue Saint-Martin, pâle, échevelée, tenant à la main quelques débris de fleurs fanées[20] et marchant à grands pas en poussant des gémissements. Escortée bientôt de quelques enfants qui la prenaient pour une femme ivre, elle arriva par la rue Phélippeaux à la porte du Temple, d'où la sentinelle la repoussa. Ses cris et ses sanglots attirèrent le portier Darques et un gendarme d'ordonnance qui demandèrent à cette infortunée ce qu'elle voulait. Je veux le revoir, disait-elle, je veux revoir le cher enfant qui m'a fait asseoir dans son petit jardin des Tuileries. Et comme Darques lui disait que personne ne pouvait entrer : On peut toujours arriver jusqu'aux morts, s'écriait-elle en sanglotant. Je veux placer dans son cercueil les fleurs qu'il m'a données ! Entraînée par quelques personnes compatissantes, la pauvre femme disparut.

Ne pouvant supporter l'idée d'une perte qui m'était si sensible, écrit madame de Tourzel, et conservant quelque doute sur sa réalité, je voulus m'assurer positivement s'il fallait abandonner tout espoir. Je connaissais depuis mon enfance le médecin Jeanroy, vieillard de plus de quatre-vingts ans, d'une probité peu commune, et profondément attaché à la famille royale. Pouvant compter sur la vérité de son témoignage comme sur le mien propre, je le fis prier de passer chez moi. Sa réputation l'avait fait choisir par les membres de la Convention pour fortifier par l'apposition de sa signature — au bas du procès-verbal de l'autopsie — la preuve que le jeune Roi n'avait point été empoisonné. Ce brave homme avait d'abord refusé la proposition qui lui avait été faite de se rendre au Temple pour constater les causes de sa mort, les avertissant que s'il apercevait la moindre trace de poison, il en ferait mention, au risque même de sa vie. Vous êtes précisément l'homme qu'il nous est essentiel d'avoir, lui dirent-ils, et c'est par cette raison que nous vous avons préféré à tout autre.

Je demandai à Jeanroy s'il l'avait bien connu avant son entrée au Temple ; il me dit qu'il l'avait vu rarement, et ajouta, les larmes aux yeux, que la figure de cet enfant, dont les ombres de la mort n'avaient point altéré les traits, était si belle et si intéressante, qu'elle était toujours présente à sa pensée, et qu'il reconnaîtrait parfaitement le jeune Prince si on lui en montrait un portrait. Je lui en fis voir un frappant que j'avais heureusement conservé. On ne peut s'y méprendre, dit-il, fondant en larmes, c'est lui-même, et on ne peut le méconnaître.

Ce témoignage fut encore fortifié par celui de Pelletan, qui, appelé chez moi en consultation, quelques années après la mort de Jeanroy, fut frappé de la ressemblance d'un buste qu'il trouva sur ma cheminée et celle de ce cher petit Prince, et, quoiqu'il n'eût aucun signe qui pût le faire reconnaître, il s'écria en le voyant : C'est le Dauphin, et qu'il est ressemblant ! et répéta le propos de Jeanroy : Les ombres de la mort n'avaient point altéré la beauté de ses traits. Il m'était impossible de former le plus léger doute sur le témoignage de deux personnes aussi recommandables, et il ne me restait plus qu'à pleurer mon cher petit Prince.

 

La nouvelle de sa mort se répandit en France et bientôt à l'étranger[21].

Une seule personne ne la sut pas, et c'était dans l'intérieur de la tour ; il était réservé à Madame Royale d'apprendre en même temps la mort de sa mère, de sa tante et de son frère ! Celui-ci gisait inanimé à deux pas d'elle, dans la chambre même au-dessous de la sienne, et sa sœur l'ignorait !

A huit heures du soir, Gomin, qui depuis la veille au matin n'avait point vu la Princesse, entra chez elle avec Darlot et avec Caron portant le souper. Madame, comme toujours, était assise sur le canapé adossé à la fenêtre ; elle écrivait, elle avait un livre ouvert sous les yeux ; ce livre, c'était un volume du théâtre de Voltaire, et ce qu'elle copiait, c'était la tragédie de Zaïre. Je possède les deux premiers actes de cette tragédie écrits, sous les verrous du Temple, de la main de la jeune Marie-Thérèse. Comment lire sans émotion ces vers retracés par une pareille main, dans un tel lieu et dans un jour semblable ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,

Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines ;

C'est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi,

C'est le sang des martyrs ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Madame n'adressa point la parole aux commissaires, dont la tenue en apparence froide et réservée ne trahissait aucune émotion ; pour plus de sûreté, le bon Gomin, ce jour-là, avait évité de rencontrer ses regards.

Le 22 prairial (mercredi 10 juin), à six heures du soir, le citoyen Dusser, commissaire de police, accompagné des citoyens Arnoult et Goddet, commissaires civils de la section du Temple, se présenta à la tour pour procéder, conformément à un arrêté du comité de sûreté générale, à la constatation du décès du petit Capet et à l'inhumation de ses restes. Ils montèrent avec les gardiens au second étage de la tour. Un rayon de soleil glissait par la fenêtre et éclairait, sur un bois de lit sans matelas, le drap taché de sang qui recouvrait les restes du petit-fils de Louis XIV. Ce drap enlevé, la victime apparut portant les traces que les hommes de l'art avaient laissées de leur passage : le scalpel de la science avait mutilé ce corps déjà défiguré par les tortures ; mais il avait respecté ce visage pâle et amaigri sur lequel, à l'expression de la douleur, avait succédé un caractère indicible de calme ; ses yeux, qu'aucune main de la terre n'avait fermés, s'étaient clos d'eux-mêmes ; ou plutôt on eût dit que, depuis que les hommes avaient quitté le chevet du lit fatal, un ange était venu souffler sur cette petite tête, qui, si jeune et si frêle, avait porté la couronne d'épines de sa famille.

La déclaration du décès fut rédigée : cette pièce était restée jusqu'à ce jour tellement ignorée qu'on a pu en nier l'existence[22].

Après avoir signé cet acte dans la chambre voisine, les commissaires se rapprochèrent encore du lit funèbre. Je ne sais quels sentiments avait éveillés dans leur âme un spectacle si extraordinairement triste ; mais longtemps ils le contemplèrent muets et immobiles. Enfin, rompant ce long silence : Est-ce que tout n'est pas prêt ? demanda l'un d'eux. Que fait l'homme qui a été envoyé ?J'attends, répondit une grosse voix dans l'ombre ; c'était celle de l'employé aux inhumations, qui, debout près de la porte, tenait un cercueil sous le bras. Approche et dépêchons. Et l'homme des funérailles posa ses voliges sur le carreau. Il prit le corps de l'orphelin royal et le mit nu dans la bière, car celui qui avait été bercé d'ans la pourpre n'avait pas un linceul pour être enseveli. Tiens, voici pour lui mettre sous la tête, dit le plus jeune des commissaires en donnant son mouchoir ; ses collègues le regardèrent d'un œil équivoque, étonnés de sa faiblesse, peut-être de son audace, et de sa piété pour les morts. Cet exemple encouragea les bonnes dispositions de Lasne : il s'empressa d'aller chercher un drap de lit qui servit de linceul à ce dernier Roi de la monarchie. Et quatre clous scellèrent les planches de sapin : le bruit du marteau sur le cercueil d'un enfant ébranla le sol de la vieille salle, et fit aux échos de la tour féodale retrouver leur voix endormie. s :il La bière fut descendue dans la première cour, posée sur des tréteaux et recouverte d'un drap noir. En quittant le seuil de la chambre déserte où s'étaient éteintes tant de souffrances inconnues, le pauvre Gomin dit à Gourlet, qui marchait derrière tous les autres : Tu n'as plus besoin de fermer la porte de fer. Il avait raison : le prisonnier était libre ; la prison allait rester morne et silencieuse ; la perversité humaine avait accompli son œuvre et s'était retirée.

Il était sept heures lorsque le commissaire de police ordonna la levée du corps et le départ pour le cimetière. On était aux plus longs jours de l'année ; l'inhumation n'eut donc pas lieu en cachette et la nuit, comme quelques narrateurs mal informés l'ont dit ou écrit : elle eut lieu en plein jour ; elle avait attiré un grand concours de monde devant la porte du palais du Temple. Un des municipaux voulait faire sortir le cercueil secrètement par la porte qui donnait dans l'enclos du côté de la chapelle ; mais le commissaire de police Dusser, plus spécialement chargé de diriger la cérémonie, sut, à la satisfaction de Lasne et de Gomin, s'opposer à cette mesure peu convenable, et le cortège sortit par la grande porte. La foule qui s'y pressait était contenue et alignée derrière un ruban tricolore que tenaient, de distance en distance, les gendarmes d'ordonnance de service au Temple. La commisération et la tristesse étaient peintes sur toutes les figures. Un petit détachement de troupe de ligne de la garnison de Paris, que l'autorité avait envoyé, attendait le convoi à sa sortie pour lui servir d'escorte. On se mit en marche. La bière recouverte du drap mortuaire fut portée à bras sur un brancard par quatre hommes qui se relevaient deux à deux par intervalles ; elle était précédée de six à huit hommes commandés par un sergent. Derrière marchaient Lasne et les commissaires civils déjà nommés : les citoyens J. Garnier, chef de brigade de la section de Montreuil ; Pierre Vallon, capitaine de la même section ; Damont, de service le jour de la mort, le 20 prairial ; Darlot, idem, le 21 ; Guérin, le 22, et Bigot qui devait l'être le lendemain. Parmi eux se trouvaient aussi Goddet, Biart et Arnoult, que la section du Temple avait adjoints à Dusser pour constater le décès et surveiller l'inhumation. Puis venaient encore six à huit hommes et un caporal. On prit les rues de la Corderie, de Bretagne, du Pont-aux-Choux, de Saint-Sébastien, de Popincourt, de Basfroid, et on entra au cimetière Sainte-Marguerite par la rue Saint-Bernard. La foule escorta longtemps le convoi ; un grand nombre de personnes le suivirent même jusqu'au cimetière. Ces quelques soldats autour d'un petit cercueil attiraient l'attention publique et provoquaient des questions tout le long de la route. Il se fit surtout un mouvement d'intérêt marqué dans un groupe considérable qui s'était formé au coin du boulevard et de la rue du Pont-aux-Choux, et qui, en grande partie, était composé de femmes. Les noms de petit Capet, et surtout de Dauphin, circulaient de bouche en bouche avec des exclamations de pitié et d'attendrissement. Plus loin, dans la rue Popincourt, quelques enfants du peuple se découvrirent en signe de respect et de sympathie devant ce cercueil qui contenait un enfant mort plus pauvre qu'ils ne devaient vivre eux-mêmes.

Le convoi entra dans le cimetière Sainte-Marguerite, non par l'église, comme le rapportent quelques narrations, mais par la vieille porte de ce cimetière. L'inhumation se fit dans le coin, à gauche, à huit ou neuf pieds du mur d'enceinte, et à égale distance d'une petite maison qui a servi depuis de classe à l'école chrétienne. La fosse fut comblée ; aucun tertre n'en indiqua la place ; le sol remué reprit son niveau, et toute trace d'inhumation disparut. C'est alors seulement que se retirèrent les commissaires de la police et de la municipalité. Il était près de neuf heures ; il faisait jour encore. L'air était pur, et l'auréole de vapeur lumineuse qui couronnait cette belle soirée semblait prolonger les adieux du soleil.

Deux factionnaires furent placés, l'un dans le cimetière, l'autre à la porte d'entrée, afin que personne ne vînt enlever le corps de Louis XVII. Cette précaution fut prise pendant deux ou trois nuits.

Au retour du cimetière, les personnes qui avaient présidé à cette triste cérémonie dressèrent l'acte d'inhumation de ce pauvre petit Prince. En voici la minute, que possèdent les archives de la préfecture de police :

L'an troisième de la République française, le vingt-deux prairial, sept heures du soir, nous Dominique Goddet et Nicolas-Laurent Arnoult, commissaires civils de la section du Temple, en exécution de l'arrêté du comité de sûreté générale de la Convention nationale en date de ce jour, dont la teneur suit :

Du vingt-deux prairial, l'an trois de la République française. Le comité de sûreté générale arreste que le comité civil de la section du Temple se concertera avec les commissaires de garde au Temple pour faire donner la sépulture au fils de Louis Capet dans le lieu, suivant les formes ordinaires, en présence de nombre de témoins déterminé par la loi, et encore de deux membres du comité civil de laditte section du Temple.

Les représentants du peuple, membres du comité de sûreté générale signés ; ainsi signé, Boudin, Pémartin, Courtois, C.-Alex. Isabeau, Piene, J. F. Rovere, Bergoing, Président, Pierre Guyomar, Sevestre, J. B. Genevois.

En conséquence et pour l'exécution de la loi du 20 sept. 1792, nous avons requis le citoyen Pierre Dusser, commissaire de police de notre section, à l'effet de se transporter avec nous à la tour du Temple, pour y constater le décès du fils de Capet, où étant, les citoyens Lasne et Gomin, commissaires de garde au Temple, et le citoyen Etienne-Joseph Guérin, commissaire civil de la section de l'Homme armé, de service cejourd'huy à la tour, nous ont représenté un cadavre du sexe masculin, de l'âge de dix ans, gissant sur un lit, lequel a été reconnu pour être celui de Louis-Charles Capet, et nous avons reçu la déclaration desdits citoyens Lasne et Gomin qualifiés des autres ; parts, au registre des décès déposé ès mains dudit commissaire de police.

Nous avons de suite fait déposer dans une bierre le corps dudit enfant de Capet, et accompagné des citoyens Jacques Garnier, chef de brigade de la section de Montreuil, demeurant grande rue du faux bourg Antoine, n° 109, Pierre Vallon, capitaine de la même section, demeurant porte Antoine, n° 4, et Lasne, commissaire de garde au Temple, nous avons conduit ce corps au cimetière Sainte-Marguerite, rue Bernard, faux bourg Antoine, lieu ordinaire des inhumations de notre arrondissement, où il a été déposé dans une fosse qui a été recouverte en notre présence : le calme et la tranquillité ont régné sur notre marche.

De tout ce que dessus, nous avons fait et dressé le présent procès-verbal, heure de dix du soir, lesdits jour, mois et an, que dessus, et avons signé :

LASNE. VALLON. GARNIER, chef de brigade.

GODDET, commissaire. ARNOULT, commissaire. DUSSER, commissaire de police.

GOMIN. GUÉRIN, commissaire civil de la section de l'Homme armé, de service au Temple.

 

 

 



[1] CONVENTION NATIONALE.

Le Comité de sûreté générale.

Du 17 floréal, l'an III de la République une et indivisible (6 mai 1795).

Le Comité de sûreté générale, instruit par les rapports des gardiens de l'enfant Capet qu'il éprouve une indisposition et des infirmités qui paraissent prendre un caractère grave, arrête que le premier officier de santé de l'hospice de l'Humanité se transportera auprès du malade pour le visiter et lui administrer les remèdes nécessaires ; il ne pourra faire ses visites qu'en présence de ses gardiens.

Les représentants du peuple composant le Comité de sûreté générale,

PÉMARTÏN, AUGUIS, MATHIEU, MONTMAVOU, KERVELEGAN, GUYOMAR, SEVESTRE, PERRIX et CALÈS.

Nous trouvons à la même date l'arrêté suivant :

Du 17 floréal, l'an III de la République une et indivisible (6 mai 1795).

La commission des secours publics aura l'administration économique de la maison du Temple, ainsi que celle de toutes les autres maisons d'arrêt de ce genre.

Le présent arrêté sera adressé tant à la commission des secours publics qu'à celle des administrations civiles, police et tribunaux.

PIERRET, COURTOIS, BERGOEIN, AUGUIS, MONTMAVOU, KERVELEGAN. MATHIEU, YSABEAU, et CHÉNIER.

[2] De la section Bonne-Nouvelle.

[3] Bélanger (François-Joseph), né à Paris en 1744, est mort le 1er mai 1818.

[4] Le Moniteur du 16 prairial an III (4 juin 1795 vieux style) lui consacra cet article nécrologique :

La France, l'Europe entière vient de perdre le citoyen Desault, officier de santé en chef de l'hospice de l'Humanité, le premier dans la pratique comme dans l'enseignement de l'art qu'il a professé. Son nom est depuis longtemps célèbre dans tous les pays du monde où la chirurgie est eu honneur ; son nom ne périra point.

Son pays lui doit d'immenses travaux et de nombreux élèves. En ce moment, la République n'a pas une armée dont les plus habiles officiers de santé ne soient les élèves de Desault.

Telle fut la supériorité de ce grand chirurgien, que la postérité, qui commence, hélas I trop tôt pour lui, le nommera sans doute un grand homme.

Desault fut un excellent citoyen ; nos derniers tyrans l'avaient persécuté *. Leurs derniers complices ont causé sa mort. La journée du 1er prairial a déterminé la crise désespérée qui l'a précipité, à 49 ans, dans le tom beau.

Un de ses amis a inscrit, à l'heure même des funérailles, ces vers au pied de son buste :

Portes du temple de Mémoire,

Ouvrez-vous ! il l'a mérité.

Il vécut assez pour sa gloire,

Et trop peu pour l'humanité.

 

* Pour comprendre cette allusion faite aux persécutions subies par Desault, il faut savoir que sur la dénonciation de Chaumette, l'illustre médecin avait été arrêté lu 28 mai 1793. Au bout de trois jours il fut rendu à la liberté, sur les plaintes de ses malades et les réclamations de ses élèves. Depuis sa détention il avait conservé un fond de tristesse qui s'était augmenté avec les calamités révolutionnaires. Dans la nuit du 29 mai 1795, il fut atteint d'une fièvre ataxique, qui l'enleva le 1er juin, à peine âgé de 51 ans. B.

[5] Bonneville, Portraits des personnages célèbres de la Révolution, t. III.

[6] La nomination de M. Pelletan par le comité de sûreté générale eut lieu sur la proposition de la commission des secours, formulée en ces termes :

Paris, le 15 prairial an lit de la République une et indivisible.

La République venant de perdre le célèbre chirurgien Desault, et la maladie dont est attaqué Capet exigeant d'être suivie, et des soins journaliers, la commission vous invite à pourvoir au remplacement du citoyen Desault. Elle proposera au comité le citoyen Pelletan, connu par ses talents, et chargé de la démonstration à l'École de santé.

Salut et fraternité.

DERNICAN.

[7] Lettre de M. Pelletan à M. Dumangin, mai 1817.

[8] Le pâté de la tour du Temple était entièrement isolé, mais, de ce côté-là, appelé côté de la petite tour, la vue tombait sur des cours et sur la chapelle ; dans une de ces cours était un poste que l'on nommait le poste de la chapelle, et qui était fourni pendant la captivité du fils comme pendant celle du père.

[9] Voir aux Pièces justificatives, n° XII (article 5 de l'État des pièces tendant à constater que le cœur de S. M. Louis XVII a été réellement conservé, etc.).

[10] Pièces justificatives, n° XII, article 6.

[11] Pièces justificatives, n° XII, article 7.

[12] Malgré tous ses efforts, Gomin, qui se rappelait parfaitement le fait, n'a pu se souvenir du nom du municipal. Les registres des écrous ne nous ont point fourni non plus ce renseignement.

[13] Lettre de M. Dumangin à M. Pelletan ; Saint-Prix, 1er mai 1817.

[14] Demeurant rue du Faubourg-Martin, n° 217, section du Nord.

[15] Rue Michel-Peltier, n° 235. section du Temple.

[16] Le ministre de l'intérieur déclare que le citoyen Lasne, gardien du Temple, lui a remis quatre registres sur l'un desquels sont deux bandes de scellés d'un carton où sont des papiers, le tout relatif à la détention des ci-devant Roi et Reine, d'Elisabeth, des fils et fille desdits ci-devant Roi et Reine, plus un petit paquet cacheté, de tout quoi il décharge ledit citoyen Lasne.

Plus, il lui a remis deux cachets sur cuivre, l'un de l'ancienne municipalité, et l'autre des commissaires gardiens du Temple.

Paris, le 19 germinal an IV de la République française, etc.

BENEZECH.

CHAMPAGNEUX, chef de la première division.

[17] Lettre de M. Dumangin à M. Pelletan, déjà citée.

[18] En voici le procès-verbal :

Procès-verbal de l'ouverture du corps du fils de défunt Louis Capet, dressé à la tour du Temple, à onze heures du matin, ce 21 prairial *.

Nous soussignés, Jean-Baptiste-Eugénie Dumangin, médecin en chef de l'hospice de l'Unité, et Philippe-Jean Pelletan, chirurgien en chef du gran3 hospice de l'Humanité, accompagnés des citoyens Nicolas Jeanroy, professeur aux 'écoles de médecine de Paris, et Pierre Lassus, professeur de médecine légale à l'École de santé de Paris, que nous nous sommes adjoints en vertu d'un arrêté du comité de sûreté générale de la Convention nationale, daté d'hier, et signé Bergoing, président ; Courtois, Gauthier, Pierre Guyomard ; à l'effet de procéder ensemble à l'ouverture du corps du fils de défunt Louis Capet, eu constater l'état, avons agi ainsi qu'il suit :

Arrivés tous les quatre à onze heures du matin à la porte extérieure du Temple, nous y avons été reçus par les commissaires, qui nous ont introduits dans la tour. Parvenus au deuxième étage, dans un appartement, dans la seconde pièce duquel nous avons trouvé dans un lit le corps mort d'un enfant qui nous a paru âgé d environ dix ans, que les commissaires nous ont dit être celui du fils de défunt Louis Capet, et que deux d'entre nous ont reconnu pour être l'enfant auquel ils donnaient. des soins depuis quelques jours. Les susdits commissaires nous ont déclaré que cet enfant était décédé la veille, vers trois heures de relevée ; sur quoi nous avons cherché à vérifier les signes de la mort, que nous avons trouvés caractérisés par la pâleur universelle, le froid de toute l'habitude du corps, la roideur des membres, les yeux ternes, les taches violettes ordinaires à la peau d'un cadavre, et surtout par une putréfaction commencée au ventre, au scrotum et au dedans des cuisses.

Nous avons remarqué, avant de procéder à l'ouverture du corps, une maigreur générale qui est celle du marasme ; le ventre était extrêmement tendu et météorisé. Au côté interne du genou droit, nous avons remarqué une tumeur sans changement de couleur À la peau, et une autre tumeur moins volumineuse sur l'os radius, près le poignet du côté gauche. La tumeur du genou contenait environ deux onces d'une matière grisâtre, puriforme et lymphatique, située entre le périoste et les muscles ; celle du poignet renfermait une matière de même nature, mais plus épaisse.

A l'ouverture du ventre, il s'est écoulé plus d'une pinte de sérosité purulente, jaunâtre et très-fétide ; les intestins étaient météorisés, pâles, adhérents les uns aux autres, ainsi qu'aux parois de cette cavité ; ils étaient parsemés d'une grande quantité de tubercules de diverses grosseurs, et qui ont présenté à leur ouverture la même matière que celle contenue dans les dépôts extérieurs du genou et du poignet.

Les intestins, ouverts dans toute leur longueur, étaient très-sains intérieurement et ne contenaient qu'une très-petite quantité de matière bilieuse. L'estomac nous a présenté le même état ; il était adhérent à toutes les parties environnantes, pâle au dehors, parsemé de petits tubercules lymphatiques, semblables à ceux de la surface des intestins ; sa membrane interne était saine, ainsi que le pylore et l'œsophage ; le foie était adhérent par sa convexité au diaphragme, et par sa concavité aux viscères qu'il recouvre ; sa substance était saine, son volume ordinaire, la vésicule du fiel médiocrement remplie d'une bile de couleur vert foncé. La rate, le pancréas, les reins et la vessie étaient sains ; l'épiploon et le mésentère. dépourvus de graisse, étaient remplis de tubercules lymphatiques semblables à ceux dont il a été parlé. De pareilles tumeurs étaient disséminées dans l'épaisseur du péritoine, recouvrant la face intérieure du diaphragme ; ce muscle était sain.

Les poumons adhéraient par toute leur surface à la plèvre, au diaphragme et au péricarde ; leur substance était saine et sans tubercules ; il y en avait seulement quelques-uns aux environs de la trachée-artère et de l'œsophage. Le péricarde contenait la quantité ordinaire de sérosité ; le cœur était pâle, mais dans l'état naturel.

Le cerveau et les dépendances étaient dans leur plus parfaite intégrité **.

Tous les désordres dont nous venons de donner le détail sont évidemment l'effet d'un vice scrofuleux existant depuis longtemps, et auquel on doit attribuer la mort de l'enfant.

Le présent procès-verbal a été fait et clos à Paris, au lieu susdit, par les soussignés, à quatre heures et demie de relevée, les jour et an que dessus.

J. B. E. DUMANGIN, P. J. PELLETAN, P. LASSUS, N. JEANROY.

 

Ce procès-verbal fut complété en 1817 par M. Pelletan, qui fit la déclaration suivante :

Je soussigné, chevalier de l'ordre royal de la Légion d'honneur, membre de l'Académie royale dès sciences, professeur de la Faculté de médecine, certifie de plus, qu'après avoir scié le crâne en travers, au niveau des orbites, pour faire l'anatomie du cerveau dans l'ouverture du corps du fils de Louis XVI, qui m'avait été ordonnée, j'ai remis la calotte du crâne en place, et l'ai couverte de quatre lambeaux de peau que j'en avais séparés et que j'ai cousus ensemble ; qu'enfin j'ai enveloppé toute la tête d'un linge ou mouchoir, ou peut-être d'un bonnet de coton fixé au-dessous du menton ou de la nuque, comme il se pratique en pareil cas. On retrouvera cet appareil, s'il est vrai que la pourriture ne l'ait pas détruit ; mais certainement la calotte du crâne existera encore enveloppée des débris de ces linges ou bonnet de coton.

Signé : PELLETAN.

Paris, 17 août 1817 ***.

* La date de l'année ne se trouve dans aucun endroit de ce procès-verbal.

** Le vieux M. Jeanroy, m'a dit Lasne, assura que, depuis plus de quarante ans qu'il exerçait son art, il n'avait point encore vu le cerveau aussi développé dans an enfant de cet âge, et que, selon toutes les apparences, Louis XVII eût été on homme d'un grand caractère.

*** M. Pelletan déclara plus tard avoir mis à part le cœur du Dauphin dans l'opération de l'autopsie, et l'avoir emporté, afin de pouvoir offrir à la famille royale cette triste et funèbre relique de l'enfant-Roi. (Voir aux Documents, n° XII, la polémique qui s'engagea à ce objet.)

[19] Séance du 21 prairial. Moniteur universel du 23 prairial an III (11 juin 1795.)

[20] Sur la poitrine d'un vieil officier de marine fusillé à Quiberon, on trouva un médaillon dans lequel était aussi une rose séchée et presque réduite en poussière ; sur le revers on lisait : Donné par Monseigneur le Dauphin, à Paris, le 1er août 1790.

[21] Dès qu'elle parvint à Vérone, Monsieur, comte de Provence, qui résidait dans cette ville, adressa la lettre suivante au roi de Sardaigne :

Monsieur mon frère, cousin et beau-père, je viens d'apprendre avec la plus vive douleur la perte que j'ai faite de mon très-honoré seigneur et neveu Louis XVII, mort le 8 de ce mois.

L'amitié dont Votre Majesté m'a toujours donné des marques m'engage à lui communiquer avec empressement la peine que je ressens, et à lui notifier mon avènement à un trône ensanglanté par les malheurs de ma famille et que j'espère relever avec l'aide de Dieu et de mes puissants alliés.

Je suis, Monsieur mon frère, cousin et beau-père,

De Votre Majesté

le bon frère, cousin et gendre,

LOUIS.

A Vérone, le 24 juin 1795.

Pour le Roy,

le baron DE FLACHELANDEN.

 

Minute de la réponse du Roi à la lettre confidentielle de Monsieur sur son avènement au trône de France par la mort de Louis XVII :

Le 25 juin 1795.

Mon très-cher Fils,

J'ai reçu par le comte de Vintimille hier les deux lettres que vous m'avez écrites pour me participer le triste événement de la mort de l'infortuné Louis XVII, votre neveu, et votre avènement à la couronne de vos pères.

Je m'empresse de répondre ici avec la confidence ordinaire à celle de votre main, où, dans la qualité d'un fils que je chéris et chérirai toujours bien cordialement, vous m'annoncez vos intentions et vos désirs à l'égard de ma chère fille votre épouse.

En approuvant sur ce point vos idées, je suis très-charmé de pouvoir, en les secondant, vous donner à tous les deux un témoignage de ma tendresse et de ma sincère amitié. Je la verrai avec plaisir rester auprès de moi, continuant sous le même titre d'être traitée comme mes autres enfants, ainsi que vous le désirez.

Quant à l'autre lettre de cérémonie, si je pouvais ne suivre que les impulsions de mon cœur et de mes principes, je ne différerais pas un instant d'y répondre, comme le Roi de Sardaigne devrait le faire au Roi de France, dont la qualité est si légitimement passée à votre personne ; mais vous comprendrez tout comme moi que dans votre position et la mienne, sans risque de nous compromettre tous les deux, je ne puis ni ne dois me prononcer ouvertement sur cet objet avant que d'être instruit des intentions des principales puissances avec lesquelles je suis allié pour une cause qui est aussi la vôtre.

Vous agréerez donc, mon très-cher Fils, que je me réserve à m'expliquer en forme par écrit, lorsque les éclaircissements que j'attends là-dessus me seront parvenus. Je me suis au reste empressé de permettre, comme vous le souhaitez, à M. de Précy, de se rendre auprès de vous, pour les motifs que vous m'indiquez, et si vous avez quelques projets où je puisse vous seconder, vous aurez un canal sûr par son retour à me les faire communiquer.

Soyez enfin persuadé, mon très-cher Fils, de mon vif intérêt pour tout ce qui regarde votre personne et le bien du royaume où la divine Providence vient de vous appeler. Mes sentiments pour vous ne peuvent changer, non plus que la sincérité de l'attachement et de la tendresse paternelle avec laquelle je vous embrasse du plus profond de mon cœur.

(Archives du royaume de Sardaigne.)

[22] Nous l'avons retrouvée aux Archives de l'Hôtel de ville, dans le registre des commissaires de police, section du Temple, n° 23.