LOUIS XVII, SA VIE, SON AGONIE, SA MORT

CAPTIVITÉ DE LA FAMILLE ROYALE AU TEMPLE

TOME PREMIER

 

LIVRE DOUZIÈME. — SIMON, INSTITUTEUR DE LOUIS XVII. - MORT DE LA REINE.

3 juillet 1793 — 19 janvier 1794.

 

 

Louis XVII remis à Simon. — Le ménage Simon. — Trois témoins, — Réclamation de l'enfant. — Sentiments de Simon. — Premier sévice. — Résistance du Dauphin. — Instruction donnée à Simon par la Convention. — Plaintes de la Reine. — Mort de Marat. — Louis XVII porte son deuil. — Promenades sur la tour. — Simon et sa femme servis par Louis XVII. — Le Prince revêtu de la carmagnole et du bonnet rouge. — La Reine et Tison. — Marie-Antoinette aperçoit son fils. — Elle est transférée à la Conciergerie. — Fête révolutionnaire. — Mot du Dauphin. — Ses chants et ses plaintes entendus de l'étage supérieur de la tour. Le jeune Roi, malade, traité par la femme Simon. — M. Le Bœuf. — Cabaret de Maugin. — Belle parole du Dauphin à Simon. — Séance du conseil général de la Commune ; lettre de Santerre. — Hébert au Temple. — Tison renfermé dans la tourelle. — Nouveaux décrets. — Affaiblissement moral et physique du Dauphin. — Témoignage obtenu de lui contre sa mère. — Sa confrontation avec sa sœur, puis avec sa tante. — Procès de la Reine. — Sa condamnation. — Sa mort. — Relation d'un témoin oculaire. — Le meurtre de la Reine apprécié par l'empereur Napoléon Ier.

 

Escorté de six commissaires et d'un guichetier, le jeune Roi fut conduit dans cette partie de la tour que son père avait occupée. Là, un hôte l'attendait, et semblait attendre depuis longtemps. La chambre était mal éclairée. Les municipaux s'entretinrent quelques instants avec cet homme : ils lui donnèrent des instructions à voix basse, puis ils se retirèrent.

L'enfant se trouva seul en présence de Simon, dont peut-être il ne reconnut pas tout d'abord les traits ; mais l'allure dégagée, la voix rude et brève et le geste hautain de ce nouveau personnage lui révélèrent bientôt son maître.

Nos recherches nous ont mis à même de pouvoir consacrer une page à la triste biographie de Simon, page que nous tenons directement de trois personnes qui l'ont connu particulièrement, lui et sa digne compagne, et qui nous fourniront dans ce chapitre bien des détails qu'elles ont recueillis dans le temps, et presque jour par jour, de la bouche même delà femme Simon, sur ce qui se passait dans l'intérieur du Temple.

Voici, en peu de mots, le signalement de Simon : Cinquante-sept ans, taille au-dessus de la moyenne, stature robuste et carrée, teint basané, visage rude, cheveux noirs, longs et plats.

Il était cordonnier en chambre, et occupait un petit appartement au premier étage, donnant sur le derrière de cette étroite maison de la rue des Cordeliers (rue de l'Ecole de Médecine),

 

qui porte aujourd'hui le n° 16, et qui est placée entre l'École de Médecine et la maison à porte cochère où demeurait Marat, maison qui porte le n° 20. Longtemps même après cette époque, plus d'un orphelin de 93 n'a pu passer entre ces deux maisons sans être saisi d'horreur et de colère ; tant de souvenirs se levaient sur le seuil dé ces deux fatales demeures !

La femme Simon, Marie-Jeanne Aladame, avait à peu près le même âge. Elle était très-petite, très-grosse et très-laide ; elle avait, comme son mari, la peau naturellement fort brune, et leur état ne la rendait pas plus blanche. Elle portait ordinairement un bonnet noué avec un ruban rouge, et un tablier bleu.

C'était une femme de la campagne, sans aucune éducation. Elle avait été fort longtemps domestique chez madame Séjan, marchande de vin, rue des Cordeliers, au coin de la rue de Touraine, qui, de son vivant, lui avait assuré une petite rente viagère[1]. Elle entra ensuite au service d'une vieille dame Fourcroy, qui demeurait dans la même maison que Simon, et qui y mourut à quatre-vingt et quelques années, léguant par testament cinquante écus à sa servante. C'est alors que, tenté sans doute par les deux héritages qu'avait faits sa voisine, Simon l'épousa. C'étaient de nouveaux mariés quand la révolution éclata[2]. La femme Simon, malgré son âge, parlait souvent de son désir d'avoir des enfants, je devrais dire plutôt de son regret de n'en pas avoir.

Il y eut pendant la révolution deux sortes de scélérats : les uns, comme Chaumette, Danton, Hébert, privés des dons de la fortune, et auxquels tout moyen semblait bon pour arriver aux jouissances matérielles et connaître ce luxe que Sénac de Meilhan appelait l'emploi stérile des hommes et des matières ; — les autres, tels que Pétion, les deux Robespierre, Hérault de Séchelles, menant d'abord une vie régulière, affichant une certaine dignité de mœurs, mais couvant des passions basses, inconnues, l'orgueil, l'envie ; que la révolution fit éclater, et qui, entraînés par les circonstances, finirent par devenir des monstres. Simon et le boucher Legendre furent de ce dernier nombre.

On savait peu de chose sur son compte au moment où les troubles commencèrent : il n'avait même pas la réputation d'être méchant. Quelques jeunes filles du quartier, qui allaient en apprentissage chez une madame Dablemont, demeurant au troisième étage de la même maison, ne manquaient jamais, le soir en s'en allant, de chanter dans l'escalier et devant la porte de Simon la chanson du Cordonnier, et il ne se formalisait pas de leurs agaceries. Ce n'est pas là le seul acte de modération à signaler dans sa vie. Un citoyen de sa section, qui a laissé quelques anecdotes sur la-révolution[3], raconte le fait suivant :

Informé qu'un de mes voisins, qui possédait deux pains de sucre, venait d'être arrêté et dévalisé par le comité révolutionnaire[4], je m'avisai, comme par inspiration, de me trouver coupable du crime d'accaparement, à raison d'une certaine quantité de tabac en poudre que je tenais en réserve. J'allai sans délai en faire la déclaration au comité révolutionnaire de la section de Marat, dont Simon était président, et j'offris d'abandonner ma provision au peuple français. Voici le dialogue qui eut lieu à ce sujet entre Simon et moi : Citoyen, ton tabac est-il bon ?Tiens, citoyen président, goûte-le. — Il est, ma foi, excellent. Combien en as-tu ?Environ cent livres. — Je t'en fais mon compliment, et je te conseille de le garder pour toi : tu n'en trouverais pas de pareil au maximum[5].

 

La révolution vint tout changer. Devenu membre du club des Cordeliers[6], Simon y apporta une ardeur extrême. Une fois couvert du bonnet rouge, le cerveau du cordonnier s'échauffait : la frénésie des passions politiques entraîne si loin les caractères, que cet homme, sans impatience à l'égard de quelques enfants taquins, et plein de tolérance envers un citoyen qui s'accusait lui-même, devint d'une rudesse et d'une violence sans égales devant le fils infortuné des Rois. Marat l'avait souvent remarqué parmi les citoyens les plus assidus à ses conférences sous les arbres de la section[7], à l'ombre desquels il instruisait le peuple. Entré en relation avec lui, il l'avait apprécié comme un sans-culotte solide et comme un instrument docile.

De son côté, la femme Simon avait eu l'occasion de signaler son zèle patriotique. L'église des Cordeliers, changée en caserne, avait reçu les Marseillais blessés u 10 août : la citoyenne les pansa. Dans l'occasion, elle rappela les soins qu'elle leur avait rendus, et en réclama le salaire[8].

Aussi, lorsqu'il fut question de donner un instituteur au petit Capet, ce fut Marat qui indiqua Simon au choix du conseil général de la Commune. Cette candidature fut appuyée par Robespierre, qui, plus d'une fois, et particulièrement dans l’affaire de Michonis, avait eu l'occasion de remarquer le patriotisme de Simon. Les deux parrains politiques de cet homme furent donc Robespierre et Marat. Il devait se montrer digne de ce double patronage. La femme Simon monta chez madame Dablemont et lui dit : Je vais avoir une bonne place ; on viendra me prendre en voiture, et peut-être encore mieux que cela ! Effectivement, elle fut, ce jour-là même, portée en triomphe jusqu'à l'hôtel de ville, car les femmes avaient aussi leur ovation ; et, le surlendemain, Simon s'installait à la tour du Temple. Son traitement fut, comme celui de Tison, de 500 francs par mois ; mais en le lui accordant, le conseil général de la Commune lui avait enjoint de ne jamais quitter son prisonnier, et de ne sortir, sous aucun prétexte, de la tour. La promenade même du jardin ne lui était permise que lorsqu'elle avait lieu avec son élève, à l'heure arrêtée par les municipaux. Il fut fidèle à ses engagements : l'homme convenait à la besogne, et la besogne convenait à l'homme.

 

Avant d'aller plus loin, nous dirons un mot des trois personnes dont les récits, religieusement recueillis, nous ont servi de fil dans ce labyrinthe inexploré jusqu'ici ; ce sont la veuve Crévassin, mademoiselle Ménager et mademoiselle Semélé.

La première était une amie de jeunesse de la femme Simon, qu'elle n'avait point perdue de vue jusqu'à sa mort, et à laquelle elle a survécu pendant de très-longues années. Dans l'abandon de la vieillesse et de la misère où je la savais, je lui ai plus d'une fois porté quelque aumône sous le toit de la maison où elle demeurait, rue des Fossés Monsieur-le-Prince, n° 24 ; elle me dit un jour : Marie-Jeanne est plus heureuse que moi, elle est morte à l'hôpital.

Mademoiselle Ménager était une servante comme la femme Simon, qu'elle connut lorsque celle-ci était en place. Elle fut longtemps au service du comte Saur, sénateur, et conserva avec Marie-Jeanne des relations très-suivies pendant et après son séjour au Temple. Elle avait une prodigieuse mémoire des dates et des faits. Elle demeurait-dans la petite cour du Commerce, dans le passage de ce nom.

Mademoiselle Semélé était une de ces jeunes ouvrières qui, allant en apprentissage chez madame Dablemont, chantaient la chanson du Cordonnier en passant devant la porte de Simon. Pendant le séjour de celui-ci et de sa femme au Temple, elle ne cessa pas de visiter leur ancienne maison, où la femme Simon allait de temps en temps, dans ses jours de sortie ; car elle était la bienvenue, et on cherchait à l'attirer pour avoir les nouvelles qu'elle seule pouvait donner. Mademoiselle Semélé, plus jeune que les deux autres, auxquelles elle était supérieure par l'intelligence et l'instruction, avait conservé des récits de la femme Simon des notes qui m'ont été d'une grande utilité. J'ai plusieurs fois été la voir dans le petit appartement qu'elle occupait rue Mazarine, n° 25, et pendant notre entrevue elle me donnait l'explication ou le développement de ses souvenirs écrits que je tenais à la main. Le concours de ces trois femmes m'a puissamment aidé à éclaircir, sur plusieurs points, cette phase ténébreuse de la vie du Dauphin, à distinguer le vrai du faux dans les rumeurs recueillies par les contemporains, et à compléter les documents authentiques déposés dans les registres de la Commune et dans les Archives nationales.

 

Il était dix heures et demie du soir quand on amena à Simon son élève. On comprend quels poignants souvenirs dut rappeler au jeune Prince l'appartement où il avait vu son père pour la dernière fois. Il ne nous est pas donné de deviner comment se passa cette première nuit, et par quelles scènes commença ce duel épouvantable entre l'enfant et le bourreau. Nous savons seulement que l'enfant pleura longtemps, qu'il resta assis pendant des heures sur une chaise dans le coin le plus profond de l'appartement, et que Simon obtint à grand'peine quelques réponses brèves aux questions impérieuses qu'il lui jetait en fumant sa pipe et en jurant.

Le lendemain matin arriva la femme Simon[9], elle venait, fidèle compagne d'un pareil homme, s'installer avec lui et l'aider dans sa charge d'instituteur : la nation, toujours grande et généreuse, ne s'opposa point à ce renfort qui s'offrait pour l'éducation libérale du fils de Capet.

Couple Simon, vous avez à remplir une grande tâche ; vous avez raison de vous mettre deux à l'entreprendre. L'enfant qui vous est livré a reçu du ciel une nature si noble, et de ses excellents parents une éducation si parfaite et si pure, que vous n'êtes pas trop de deux pour tout étouffer, écraser et avilir en lui !

Le jeune Prince resta deux jours sans accepter d'autre nourriture qu'un peu de pain. Sa position nouvelle, dont il ne pouvait s'expliquer les motifs, le jetait dans un profond désespoir. Tantôt il se lamentait en silence ; tantôt à travers ses grosses larmes brillait un éclair d'indignation, et des paroles de colère se faisaient jour à travers ses plaintes. Je veux savoir, dit-il d'un ton impérieux aux municipaux, je veux savoir quelle est la loi qui vous ordonne de me séparer de ma mère et de me mettre en prison ; montrez-moi cette loi, je veux la voir.

Les officiers municipaux restaient interdits devant un enfant de neuf ans qui se débattait sous leur puissance et trouvait une parole de roi. Mais l'orateur Simon leur venait en aide, et d'un ton doctoral imposait silence à son élève : Tais-toi, Capet, disait-il, tu n'es qu'un raisonneur.

L'enfant captif avait toujours les yeux du côté de la porte, où l'appelait un irrésistible attrait ; il savait qu'il n'en franchirait pas le seuil sans le consentement de son geôlier ; mais son regard avide s'y glissait chaque fois qu'il entendait le bruit des verrous et le grincement des clefs dans les serrures. Souvent il demeurait immobile ; puis une larme roulait le long de sa joue : un souvenir pénible, une pensée filiale avait passé par sa jeune âme.

Cependant deux jours s'étaient écoulés, pendant lesquels il avait essayé de faire acte d'indépendance et de volonté. Il se résigna enfin à se coucher de bonne grâce, et, le lendemain matin, il s'habilla de lui-même, sans que l'ordre lui en fût donné. Il ne pleurait plus, mais il ne parlait pas. Ah çà ! petit Capet, lui dit son maître, tu es donc muet ? Il faudra que je t'apprenne à parler, moi, et à chanter la Carmagnole, et à crier : Vive la République ! Ah ! tu es muet !Si je disais tout haut ce que je pense tout bas, dit le royal enfant, vous me prendriez pour un fou. Je me tais parce que j'aurais trop à dire. — Oh ! oh ! monsieur Capet aurait trop à dire ! cela sent fièrement l'aristocrate ; mais cela ne me convient pas, entends-tu ! Tu es jeune, et l'on te pardonne ; mais je ne dois pas, moi qui suis ton maître, te laisser croupir dans ton ignorance. Il faut te faire au progrès et aux idées nouvelles[10]. Il y eut d'abord dans la manière dont le traita Simon un singulier mélange de dédain très-franc et de sévérité étudiée. Il ne voyait dans son élève qu'une créature criminelle par sa naissance et qu'un enfant sans conséquence ; mais il y avait autour de cet enfant comme un reflet attrayant de sérénité, comme un parfum d'atmosphère royale, qui soulevèrent parfois contre le Prince les susceptibilités haineuses du savetier.

Oui, ce fut surtout parce que c'était un enfant d'élite, qu'on eût remarqué dans la rue et qu'on eût aimé chez l'étranger, un de ces enfants qui attirent l'attention et la tendresse : suave créature, devant laquelle la haine semblait impossible, et dont, le regard, désarmant toute colère et toute cruauté, semblait devoir autour de lui faire taire toute chose, excepté la voix de l'amour. Oui, ce fut pour tout cela que Simon devint impitoyable. Sa suffisance triviale ne pouvait s'accommoder longtemps des petits airs de dignité sévère de son subordonné ; et puis l'esprit du patriote s'arrangeait trop bien de la décadence si complète de la race souveraine, pour trouver au fond de sa vanité une parcelle de pitié pour un enfant sur lequel il croyait avoir à venger ses propres injures. Cette opinion d'ailleurs avait sa source dans un sentiment que nous appellerons la naïveté du fanatisme : les principes de Simon, ses convictions, étaient le fruit de ses études, et c'est dans les virulents pamphlets des coryphées de la Montagne qu'il avait appris la religion, la politique et la morale. Connut-il la pitié ? L'humanité doit nous le faire croire ; mais ce qu'il y a d'assuré, c'est qu'il la repoussa comme un crime.

Cependant, pour montrer qu'il était investi du double attribut du maître, du pouvoir qui punit et du pouvoir qui récompense, Simon, dans un moment de largesse ou de calcul, fit don à son élève d'une guimbarde, instrument favori des petits Savoyards. Ta louve de mère et ta chienne de tante jouent du clavecin, il faut que tu les accompagnes avec la guimbarde. Quel beau tintamarre que cela va faire ! L'enfant sentit qu'il y avait une ironie dans ce cadeau, il ne voulut pas mettre une insulte dans son amusement : il repoussa la guimbarde et déclara qu'il n'en jouerait pas. Ce refus obstiné fut tout à la fois considéré comme un acte d'ingratitude et un acte de rébellion ; il alluma la colère de Simon et attira au descendant de Louis XIV les premiers coups qu'il eût encore reçus.

Deux jours après, une scène à peu près semblable eut lieu : l'enfant ne céda point. Son énergie, qui n'était pas encore maîtrisée par l'épuisement physique, se redressa plus forte et plus fière devant les menaces.

Ces actes d'insubordination valaient au Prince, de la part de Simon, non-seulement les réprimandes verbales les plus injurieuses j mais encore les voies de fait les plus brutales. Vous pouvez me punir si je vous manque, cria l'enfant ; mais vous ne devez pas me battre, entendez-vous ! Vous êtes plus fort que moi. — Je suis ici pour te commander, animal ! Je dois ce que je veux, et vive la liberté, l'égalité !

L'enfant était déjà souffrant de ce triste séjour du Temple, les mauvais traitements, le supplice moral et physique ne tardèrent point à altérer sa santé, à épuiser ses forces.

Le dimanche 7 juillet 1793, le bruit se répand dans Paris que le complot tramé par le général Dillon, malgré l'arrestation de ce général et de ses principaux complices, a parfaitement réussi ; que le fils de Louis XVI a été enlevé de la tour, qu'il a été vu sur les boulevards et qu'il a été porté en triomphe à Saint-Cloud. La foule se dirigeait vers le Temple, avide de s'assurer de la vérité. La garde du Temple, qui n'avait pas vu Louis XVII depuis qu'il avait été livré à Simon, répondait qu'effectivement il n'était plus dans la tour : le mensonge populaire, des lors, allait croissant et s'affermissant.

Pour faire tomber ce bruit qui agitait les esprits, une nombreuse députation du Comité de sûreté générale se rendit en toute hâte au Temple, afin d'y constater officiellement la présence de l'enfant. Chabot et Drouet faisaient partie de cette députation et signalaient leur zèle par des manifestations bruyantes. A peine arrivés dans la chambre du Dauphin, ou, pour mieux dire, de Simon, ils ordonnèrent de faire descendre à l'instant même dans le jardin le fils du tyran, afin qu'il y fût vu de la garde montante. Réunis dans la chambre du Conseil, ils s'informèrent, à huis clos, de la manière dont Simon s'acquittait de ses fonctions et des instructions secrètes qui lui avaient été données. Ici se renouvela, à peu près, la scène qui déjà avait eu lieu le jour (le 3 juillet) où le cordonnier précepteur avait été demander ses pouvoirs à ceux qui venaient de le nommer. L'esprit simple de Simon n'avait point, tout d'abord, pénétré au fond de la pensée impitoyable des comités : il croyait sérieusement qu'il n'était question que de faire du petit Capet un bon petit citoyen, d'effacer sur son front la flétrissure de sa royale origine et d'y placer un bonnet rouge au lieu d'une couronne. Son intelligence, candidement révolutionnaire, n'avait aperçu que ce but stupide et vulgaire de transformer le fils de Tarquin en enfant de Brutus. Cependant, d'après les instructions vagues qu'il recevait, il avait fini par concevoir je ne sais quel doute sur l'avenir qu'on destinait à son élève. Avec cette allure des gens de sa sorte, il interrogea donc sans détour les intentions de ses chefs qui le visitaient, et leur adressa ces brusques questions : Citoyens, que décidez-vous du louveteau ? Il était appris pour être insolent : je saurai le mater. Tant pis s'il en crève ! je n'en réponds pas. Après tout, que veut-on ? le déporter ? — Réponse : Non. — Le tuer ?Non. — L'empoisonner ?Non. — Mais quoi donc ? Réponse de même : S'en défaire.

Voilà la pensée intime de la révolution, que nous verrons suivre avec persévérance pendant deux ans : pensée bien évidente, quoique voilée dans ce dialogue que nous a rapporté une note manuscrite de Sénar, qui ajoute aussitôt : Il n'a été ni tué, ni déporté, mais on s'en est défait[11].

Depuis qu'il était descendu au jardin, le Prince ne cessait d'appeler sa mère à grands cris ; quelques hommes de la garde essayaient de le calmer,, lorsque, leur montrant Simon qui sortait de la tour avec quelques employés, il leur répondit avec indignation : Ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas me montrer la loi qui ordonne que je sois séparé de ma mère ! Étonné de sa fermeté autant qu'ému de sa douleur filiale, un homme de la garde questionnait l'instituteur démagogue, qui se bornait à répondre : Le louveteau est dur à museler ; il voudrait connaître la loi comme vous ; il vous demande toujours des raisons, comme si on en avait pour lui ! Allons ! Capet, silence ! ou je vas montrer aux citoyens comment je te travaille quand tu le mérites. Le malheureux captif se retournait vers les municipaux, réclamant hautement leur protection ; mais l'appel énergique qu'il leur adressa ne fit que le compromettre et donner gain de cause à l'opinion de Simon.

Les commissaires de la Convention, après leur entretien avec celui-ci dans la chambre du conseil, étaient montés chez Marie-Antoinette, pendant que le précepteur rejoignait son élève au jardin. Leur visite à la Reine de France ressemblait à une perquisition de police dans un repaire de voleurs. Leurs regards scrutateurs allaient fouillant dans le dernier recoin de l'appartement et dans le moindre objet laissé à la disposition des prisonnières. Enfin, Drouet prenant la parole : Nous sommes venus voir, dit-il, s'il ne vous manque rien ou si vous n'avez rien de trop. — Il me manque mon fils, dit la Reine. — Votre fils ne manque pas de soins : on lui a donné un précepteur patriote ; et vous n'avez pas plus à vous plaindre de la manière dont on le traite que de celle dont vous êtes ici traitée vous-même. — Je ne me plains que d'une chose, monsieur, c'est de l'absence d'un enfant qui ne m'avait jamais quittée. Depuis cinq jours qu'il m'a été arraché, il ne m'a pas été permis de le voir une seule fois, et cependant il est encore malade[12], il a besoin de mes soins. Il m'est impossible de croire que la Convention ne comprenne pas la légitimité de mes plaintes.

Pauvre mère ! elle se lamentait d'avoir été cinq jours sans voir son fils ! Oh ! que de jours vont s'écouler jusqu'au 16 octobre, pendant lesquels elle appréhendera peut-être un redoublement d'efforts tentés pour l'avilir, sans jamais pouvoir soupçonner à quels excès devait se porter la calomnie révolutionnaire !

De retour à la Convention, les commissaires rassurèrent leurs collègues sur les bruits qui avaient si vivement ému l'opinion publique. Drouet s'exprima ainsi :

Des malveillants ou des imbéciles se plaisent à répandre le bruit que le fils de Capet est évadé et qu'on le porte en triomphe à Saint-Cloud. Quoiqu'il connût l'impossibilité d'une telle évasion, votre comité de sûreté générale nous a nommés, Maure, Chabot, Dumont et moi, pour constater la présence des détenus. Nous nous sommes transportés au Temple, et, dans le premier appartement, nous avons trouvé le fils de Capet jouant tranquillement aux dames avec son mentor.

Nous sommes montés à l'appartement des femmes, et nous y avons trouvé Marie-Antoinette, sa fille et sa sœur, jouissant d'une parfaite santé. On se plaît encore à répandre chez les nations étrangères qu'elles sont maltraitées ; et, de leur aveu, fait en présence des commissaires de la Commune, rien ne manque à leur commodité[13].

 

On voit que Drouet ne parla nullement des plaintes qu'avait élevées Marie-Antoinette sur la cruelle séquestration de son fils. Les cris d'un enfant, les larmes d'une mère, cette secrète et mutuelle confidence qui montait et descendait du jardin à la tour et de la tour au jardin, ce lien d'amour et de douleur qui unissait si étroitement la veuve à l'orphelin et le fils à la mère, tout cela fut passé sous silence. L'homme de Varennes se borna à dire : L'enfant jouait tranquillement aux dames avec son mentor, et rien ne manquait à la commodité de sa mère, de sa tante et de sa sœur.

A dater de ce jour, le maître redoubla de sévérité envers le disciple. L'âge, l'innocence, la gentillesse du prisonnier, ne pouvaient désarmer l'inflexibilité du geôlier. Au contraire, le teint si pur de l'enfant, son œil si limpide, ses cheveux si beaux, sa petite main si bien faite, l'air de noblesse imprimé sur tous ses traits, la distinction de ses manières et de son esprit, tout cet ensemble de grâce et de dignité qui semblait un reflet de la royauté même, tout cela ne pouvait qu'indisposer contre lui les passions du ménage Simon. Ces dignes époux s'offensaient, par amour-propre comme par sentiment politique, d'une attitude, d'un geste, d'une parole qui étaient à la fois la critique de leurs mœurs, personnelles et la tradition vivante de l'aristocratie. Leur dépit envieux, implacable comme une grande haine, leur faisait donc trouver une jouissance à faire descendre leur élève à leur niveau et à effacer dans le rejeton des Rois tout ce qui révélait sa vieille race et sa première éducation.

Les incidents qui survenaient dans les affaires publiques exerçaient aussi une grande influence sur la conduite de Simon - envers l'enfant, dont il était non-seulement le gardien, mais le tuteur, le directeur et le commensal. Le 12 juillet, en apprenant la prise de la ville de Condé par l'armée autrichienne ; il se précipita sur lui en s'écriant avec fureur : Sacré louveteau, tu es à moitié Autrichien, tu mérites par conséquent d'être assommé à moitié !

Deux jours après, le 14, la femme Simon rentra tout effarée dans l'appartement : elle venait d'apprendre la mort de Marat, assassiné la veille au soir dans son bain par une jeune femme. Simon ne pouvait croire à un tel événement. Sa stupeur était égale à sa colère et sa douleur à son indignation. Marat avait cette popularité qu'on puise non dans l'estime universelle, mais dans les vices mêmes de l'humanité. Quand l'envie souffle sur le méchant, sur le pauvre, sur le petit, le méchant se plaît au spectacle du juste immolé ; le pauvre, du riche dépouillé ; le petit, du grand abaissé.

Pour la première fois Simon quitta son prisonnier, qu'il laissa avec sa femme et un commissaire, et descendit un instant au corps de garde et dans la chambre du conseil, seuls lieux où, sans sortir de la tour, il pouvait recueillir des renseignements. La nouvelle était connue de tous ; elle causait une grande sensation dans la ville, mais à nul autre autant qu'au cordonnier jacobin, dont Marat avait été le protecteur, le voisin et le modèle. Simon remonta ; il était dans une exaltation qui se traduisit bientôt en jurements et en coups. Il avait profité de sa sortie pour se faire envoyer par Lefèvre du vin et de l'eau-de-vie : il en but et en fit boire à sa femme. C'est pourtant aujourd'hui, s'écria-t-il, l'anniversaire de la prise de la Bastille ! Puis, ne pouvant rester en repos, la tête échauffée, la figure enluminée, la pipe à la bouche, il entraîna son élève et Marie-Jeanne sur la plate-forme de la tour, où il avait besoin de respirer et de chercher dans les rumeurs de la grande cité un écho des lamentations lointaines et des confus hommages donnés à son idole expirante. Entends-tu, Capet, tous ces bruits là-bas ? ce sont les gémissements du peuple autour du lit de mort de son ami. Je comptais te faire quitter tes habits noirs dès demain, mais tu les garderas encore. Capet portera le deuil de Marat. Sacrée vipère, tu n'as pas l'air affligé : tu te réjouis donc de sa mort ! Et ce disant, il appuyait violemment la main sur la tête du Prince, et la lui refoulait dans les épaules. — Je ne connaissais pas celui qui est mort, répondit l'enfant ; mais ne croyez pas que j'en sois bien aise. Nous ne désirons, nous, la mort de personne. — Oh ! nous ne désirons, nous !... Est-ce que tu prétends nous parler comme les tyrans tes pères ?Je dis nous, au pluriel, dit l'enfant, pour ma famille et pour moi. — Et, légèrement apaisé par cette excuse grammaticale qu'un maître doit au moins avoir l'air de comprendre devant son élève, le démagogue se promena un instant sans colère, écoutant les bruits de la ville tumultueuse et répétant plusieurs fois, avec un rire satanique, cette phrase qu'il était heureux d'avoir trouvée : Capet portera le deuil de Marat.

Je ne voudrais pas qu'on me reprochât d'abuser du détail et des anecdotes, des petits faits et des incidents jusqu'ici inconnus qui se passèrent en cette partie de la tour. Dans ce vaste tableau de la révolution qui a usé ou dévoré nos pères, il se trouve un petit coin où, à force d'investigations et de rencontres presque miraculeuses, j'ai eu, seul peut-être, le triste et navrant bonheur de pénétrer. Ce peu de jour qui a éclairé pour moi le duel mystérieux entre un enfant et son geôlier, je regarde comme un acte de conscience de le faire luire aux yeux du public dans toute sa vérité. Un détail peu important donne quelquefois de la vie à l'histoire : c'est par les petites circonstances qu'on s'intéresse aux grandes ; et pendant que l'immense cité, en proie à des sentiments contraires, palpite tout entière au récit de ce meurtre d'une audace antique, qui vient de révéler au monde le nom de Charlotte Corday, le lecteur me pardonnera, je l'espère, de lui avoir montré la petite scène isolée qui se passait au sommet de la tour du Temple.

Le mercredi suivant, 16 juillet, eurent lieu avec pompe les funérailles de Marat, auxquelles assistaient en corps la Convention nationale, les autorités constituées et les sociétés populaires. Dans une circonstance si solennelle, ce fut pour Simon un regret poignant de ne pouvoir quitter son poste ; il ne cessait d'envier le bonheur de sa femme, qui, bien qu'elle eût déjà vu l'exposition de Marat[14], pouvait encore avoir la consolation d'assister à ses obsèques. Toute la journée, il allait et venait dans son appartement comme un tigre captif. Condamné par ses devoirs à demeurer étranger à la fête funèbre, il s'y associa du moins par la pensée et par le costume, ayant mis ce jour-là son beau bonnet rouge à cocarde et son écharpe tricolore. Enfin, sa femme arriva et les narrations suivirent, mais elles ne le réconcilièrent point avec une cérémonie dont il avait été tenu éloigné, et qui, à ses yeux, ne payait pas suffisamment la dette de la gratitude populaire ; plusieurs fois dans la soirée il s'écria : C'est bien étonnant que Marat soit déposé dans le souterrain des Cordeliers, tandis que Lepelletier est au Panthéon ! Quelques jours après, le 22 ou le 23 juillet, en apprenant le terrible échec éprouvé le 18 par l'armée républicaine près de Saumur, Simon entra dans une colère dont les effets retombèrent violemment sur le corps meurtri de son malheureux pupille. Ce sont tes amis qui nous égorgent ! Et les coups redoublaient encore. L'enfant avait beau dire : Ce n'est pas ma faute ! l'impitoyable geôlier le prenait par les cheveux et lui secouait la tête à la disloquer. L'enfant étouffait ses plaintes, de grosses larmes lui ruisselaient le long des joues ; mais aucun cri de détresse ne lui échappait, tant il avait peur que ce cri ne retentît ailleurs dans la tour, et n'y portât une douleur aussi vive que la sienne. Oh ! c'est une louange que nous ne devons pas lui épargner. La crainte d'affliger sa famille lui donna un courage héroïque ; elle lui fit vaincre sa nature : emporté par caractère, il eut la gloire de devenir patient par réflexion.

Il y avait déjà longtemps que la gaieté n'était plus dans son cœur, et que les roses de la santé avaient pâli sur ses joues ; son physique éprouvait autant de fatigue que son moral de découragement ; il dormait moins que par le passé, et il dépensait les forces de son corps et de son âme dans une lutte inégale et dans un chagrin inconsolable ; mais l'instinct du juste et du bon ne dépérissait point encore en lui.

Simon le faisait descendre tous les jours au jardin, conformément aux ordres qu'avaient prescrits, lors de leur visite, le 7 juillet, les membres du Comité de sûreté générale ; il lui arrivait aussi quelquefois de le conduire sur la tour ; mais cette dernière promenade, que le comité n'avait pas prescrite, il ne la faisait que pour son plaisir personnel, alors qu'il était fatigué de sa vie prisonnière, et qu'il était désireux de prendre l'air et de fumer en liberté. L'enfant l'y suivait, comme le chien dompté à force de coups, la tête baissée, n'osant point rencontrer les yeux de son maître, certain d'y trouver la haine et la menace.

Je n'ai point dit encore que les livres et les plumes avaient été mis de côté sous le nouveau régime représenté par Simon ; mais on a compris que l'instruction ne devait plus entrer pour rien dans le nouveau mode d'éducation pratiqué par. un tel instituteur. L'oisiveté à laquelle on condamnait les facultés, si actives, l'intelligence si ouverte de l'enfant, devenait pour lui une source d'ennui et même de chagrin, l'inaction le livrant incessamment aux pensées les plus douloureuses et aux souvenirs les plus pénibles. Le lendemain du jour où on lui avait enlevé son fils, la Reine, informée que du moins il ne devait pas quitter la tour, avait demandé qu'on lui portât ses livres de travail, ses cahiers et ses joujoux. Ses cahiers furent jetés pêle-mêle dans un coin, ses livres servirent à allumer la pipe de Simon, et ses joujoux, cassés ou devenus incomplets, restèrent dans la poussière, à l'exception du baguenaudier, auquel le Prince pouvait s'amuser tout seul, et du ballon, que d'ordinaire il emportait au jardin ; je ne parle point de la guimbarde, il n'avait jamais voulu y toucher. Avec les hymnes révolutionnaires, les refrains patriotiques, les plaisanteries sanguinaires et les beaux jurements à la mode, c'était autant qu'il en fallait pour occuper les heures d'étude et les heures de récréation du petit Capet. Le rudiment, l'écriture, l'histoire, la géographie, les Aventures de Télémaque, les Fables de la Fontaine, n'eussent pu servir qu'à la culture de l'esprit, et la culture de l'esprit qu'à l'ennoblissement du cœur.

La Reine, voilà quinze jours qu'elle n'a vu son fils, quinze jours que celui-ci n'a vu sa mère. Et la Reine ne sait pas encore dans quelles mains son enfant est tombé ; elle ignore qu'on ne le lui a enlevé que pour anéantir en lui, tout à la fois, et la force physique, et la beauté morale, et la vie intellectuelle. Ses douloureuses craintes à cet égard vont bien loin, mais elles ne vont pas jusqu'à l'affreuse vérité ; elle ne soupçonne pas qu'on veut amener son fils, par tous les degrés de l'opprobre, à partager non-seulement les habitudes grossières, mais les opinions démagogiques, mais les ignobles sentiments, et jusqu'aux chants régicides de ses geôliers chargés de l'abrutir en l'écrasant.

Simon, on l'a vu, se faisait servir par lui ; il l'obligeait, à force de coups, à descendre aux occupations les plus viles et aux détails du ménage les plus humiliants. Pressé de lui donner une mise à l'ordre du jour, il lui ôta ses habits de deuil, auxquels il tenait doublement, car sa mère les avait touchés, et c'était sous ce costume qu'il avait passé ses derniers mois près d'elle ; c'était encore un lambeau de son passé qui s'en allait, et qu'il troquait contre l'accoutrement révolutionnaire. En effet, parmi les vêtements d'été commandés par Simon pour son élève se trouvait un petit habit de drap roux, fait en forme de carmagnole, et qui, avec le pantalon de même couleur et le bonnet rouge, devait constituer l'uniforme classique des Jacobins. Si je te fais quitter le deuil de Marat, lui dit Simon, du moins tu porteras sa livrée, c'est encore honorer sa mémoire. Cependant, à l'uniforme complet il manquait le bonnet écarlate. Dans l'autorisation qu'il avait demandée de faire faire un vêtement de drap fin pour son élève, le maître avait oublié la coiffure ; il répara cet oubli important[15]. Le bonnet arriva, et Simon voulut à l'instant en orner la tête de son prisonnier ; mais il rencontra en cette circonstance une opposition à laquelle il ne s'attendait pas ; la résistance de l'enfant fut inébranlable et les coups n'y firent rien. Il était devenu le domestique de ses geôliers, il avait accepté mille affronts, enduré mille privations qui ne touchaient que lui ; mais il ne voulait absolument pas mettre sur sa tête la coiffure des bourreaux de son père. Simon se résigna, fatigué de crier et de battre, et désarmé par sa femme, qui lui disait : Allons, laisse-le, Simon, il sera moins entêté une autre fois ; la raison lui viendra. Ce n'est pas la seule fois que cette femme intervint dans les débats. Aussi avait-elle personnellement à se louer de l'enfant. Un jour, rendant compte à son ancienne maîtresse, madame Séjan, de ce qui se passait au Temple[16] : Le petit est un bien aimable et bien charmant enfant, dit-elle ; il me nettoie et me cire mes souliers, et il m'apporte ma chaufferette auprès de mon lit, quand je me lève. Hélas ! vous vous rappelez pour qui étaient jadis ses attentions et ses prévenances : ce bouquet matinal, cueilli chaque jour dans le parterre de Versailles et déposé sur la toilette d'une mère, la plus charmante des femmes, la plus majestueuse des Reines, le voici remplacé par la chaufferette déposée par le royal enfant aux pieds de la savetière Simon !

Aussi, dès qu'elle eut fait sa confidence : Mais, Marie-Jeanne, s'écria la vieille madame Séjan, vous êtes une infâme de vous laisser ainsi servir par le fils de votre Roi.

Marie-Jeanne, chez qui le sentiment de l'intérêt était développé plus que tout autre, trouvait qu'en lui constituant une rente ses anciens maîtres avaient acheté le droit de tout lui dire. Malgré cette remontrance, elle continua à venir voir madame Séjan ; seulement elle ne changea pas de conduite. Elle n'était pas féroce, mais elle était ignoble : elle ne voulait pas qu'un enfant fût battu, mais elle voulait bien qu'il fût abruti. Laisse-le, Simon, la raison lui viendra.

Oui, la raison lui viendra, elle lui viendra à force d'obsessions, de menaces, de tortures, et aussi, il faut le dire, à force de vin.

En attendant ce grand jour qui est proche, préparez bien son esprit et sa tête à recevoir dignement cet emblème d'une sanglante anarchie. Son esprit aimable et loyal est attaqué de - toutes parts, embarrassé par les insinuations les plus perfides, troublé par les influences les plus odieuses, façonné peu à peu aux expressions les plus révoltantes, et sa tête charmante a perdu sa plus belle parure. La femme Simon vient de lui abattre cette admirable chevelure dont la douce nuance chatoyait, et dont les ondes perlées ruisselaient sur la blancheur de sa peau transparente. Ses cheveux du reste étaient bien coupables, car ils avaient été l'orgueil de sa mère, et ils étaient comme un dernier diadème qui restait à son front royal.

Au moment où le ciseau accomplissait ce sacrifice, le commissaire de service entra, suivi de Meunier et de Vandebourg, qui apportaient le dîner. Le commissaire regarda d'un œil satisfait ce qui se passait ; mais, le bon Meunier s'écria tout d'abord : Oh ! pourquoi donc avez-vous haché ainsi ses cheveux, qui lui allaient si bien ?Tiens, répliqua la gouvernante, ne vois-tu pas, citoyen, que nous jouons au jeu du Roi dépouillé ! Et tous, à l'exception de Meunier, se prirent à rire autour de l'agneau tondu, qui baissait en silence sa tête esclave et déshonorée, comme celle des ces premiers Mérovingiens que l'on tondait pour les dégrader. L'enfant demeura triste et abattu le reste du jour. Je ne sais si les railleries dont on l'accablait, si l'étrange sensation qu'il éprouvait de se sentir rasé, si le besoin même de sommeil vinrent en aide aux deux verres de mauvais vin qu'on lui fit prendre dans la soirée ; quoi qu'il en soit, le malheureux, poussé à bout, se rendit enfin, et Simon célébra sa victoire en s'écriant : Enfin, Capet, te voilà jacobin ! Et le bonnet rouge brilla sur le front du petit-fils de Louis XIV.

Le premier pas était fait. Le lendemain, la honte d'être tondu et quelques légers coups appliqués sur ses tempes nues suffirent pour lui faire accepter sa nouvelle coiffure, la seule qu'on lui eût laissée. Son sort était heureusement ignoré de sa mère. Sa pauvre mère ne cessait d'interroger geôliers, gardiens et municipaux, tous lui répondaient qu'elle ne devait pas s'inquiéter de son fils, qu'il était en bonnes mains, et qu'on en avait le plus grand soin. Ces assurances n'étaient pas faites pour tranquilliser pleinement un cœur de mère si tendre, si éprouvé, si justement ombrageux. Il fallait qu'elle vît son enfant. Elle le redemandait à tous avec des prières déchirantes. Les municipaux se bornaient à répondre que le gouvernement avait jugé la mesure nécessaire, et qu'il fallait s'y conformer. Lasse d'implorer la justice des commissaires, Marie-Antoinette s'adressa à la pitié de Tison. Que ne fait point une mère pour avoir des nouvelles de son enfant ? Marie-Antoinette n'était pas encore mère, lorsque des courtisans, pour l'empêcher d'appuyer la requête d'une pauvre mère sollicitant la grâce de son fils condamné à mort pour un duel, lui représentèrent qu'elle s'était d'abord adressée à madame du Barry : Elle a bien fait, répondit la Dauphine, rien n'humilie une mère ; à sa place, j'aurais embrassé les genoux de Zamore. Or, Zamore était un petit Indien qui portait la queue de la favorite. Maintenant que Marie-Antoinette est mère, ne vous étonnez pas que la Reine ait supplié Tison. Tison ne fut point sourd à ses plaintes. Placé comme espion auprès des Princesses, il avait à la longue été séduit par la grandeur de leur caractère et par leur résignation. Leur ennemi au début, peu s'en fallut qu'il ne devint leur complice. Sa femme, désavouant plus que lui encore, et plus tôt que lui, tout son passé, s'était un jour précipitée aux pieds de la Reine, en s'écriant devant les municipaux et sans faire attention à leur présence : Madame, je demande pardon à Votre Majesté, je suis cause de votre mort et de celle de Madame Elisabeth. Les Princesses la relevèrent avec bonté et tâchèrent de la calmer ; mais la crise nerveuse à laquelle elle était en proie se prolongea. Dès lors, ce n'était plus seulement un pardon, c'étaient des soins que les Princesses lui prodiguaient. Oui, je les plains, disait un jour la malade à Meunier ; c'est une famille généreuse que les pauvres ne remplaceront pas. Si vous pouviez comme moi les voir de près, vous diriez qu'il n'y a rien d'aussi grand sur la terre. Qui les a vues comme vous aux Tuileries n'a rien vu ; il faut les avoir vues comme moi au Temple.

Les remords de cette pauvre femme l'avaient rendue folle[17]. Elle tomba dans d'affreuses convulsions ; on lui donna une garde[18] ; on la transporta dans une chambre du palais. Il fallait plusieurs hommes pour la contenir[19]. Six jours après, on la conduisit à l'Hôtel-Dieu[20]. Elle ne reparut plus au Temple. On mit auprès d'elle une femme de la police pour recueillir tout ce que, dans son délire, elle pourrait laisser échapper sur la famille royale[21].

Comme nous l'avons dit, la conversion de la femme avait été suivie de celle du mari. Espérant aussi se faire amnistier par les prisonnières, Tison essaya de racheter ses méfaits par une conduite toute nouvelle. Il se tint au courant de ce qui pouvait intéresser la Reine ; il lui donnait presque journellement des nouvelles de son fils ; mais il se gardait bien de lui apprendre les indignes traitements qu'il avait à subir, et dont lui-même, Tison, avait horreur. Il parlait de Simon sans le dépeindre et surtout sans rappeler aux Princesses que c'était ce même municipal qui avait toujours affecté devant elles et devant le Roi le langage le plus injurieux. Il leur rapportait que chaque jour l'enfant descendait au jardin, qu'il y jouait au ballon, que quelquefois même on le conduisait sur la plate-forme de la tour, qu'il avait toutes les apparences de la santé ; mais comme les royales confidentes cherchaient toujours à entrer dans des détails plus intimes de son éducation, Tison s'arrêtait prudemment, alléguant qu'il ne pouvait savoir ce qui se passait dans l'intérieur de l'appartement. Ces renseignements si restreints et si incomplets, on comprend pourtant avec quel bonheur elles les recueillaient, avec quelle avidité elles tâchaient de les étendre. La découverte de l'ascension sur la plate-forme fit naître un espoir auquel elles se livrèrent avec délire. D'abord, on monta par un petit escalier tournant pratiqué dans la garde-robe et conduisant aux combles. Au faîte de ce petit escalier un jour de souffrance était pratiqué dans l'épaisseur de la muraille, et la Reine et Madame Élisabeth apercevaient ainsi, de tourelle à tourelle, le pauvre enfant au moment où il paraissait sur la plate-forme. C'était une vision, un éclair ; on ne pouvait rien distinguer, rien juger dans cette apparition aussi fugitive que le vol d'une idée qui traverse l'imagination, et il fallait des yeux maternels pour reconnaître ainsi l'enfant. Madame Elisabeth, dans sa correspondance avec Turgy, fait mention de cette circonstance. Dites à Fidèle, écrivait-elle, ma sœur a voulu que vous le sachiez, que nous voyons tous les jours le petit par la fenêtre de l'escalier de la garde-robe ; mais que cela ne vous empêche pas de nous en donner des nouvelles[22]. Cette première mais bien insuffisante consolation donna l'idée et l'espoir d'un plus grand bonheur.

La promenade de la plate-forme se trouvait partagée, entre les prisonniers des deux étages, par des séparations en bois disposées de telle manière qu'on ne pouvait se voir qu'à travers les fentes, et de loin, mais de plus près cependant que par l'escalier de la garde-robe, et surtout un peu plus longtemps. Dès lors, la mère, la tante et la sœur n'eurent qu'une pensée, faire coïncider leur promenade sur la tour avec celle du petit, comme elles l'appelaient dans leur doux langage. Nous montions sur la tour bien souvent, dit Madame Royale dans son récit, parce que mon frère y allait de son côté, et que le seul plaisir de ma mère était de le voir passer de loin par une petite fente. Mais le choix de l'heure de la promenade sur la plate-forme ne dépendait pas des prisonnières : les municipaux marquaient le moment où la Reine, sa fille et sa sœur pouvaient y monter, et le caprice de Simon décidait de l'instant de la journée où l'enfant venait y prendre l'air. Il n'y avait donc qu'un hasard heureux, ou la pitié complaisante de commissaires bien disposés pour la famille royale, qui pût faire coïncider la présence des prisonnières d'un côté de la cloison qui séparait la promenade de la plate-forme avec celle de l'enfant de l'autre côté. N'importe : comme le dit Madame Royale, on montait toujours ; on n'était pas sûr que le jeune Prince viendrait, mais il pouvait venir. Que de longues heures occupées à saisir le passage de l'enfant ! L'oreille collée sur la cloison de planches, les pauvres recluses, attentives et muettes, épiaient le moindre mouvement qui se faisait dans l'escalier, et l'on juge combien leur cœur battait lorsqu'elles entendaient le bruit de quelques pas. Que de fois elles furent trompées dans leur inquiète impatience ! Le bruit qui retentissait dans l'escalier en spirale, c'était celui que faisaient les sentinelles placées à chaque étage, ou bien quelques municipaux ou préposés qui faisaient leur ronde. Malgré tant de tentatives demeurées infructueuses, la Reine ne se décourageait pas : l'espérance, fût-elle toujours trompée, ne se retire jamais du cœur d'une mère. Enfin, le mardi 30 juillet, il fut donné à Marie-Antoinette d'entrevoir encore son enfant, mais cette ombre de bonheur qu'elle avait si longtemps épiée, qu'elle avait si ardemment demandée au Ciel, le Ciel ne la lui accordait que pour son supplice. Oui, son enfant passa, il passa sous les yeux de sa mère, qui put poser un moment sur lui un regard interrogateur : il avait quitté le deuil de son père, il avait le bonnet rouge sur la tête, il avait près de lui cet insolent municipal qui s'était signalé près d'elle et devant Louis XVI par les plus grossières injures. La fatalité voulait aussi que Simon, qui venait d'apprendre la prise de Valenciennes par le duc d'York, fût en ce moment dans un paroxysme de colère qui s'épanchait, comme de coutume, sur le royal enfant, dont il harcelait la marche avec des jurements et des blasphèmes. Foudroyée de ce qu'elle a vu, l'infortunée Reine se jette, sans prononcer une seule parole, dans les bras de sa belle-sœur, témoin, comme elle, de ce cruel spectacle, et toutes deux entraînent la jeune Marie-Thérèse, qui accourait aussi à la cloison, et dont elles épargnèrent la sensibilité en se donnant toutes deux ensemble, et par un regard électrique, le mutuel conseil de tout lui cacher. Il est inutile d'attendre plus longtemps, dirent-elles tout haut, il ne passera pas. Et l'on se dirigea de l'autre côté de la plate-forme. Mais au bout de quelques minutes, les larmes avaient gagné la pauvre mère ; elle se détourna pour les cacher, et pour revenir épier son enfant. Quelque temps après, effectivement, elle le vit : il passa doucement et la tête baissée ; son maître ne jurait plus ; elle n'entendit aucune parole. Il y eut pour elle dans ce silence presque autant de douleur que dans les outrages de Simon. Elle resta à la même place, muette et immobile : Tison l'y trouva. A son approche, elle leva la tête qu'elle tenait penchée entre ses mains, et s'écria : Ah ! vous m'avez trompée !Non, Madame, je ne vous ai point trompée ; tout ce que je vous ai dit est vrai ; seulement, par ménagement, je ne voulais pas tout vous dire. Maintenant que je n'ai plus rien à vous cacher, je vous rapporterai fidèlement, à l'avenir, ce que j'aurai découvert.

La Reine et Madame Elisabeth connurent dès lors le déplorable état du Dauphin ; elles apprirent qu'on ne lui parlait qu'en jurant, qu'on ne lui commandait qu'en le menaçant, et qu'on voulait le contraindre à chanter des couplets obscènes ou des chansons régicides ; elles apprirent aussi que l'héroïque enfant résistait encore, et que les coups n'avaient rien obtenu de lui. Ces détails ne furent point connus de Madame Royale : Madame Élisabeth recommanda bien à Tison et à tous ceux qui, par pitié, donnaient des nouvelles du jeune Prince, de ne point dévoiler à sa sœur ce que ces nouvelles pouvaient avoir d'affligeant.

Ce fut peut-être ici la phase la plus douloureuse du long martyre de Marie-Antoinette. Sentir son enfant malade et ne pouvoir le soigner, le sentir malheureux et ne pouvoir le consoler, le sentir en de tels dangers et ne pouvoir le secourir, hélas ! et sentir faiblir peut-être son âme innocente, et ne pouvoir la soutenir ! Est-il pour une mère un supplice comparable à ce supplice ? Il lui semblait, à toute heure, qu'on lui arrachait son enfant, et elle ne pouvait le retenir ; il lui semblait qu'on le lui empoisonnait, et elle ne pouvait le défendre. Mes pressentiments ne me trompaient pas, dit-elle à sa tendre sœur ; je savais bien qu'il souffrait : il serait malheureux à cent lieues de moi que mon cœur me le dirait. Depuis deux jours, je souffrais, je m'agitais, je tremblais ; c'est que les larmes que mon pauvre enfant répand loin de moi, je les sentais tomber sur mon cœur. Je n'ai plus de goût à rien ; Dieu s'est retiré de nous : je n'ose plus prier. Puis, tout à coup, se repentant de cette dernière parole : Pardon, mon Dieu ! reprit-elle en joignant les mains, et vous aussi, ma sœur, pardon ! Je crois en vous comme en moi-même ; mais je suis trop tourmentée pour ne pas être menacée de quelque nouveau malheur. Mon enfant, mon enfant ! Je sens aux déchirements de mon cœur les défaillances du sien ![23]

Le soir, la jeune Marie-Thérèse dit à sa tante : Mon Dieu ! comme ma mère a été triste aujourd'hui ! Madame Elisabeth chercha à la rassurer par quelques paroles. La jeune fille fit sa prière et s'endormit profondément.

Mais sa mère et sa tante veillèrent, elles veillèrent longtemps ; elles allaient et venaient, elles se racontaient tout le sombre passé, pour y retrouver avec amour les pensées, les paroles et les actions de cœur de leur enfant ; elles parcouraient cet humble réduit où, pendant de si longé jours, elles l'avaient vu, malgré les privations, les verrous et les injures, si vif, si léger, si affectueux et parfois si riant, travaillant, chantant et priant ! Elles se souvenaient que lorsqu'il les voyait tristes et souffrantes, le pauvre enfant savait trouver, pour les égayer et les distraire, quelques étincelles de sa gentille humeur d'autrefois. Et elles ne pouvaient plus contenir leur désespoir, et leurs larmes recommençaient à couler.

Le lendemain et le surlendemain elles remontèrent sur la tour ; elles y passèrent de longues heures : rien ne parut. Oh ! pourquoi cette fatale révélation leur avait-elle été faite ! Marie-Antoinette ne revit point son enfant ces jours-là, et elle ne devait plus le revoir ; et elle allait emporter du Temple une source nouvelle, et la plus amère, de tourments, d'inquiétudes et de larmes plus cuisantes encore que toutes celles qu'elle avait jusque-là répandues.

Une vive agitation se manifestait depuis plusieurs jours ; les passions s'enflammaient de plus en plus contre les prisonniers du Temple, et venaient s'exprimer dans le sein du conseil général par des manifestations violentes. Une députation de la société des Cordeliers ayant demandé que les membres du conseil qui faisaient le service du Temple eussent toujours le chapeau sur la tête, le conseil passa à l'ordre du jour, motivé sur ce que chacun de ses membres savait assez se respecter pour ne pas se découvrir devant des individus tels que ceux renfermés au Temple[24].

Le gouvernement était aux abois[25] : la disette était grande ; et la peine de mort décrétée par la Convention nationale contre les accapareurs n'apportait aucun soulagement aux souffrances du peuple. Aux échecs éprouvés dans le Nord, la Vendée, à l'ouest, répondait par des victoires, et mettait, aux Ponts-de-Cé, l'armée républicaine en déroute complète ; au midi, Lyon, toujours en lutte, bouillonnait à la veille d'une collision sanglante ; et Toulon et Marseille voyaient rôder devant leurs ports la flotte menaçante de l'Angleterre. Tout semblait présager aux chefs de l'anarchie que leur pouvoir tyrannique penchait vers sa ruine. Ils sentirent la nécessité de frapper un grand coup. Le sang de Louis XVI fumait encore, mais il ne fallait pas le laisser se refroidir.

Le jeudi 1er août, Barère fit à la Convention nationale un rapport sur la conjuration de l'Europe contre la liberté française. Le comité, dit-il, vient d'acquérir la preuve que l'Angleterre entretient dans nos villes, dans nos ports, dans nos campagnes, des agents qui sont chargés d'incendier nos magasins et nos arsenaux, et de faire assassiner les patriotes par des femmes et des prêtres réfractaires : déjà ces scélérats ont exécuté en partie leur horrible mission. Dubois-Crancé nous écrit que Pitt a fait passer à Lyon quatre millions en numéraire ; et nous savons qu'une flotte de vingt-quatre vaisseaux anglais, stationnée dans l'un de nos ports du Midi, y a envoyé un vaisseau soi-disant parlementaire.

Le rapporteur, continuant à entasser les nouvelles les plus absurdes et les plus incohérentes, pour jeter un aliment aux passions populaires, donne lecture d'une lettre découverte à Lille, écrite à un Anglais, sans signature, mais attribuée au duc d'York ou à l'un des plus intimes agents de ce prince. Celui auquel elle est adressée est qualifié de milord. Presque tous les personnages dont il est parlé dans cette pièce n'y sont désignés que par les lettres initiales de leurs noms, à l'exception de La Marlière, qui est nommé tout au long. Il paraît que plusieurs de nos généraux doivent être dans le complot, et qu'une branche de ce complot était d'incendier les fourrages de nos armées, le même jour, dans toutes les villes de la République. L'auteur recommande de discréditer les assignats républicains, de refuser tous ceux qui ne portent pas l'effigie royale, de faire hausser le prix du pain, d'accaparer tous les objets de nécessité, d'acheter à tout prix la chandelle et le suif, de manière à les faire monter jusqu'à cinq livres la livre. Je vous prie de ne pas épargner l'argent. Nous espérons que les assassinats se feront avec prudence : des prêtres déguisés et des femmes seront les gens les plus propres à cette opération. Envoyez 50.000 livres à Rouen et 50.000 livres à Caen.

Barère lit ensuite quelques-unes des déclarations faites, dit-il, par Charier, chef des rebelles de la Lozère, et qui semblent se lier avec celles de l'auteur anglais. On y voit que Bourbon (ci-devant duc) devait commander en chef dans le Midi ; que les Espagnols n'ont feint d'attaquer Perpignan que pour s'assurer de Bellegarde ; que la Savoie nous a attirés dans ses défilés pour nous y égorger ; qu'un débarquement devait s'opérer à Cette ou dans un autre port de la Méditerranée.

Barère cite ensuite au tribunal des nations et de l'histoire le peuple anglais, qui se vante d'aimer la liberté, et qui veut nous empoisonner de la royauté qu'il adore avec superstition ; ce peuple auquel l'avarice conseillait tant de crimes et la politique tant de forfaits. Il cite à ce tribunal le gouvernement britannique, qui ne connaît que l'or pour mobile, qui a chez lui le tarif des hommes, des orateurs, des législateurs ; il y appelle le ministre Pitt, ce jeune esclave d'un roi en démence, cet homme qui ne s'est fait un nom que par la bassesse de ses intrigues et de ses vices... Est-ce l'oubli des crimes de l'Autrichienne, s'écrie-t-il, est-ce notre indifférence pour la famille Capet qui a abusé ainsi nos ennemis ? Eh bien, il est temps d'extirper tous les rejetons de la royauté !

Barère lut enfin une lettre qui apprenait d'une manière officielle la prise de la ville de Valenciennes, menacée depuis quelques jours par l'armée ennemie.

A la suite de ce rapport alarmiste, qui ne paraîtrait que grotesque si l'on n'apercevait pas le but que se proposait Barère, la Convention nationale adopta sans discussion plusieurs mesures importantes[26], parmi lesquelles nous reproduisons celles qui se rattachent à notre sujet. C'était encore à la peur qu'on s'était adressé pour obtenir le crime.

I. Marie-Antoinette est envoyée au tribunal extraordinaire ; elle sera transférée sur-le-champ à la Conciergerie.

II. Tous les individus de la famille Capet seront déportés hors du territoire de la République, à l'exception des deux enfants de Louis Capet, et des individus de la famille qui sont sous le glaive de la loi.

III. Elisabeth Capet ne pourra être déportée qu'après le jugement de Marie-Antoinette.

IV. Les membres de la famille Capet qui sont hors le glaive de la loi seront déportés après le jugement s'ils sont absous.

V. La dépense des deux enfants de Louis Capet sera réduite à ce qui est nécessaire pour l'entretien et la nourriture de deux individus.

VI. Les tombeaux et mausolées des ci-devant rois, élevés dans l'église de Saint-Denis, dans les temples et autres lieux, dans toute l'étendue de la République, seront détruits le 10 août prochain.

La première de ces mesures fut exécutée sur-le-champ. A deux heures du matin, le 2 août, on vint éveiller les Princesses pour lire à la Reine le décret qui ordonnait sa translation à la Conciergerie. Elle entendit la lecture de ce décret sans s'émouvoir, et sans dire une seule parole. Mais Madame Élisabeth et Madame Royale se hâtèrent de demander à suivre la Reine, ce qui leur fut refusé. Pendant tout le temps que la Reine fit le paquet de ses vêtements, les municipaux ne la quittèrent point : elle fut même obligée de s'habiller devant eux. On lui demanda ses poches, qu'elle donna ; ils les fouillèrent et prirent tout ce qu'elles contenaient, quoiqu'il n'y eût rien d'important. Ils en firent un paquet pour l'envoyer au tribunal révolutionnaire, et dirent à la Reine que ce paquet serait ouvert devant elle au tribunal. Ils ne lui laissèrent qu'un mouchoir et un flacon. Elle partit après avoir embrassé sa fille, en l'engageant à conserver tout son courage, et en lui recommandant d'avoir bien soin de sa tante et de lui obéir comme à une seconde mère. Puis elle se jeta dans les bras de sa sœur et lui recommanda ses enfants. La jeune Princesse était tellement saisie, et son affliction était si profonde de se voir séparée de sa mère, qu'elle n'eut pas la force de lui répondre. Enfin, Madame Élisabeth ayant adressé quelques mots à l'oreille de la Reine, elle partit sans jeter davantage les yeux sur sa fille, dans la crainte de perdre sa fermeté. Elle fut obligée de s'arrêter au bas de la tour, parce que les municipaux voulurent faire un procès-verbal pour la décharge de sa personne. En sortant, elle se frappa la tête au guichet, faute de penser à se baisser ; et comme on lui demanda si elle ne s'était pas fait de mal : Oh non ! dit-elle ; rien à présent ne peut plus me faire de mal. — Elle monta en voiture avec un municipal et deux gendarmes.

Je n'ajouterai rien à ce récit que nous a laissé Marie-Thérèse[27] ; je n'essayerai même pas de peindre le regard suprême qu'arrêta Marie-Antoinette sur la porte de son fils, lorsqu'elle descendit l'escalier de la tour. Quel départ ! quel moment ! La pauvre mère savait qu'elle parlait pour ne plus revenir ; et son fils, qu'elle ne pouvait pas embrasser une dernière fois, elle savait qu'elle le laissait entre les mains de Simon !

Le jour même, vendredi 2 août, où la Reine était écrouée à la Conciergerie, Chaumette se souvint de l'enfant royal ; il lui fit envoyer des joujoux, parmi lesquels figurait une petite guillotine, semblable à celle que des bateleurs, autorisés par la police de ce temps, faisaient fonctionner dans les carrefours aux dépens de quelques pauvres petits oiseaux, comme répétition du grand drame sanguinaire qui se jouait aux dépens des hommes sur les places publiques. Cette façon d'outrager un enfant en lui donnant pour jouet l'instrument du supplice de son père et de la mort que l'on préparait à sa mère était certes nouvelle ; elle avait pu sourire à quelque imagination révolutionnaire, mais il se rencontra ce jour-là au Temple des commissaires qui ne la trouvèrent pas de leur goût, et l'un d'eux jeta au feu ce sinistre joujou avant qu'il parvînt à l'enfant. Ce jour-là parut aussi un décret de la Convention nationale qui mettait à la disposition du comité de salut public la somme de cinquante millions ; puis un autre décret qui ordonnait aux directeurs des théâtres de Paris de faire représenter trois fois par semaine les tragédies de Brutus, de Guillaume Tell et de Caïus Gracchus, représentations données gratuitement au peuple et payées par le trésor national[28].

Barère avait dit, après avoir énuméré dans un panégyrique enthousiaste toutes les journées sanglantes de la révolution : Il faut que, le même jour, la République frappe l'Angleterre, l'Autriche, la Vendée, le Temple et les Bourbons.

On voit que la mort de la Reine était déjà annoncée à la tribune publique, avant même que son procès fût entamé. Ce procès ne pouvait commencer encore ; il fallait chercher une base à l'échafaudage de cette procédure, et cette base fut trouvée. L'esprit pervers qui avait imaginé d'énerver et d'abrutir un enfant se complut et se fortifia en lui-même dans la pensée de faire de l'enfant le plus tendre l'accusateur de la plus digne mère, et d'employer ainsi l'anéantissement moral de l'un à l'assassinat juridique de l'autre. Mais Simon avait encore des combats à livrer pour en arriver là.

Le mercredi 7 août 1793, la femme de Simon alla voir la tragédie de Brutus[29], et elle revint ivre d'enthousiasme. Elle rendit compte à sa manière et de l'intrigue de la pièce et du jeu des acteurs. Simon trouva un grand charme et se prit à sourire au feuilleton conjugal ; mais, tout à coup, voyant que son élève détournait la tête d'un air indifférent et avec une intention apparente de ne pas écouter : Sacré louveteau, s'écria-t-il avec colère, tu ne veux donc pas écouter la citoyenne, t'instruire et t'éclairer ! tu veux donc toujours rester un imbécile et un fils de tyran !Chacun a des parents qu'il doit honorer, répondit l'enfant avec un calme angélique et un sentiment tout filial ; mais cette douceur même fit bouillonner le sang du fougueux instituteur, qui, d'un revers de main et d'un coup de pied, envoya tomber à dix pas l'enfant chrétien coupable d'honorer son père, et une grêle de sarcasmes le poursuivit jusqu'au fond de l'appartement.

Vers cette époque, le bruit courut qu'un général autrichien, le baron d'Alvenzy, s'étant rendu à Leuze, où se trouvaient les troupes qui avaient suivi Dumouriez, leur avaient demandé si elles voulaient s'engager à remettre Louis XVII sur le trône ; et que, sur leur réponse affirmative, il leur avait fait prêter serment de fidélité à l'Empereur. On conçoit la colère patriotique qu'une telle nouvelle dut allumer dans la poitrine de Simon en présence du fils de l'Autrichienne ; car Simon s'en prenait toujours à son pupille des mouvements de contre-révolution qui i se préparaient à l'étranger ou qui éclataient sur différents points du territoire. Le mardi 6 août, Montbrison s'étant levé aux cris de Vive Louis XVII ! trois ou quatre jours après, une voix répondait à ce cri séditieux dans l'intérieur de la tour du Temple. Femme, je te présente le roi de Montbrison, disait le maître avec ironie, et en ôtant à l'enfant son bonnet républicain. Je m'en vais te l'oindre, te le sacrer et te l'encenser ; regarde. Et il frottait rudement la tête et les oreilles à l'enfant, lui envoyait des bouffées de sa pipe à la figure, et le poussant vers Marie-Jeanne, il s'écriait : Allons, femme, à ton tour, présente tes compliments à Sa Majesté !

La Convention avait choisi l'anniversaire du 10 août pour proclamer la sanction donnée par le peuple à la nouvelle constitution de la république. Une fête solennelle, dont le peintre David était l'ordonnateur, fut célébrée, ce jour-là, à Paris, avec une pompe qui rappelait les cérémonies de l'antiquité païenne. En signe de cette vieille alliance de l'agriculture et de la législation, que la Grèce ingénieuse avait allégorisée en faisant de Cérès la législatrice des sociétés, chaque membre de la Convention portait à la main 4in bouquet d'épis de blé et de fruits. L'assemblée régicide, précédée de la déclaration des droits de l'homme et de l'acte constitutionnel, se transporta tout entière à cette fête, et, sur la place où le sang de Louis XVI avait coulé, et où le sang d'un grand nombre d'entre eux devait couler, elle écouta et chanta des hymnes à la liberté. Huit chevaux blancs, ornés de panaches rouges, traînaient dans un char de triomphe chargé de guirlandes et de couronnes l'urne funèbre destinée à recevoir les cendres des citoyens morts pour la cause de la France régénérée. Les parents, le front ceint de fleurs, marchaient près du char triomphal, au son d'une musique' guerrière et au milieu dès nuages d'encens qu'exhalaient de nombreuses cassolettes d'or. Les sociétés populaires ouvraient la marche avec leurs bannières portant l'emblème de la vigilance ; puis venaient les assemblées primaires avec leur pique, arme de la liberté contre les tyrans. Cinq fois, dans l'espace qu'il devait parcourir de la place de la Bastille au Champ de Mars, le puissant cortège a fait une pause, et chaque station a présenté des monuments qui rappelaient les principaux actes de la révolution. Vers le milieu de la longueur des boulevards, on avait érigé aux héroïnes des 5 et 6 octobre 89 un arc de triomphe dont les quatre côtés rappelaient par des inscriptions[30] les résultats de cet événement. Ces femmes figuraient elles-mêmes au milieu des monuments de leur gloire, assises, comme au chemin de Versailles, sur les affûts de leurs canons. La marche s'est arrêtée devant elles ; Hérault de Séchelles, président de la Convention[31], les a haranguées, leur a posé à chacune une couronne de laurier sur la tête et leur a donné l'accolade fraternelle. Puis elles se sont unies au cortège, qui a repris sa marche au milieu des acclamations.

Cette fête fut la plus bruyante et la plus pompeuse peut-être qui ait mis en ébullition la grande ville révolutionnaire. Simon avait un regret fiévreux de n'en pouvoir jouir, et maudissait la rigide dignité de sa charge, qui le rendait aussi esclave que son prisonnier. Le canon, dès l'aurore, avait ébranlé les vieux échos du donjon des Templiers. Les jours de fête se lèvent de bonne heure. Le ménage Simon fut debout à l'instant, il réveilla l'enfant royal, et le somma de crier : Vive la République ! L'enfant, les yeux à peine ouverts, ne savait d'abord ce qu'on lui voulait, et ce que signifiait le bruit du canon qui arrivait à son chevet avec les injonctions de son gouverneur. Il se leva, et s'habillait en silence, quand Simon se plaçant devant lui, les bras croisés, lui répéta avec autorité : Allons, Capet, c'est aujourd'hui un grand jour ; il faut que tu cries : Vive la République ! L'enfant ne répondit rien et continua sa toilette. A qui ai-je donc parlé ici ? demanda le maître en jurant ; sacré roi de Montbrison, tu crieras : Vive la République ! ou... et son attitude et son geste achevèrent la phrase plus éloquemment que n'eussent pu faire ses paroles. Le Prince leva la tête, regarda son maître d'un air résolu, et lui dit avec fermeté : Vous ferez tout ce que vous voudrez, mais je ne crierai jamais : Vive la République ! Il a fallu que le front enfantin apparût alors comme illuminé du reflet de la puissance royale, car Simon lui-même, en le voyant si noble, et si fier, et si beau, se sentit frappé d'étonnement et presque de respect ; il n'exerça en cette circonstance aucune voie de fait sur le disciple rebelle ; il se borna à lui dire : Tout le monde saura VOTRE conduite. Il Effectivement, tous ceux qui habitaient le Temple, ou qui, se jour-là, s'y trouvaient de service, connurent cet acte d'insoumission, que quelques-uns appelèrent un acte de caractère.

Simon fut rarement aussi maître de lui-même. Dès le lendemain, son humeur politique le livrait à de nouveaux emportements. Il lisait à haute voix le compte rendu de la fête de la veille, et le récit de ces merveilles le jetait dans la plus vive admiration ; il exigea que son esclave écoutât debout les discours que le président de la Convention avait débités dans chaque station. L'enfant avait entendu de bonne grâce l'allocution aux émeutières avinées de Versailles, transformées en héroïnes ; mais, arrivé au discours prononcé sur la place de la Révolution, et qui commence par ces phrases : Ici, la hache de la loi a frappé le tyran. Qu'ils périssent aussi ces signes honteux d'une servitude que les despotes affectaient de reproduire sous toutes les formes à nos regards ; que la flamme les dévore, qu'il n'y ait plus d'immortel que le sentiment de la vertu qui les a effacés. Justice ! Vengeance ! divinités tutélaires des peuples libres, attachez à jamais l'exécration du genre humain au nom du traître qui, sur un trône relevé par la générosité, a trompé la confiance d'un peuple magnanime ! l'enfant n'avait pu contenir son émotion ; il avait tourné le dos à son maître, et était allé dans l'embrasure de la fenêtre cacher son visage et ses larmes. Simon l'y rejoignit, le ramena violemment par les cheveux jusqu'à la table, devant laquelle il lui ordonna, sous peine de coups, de se tenir encore debout, attentif et silencieux. L'enfant, les yeux penchés sur son mouchoir humide, sembla écouter sans faiblir et sans murmurer. Le lecteur jacobin l'observait avec une attention défiante, épiant ses mouvements à chaque expression capable de l'agiter. Il relut le dernier paragraphe de la harangue prononcée à la dernière station (le Champ de Mars), et appuya fortement sur chacun de ces mots : Jurons de défendre la constitution jusqu'à la mort ; la République est éternelle. Malgré les provocations du maître, l'élève était resté calme et n'avait manifesté aucune mauvaise humeur ; mais cette attitude tranquille et résignée déplut encore, ou ne satisfit pas complètement. Tu entends bien, Capet, jurons de défendre la constitution jusqu'à la mort ; la République est éternelle. L'enfant ne fit aucune réponse, et ne releva point la tête, toujours penchée sur sa main et sur son mouchoir. Sacré louveteau, s'écria Simon en courroux, tu ne voulais pas hier crier : Vive la République ! mais tu le vois bien, imbécile, la République est éternelle. Allons, il faut que tu dises avec nous, la République est éternelle. En parlant ainsi, il l'avait pris par les deux épaules, et il le secouait avec force pour lui arracher la phrase demandée. Il n'y a rien d'éternel, dit l'enfant, et aussitôt un bras furieux l'enleva et le jeta sur son lit avec un jurement qui fit trembler les murs de la chambre. Laisse-le, Simon, dit la femme, il est aveugle, ce petit, il a été élevé dans les abus et dans les mensonges. Et Simon allait et venait gesticulant, son journal à la main, et cherchant à épancher, dans l'agitation de ses membres, les bouillonnements de sa colère. Quelques instants après, il s'arrêta devant le lit du Prince qui pleurait à chaudes larmes : C'est ta faute, si je te mène ainsi, tu l'as bien mérité. — Je me suis trompé, dit l'enfant dont les sanglots élevaient la voix ; je me suis trompé : Dieu est éternel, mais il n'y a que lui ![32]

Nous redisons ces scènes telles qu'elles nous ont été racontées, ces paroles telles qu'elles nous ont été répétées bien des fois, certain que si les bouches par lesquelles elles ont passé ont pu changer involontairement quelque chose à la forme, elles n'ont ni inventé ni altéré le fond.

Pendant que se célébraient les saturnales dans lesquelles on brûlait les attributs de la royauté, le jour même où l'on couronnait les héroïnes du 6 octobre, les héros du 10 août et de septembre, accomplissant la volonté sacrilège de la Convention, s'étaient portés vers l'antique abbaye de Saint-Denis, avaient détruit les mausolées élevés par la Religion, et jeté aux vents les cendres royales que douze siècles avaient respectées : l'œuvre de destruction ourdie contre les vivants atteignait les morts. Les sépultures étaient violées ; les tombeaux étaient livrés à la spoliation et à la risée, les ossements étaient brisés par la hache, pour être balayés pêle-mêle dans un trou, comme un amas de poussière banale. La Convention couvrit d'applaudissements le récit qui lui fut fait de ces profanations dont on avait outragé-les restes révérés de Charles V, de saint Louis, de Louis XII, de Henri IV et de Louis XIV. De son côté, Simon, qui ne perdait pas une occasion de ramener le descendant de ces grands rois au sentiment de l'égalité, trouva une joie étrange - et mit un empressement cruel à lui faire connaître les outrages que la justice nationale avait fait subir aux dépouilles de ses ancêtres. L'enfant se mit à pleurer ; il avait compris sans doute que c'était comme une seconde mort dont.on avait voulu frapper ceux de sa race.

Le sacrilège accompli à Saint-Denis fut imité dans toute la France. La ragé des briseurs d'images se rua partout sur les édifices sacrés ; des bossages dégradés signalèrent, par leui teinte moins sombre, les mutilations apportées comme une tache, par une populace iconoclaste, au front des vieux monuments blasonnés.

Et, comme les contrastes les plus incroyables devaient se rencontrer dans cette époque de vertige et d'enthousiasme, à côté des barbares qui déchiraient aveuglément les annales de la patrie, les plus vaillants enfants de la France partaient pour en défendre le sol : dans la neige, sur la glace, sous des torrents de pluie ou de mitraille, ils marchaient pieds nus, au pas de charge, et sans pain, victorieuse armée, sympathique aux vaincus, excitant chez les nations les transports qu'elle ressentait, et commençant avec d'autant plus de facilité sa longue promenade de victoire, que les peuples croyaient qu'à l'ombre de son drapeau elle conduisait la liberté avec elle !

Madame Élisabeth et Madame Royale n'avaient pas tardé à se procurer des nouvelles de la Reine : le dévouement de M. Hue était parvenu à établir quelque communication entre la Conciergerie et la tour du Temple ; il avait rencontré un auxiliaire dans une femme préposée à la garde de Marie-Antoinette, madame Richard, désignée sous le nom de. Sensible dans h correspondance secrète de Madame Élisabeth. Cette femme, se trouvant autorisée par les administrateurs de la police à venir chercher au Temple des bouteilles d'eau de Ville-d'Avray[33] et quelques effets pour la Reine, devint le lien des deux captivités[34]. Au nombre des objets que la Reine avait demandés, figuraient ses aiguilles à tricoter et des bas qu'elle avait commencés pour son fils. Ces choses furent remises avec empressement par les Princesses. Les municipaux prétendirent qu'il était à craindre que la veuve Capet ne se servît des aiguilles pour, attenter à ses jours, et que, conséquemment, ils devaient s'abstenir de les joindre à l'envoi. La malheureuse Reine fut trompée dans son espérance de travail ; mais elle eut du moins des nouvelles de sa fille et de sa sœur[35].

Hélas ! quelles consolations ces nouvelles pouvaient-elles lui apporter ? Aucun changement n'avait eu lieu dans l'appartement qu'elle avait quitté au Temple, sinon qu'elle y avait laissé le vide le plus affreux et, avec les inquiétudes les plus pénibles, les pressentiments les plus sinistres. Quant à son fils, objet de ses plus chères sollicitudes, heureusement la messagère de la Conciergerie ne put rien lui en dire. Qu'aurait en effet appris la Reine qui ne dût augmenter ses alarmes ? De jour en jour, Simon devenait plus cruel envers lui. Ce n'était plus cet enfant soumis qu'un geste de son père dirigeait, qu'un mot de sa mère faisait agir : c'était l'esclave en lutte continuelle avec le despote : l'esclave tendait le cou, tant qu'il n'était attaqué que dans son indépendance et dans ses goûts ; mais, dès qu'il était outragé dans ses affections, il se redressait et tenait tête au despote. A cette époque, la police faisait distribuer ou vendre dans les rues des pamphlets et des chansons contre madame Veto, contre la louve autrichienne. C'était une préface au procès de la Reine. Ces écrits, qu'un calcul pervers faisait parvenir à Simon, empoisonnaient l'atmosphère de cette chambre, où la piété filiale était torturée à chaque instant, et dans la sainte mémoire d'un père mort sur l'échafaud, et dans les souvenirs adorés d'une mère absente ! Allons, Capet, lui dit un jour le maître en lui présentant des couplets infâmes contre sa mère. Voici une chanson nouvelle, il faut que tu me la chantes. De la main qui lui présentait cet écrit, l'enfant naturellement ne le prit qu'avec défiance ; il y jeta les yeux, et, bien que son intelligence n'eût pas tout saisi, son cœur lui avait dit assez que ses appréhensions ne l'avaient point trompé. Il remit sur la table, sans souffler mot, la chanson obscène, énigme pour son esprit, mais révoltante injure pour son cœur. Simon se leva avec la colère qui lui était habituelle en présence d'un refus, et, d'un ton doctoral : J'ai cru avoir dit : Il faut que tu chantes !Je ne chanterai jamais pareille chanson, répondit l'enfant avec une résolution qui ne fit qu'exalter la fougue de son bilieux instituteur. — Je te déclare que je t'assomme si tu ne chantes pas. Ce disant, il saisissait un chenet, et au mot : Jamais ! que lançait encore pour toute réponse la filiale opiniâtreté du petit martyr, le chenet partit ; le généreux enfant eût été tué, s'il n’eût eu l'adresse d'esquiver le coup.

Tout noble cœur qui lira ces lignes sentira ce que j'ai dû souffrir en les traçant. Il ne faut pas l'oublier : les éléments de ce récit sont étayés sur des documents, hélas ! trop authentiques.

Simon a été dans la tour du Temple l'agent sincère, le représentant exact des conventionnels montagnards. Il s'était trop bien pénétré de leurs idées pour ne pas les traduire fidèlement dans tous ses actes. Après le départ de la Reine, il redoubla d'étude et de talent dans son art de dépravation. Peut-être avait-il reçu l'ordre de se mettre en mesure d'arriver prochainement aux 1firrs que j'ai indiquées. Il changea le-genre dé vie, de son royal pensionnaire : il le força de manger plus qu'à l'ordinaire et de boire beaucoup de vin ; il ne lui laissa faire que peu d'exercice ; il abrégea le temps de ses récréations dansée jardin et supprima totalement sa promenade sur la tour. Ce nouveau régime eut une funeste influence sur la santé et sur le moral de l'enfant : il prit de l'embonpoint et cessa de grandir. Avant d'être tombé sous la férule de Simon, il n'avait jamais bu que de l'eau ; il avait pour le vin une extrême répugnance ; la violence que cette boisson faisait à ses goûts lui causa d'abord des maux de cœur insupportables, et finit par le rendre tout à fait malade. Une forte fièvre le prit. Simon, cédant aux conseils de sa femme, ne rendit pas compte de cette indisposition au gouvernement. Marie-Jeanne, qui, comme la plupart des femmes de sa classe, prétendait avoir des recettes sûres pour les indispositions des enfants, voulut traiter le jeune Prince à sa guise : de concert avec une de ses amies, la femme Crévassin, elle alla chercher une de ces drogues inoffensives qui ordinairement ne produisent ni bon ni mauvais effet ; mais ce médicament, administré mal à propos, eut une influence pernicieuse : la fièvre augmenta, et tint le malade, brûlant et toussant, quatre jours au lit. Cependant il revint à la santé ; sa bonne constitution l'avait emporté sur les remèdes.

J'ai dit : il revint à la santé, c'est-à-dire aux mauvais traitements. Les excès qui l'avaient rendu malade recommencèrent dès qu'il se porta bien : ce fut la même persistance à le faire manger outre mesure, à le faire boire jusqu'à l'ivresse ; et, lorsque sa raison s'obscurcissait, ce fut le même empressement à profiter de son égarement pour lui faire proférer d'horribles jurements et des chansons obscènes.

Dans ce temps-là, la peur refoulait souvent au fond des cœurs la pitié silencieuse. Les commissaires qui n'applaudissaient pas hautement à la conduite de Simon n'osaient pas du moins la désapprouver. Un grand nombre, je n'en doute pas, furent émus de compassion ; mais ils avaient respiré l'air de la rue, ils avaient vu se dresser la guillotine, et ils se taisaient. Cependant, disons-le à la louange de l'humanité, il y en eut parmi eux quelques-uns qui eurent le courage de leurs sentiments, et de ce nombre fut M. Le Bœuf, qui ne chercha jamais à déguiser ses sympathies pour les infortunes dont ses fonctions municipales le rendaient témoin. Un jour, c'était le 19 août, Simon, selon sa coutume, se faisait servir à table par le jeune Prince ; Simon était ivre. Mécontent de la manière dont l'enfant royal obéissait à ses ordres ou expliquait ses intentions, il faillit d'un coup de serviette lui arracher un œil. Entré sur ces entrefaites, M. Le Bœuf ouvrait la bouche pour exprimer son étonnement et son improbation ; mais, ne lui laissant pas le temps de parler : Vois, s'écria l'instituteur, vois donc, citoyen, comme le sacré louveteau est gauche au service ! On en veut faire un roi, et il n'est pas bon à être domestique ! Viens t'asseoir et boire avec nous ; il faut qu'il te serve aussi. Allons, viens, n'aie ni peur ni honte. A ces mots, M. Le Bœuf releva sa tête indignée : Je n'ai pas peur, moi, dit-il à Simon d'une voix ferme ; n'avez-vous pas de honte, vous ! Et comme Simon ne comprenait pas clairement : Oui, je le répète, n'avez-vous pas de honte de maltraiter ainsi un enfant ? Vous outrepassez vos ordres ; ce serait calomnier le gouvernement que de le croire complice de vos brutalités. Simon ne répondît pas, mais le trait lui resta dans le cœur. Il savait bien, lui, que ce n'était pas calomnier le gouvernement. Il lui porta ses plaintes. Le Bœuf fut dénoncé au conseil général[36] : il chercha à s'excuser[37] ; mais, peu de jours après, le procureur de la Commune invita le conseil à purger de son sein tous les amis des rois et des reines, et à les faire mettre en arrestation dès le soir même. Il accusa Le Bœuf de s’être conduit d’une manière basse et vile dans le service du Temple, et de n'y avoir jamais eu le caractère républicain. Il lui reprocha surtout d'avoir réprimandé le patriote Simon, chargé de l'éducation du fils Capet, et d'avoir trouvé mauvais qu'il l'élevât comme un sans-culotte. Le Bœuf, présent à la séance, prit la parole pour se disculper. Il dit que, par état[38], il n'aimait pas à entendre des chansons obscènes, et qu'il avait témoigné son déplaisir au citoyen Simon, qui s'était souvent permis d'en répéter de semblables devant le petit Capet, auquel il aimait désiré qu'on donnât une éducation plus conforme aux bonnes mœurs. Chaumette demanda, comme mesure générale, qu'on éloignât sur-le-champ tous les membres du conseil convaincus de modérantisme, et qu'ils fussent renvoyés par-devant leurs sections respectives, auxquelles il serait donné connaissance de l'arrêté pris à leur égard[39]. Le Bœuf et plusieurs de ses collègues, Michonis, Léger, Frémont et Macé, furent arrêtés ; mais, cette fois, la prison ne s'ouvrit pas pour l'échafaud : le conseil général, à qui l'on fit apercevoir qu'il allait être décimé comme l'était la Convention, prit prudemment la défense de ses membres, qui furent acquittés.

Tison, resté avec sa fille à la tour, continua de donner à Madame Elisabeth les renseignements qu'il pouvait se procurer, et, entre autres, les détails que je viens de rapporter, et que la Princesse se refusait à croire, tant la barbarie de Simon lui semblait au-dessus des excès de la perversité humaine. Mais force lui fut de perdre ce reste d'illusions : depuis quelques jours, Simon élevait tellement lu voix que ses jurements et ses blasphèmes arrivaient jusqu'à elle, et ce qu'il y avait de plus affreux, c'est que ces jurements et ces blasphèmes étaient parfois suivis des cris-plaintifs d'un faible enfant. Trop assurée du sort de son neveu, la Princesse ne put même plus paraître en douter devant sa nièce, à laquelle elle avait tout caché, La -pauvre sœur avait reconnu les lamentations du frère, elle avait distingué le son de sa voix, mêlée à celle du ménage Simon, dans les chants de la Marseillaise et de la Carmagnole. Nous l'entendions tous les jours, dit-elle dans le récit de la captivité du Temple, chanter avec Simon la Carmagnole, et autres horreurs pareilles. La Reine heureusement ne les a pas entendues, elle était partie ; c'est un supplice dont le ciel l'a préservée.

La douleur de la jeune fille fut profonde. Les paroles de Madame Élisabeth pouvaient seules la consoler. Qui dira jamais avec quelle abnégation, quel dévouement et quelle sollicitude Madame Élisabeth remplit auprès de sa nièce tous les devoirs que lui imposait l'absence de la plus tendre mère ! Disposée à accepter pour elle-même tous les sacrifices, avec quelle ingénieuse précaution, avec quel art délicat elle en détournait l'amertume des êtres qu'elle chérissait ! Sa persuasive tendresse, afin de les rendre supportables, adoucissait tous les maux ; sa piété, afin de les rendre méritoires, dirigeait toutes les douleurs vers le ciel. C'est à son école sacrée, sévère apprentissage d'une vie sévère, que la jeune Marie-Thérèse puisa ces leçons de force religieuse et de mâle héroïsme qui ont élevé son cœur au niveau des plus grands périls et son âme au-dessus des plus hautes infortunes.

Au chagrin de savoir l'enfant royal dans un tel état et à une telle école, devait se joindre plus tard la douleur de ne pouvoir rien apprendre sur la destinée de la Reine[40]. Tant que les intermédiaires ne lui avaient pas manqué, Madame Elisabeth lui avait fait passer des nouvelles de ses enfants. Ces nouvelles, comme on le conçoit, étaient présentées de façon à calmer les inquiétudes de la malheureuse mère ; Madame Elisabeth tâchait de lui envoyer une assurance qu'elle était loin d'avoir elle-même relativement au Dauphin, et contre laquelle auraient au besoin protesté les échos de la tour, car il était rare qu'un jour s'écoulât sans que tantôt la voix plaintive d'un enfant que l'on battait, tantôt les chansons révolutionnaires ou obscènes qu'on lui faisait chanter, sortissent de l'appartement de Simon.

La surveillance de la tour devenait de plus en plus sévère. Les municipaux, toujours aux aguets, y faisaient à toute heure de nouvelles perquisitions. Les prisonnières avaient longtemps conservé des crayons et quelques feuilles de papier cachés dans un coin sous le papier qui tapissait la chambre de la Reine, mais la nuit même où Marie-Antoinette avait été conduite à. la Conciergerie, Madame Élisabeth avait tout anéanti, dans la crainte de compromettre sa belle-sœur ; cela rendait d'une difficulté extrême la secrète correspondance avec Turgy. Mais que ne peut le génie de la captivité ? Il n'y eut pas de murs assez élevés, il n'y eut pas de portes assez épaisses pour empêcher deux âmes affligées de se parler et de s'entendre, de la prison du Temple au cachot de la Conciergerie.

Parfois, c'étaient des demandes de la Reine, réclamant des effets qu'elle avait laissés au Temple et dont elle disait avoir le plus pressant besoin[41] ; d'autres fois c'était la correspondance cachée dont Turgy était l'intermédiaire.

Madame Élisabeth tenta un autre miracle, mais ce fut en vain, celui-là était impossible : c'était d'obtenir que Simon apportât un peu moins de brutalité dans ses manières et un peu moins de cynisme dans ses paroles. A tous les municipaux qui se succédaient au Temple et dont la physionomie et les allures n'avaient pas l'air d'exclure toute espèce de sensibilité, elle adressa ses plaintes avec prière d'intervenir auprès de l'impitoyable précepteur ; presque tous trouvèrent ces plaintes injustes ou exagérées, les rejetèrent avec dédain ou n'y répondirent que par l'éloge de celui-là même contre lequel elles étaient portées ; d'autres, moins fanatiques, mais malheureusement craintifs, virent clairement quelle était la conduite de Simon dans la tour, et ils n'osèrent l'improuver, sachant quel était son crédit. Un seul, du nom de Barelle[42], ne fut pas inexorable, il était père ; il écouta avec bienveillance les griefs de Madame Elisabeth, et il porta avec courage quelques observations au maître acariâtre dont il avait lui-même entendu les jurements pendant qu'il était chez les Princesses. Bien qu'elles eussent revêtu la forme de conseils polis et caressants, ces observations furent fort mal reçues ; il est des tempéraments hargneux que les plus douces paroles ne font qu'irriter. Simon s'en prit à son élève et rejeta sur son caractère roide et indocile les réprimandes dont il était parfois obligé d'user. Ne vous semble-t-il pas entendre Caïn se plaignant de la brutalité d'Abel ? D'ailleurs, ajouta le maître, je sais ce que je fais et ce que j'ai à faire. A ma place vous iriez peut-être plus vite. Ces paroles ont été fidèlement rapportées par la femme Simon elle-même. Etaient-elles de la part de son mari la réflexion personnelle et spontanée d'un accusé qui se défend, ou l'indiscrétion involontaire d'un complice qui se trahit ? — Quoi qu'il en soit, l'intervention de Barelle n'eut d'autre effet que de rendre plus dure la captivité du jeune Louis, et plus irascible encore le farouche caractère de son gardien.

Le 26 août, la fille Tison sortait du Temple ; elle demanda à voir le petit Capet. Madame Elisabeth lui avait-elle suggéré cette démarche pour tâcher d'avoir quelques renseignements sur son neveu ; ou bien, au moment de s'éloigner, cette jeune fille désirait-elle dire adieu au charmant enfant que, malgré la première influence de ses parents, elle n'avait jamais pu voir sans émotion ? Cette seconde hypothèse me semble plus vraisemblable. Non-seulement sa demande ne fut pas accueillie, mais elle lui valut de faire passer à l'examen le plus minutieux et sa personne et le paquet qu'elle portait à sa mère à l'Hôtel-Dieu[43]. Simon eut immédiatement connaissance de cette démarche et du refus dont elle était suivie. Ils ont fièrement bien fait, s'écria-t-il en jurant, de ne pas laisser la jeune citoyenne entrer ici ; elle n'a rien à y voir, rien à y faire et rien à y dire, n'est-ce pas, Capet ? ajouta-t-il en élevant la voix et en regardant son esclave de cet œil de despote qui veut être approuvé. Ils ont bien fait, répondit l'enfant en tremblant ; pourtant j'aurais eu bien des choses à lui demander. — Dis-le tout de suite, reprit Simon. — J'aurais eu à lui demander des nouvelles de ma mère, et de ma sœur, et de ma tante ; il y a si longtemps que je ne les ai vues !Bah ! laisse donc là ta sacrée famille, il y a bien plus longtemps encore qu'elle nous opprime. Elle aurait encore ci quelque chose à redire si elle y descendait. Ce que tu as de mieux à faire, c'est de l'oublier, et surtout de ne plus m'en casser la tête. Cette parole aiguë tombait sur l'enfant, froide comme l'acier du glaive ; il se tut, et ses larmes filiales protestèrent seules contre des injures qui s'adressaient au sépulcre et à la prison. Il se tut, car il avait vu dans les yeux du maître les rancunes amères qu'y avaient allumées les imprudents conseils d, Barelle. Le savetier-souverain venait de se révéler dans toute l'omnipotence de ses droits, comme un roi absolu blessé par l'opposition et bien décidé à ne plus laisser pénétrer la critique dans son empire.

Le vendredi 6 septembre, les commissaires de service lui apprirent que la ville de Toulon avait ouverte le 28 août, son port aux Anglais, qu'elle avait proclamé la constitution de 1791 et la royauté de Louis XVII. Parmi ces municipaux se trouvait le sieur Binet[44], associé de Maugin, cabaretier, dont la maison, située au boulevard du Nord, n° 67, section de Bondy, était le rendez-vous de tous les buveurs patriotes des environs. Son enseigne avait d’abord porté l’effigie de Henri IV avec ces mots : Au bon Roi ; son eau-de-vie, son vin et son cidre s'étaient parfaitement vendus sous les auspices de la barbe grise et de la plume blanche. Depuis plusieurs années lep traits du Béarnais avaient été modifiés, et, au-dessous de la nouvelle figure, la main du peintre avait écrit en lettres d'or : Au grand Voltaire. Le grand Voltaire venait depuis quelques jours d'être remplacé par Marat, l'ami du peuple. On voit que les citoyens Binet et Maugin marchaient avec leur siècle et ne restaient pas en arrière du progrès des idées. Ils étaient de la connaissance de Simon, qui, à l'époque de son mariage, allait quelquefois, aux jours de fête, boire avec Marie-Jeanne Au grand Voltaire. Montre-nous le Roi de Toulon, s'était écrié Binet en entrant. — Tu veux dire le Roi de Montbrison ? avait répondu Simon. — Non, le Roi de Toulon. — Le Roi de la Vendée, avait dit un autre municipal. — Citoyens, répliqua Simon avec autorité, du moins ce ne sera jamais le Roi de Paris. Et de son bras étendu il semblait dévouer à toutes les malédictions la tête du jeune Prince. L'explication arriva, et les événements du Midi et de l'Ouest furent racontés dans tous leurs détails. Il y a quelque chose pourtant dans l'air, reprit Binet ; ce serait bien drôle si ce marmot devenait roi quelque part ! L'œil enfantin avait brillé d'une lueur d'espérance, mais son front rougit aussitôt, comme s'il avait eu honte de sa hardiesse.

Le maitre avait envoyé l'élève s'asseoir au pied de son lit jusqu'à nouvel ordre. La discussion s'anima ; chacun y jetait un mot joyeux, une plaisanterie sanglante, ou dirigeait un cruel lazzi vers le fils de Louis le raccourci.

L'enfant ne quitta point les arrêts pendant la séance, qui se prolongea longtemps et dont la conclusion fut : La République est éternelle. Simon, en regardant l'enfant proscrit, répéta bien haut avec une intention rancuneuse : La République est éternelle, la République est éternelle ! Et comme Binet se retirait avec ses collègues, il ajouta : Citoyen Binet, dis à Maugin qu'il n'aura plus besoin de changer jamais son enseigne. — Tant mieux, citoyen, répondit Binet, car c'est ennuyeux et cher d'aller chercher le peintre tous les deux ans. Après leur départ, Simon se promena longtemps- de long en large, échangeant avec sa femme quelques phrases politiques où les appréhensions de l'avenir perçaient légèrement à travers l'enthousiasme républicain. L'enfant n'avait pas osé bouger ; sur son visage, bien que changé, on retrouvait quelques traces presque effacées de la vivacité française, mais cette vivacité n'avait plus de ressort ni d'élan. Il avait d'ailleurs compris les nouvelles apportées par les commissaires, et il savait par expérience ce qu'il avait à attendre après un pareil entretien.

Il avait entendu Simon s'écrier que si jamais les Vendéens venaient jusqu'à Paris, il étoufferait le louveteau plutôt que de le leur livrer. Il restait donc coi et silencieux, craignant de provoquer par le moindre mouvement ou la moindre parole un courroux tout prêt à fondre sur lui. Simon alla le prendre par l'oreille et le ramena jusqu'à la table au milieu de l'appartement. Un instant après il lui dit : Capet, si les Vendéens te délivraient, que me ferais-tu ?Je vous pardonnerais, répondit l'enfant. L'âme de Louis XVI dut tressaillir de joie en voyant son royal héritier si bien disposé à recevoir les semences de son testament, et Marie-Antoinette eût reconnu son bienaimé enfant, si du fond de son cachot elle eût pu entendre des paroles si conformes aux sentiments qu'elle avait toujours cherché à faire naitre en lui, et que, quelques jours plus tard, elle devait lui recommander encore dans une lettre suprême interrompue par le bourreau. La clémence ici-bas est un avant-goût des choses du ciel : les morts qui sont entrés dans les desseins de Dieu n'aiment pas la vengeance.

Cependant, au sein du conseil général de la Commune, le fanatisme révolutionnaire ne cessait de s'inspirer de tous les sentiments de la plus violente rancune et de la haine. Dans la séance du dimanche 15 septembre, la section de la Fraternité invitait le conseil à prendre les mesures les plus sévères contre les ennemis de la chose publique. Le conseil répondait qu'il ne négligerait aucun moyen de mettre sous le glaive de la loi tous les aristocrates et les muscadins. Dans la séance du lendemain, un membre annonce que Bailly vient d'être conduit dans les prisons de la Force ; le conseil et le tribunal témoignent par de vifs applaudissements le plaisir que leur cause la détention de ce personnage. — Le général Santerre écrit que la position de son armée n'est pas aussi heureuse qu’il l'aurait désiré ; que, cependant, au tocsin qui sonne, tous les républicains se lèvent, se rassemblent contre les brigands, et que bientôt les aristocrates sacerdotaux, nobiliaires et muscadins seront détruits ; les applaudissements recommencent.

Le samedi 21 septembre, Hébert se présente à la tour avec Grenard, Lelièvre, Camus et Jonquoy, officiers municipaux ; il apporte un arrêté de la Commune qui ordonne de resserrer plus étroitement encore les deux Princesses et de leur retirer la personne qui les sert. Dans toutes les maisons de détention, leur dit-il, les détenus n'ont personne pour les servir ; l'exception faite pour vous offense la justice et la moralité publiques, l'égalité devant régner dans les prisons comme partout ailleurs. A l’avenir, Hanriot et le porteur d'eau auront seuls le droit d'entrer ici[45].

Hébert, qui, dès cette époque, préparait les éléments de l'abominable dénonciation dont nous parlerons plus loin, et que l'on espérait avec de la persévérance arracher un jour A l'abrutissement du Dauphin, pour lequel il y avait un système pratiqué chaque jour d'anéantissement physique et moral, Hébert descendit, avec son cortège, chez Simon. On comprend que le but de sa visite concernait davantage le prisonnier que les prisonnières. Il eut un long entretien avec Simon, regarda l'enfant sans lui parler, prit congé du maître en lui disant : A bientôt, et se retira.

Aucun ordre officiel ne fut donné à cet étage, aucune consigne n'y fut changée. A bientôt, voilà le seul mot que nous ayons pu savoir de cette visite ; mot d'adieu, simple et vulgaire, mais qui nous parait en cette circonstance effroyablement significatif.

Hébert est obéi : Tison, disgracié, est refoulé dans la tourelle, où on le tient en prison ; les Princesses, à l'avenir, feront leur lit et balayeront leur chambre leur porte ne sera plus ouverte que pour laisser arriver leurs aliments ; elles ne verront plus un visage humain ; elles n'entendront plus une voix humaine. Le terrible visiteur qu'elles viennent de recevoir presque des mesures pour rendre plus dur encore le régime de, leur prison. Les deux arrêtés suivants sont pris par la commission du Temple :

MUNICIPALITÉ DE PARIS.

Du 22 septembre 1793, l'an IIe de la République une et indivisible.

Le Conseil, considérant que la plus grande économie doit régner et être observée, arrête ce qui suit :

1° Qu'à compter de ce jour, l'usage de la pâtisserie et de la volaille, pour toute table, sera supprimé ;

2° Que les détenues n'auront à leur déjeuner qu'une sorte IL d'aliment ;

3° Qu'à leur dîner, il ne leur sera donné qu'un potage, un bouilli et un plat quelconque. Il leur sera délivré en outre une demi-bouteille de vin ordinaire-, par jour, pour chacune d'elles ;

4° Au souper, elles auront deux plats.

Le second arrêté porte :

1° Qu'à compter de ce jour, il ne sera plus fourni de bougies dans l'intérieur de la tour ; que les prisonniers ne seront plus éclairés qu'avec de la chandelle ; qu'il ne sera brûlé de bougie qu'au bureau du Conseil ;

2° Que l'argenterie, la porcelaine sera interdite, et que l'on ne servira plus que des couverts d'étain et de la faïence commune.

Les commissaires de service au Temple,

VIALLARD, ROBIN, TONNELIER, VÉRON.

 

Le 24 septembre, une perquisition plus sévère que toutes les précédentes était faite chez les prisonnières[46]. Le nouveau régime prescrit par les arrêtés que nous venons de transcrire avait été inauguré avec un zèle irréprochable. Toute délicatesse non-seulement était supprimée dans les repas, mais des draps d'écurie en toile jaune étaient substitués aux draps blancs, la chandelle à la bougie, l'étain à l'argenterie, la faïence à la porcelaine.

Cette recrudescence de colère ne se borne pas aux vivants, elle s'attaque à celui qui n'est plus ; le conseil général décide que la garde-robe de Louis XVI, placée jusque-là sous les scellés, sera brûlée sur un bûcher en place de Grève[47].

L'enfant royal ne se ressent pas encore des changements opérés dans l'intérieur de la tour ; on lui donne de gros draps jaunes, mais la nourriture provisoirement reste la même : la faveur dont jouit Simon couvre une position qui leur est commune. L'élève est exempté d'une mesure qui, en le frappant, atteindrait le. maître. Celui-ci connaît les obligations que ce procédé lui impose i il comprend qu'on n'est généreux envers le jacobin qu'à la condition que le jacobin sera plus dur encore envers le Prince. C'est par ses rigueurs seules qu'il pouvait prouver qu'il n'était pas ingrat : sa reconnaissance fut excessive. Fidèle à la recommandation d'Hébert, qui avait besoin de l'abrutissement de l'enfant pour lui imposer ce qui devait être le triomphe de la scélératesse, tantôt il lui mesure avec avarice sa part de nourriture, ne lui donne que de l'eau et le dompte par la faim, tantôt il le force à manger outre mesure et à boire beaucoup de vin et même de l'eau-de-vie, et il le tue par l'excès. Le pauvre enfant devait y succomber : un homme dans la force de l'âge n'aurait pu résister. Quoi qu'il en soit, pour ce malheureux enfant, les excès succèdent au jeûne et l'ivresse aux privations. Après avoir usé l'estomac, le maître cherche à dépraver la raison. Le Dauphin avait heureusement su se préparer de longue main à la résignation sous l'œil de ses parents ; car, robuste comme elle l'était, si sa nature fût restée aussi vive et aussi fougueuse qu'à Versailles, ces combats de tous les jours, grands et petits, à coups d'épée et à coups d'épingle, l'auraient certainement rendu fou. Qu'on se figure, dans cette solitude, séparé de sa mère, de sa sœur, de sa tante, ce pauvre enfant seul vis-à-vis deux êtres comme ce Simon, comme cette Marie-Jeanne ; et si l'on est surpris de quelque chose, c'est que la résistance d'un enfant de huit ans ait été si prolongée.

Sous la pression d'Hébert, tous les efforts de Simon sont plus que jamais employés à incliner cette jeune plante à des leçons corruptrices, à fausser son cœur, à empoisonner son intelligence. La révolution n'a pas assez fait en s'établissant dans le Louvre, en faisant flotter son drapeau sur nos palais déserts : il faut qu'elle implante ses idées et ses principes dans la tête et dans le cœur du petit-fils de saint Louis ; il faut qu'elle introduise dans son esprit l'anarchie qui règne dans la rue ; il faut qu'elle étouffe la plus généreuse nature sous la plus odieuse démoralisation ; il faut que, loin de l'air et du soleil, elle étiole la plus noble fleur dans la plus fétide atmosphère ; il faut enfin qu'elle se fasse un complice d'un enfant ; il faut que le crime trouve iin appui dans l'innocence.

Le jeune Louis était déjà bien changé. L'insouciance de son âge avait entièrement disparu ; un voile de rêverie couvrait sa physionomie naguère décidée et fière, et ses grands yeux bleus se baissaient languissants et presque inanimés. L'émotion ne - passait plus comme un souffle de vie sur sa physionomie, qui restait calme et impassible. Il ne se laissait plus distraire. Il n'avait pas le corps aussi vaillant que le cœur. Prêt à tout par son courage, il ne l'était point par ses forces. Comme le lis, antique et chaste emblème de la nationalité française, il portait haut sa tête charmante ; mais sa tête commençait à plier sur sa tige.

Cependant le nom de sa mère lui était encore cher et sacré. Le 12 vendémiaire an II (3 octobre 1793), Simon accola à ce nom la plus injurieuse épithète et voulut que l'enfant la répétât. L'enfant se laissa battre et n'en fit rien. Aux coups, qui n'avaient pu rompre sa résistance, Simon ajouta l'ironie et le sarcasme. Ce malheureux homme n'était pas père, il ne savait pas qu'il n'y a rien de plus divin que l'amour filial et l'amour maternel, et que s'en railler, c'est se railler de Dieu même. Le cœur de la victime n'avait plus pourtant toute sa limpidité transparente ; et, à son insu, les images, les souvenirs, les leçons du passé ne s'y réfléchissaient qu'en lames brisées, comme la lumière au fond d'un lac agité par la tempête et dans lequel des eaux limoneuses sont venues se jeter.

La Convention était pressée de voir s'ouvrir le procès de Marie-Antoinette ; elle sentait derrière elle les impatiences de la Commune plus implacables encore.

Le 3 octobre, elle rendit le décret suivant :

La Convention nationale, sur la proposition d'un membre, décrète que le tribunal révolutionnaire s'occupera sans délai et sans interruption du jugement de la veuve Capet[48].

Mais les éléments du procès manquaient ; et Fouquier-Tinville lui-même, dont la conscience d'accusateur public n'était ni difficile ni scrupuleuse, répondait en ces termes au décret de la Convention[49] :

Paris, ce 5 octobre 1793, l’an IIe de la République une et indivisible.

CITOYEN PRÉSIDENT,

J'ai l'honneur d'informer la Convention que le décret par rendu le 3 de ce mois, portant que le tribunal révolutionnaire s'occupera sans délai et sans interruption du jugement de la veuve Capet, m’a été transmis hier soir. Mais jusqu'à ce jour il ne m'a été transmis aucunes pièces relatives à MARIE-ANTOINETTE ; de sorte que, quelque désir que le tribunal ait d'exécuter les décrets de la Convention, il se trouve dans l'impossibilité d'exécuter ce décret tant qu'il n'aura pas ces piètes[50].

 

On travaillait au Temple à combler cette lacune.

Dans la matinée du 13 vendémiaire an II (4 octobre 1793), Simon, qui, par l'entremise du citoyen Daujon, officier municipal, avait le mot d'Hébert., chef de cette intrigue, prévient Chaumette que le petit Capet se trouve disposé à répondre à toutes les questions qu'on aurait à lui faire dans l'intérêt de la justice. Le maire et le procureur de la Commune décident qu'ils se rendront eux-mêmes au Temple, accompagnés de deux membres du conseil général[51]. Avis est donné à Simon de se tenir prêt pour le lendemain. Le 15 vendémiaire (6 octobre), Pache et Chaumette arrivent à la tour avec leur escorte. Tout était préparé depuis plusieurs heures pour les recevoir : Simon, qui des la veille avait fait jeûner et souffrir la faim à sa victime, l'avait fait, ce jour-là, manger et boire outre mesure, afin qu'il ne fût plus qu'un jouet entre les mains de ses farouches visiteurs. Leur entrée dans la chambre de Simon impose d'abord au jeune-Prince, dont l'ivresse, préparée avant l'heure, commençait à se passer, et dont le front perdait insensiblement la fugitive rougeur que l'eau-de-vie y avait fait éclore. L'éclair de son œil s'éteignait par degrés, et sa tête déjà se penchait froide et morne comme auparavant ; mais poursuivi, harcelé, traqué comme une pauvre gazelle épuisée de fatigue, il cède enfin ; il n'eût jamais tant résisté pour se laisser conduire au supplice. Heussée, administrateur de police, fait lecture d'un interrogatoire écrit d'avance, et, si l'on en croit une tradition contemporaine, préparé par Daujon, et dans lequel l'enfant répond comme on voulait qu'il répondît ; ensuite on le fait signer comme on voulait qu'il signât. La Commune triomphe ; elle a mis sur les lèvres du fils le poison de la calomnie avec laquelle elle veut tuer l'honneur de la mère. Cette signature toute tremblée avec laquelle on prétendait accuser la Reine, n'accuse que ceux qui ont conduit, disons mieux, qui ont égaré la main de l’enfant.

Nous dirons bientôt sur quel sujet portait l'interrogatoire au bas duquel on lisait ces caractères, autant du moins que l'histoire peut le dire. Il s'agit en effet d'un crime qui surpasse l'imagination, et qui, par sa nature étrange, conquiert presque le bénéfice de l'impunité. Ici, la sainte pudeur arrête le cri de l'indignation, avec lequel on voudrait flétrir de telles horreurs et de tels misérables ; mais pour flétrir il faudrait raconter, et on ne peut.

Hébert était survenu au milieu de la séance ; il eut la joie de voir son programme accepté, et celle de le signer avec Chaumette, son ami plus que son chef ; avec Pache, maire de Paris ; avec Friry, Laurent et Séguy, commissaires au Temple ; avec Heussée, administrateur de police, et avec Simon.

Ceux qui étaient venus chercher au Temple des armes empoisonnées, les emportent comme un trésor au Comité de sûreté générale. Là, toujours selon la tradition dont nous avons parlé, se trouva Daujon, désireux sans doute de savoir comment avait été accueillie la pièce dont il était le rédacteur, et dans quel haut degré d'estime et de confiance cet acte de dévouement allait le placer. Il y reçut des félicitations. Un membre du comité lui dit : Comment diable, citoyen, as-tu pu découvrir tant de choses et les préciser avec tant d'aplomb ?Je les ai lues dans l'opinion publique, répondit Daujon ; elles sont claires comme le soleil.

Toutefois, les ennemis de la Reine comprirent la nécessité d'appuyer de témoignages plus sérieux la déposition d'un enfant prisonnier, auquel on avait fait répondre et signer, sans savoir ce qu'il répondait et signait. Le lendemain, 16 vendémiaire an II (7 octobre 1793), Chaumette et Pache retournèrent au Temple, accompagnés de David, membre du Comité de sûreté générale, et environnés de municipaux, parmi lesquels figurait Daujon. Ils espéraient, à l'aide de questions ambiguës et captieuses, arracher à la fille et la sœur de Louis XVI quelques mots qui, habilement interprétés, pourraient les rendre complices de toutes les calomnies accumulées contre la Reine. Parmi ces calomnies, il en est une plus absurde à la fois et plus abominable que toutes les autres, c’est celle que nous avons fait pressentir tout à l'heure. La pudeur ne peut la dire, la vertu ne saurait la comprendre, l'indignation même ne suffit pas pour en faire justice. Eh bien, c'est cette calomnie que l'imagination révolutionnaire a inventée pour attaquer Marie-Antoinette dans ce qu'il y a de plus sacré, dans son honneur d'épouse, et dans ce qu'il y a de plus pur, dans son cœur de mère. Qu'il nous suffise d'écrire, l'indignation au cœur et la rougeur au front, que l'accusation transforma la meilleure des mères en Messaline, et son angélique enfant en élève de ses débauches, en complice de ses orgies, en révélateur de ses crimes ! Qu'on ne vienne donc pas nous dire que Marie-Antoinette est morte de la main du bourreau ; non, la Reine de France a été tuée par la calomnie, comme, dans ses pressentiments, elle l'écrivait à sa sœur Christine. Ce n'est donc pas le bourreau qui l'a tuée : ne calomnions pas le bourreau.

C'est pour étayer de telles monstruosités, déjà signées du fils, que des témoignages allaient être demandés à la fille et à la sœur, par des hommes qui se disaient les représentants de la ville de Paris, de.la justice et de la nation. Pache, Chaumette et David, arrivés à la tour, s'installent dans la salle du conseil, et ordonnent d'y faire descendre la jeune Marie-Thérèse. Cet ordre inattendu frappe de stupeur et d'effroi les deux Princesses, qui, étroitement embrassées, demandent qu'on ne les sépare point. Forcée d'obéir, la jeune orpheline descend, et Dieu seul a pu voir ce qui se passa à cette heure dans son âme et dans celle de sa tante. Pour la première fois, depuis qu'elle était enfermée dans le Temple, Madame Élisabeth se trouvait seule ! Le dernier objet de ses tendres affections lui était-il enlevé sans retour ? Jusqu'à présent ceux qui étaient descendus n'étaient plus remontés : le père avait rencontré en bas le bourreau, et, ce qui est bien pis encore, le fils y avait trouvé Simon. Qu'est-il réservé à la jeune fille qui vient de passer la porte fatale ? L'esprit de Madame Élisabeth se perd dans les idées les plus effrayantes, dans les conjectures les plus cruelles, mais il n'est pas en elle de deviner ce qui ne s'est vu dans les annales d'aucun peuple et, certes, elle accuserait de mensonge les échos de la tour, s'ils lui apportaient en ce moment ce qui se dit dans la salle du conseil. A peine pourra-t-elle h croire, quand elle sera condamnée à l'entendre elle-même.

Arrivée au bas de l'escalier, Madame Royale avait rencontré son frère, et elle le prenait dans ses bras quand Simon s'empressa de le lui arracher. L'enfant sortait de la salle où David avait demandé à revoir le fils de son ancien bienfaiteur, et à entendre de sa bouche qu'il reconnaissait pour exact et vrai ce qu'on lui avait fait signer la veille. L'enfant inquiet avait fait un signe affirmatif, et sur l'injonction de son maître, avait répondu : Oui. Sa sœur fut introduite. Pache, le premier, l'interrogea sur les prétendues intelligences de ses parents avec les princes étrangers, intelligences qu'il l'accusait d'avoir connues. Les réponses de la jeune fille furent si nettes et si fermes, que les commissaires ne poussèrent pas plus loin ces banales imputations, et que Chaumette en vint sur-le-champ aux questions qui étaient l'objet sérieux de l'interrogatoire. Marie-Thérèse écouta d'abord sans rien comprendre, puis la rougeur tout à coup lui monta au visage, et les paroles de Chaumette, devenues plus horriblement claire, et plus clairement horribles, soulevèrent d'indignation tout ce qu'il y avait de sang filial et de sang chrétien dans cette angélique enfant. Elle ne répondit d'abord que par des larmes, puis par la dénégation la plus absolue ; mais Chaumette insistant avec une cynique persévérance, le mot infamie sortit de la bouche indignée de Madame Royale pour caractériser ces insinuations. Chaumette, dit-elle dans sa relation, m'interrogea sur mille vilaines choses dont on accusait ma mère et ma tante. Je fus atterrée par une telle horreur et si indignée, que, malgré toute la peur que j'éprouvais, je ne pus m'empêcher de dire que c'était une infamie ; malgré mes larmes, ils insistèrent beaucoup ; il y a des choses que je n'ai pas comprises, mais ce que je comprenais était si horrible, que je pleurais d'indignation. Le cri de la nature injuriée ne désarma point les impudiques accusateurs ; ils songèrent alors à la livrer à la confrontation la plus pénible, à la contradiction la plus cruelle ; ils firent rentrer le jeune Louis-Charles, rampant sous la domination absolue de son maître, et pendant près de trois heures ils firent subir à l'innocence virginale, en présence d'un frère de huit ans, le honteux supplice d'un interrogatoire qui mettait aux prises le frère et la sœur sur ce lamentable sujet. Au bas de cet interrogatoire, se trouve encore une signature tracée d'une main vacillante ; elle est précédée de celle de Madame Royale, et suivie de celle de leurs interrogateurs.

Commencée à midi, ce ne fut qu'à trois heures que finit cette scène atroce. Marie-Thérèse demanda avec chaleur à être réunie à sa mère. Chaumette lui répondit : Cela ne se peut ; retirez-vous, et ne dites rien à votre tante, que nous allons aussi faire descendre. Et, sous l'escorte de trois municipaux, la jeune vierge rentra dans sa chaste cellule, pareille au cygne blanc qui, sali par des eaux bourbeuses, se replonge dans le cristal d'un lac tranquille.

Muette encore de terreur et d'indignation, Madame Royale se jetait à peine dans les bras de sa tante, que celle-ci lui est arrachée et la quitte sans savoir ce qui s'est passé, et ce qu'elle doit espérer ou craindre. Elle est interrogée à son tour, et ce long tissu d'infamies, dont on avait chargé la Reine, reparaît sous ses yeux. Madame Élisabeth répond, comme sa nièce, à tous les mensonges par la vérité, à toutes les perfidies par la plus noble franchise, à toutes les bassesses avec l'accent du mépris. Ses formidables questionneurs voient bientôt qu'ils demanderont en vain à sa présence d'esprit la phrase équivoque qu'ils n'avaient pu obtenir de la naïveté d'une jeune fille qui n'avait pas quinze ans, et au bout d'une heure ils la congédient, lassés et honteux de n'avoir pas surpris quelques mots dont il leur serait possible d'abuser. Mais avec une étrange obstination, avant de mettre fin à leur poursuite, ils ont confronté le jeune Roi avec Madame Elisabeth, et fait rougir devant lui la vertu de sa tante, comme ils avaient fait rougir l'innocence de sa sœur. La signature du Dauphin figure encore au bas de cet interrogatoire avec celle de Madame Elisabeth.

Enfin, l'épreuve est terminée. Remontée dans sa chambre : Oh ! mon enfant ! s'écrie cette Princesse en tendant les bras à sa nièce. Le silence seul peut exprimer la confusion et le bouleversement qu'elles éprouvent toutes deux : la rougeur couvre leur front, leurs larmes coulent ; pour la première fois leurs regards s'évitent. Elles demeurent un instant étroitement embrassées, puis elles tombent à genoux, offrant leur humiliation et leur douleur au Dieu des humbles et des affligés.

La sagesse divine avait suggéré à Marie-Thérèse et à sa tante des réponses qui déconcertaient le complot des pervers. Il leur fallut s'en tenir au procès-verbal fabriqué, du moins on le prétend, par Daujon et adopté par Hébert. Leur visite, toutefois, ne fut pas stérile : l'âme des pauvres captives restait troublée des images dont on avait souillé leur chaste imagination. Leurs chaînes devinrent plus lourdes. Turgy, qui avait trouvé le moyen de rester employé au service intérieur du Temple, fut renvoyé[52], et l'entrée de la tour lui fut interdite.

Voici le dernier billet de Madame Élisabeth à ce digne serviteur :

Le 11 octobre 1793, à deux heures un quart.

Je sais bien affligée. Ménagez-vous pour le temps où nous serons plus heureux et où nous pourrons vous récompenser. Emportez la consolation d'avoir servi de bons et malheureux maîtres.

Recommandez à Fidèle (Toulan) de ne pas trop se hasarder pour nos signaux (par le cor). Si le hasard vous fait voir madame Mallemain, dites-lui de nos nouvelles, et que je pense à elle.

Adieu, honnête homme et fidèle sujet que le Dieu auquel vous êtes fidèle vous soutienne et vous console dans ce que vous avez à souffrir !

 

M. Hue fut arrêté le 13. Il devint dès lors impossible à Madame Élisabeth de rien apprendre de ce qui se passait : intelligence au dehors, intelligence au dedans, tout lui manqua à la fois ; elle n'eut plus de nouvelles de la Reine.

Ne regrettons point pour elle cette cruelle privation. Cet accroissement d'inquiétudes lui épargne un plus grand chagrin : le procès de Marie-Antoinette allait commencer. Depuis près de deux mois et demi qu'elle était enfermée dans un cachot humide de la Conciergerie, la Reine attendait son jugement. Pressentant ses derniers malheurs, elle avait cessé de vivre sans jouir du repos que procure la mort[53]. Le 14 octobre, les assises s'ouvrent. Fouquier-Tinville lit à l'accusée le libelle que dans son langage il appelle son acte d'accusation. La Reine de France répond à tout avec une héroïque sérénité. Mais Hébert se présente, et vient apporter contre la veuve Capet la calomnie qu'il a préparée dans l'interrogatoire du Temple. La royale accusée demeura dans un silence plein d'une morne majesté ; mais, Hébert ayant ajouté qu'il possédait une pièce authentique qui prouvait les faits qu'il alléguait, elle porta sur lui un regard qui le fit rougir et excita un mouvement dans l'assemblée. Fouquier n'osa point faire usage de cette pièce. L'effroi qu'il inspirait tous les jours, il l'éprouva lui-même ce jour-là ; il craignit que ce moyen absurde et abominable d'accusation n'outrepassât son but et ne devînt, par son excès même, favorable à l'accusée[54]. Il lit lire simplement la pièce par le greffier, et se tournant ensuite vers Marie-Antoinette, il se borna à lui dire : Qu'avez-vous à répondre à la déposition du témoin ? La Reine continua à garder un majestueux silence ; mais plus tard, un juré ayant invité le président à lui faire observer qu'elle n'avait pas répondu sur le fait dont avait parlé le citoyen Hébert, la royale accusée foudroya d'un regard les accusateurs, les témoins et les juges. Si je n'ai pas répondu, s'écria-t-elle, c'est que la nature se refuse à répondre à une telle inculpation faite à une mère ; j'en appelle à toutes celles qui peuvent se trouver ici. Et ce dernier cri, jeté avec une sainte et inexprimable douleur, alla remuer dans toute la salle les cœurs les plus glacés et les plus hostiles.

Robespierre était à table chez Venus, avec Barère, Saint-Just et Vilate, quand il apprit les détails de cette séance. Frappé de la réponse de la Reine comme d'un coup d'électricité, il cassa son assiette avec sa fourchette : Cet imbécile d'Hébert ! s'écria-t-il, ce n'est pas assez qu'elle soit réellement une Messaline, il faut qu'il en fasse encore une Agrippine et qu'il lui fournisse à son dernier moment ce triomphe d'intérêt public ![55]

Le tribunal, dans ce procès inique, avait feint un respect dérisoire pour les formes en donnant à la Reine deux défenseurs nommés d'office, BL Chauveau-Lagarde et Tronson du Coudray, et en assignant des témoins, comme si les juges dussent avoir à rechercher une évidence matérielle ou une conviction morale. Parmi ces témoins, plusieurs devaient comparaître quelques jours après comme accusés ; ils auraient pu racheter leur vie en calomniant la Reine ; mais, placés entre leur conscience et l'échafaud, ils surent mourir. Manuel prouva par son attitude et ses réponses pleines de réserve et de convenance, qu'il y a des remords qui savent racheter des crimes. Bailly, qui, par un seul mot[56], allait bientôt obtenir une autre gloire que celle que les sciences lui avaient faite, rendit hommage à la vérité, et déclara que les faits contenus en l'acte d'accusation, touchant la déclaration du jeune Louis-Charles, étaient résolument faux. Et le comte de la Tour du Pin, ancien ministre de la guerre Jo interrogé par le président s'il connaissait l'accusée : Ah ! oui, répondit-il pénétré d'une respectueuse douleur, en s'inclinant profondément devant sa Reine malheureuse, ah ! oui, j'ai l'honneur de connaître Madame. Quelques jours après l'échafaud avait fait justice et du repentir de Manuel, et de la franchise de Bailly et du respect de la Tour du Pin.

Cependant Chauveau-Lagarde essaya de combattre par le raisonnement l'acte d'accusation dirigé contre sa royale cliente ; il fit entendre de nobles accents que les journaux de l'époque, heureusement pour sa vie, mais malheureusement pour sa gloire, n'osèrent point recueillir. Il déclara que dans ce procès extraordinaire, la postérité verrait que s'il y avait pour le défenseur quelque chose de difficile, ce n'était pas de trouver des réponses décisives, niais de rencontrer une seule objection sérieuse.

Puis, ayant détruit tous les chefs d'accusation, il finit en disant qu'il croyait avoir tenu l'engagement qu'il avait contracté de démontrer jusqu'à l'évidence que rien ne pouvait égaler l’apparente gravité de l'accusation, si ce n'était peut-être la ridicule nullité des preuves.

L'histoire ne nous a rien laissé du plaidoyer de Tronson du Coudray ; cependant elle semble en faire l'éloge en rapportant qu'il fut arrêté, ainsi que Chauveau-Lagarde, au sortir de l'audience. Sans doute, les plus grands orateurs n'eussent point arraché la Heine de France au sort qui l'attendait ; il est cependant regrettable que, dans ce moment solennel, une voix n'ait pas protesté au nom de l'honneur français et de la justice universelle.

La fille de Marie-Thérèse ne s'était point, elle, démentie un seul moment : elle avait tout écouté avec calme, elle avait tout réfuté avec précision, Après l'audition de tous les témoins, elle avait averti le tribunal qu'aucun d’eux n'avait articulé contre elle un seul fait positif. Et, lorsque, après la déclaration du jury et le réquisitoire de l'accusateur public, le président lui demanda si elle avait quelque chose à ajouter : Pour ma défense, rien, dit-elle ; pour vos remords, beaucoup. J'étais reine, et vous m'avez détrônée ; j'étais épouse, et vous avez massacré mon mari ; j'étais mère, et vous m'avez arraché mes enfants : il ne me reste que mon sang, hâtez-vous de le répandre pour vous en abreuver.

Les défenseurs furent invités à leur tour à déclarer s'ils avaient quelque observation à élever sur le verdict du jury. M. Chauveau-Lagarde se tut. Rien, répondit tristement Tronson de Coudray, comme un homme qui sent l'inutilité de tout nouvel effort en faveur d'une victime condamnée d'avance, rien, citoyen président ; la déclaration des jurés étant précise et la loi formelle, j'annonce que mon ministère à l’égard de la veuve Capet est terminé.

Les juges et les membres du Comité de salut public prolongeaient sans mesure la durée des audiences, et c'est à peine s'ils permettaient à la Reine de prendre un peu de nourriture. Craignaient-ils qu'elle mourût avec trop de courage ? Ce qu'ils avaient fait pour le fils, le tentaient-ils pour la mère ? En affaiblissant ses forces physiques, espéraient-ils ébranler la fermeté de son caractère et éteindre la fierté de ses regards ?

Ils ne réussirent point. En rentrant pour la dernière fois dans sa prison[57], la victime se jette toute vêtue sur son grabat et s'enveloppe les pieds avec sa couverture. Elle avait beaucoup souffert du froid. Dieu lui envoya quelques heures d'un sommeil paisible ; puis elle écrivit à sa sœur cette lettre admirable où s'épanchent, avec ses larmes, ses religieuses douleurs et ses préoccupations maternelles :

Ce 16 octobre, à quatre heures et demie du matin.

C'est à vous, ma sœur, que j'écris pour la dernière fois. Je viens d'être condamnée, non pas à une mort honteuse, elle ne l'est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère ; comme lui innocente, j'espère montrer la même fermeté que lui dans ces derniers moments. Je suis calme comme on l'est quand la conscience ne reproche rien ; j'ai un profond regret d'abandonner mes pauvres enfants ; vous savez que je n'existais que pour eux ; et vous, ma bonne et tendre sœur, vous qui avez, par votre amitié, tout sacrifié pour être avec nous, dans quelle position je vous laisse ! J'ai appris par le plaidoyer même du procès que ma fille était séparée de vous. Hélas ! la pauvre enfant, je n'ose pas lui écrire, elle ne recevrait pas ma lettre. Je ne sais même pas si celle-ci vous parviendra. Recevez pour eux deux ici ma bénédiction. J'espère qu'un jour, lorsqu'ils seront plus grands, ils pourront se réunir avec vous et jouir en entier de vos tendres soins. Qu'ils pensent tous deux à ce que je n'ai cessé de leur inspirer : que les principes et l'exécution exacte de ses devoirs sont la première base de la vie ; que leur amitié et leur confiance mutuelle en feront le bonheur. Que ma fille sente qu'à l'âge qu'elle a, elle doit toujours aider son frère par les conseils que l'expérience qu'elle aura de plus que lui et son amitié pourront lui inspirer ; que mon fils à son tour rende à sa sœur tous les soins, les services que l'amitié peut inspirer ; qu'ils sentent enfin tous deux que, dans quelque position où ils pourront se trouver, ils ne seront vraiment heureux que par leur union. Qu'ils prennent exemple de nous. Combien, dans nos malheurs, notre amitié nous a donné de consolation ! Et dans le bonheur, on jouit doublement quand on peut le partager avec un ami ; et où en trouver de plus tendre, de plus cher que dans sa propre famille ? Que mon fils n'oublie jamais les derniers mots de son père, que je lui répète expressément : Qu'il ne cherche jamais à venger notre mort. J'ai à vous parler d'une chose bien pénible à mon cœur : je sais combien cet enfant doit vous avoir fait de la peine ; pardonnez-lui, ma chère sœur ; pensez à l'âge qu'il a, et combien il est facile de faire dire à un enfant ce qu'on veut, et même ce qu'il ne comprend pas ; un jour viendra, j'espère, où il ne sentira que mieux tout le prix de vos bontés et de votre tendresse pour tous deux. Il me reste à vous confier encore mes dernières pensées. J'aurais voulu les écrire dès le commencement du procès ; mais, outre qu'on ne me laissait pas écrire, la marche en a été si rapide que je n'en aurais réellement pas eu le temps.

Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans celle de mes pères, dans celle où j'ai été élevée, et que j'ai toujours professée, n'ayant aucune consolation spirituelle à attendre, ne sachant pas s'il existe encore ici des prêtres de cette religion ; et même le lieu où je suis les exposerait trop s'ils y entraient une fois. Je demande sincèrement pardon à Dieu de toutes les fautes que j'ai pu commettre depuis que j'existe ; j'espère que dans sa bonté il voudra bien recevoir mes derniers vœux, ainsi que ceux que je fais depuis longtemps pour qu'il veuille bien recevoir mon âme dans sa miséricorde et sa bonté. Je demande pardon à tous ceux que je connais, et à vous, ma sœur, en particulier, de toutes les peines que, sans le vouloir, j'aurais pu vous causer. Je pardonne à tous mes ennemis le mal qu'ils m'ont fait. Je dis ici adieu à mes tantes et à tous mes frères et sœurs. J'avais des amis ; l'idée d'en être séparée pour jamais et leurs peines sont un des plus grands regrets que j'emporte en mourant ; qu'ils sachent du moins que, jusqu'à mon dernier moment, j'ai pensé à eux. Adieu, ma bonne et tendre sœur ! Puisse cette lettre vous arriver ! Pensez toujours à moi. Je vous embrasse de tout mon- cœur, ainsi que ces pauvres et chers enfants. Mon Dieu ! qu'il est déchirant de les quitter pour toujours ! Adieu ! adieu ! je ne vais plus m'occuper que de mes devoirs spirituels. Comme je ne suis pas libre de mes actions, on m'amènera peut-être un prêtre ; mais je proteste ici que je ne lui dirai pas un mot, et que je le traiterai comme un être absolument étranger.

 

On sent à cette lecture combien la pauvre mère craignait que les paroles odieuses qu'on avait mises dans la bouche de son enfant ne tombassent sur le cœur meurtri de Madame Elisabeth, ou ne-fussent aussi dirigées contre elle-même comme un moyen de calomnie.

La Reine ajoutait en s'adressant à son fils : Que mon fils n'oublie jamais les derniers mots de son père, que je lui répète expressément : Qu'il ne songe jamais à venger notre mort ; je pardonne à tous mes ennemis le mal qu'ils m'ont fait.

On sait qu'il existe une tradition fondée sur des témoignages sérieux, d'après laquelle la Conciergerie se serait ouverte pour recevoir un prêtre non assermenté, qui vint consoler la Reine dans ses dernières douleurs et la fortifier pour son dernier combat : l'abbé Magnin, plus tard curé (le Saint-Germain l'Auxerrois, aurait été, sous le nom de M. Charles, introduit dans la Conciergerie, auprès de la Reine par une de ces saintes filles dont le dévouement ne connaît pas d'obstacles.

Une attestation signée de lui est ainsi conçue : Je certifie de plus que, dans le mois d'octobre 1793, j'ai eu le bonheur de pénétrer à la Conciergerie avec mademoiselle Fouché, d'y confesser plusieurs fois la Reine Marie-Antoinette, de lui dire la messe et de la communier[58].

Le 25 vendémiaire an II (16 octobre 1793), à cinq heures du matin, le rappel fut battu dans toutes les sections ; à sept, toute la force armée fut sur pied. Des canons furent placés à l'entrée des ponts, sur les places et dans les carrefours qui se trouvent depuis le Palais de justice jusqu'à la place de la Révolution[59].

Les abords de la Conciergerie, le grand perron du Parlement étaient garnis de curieux : on en voyait à toutes les croisées, sur les grilles, sur les balustrades, sur les corniches, et jusque sur les toits.

A onze heures, on vint prendre la Reine pour la conduire à l'échafaud. On la trouva, dit-on, avec un prêtre constitutionnel[60], introduit auprès d'elle, comme elle l'avait prévu, par les ordres de la. Commune. La Reine ne lui avait pas laissé achever sa première phrase. Il avait dit : Votre mort va expier... — Oui, monsieur, des fautes, mais pas un seul crime. Après cette interruption, l'entretien s'adoucit. Comme le prêtre excitait la Reine au courage : Ah ! monsieur, répondit-elle, il y a plusieurs années que j'en fais l'apprentissage : ce n'est pas au moment où mes maux vont finir qu'on m'en verra manquer.

Nous avons sous les yeux la relation inédite d'un témoin oculaire[61] qui, avec quelques amis royalistes comme lui et comme lui costumés de manière à ne pouvoir être suspectés, suivit la Reine, de la porte de la Conciergerie jusqu'à l'échafaud, dans le vague espoir qu'un signal serait donné et qu'on pourrait arracher la Reine aux mains des bourreaux. Voici cette intéressante et fidèle relation, à laquelle nous ne changeons rien, nous réservant seulement de la compléter par d'autres détails.

Au moment où les portes delà voûte d'entrée de la prison s'ouvrirent, la fatale charrette était acculée à quelques pieds de distance ; il y avait des détachements de toutes les sections sous les armes ; celle des Gravilliers, la mienne, une des plus révolutionnaires, était formée d'un assez bon choix et près de la voiture ; la foule (dans la cour) n'était pas très-compacte, on ne laissait pas approcher depuis plus d'une heure ; je croyais remarquer sur les visages de tous une curiosité silencieuse et de bon augure ; dans un moment aussi solennel on voit souvent ce qu'on souhaite. Je touchais presque à la roue droite de la charrette, j'avais eu le temps d'examiner et de remarquer ses détails : assez sale et crottée, pour banquette une planche, ni paille ni foin sur le plancher, un cheval blanc, fort et vigoureux, un marchepied derrière et un seul homme à figure sévère et sinistre à la tête du cheval. Un léger mouvement d'impatience commençait à se manifester ; la troupe avait l'arme au bras ; un officier supérieur de la garde nationale, à cheval, — c'était Grammont, de la Comédie française[62], fit un commandement. Chacun se tourne vers les portes, la grille s'ouvre, et la victime, pâle, mais toujours reine, apparait ; derrière elle marche le bourreau Sanson, tenant les bouts d'une grosse ficelle qui retire en arrière les coudes de la royale condamnée. Elle fait les quelques pas nécessaires pour joindre le marchepied, auquel on a ajouté une petite échelle assez large, de quatre ou cinq échelons. L'exécuteur, qui indique à la Reine où il faut mettre le pied, est suivi d'un aide ; Sanson va, de la main, soutenir la patiente ; la Reine, — c'était vraiment elle, — se retourne gravement, fait un signe négatif, et déjà elle s'est mise seule en mesure de s'asseoir en voulant enjamber la banquette pour se placer en face du cheval, lorsque les deux bourreaux lui désignent la position opposée qu'il faut prendre, pendant que le prêtre monte en voiture. Ces dispositions prennent du temps. L'exécuteur des hautes œuvres, — et cette circonstance me frappe, met un soin visible à laisser flotter à leur gré les cordes qu'il tient en ses mains. Il se place derrière la Reine en s'appuyant contre les écalages[63] de la charrette ; son aide est au fond, tous deux debout et le chapeau à trois cornes à la main. Sortie de la cour, la voiture marche lentement au-travers d'une multitude qui se précipite sur son passage, sans cris, sans murmures, sans insultes. Ce n'est qu'à l'entrée de la rue Saint-Honoré, après un long trajet, que des, clameurs ne font entendre, Le prêtre parle peu ou point. J'avais eu le temps de prendre le signalement de la Reine et de son costume. Elle avait un jupon, blanc dessus, un noir dessous, une espèce de camisole de nuit blanche, un ruban de faveur noir aux poignets, un fichu de mousseline uni blanc, un bonnet avec un bout de ruban noir ; les cheveux tout blancs, coupés ras autour du bonnet ; le teint pâle, un peu rouge aux pommettes, les yeux injectés de sang, les cils immobiles et roides. Ce portrait fut tracé en rentrant chez moi comme le reste de cette description. Arrivée vis-à-vis de la porte des Jacobins, — c'était alors un passage, la Reine n'avait point encore parlé au prêtre ; de temps à autre celui-ci appuyait la main sur le bras gauche de la victime, qui, par un mouvement, indiquait la souffrance que lui causaient les nœuds de corde qui la serraient. Il y avait sur l'arcade qui surmontait la porte du passage des Jacobins un grand écriteau portant cette inscription : Atelier d'armes républicaines pour foudroyer les tyrans ; je supposai que la Reine ne l'avait pas lue facilement, car tout à coup elle se tourne vers le prêtre et paraît l'interroger ; il élève un instant un petit christ d'ivoire qu'il n'a pas encore quitté des yeux. Au même moment, Grammont, qui n'a pas cesse d'escorter la charrette, élève son épée, la brandit en tous sens, et se redressant sur ses étriers, crie à haute voix quelques mots que je ne puis saisir ; puis se retourne vers le char de mort en disant avec des jurements : La voilà, l'infâme Antoinette, elle est f..., mes amis ! Quelques vociférations avinées se font entendre. Je rentre dans la foule à un signe convenu d'un de nos amis : il fallait renoncer à tout espoir de sauver la Reine.

 

Ainsi ceux qui avaient grossi la foule dans la pensée de prêter main- forte à toute tentative faite en faveur de la victime, étaient obligés de se retirer en détournant la tête pour ne pas assister à son exécution. Il ne nous reste que peu de détails à donner pour compléter cette relation douloureusement fidèle.

Louis XVI, jugé comme roi, avait été conduit en voiture à l'échafaud ; sa veuve, jugée comme simple citoyenne, est montée, on l'a dit, sur une charrette et s'est assise sur une planche. Mais la royale condamnée, vêtue de blanc comme jadis les martyres de la foi chrétienne, les mains liées derrière le dos, est allée au supplice sereine et magnanime, regardant avec calme et pitié le tumulte qui l'environnait. Les maisons étaient closes, elles étaient muettes sur son passage ; dans la rue Saint-Honoré, presque en face de l'Oratoire, un jeune enfant que soulevait sa mère s'inclina devant Marie-Antoinette, et de la main lui envoya un baiser. A ce spectacle, si nouveau pour elle, la Reine rougit d'émotion et ses yeux se-remplirent de larmes[64].

La victime ne devait rencontrer d'outrages que sur les points où fon avait d'avance aggloméré à dessein une multitude fanatisée par la haine. Ainsi, en face de Saint-Roch, un geste de Grammont fit faire halte au cortège pour que la populace amoncelée sur les degrés de l'église pût insulter la Reine à loisir[65]. Cent pas plus loin, comme on l'a vu, les vociférations se renouvelèrent devant le passage des Jacobins. C'est que la Commune de Paris n'a pas voulu qu'une Reine de France traversât sa capitale sans pompe et sans cortège ; elle a envoyé à cette -fête toute cette tourbe de femmes ivres, couvertes de haillons, coiffées du bonnet rouge, qu'elle enrégimente et qu'elle soudoie pour accompagner à la mort les victimes désignées par le tribunal révolutionnaire, et les poursuivre de boue et d’imprécations, poussant des hurlements et des bravos à chaque chute du couperet fatal. C'est ce troupeau de mégères qui saluaient la fille des Césars des noms de Frédégonde et de Messaline, demandant son sang pour le boire, et justifiant cet horrible nom que la Commune leur a donné de lécheuses de guillotine.

Celle qui était restée reine dans la prison du Temple, reine sur la couchette grossière et sur la chaise de paille et sur l'escabeau de bois de la Conciergerie, était reine encore sur la charrette qui la conduisait à l'échafaud. Une sorte de grandeur digne rayonne toujours autour d'elle. L'auguste victime contemple jusqu'au bout avec calme ce peuple abusé ; pas un mouvement de haine n'altère la sérénité de son regard, qui, détaché de la terre, semble regarder plus loin et plus haut. Hélas ! dit-elle, mes maux vont bientôt finir, mais les vôtres ne font que commencer. Arrivée sur la place où le sang de Louis XVI avait coulé, elle monte les marches de l'échafaud d'un pas ferme, attache un instant les yeux sur les Tuileries avec une douloureuse émotion, prie avec ferveur, lève les yeux au ciel, et se tournant vers l'exécuteur : Hâtez-vous, dit-elle, et, inclinant la tête, elle reçoit le coup fatal[66].

Si ce n'est pas un sujet de remords, a dit l'empereur Napoléon Ier, ce doit être au moins un bien grand sujet de regret pour tous les cœurs français, que le crime commis dans la personne de cette malheureuse Reine. Il y a une grande différence entre cette mort et celle de Louis XVI, quoique certes il ne méritât pas son malheur. Telle est la condition des rois, leur vie appartient à tout le monde ; il n'y a qu'eux seuls qui ne peuvent pas en disposer ; un assassinat, une conspiration, un coup de canon, ce sont là leurs chances ; César et Henri IV ont été assassinés, l'Alexandre des Grecs l'eût été s'il eût vécu plus longtemps. Mais une femme qui n'avait que des honneurs sans pouvoirs, une princesse étrangère, le plus sacré des otages, la traîner du trône à l'échafaud à travers tous les genres d'outrages, il y a là quelque chose de pire encore que le régicide ![67]

 

 

 



[1] Madame Séjan, mère de l'organiste Séjan et de l'abbé Séjan, chapelain par quartier des rois Louis XVIII et Charles X. La femme Simon étant morte aux Incurables (femmes), rue de Sèvres, le 10 juin 1819, cette petite rente fit retour à la famille Séjan, dans la personne de madame Weiss, née Séjan.

[2] Voici l'acte de leur mariage, célébré à la paroisse Saint-Cosme ; cette église était située au coin de la rue des Cordeliers et de celle de la Harpe.

 Le 20 mai 1788, après trois bans publiés en cette paroisse, sans opposition, vu les papiers requis, fiancés la veille, ont été mariés par nous, et ont reçu la bénédiction nuptiale, Antoine Simon, veuf majeur de Marie-Barbe Hoyau, maître cordonnier, et Marie-Jeanne Aladame, fille majeure de Fiacre et de Reine-Geneviève Aubert, tous deux rue des Cordeliers de cette paroisse. Nous ont certifié leurs liberté et domicile, dû côté de l'époux, Louis Houette, marchand corroyeur, cour du Commerce, paroisse Saint-Sulpice, et Jacques Le Roy, bourgeois de Paris, rue des Quatre-Vents, paroisse Saint-Sulpice ; et du côté de l'épouse, Me Jacques Séjan, avocat au parlement, prieur d'Hostung, ancien chanoine de l'église de Saint-Louis du Louvre, et professeur en l'Université de Paris, rue Saint-Jacques, paroisse Saint-Étienne du Mont, et Henri Delamare, ancien marchand épicier et ancien marguillier de cette paroisse, y demeurant rue des Cordeliers, et René Lormeau, marchand épicier, aussi de cette paroisse, rue des Cordeliers, et ont signé avec nous.

SIMON, ALADAME, LEROY, HOUETTE, J. SÉJAN, DELAMARE, MAER, LORMEAU.

[3] Les Campagnes d'un avocat, ou Anecdotes pour servir à l'histoire de la révolution. Paris, 1815, in-8° de 56 pages.

[4] Une loi du 7 fructidor, l'an IIe, établit un comité révolutionnaire dans chaque chef-lieu de district, et dans chaque commune qui, sans être chef-lieu de district, contiendrait une population de huit mille individus. Chaque comité révolutionnaire était composé de douze membres. Les membres de ces comités pouvaient, au nombre de trois, décerner des mandats d'amener. — (Voir, pour plus de développements, à la fin du volume, Documents et Pièces justificatives, n° V.)

[5] On sait que le maximum était une taxe faite par un décret de la Convention de tous les objets de consommation en valeur nominale, ou plutôt idéale, de papier-monnaie, dont la dépréciation progressive tournait au préjudice des vendeurs. Il s'ensuivit une disette générale de toutes les choses nécessaires à la vie, disette que les régulateurs de la République affectaient d'attribuer à une conspiration des ennemis du peuple.

[6] Les principaux clubs étaient : le club des Feuillants, qui n'eut qu'une courte existence, sous l'Assemblée législative ; celui des Jacobins, qui avait pris une puissante influence, et devint le grand régulateur de tous les mouvements révolutionnaires. Pétion et Robespierre, qui n'étaient pas membres de l'Assemblée, exerçaient sur le club des Jacobins une domination que n'avaient point les députés mêmes qui en faisaient partie. On y comptait trois partis : 1° celui de Robespierre, composé d'un ramas de fanatiques, assez semblables aux niveleurs anglais qui dressèrent l'échafaud de Charles Ier : 2° le parti connu sous la dénomination de Cordeliers, hommes avides de bien-être et de pouvoir ; ses chefs, parmi lesquels il faut en première ligne nommer Danton, étaient en même temps membres du club des Jacobins ; ce parti avait à sa dévotion les pamphlétaires les plus ardents : Fréron, Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, Marat, en un mot, tous les écrivains qui prêchaient le pillage et l'assassinat ; 3° le parti qui s'était formé dans le club des Jacobins, vers la fin de la session de l'Assemblée législative ; il était composé des députés girondins et des auxiliaires qu'ils avaient recrutés à Paris : Brissot, Thomas Payne, Condorcet, et un tas d'autres qui, enthousiastes admirateurs de la nouvelle Constitution, avaient voué à l'exécration publique tous ceux qui oseraient y porter atteinte, et qui, après le 10 août, se vantèrent d'être venus avec la résolution de fonder la république sur les débris de la monarchie. Ils ne craignirent pas d'aller chercher des partisans et des complices dans les prisons et dans les bagnes, forçant l'Assemblée à accorder une amnistie aux assassins de la Glacière, et une ovation aux soldats rebelles de Châteauvieux.

[7] Ancien jardin des Cordeliers, dont la porte donnait en face de la rue Hautefeuille.

[8] La citoyenne Aladame (il y a par erreur Aladaune), qui a consacré ses soins et ses facultés à soulager et guérir un grand nombre de Marseillais blessés à la journée du 10 août, réclame des secours.

La Convention nationale renvoie à son comité des secours pour en faire un rapport prochain, et décrète qu'il sera accordé sur-le-champ à la citoyenne Aladame une somme provisoire de 200 livres.

(Procès-verbal de la Convention nationale, imprimé par son ordre. Paris, de l'Imprimerie nationale, 1793. T. VIII, p. 204.)

[9] Un traitement annuel de 3.000 livres lui était alloué, ainsi que l'indiquent les registres du conseil général de la Commune de Paris. — Séance du 6 juillet 1793.

Sur la proposition d'un de ses membres, le conseil général arrête que Simon et sa femme resteront auprès du petit Capet avec le même traitement qu'avaient Tison et sa femme auprès de Capet père.

[10] Détails transmis par la veuve Crévassin, amie de la femme Simon.

[11] Gabriel-Jérôme Sénar (et non Sénart, comme il est écrit sur le titre même de ses Mémoires, publiés par Alexis Dumesnil, 1824), né à Châtellerault en 1760, exerçait au moment de la révolution la profession d'avocat à Tours, où il ne tarda point à obtenir une certaine popularité. Il parvint en 1793, avec l'appui de quelques conventionnels en mission dans son département, à s'introduire au comité de sûreté générale en qualité de secrétaire rédacteur. Devenu témoin ou instrument des résolutions et des actes les plus atroces, on le logea, ou plutôt on le renferma dans l'enceinte même du comité, d'où il ne sortait qu'accompagné d'un gendarme, afin qu'il ne pût communiquer ses horribles secrets. Après le 10 thermidor, il fut arrêté comme terroriste. Remis en liberté au bout d'un an, il revint à Tours, répudia publiquement sa conduite révolutionnaire, et écrivit ses Révélations puisées dans les cartons du comité de sûreté générale. Se sentant près de sa fin, il fit appeler ses concitoyens pour les rendre témoins de son repentir ; il reçut les secours de la religion, et termina sa triste et courte carrière le 10 mars 1796.

[12] Nous avons sous les yeux les mémoires des médicaments fournis au Temple, pendant les mois de mai, juin et juillet, pour Marie-Antoinette, ses enfants et sa sœur, par le citoyen Robert, apothicaire autorisé par la Commune et par ordonnance du citoyen docteur Thierry.

Et nous voyons que, pendant tout le mois de juillet, il y eut des remèdes livrés chaque jour pour le fils de Marie-Antoinette. (Pièces justificatives, n° VI.)

[13] Séance de la Convention nationale du dimanche 7 juillet 1793. (Moniteur du mardi 9 juillet 1793.)

[14] On sait que les restes de Marat furent exposés dans l'église des Vieux-Cordeliers, et que cet homme fut, après sa mort, l'objet d'une espèce de culte parmi les démagogues. Le monstre fut assimilé au Sauveur du monde ; des litanies furent imprimées où se lisaient ces mots : Cœur de Jésus, priez pour nous ! Cœur de Marat, priez pour nous, etc. Cette pièce était l'œuvre du citoyen Brochet, qui fit don d'un vase précieux pour enfermer le cœur de l’Ami du peuple et travailla en enthousiaste à son apothéose. Brochet était un ancien garde de la connétablie, un des membres les plus fougueux du club des Cordeliers, juré au tribunal révolutionnaire. Attaché à Robespierre, il fut mis en arrestation après le 9 thermidor, puis relâché, et réincarcéré sur la demande de sa section. Le 13 vendémiaire le rendit libre ; il s'établit alors épicier. Compris dans le sénatus-consulte de déportation rendu à la suite du 3 nivôse an IX, il fut conduit à Oléron, puis embarqué en 1804 ; il mourut dans la traversée. Il avait cinquante-deux ans.

[15] Mémoire pour le petit Capet, par ordre du conseil du Temple.

Par Bosquet, tailleur de Paris.

An II de la République française 1793.

liv.

s.

Cinq aunes et demie de nankin pour veste, gilet et pantalon, à 9 livres

49

10

Façon

16

Septembre, 24. — Une aune et demie de drap de Louviers, pour redingote, à 90 liv.

120

Manches en soie, dos et poches

10

Boutons

10

Façon et fournitures

12

Une aune et demie de drap de Louviers, pour petit habit, gilet et pantalon, et doublure des devants d'habit, à 90 liv.

135

Dos, manches d'habit et poches

8

Doublure du gilet

6

Doublure de la culotte

8

Façon

16

Boutons d'habit et gilet

10

Total

415

10

Vu bon, et reçu par les commissaires du conseil les effets désignés audit mémoire.

LELIÈVRE, commissaire de la Commune.

(Archives de l'Empire, carton E, n° 6207.)

[16] L'acte suivant indique la manière dont la femme Simon sortait ordinairement du Temple :

Commune de Paris. — Conseil du Temple.

30 prairial, l'an IIe de la République (18 juin 1794.)

Ce jour s'est présenté le citoyen Lelièvre, économe, lequel a déclaré que le fils du citoyen Gagnié, chef de cuisine, est à Paris depuis environ quinze jours, de retour de l'armée, et qu'il vient journellement chez son père, sans que l'on sache s'il y fait domicile ; mais qu'il entre et sort avec une carte, le citoyen Lelièvre ignorant qui peut la lui procurer ; A déclaré de plus que la mère ou la belle-mère du citoyen Gagnié, logeant au même endroit, au lieu de sortir par la porte ordinaire donnant sur la rue du Temple, sort assez habituellement par la porte des écuries, laquelle devrait être fermée pour tout individu ; qu'il suffit, pour se faire ouvrir cette porte des écuries, de frapper avec une pierre de grès, qui se trouve posée sur une penture de la porte à gauche, au bruit de laquelle le citoyen Piquet, portier, vient ouvrir aussitôt.

Les membres du conseil, pour s'assurer de ce fait, se sont transportés dans ladite cour, à la porte qui conduit aux écuries ; et cherchant à se faire ouvrir en frappant à la susdite porte, deux citoyennes leur ont dit : Il y a une pierre à gauche, frappez avec, et l'on vous ouvrira ; ce qu'ayant fait, ils entendirent le citoyen Piquet venir en disant : C'est de nos gens, lequel ouvrit ladite porte.

Etant entrés dans la cour des écuries, nous avons observé qu'il y a une porte sur la gauche, qui procure une sortie sur l'enclos du Temple, et par laquelle la mère ou belle-mère du citoyen Gagnié, ainsi que la citoyenne Simon, et d'autres personnes résidentes dans les mêmes lieux, se procurent le passage.

Avons demandé au portier pourquoi il laissait sortir par cet endroit ; a répondu qu'anciennement on avait donné des cartes aux citoyens habitant les logements des susdites cours ; mais que depuis longtemps on n'en donnait plus, et qu'il n'avait point eu d'ordre d'empêcher les habitants de sortir par ce passage.

Les membres du conseil, considérant qu'au moyen de cette issue on pouvait éluder la surveillance, et mettre en défaut les mesures employées pour la sûreté du Temple, Arrêtent que de cet objet et autres mentionnés en la présente délibération, il sera fait part au citoyen maire et aux membres du parquet de là Commune, pour être, par qui de droit, avisé aux moyens de prévenir les inconvénients qui pourraient résulter de ces défauts et abus dans les mesures de sûreté.

LECLERC, LEGRY, LORINET.

[17] Les commissaires du Temple écrivent que la citoyenne Tison a la tête aliénée, ainsi qu'il est constaté par les certificats des médecins Thierry et Soupé.,

Le conseil général, d'après les observations du maire, et le procureur de la Commune entendu, arrête :

1° Que la citoyenne Tison sera traitée dans l'enclos du Temple et hors de la tour ;

2° Qu'elle aura une garde particulière ;

3° Le conseil renvoie à l'administration du Temple pour désigner le local.

(Conseil général de la Commune, séance du 29 juin 1793.)

 

Le conseil du Temple fait part des mesures qu'il a prises relativement à la maladie de la citoyenne Tison.

Le conseil général en adopte les dispositions.

(Séance du 1er juillet 1793.)

[18] Municipalité de Paris.

Extrait du registre des délibérations du conseil du Temple.

Et le même jour, nous nous sommes informés sur-le-champ d'une garde pour l'installer provisoirement. L'on nous a enseigné la nommée Jeanne-Charlotte Gourlet, demeurant ordinairement au Temple. Nous l'avons acceptée, lui avons demandé de prêter le serment de discrétion, et de ne communiquer avec personne, ce qu'elle a promis et a fait à l'instant, et nous a déclaré ne savoir signer.

Pour copie conforme,

MERCIER, DUPAUMIER, QUENET, MACÉ, commissaires.

Vu et approuvé par le conseil général de la Commune, ce 1er juillet 1793, l'an II de la République une et indivisible.

DORAT-CUBIÈRES.

(Archives de l'Empire, carton E, n° 6206.)

[19] Récit de Turgy.

[20] On donne lecture d'une lettre des commissaires de service au Temple, accompagnée d'un certificat de chirurgiens et médecins, qui attestent que la citoyenne Tison, dont l'esprit est altéré, a besoin d'être transférée dans une maison particulière destinée pour le traitement de ce genre de maladie. Le conseil général arrête qu'elle sera transférée à l'Hôtel-Dieu et soignée aux frais de la Commune.

(Conseil général de la Commune, séance du 6 juillet 1793.)

[21] Récit de Marie-Thérèse.

[22] Ce billet, conservé par Turgy, a été publié dans ses Fragments historiques sur le Temple.

[23] Ma tante, qui s'aperçut que je pouvais avoir entendu ces paroles, vint me consoler. Je fis ma prière et m'endormis. (Récit de Madame la duchesse d'Angoulême à madame la marquise de Sainte-Maure.)

[24] Conseil général de la Commune, séance du 19 juillet 1793.

[25] Depuis que la Convention était assemblée, le gouvernement se composait de comités, à la tête desquels nous mentionnerons seulement les deux comités dirigeants :

1. Le comité de salut public, dont étaient membres Barère, Couthon, Hérault, Saint-Just, Jean-Bon Saint-André, Prieur (de la Marne), Robert Lindet, Maximilien Robespierre, Carnot, Prieur (de la Côte-d'Or), Collot d'Herbois, Billaud-Varennes ;

2. La comité de sûreté générale, qui se composait de Guffroy, Vadier, Voulland, Panis, Lavicomterie, Moïse Bayle, David, Amar, Barbeau-Dubarran, Jagot, Louis (du Bas-Rhin), Rühl.

Voir à la fin du volume, Documents et Pièces justificatives, n° VI, un tableau de l'intérieur de ces comités.

[26] Au nombre de ces mesures se trouvaient celle qui ordonnait le transport par la poste de la garnison de Mayence dans la Vendée, et mettait à cet effet trois millions à la disposition du ministre de la guerre, et celle qui nommait le général Houchard au commandement des armées du Nord et des Ardennes à la place de Custine.

Houchard, qui servait sous les ordres de Custine, avait dénoncé son général en chef dans le but d'obtenir sa place, et l'avait accusé d'avoir causé la perte de Mayence. Custine porta sa tête sur l'échafaud.

Houchard, malgré d'éclatants succès, fut à son tour dénoncé par Hoche, et condamné à mort le 15 novembre 1793.

L'armée se dévorait comme la Convention.

[27] Récit de la captivité de la famille royale au Temple.

[28] Voici le texte de ce décret :

ART. 1er. A compter du 4 de ce mois, et jusqu'au 1er septembre prochain, seront représentées trois fois la semaine, sur les théâtres de Paris qui seront désignés par la municipalité, les tragédies de Brutus, Guillaume Tell, Caius Gracchus, et autres pièces dramatiques qui retracent les heureux événements de la révolution, et les vertus des défenseurs de la liberté ; l'une de ces représentations sera donnée chaque semaine aux frais de la République.

ART. 2. Tout théâtre sur lequel seraient représentées des pièces tendant à dépraver l'esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté, sera fermé, et les directeurs arrêtés et punis suivant la rigueur des lois.

ART. 3. La municipalité de Paris est chargée de l'exécution du présent décret.

[29] Les gazettes et les affiches du jour annonçaient ainsi le spectacle :

Mercredi 7 août 1793.

THÉATRE DE LA NATION.

Aujourd'hui. Par et pour le peuple : BRUTUS, tragédie de Voltaire, et LE BABILLARD, comédie en un acte, en vers, de Boissy.

On commencera à 5 heures.

[30] Voir l'Almanach historique de 1793, page 188.

[31] Lorsque, trop tard convertis, les Vergniaud, les Condorcet, les Gensonné, cherchaient à rappeler à l'ordre et aux lois une populace surexcitée par l'impunité de ses premiers excès, Hérault répondit froidement : La force du peuple et la raison, c'est la même chose. Il appuya avec chaleur la catastrophe du 31 mai. Adjoint au comité de salut public, il rédigea ce code de nivellement et d'anarchie qu'on appela la Constitution de 1793. En mission dans le Haut-Rhin, il y organisa la terreur. Dénoncé, peu de temps après, comme ex-noble et aristocrate, il fut dénoncé par Couthon, Robespierre ne pensant pas que le moment de le perdre fût encore arrivé. Hérault se justifia à la tribune de la Convention, et offrit sa démission de membre du comité de salut public, qui ne fut pas acceptée. Robespierre pendant deux mois se joua de lui ; mais le 19 mars 1794, il le fit jeter dans la maison d'arrêt du Luxembourg, sous un misérable prétexte, et l'enveloppa ensuite comme par hasard dans la conjuration de Danton, de Camille Desmoulins, etc., avec lesquels il fut condamné à mort. Il mourut avec un grand courage. Descendu de la charrette, il s'approcha de Danton pour lui donner un dernier adieu : Montez donc, lui dit le farouche tribun, nos têtes auront le temps de se baiser dans le panier.

[32] Détails transmis par mademoiselle Ménager, qui les tenait de la femme Simon.

[33] La Reine ne buvait jamais que de l'eau, et son estomac ne pouvait supporter que l'eau de Ville-d'Avray. Pendant sa captivité au Temple, on n'avait pas cessé de lui porter chaque jour une provision d'eau venant de cette source.

[34] Municipalité de Paris. — Conseil du Temple

Du dimanche 4 août 1793, l'au II de la République une et indivisible.

CITOYENS COLLÈGUES,

Le conseil, faisant droit à votre demande de ce jour, vous envoie la redingote et la jupe demandées, un jupon de dessous également en basin, plus deux paires de bas de filoselle, une paire de chaussettes, et le bas à tricoter renfermé dans une corbeille, le tout inclus dans une serviette marquée M, coton rouge.

Il vous plaira donner un reçu desdits effets à l'ordonnance qui vous les remettra.

Vos collègues, les commissaires composant le conseil du Temple.

JONQUOY, FORESTIER, SÉGUY, DAUBANCOURT, FARO.

 

Département de police. — Commune de Paris.

Le 5 août 1793, l'an II de la République française une et indivisible.

Nous, administrateurs au département de la police, après en avoir conféré avec le citoyen Fouquier-Tinville, accusateur public du tribunal révolutionnaire, invitons nos collègues les membres du conseil général de la Commune, formant le conseil du Temple, à faire porter chaque jour deux bouteilles d'eau de Ville-d'Avray à la veuve Capet, détenue à la maison de justice de la Conciergerie, et sur la provision qui vient tous les jours de cette eau au Temple.

Nous les invitons également à envoyer à la veuve Capet trois fichus de linon pris dans la garde-robe qu'elle a au Temple, ainsi que fout ce qu'elle fera demander par la citoyenne Richard, concierge de la Conciergerie, et à faire cacheter chaque bouteille d'eau du cachet du conseil du Temple.

BAUDRAIS. — MARINO.

 (Archives de l'Empire, carton E, n° 6206.)

[35] Privée de ses aiguilles, la Reine tira les fils d'une vieille tenture, et à l'aide de deux bouts de plume, elle tricota une espèce de jarretière, que le sieur Bault, concierge de sa prison, recueillit avec soin, et qu'il confia à M. Hue pour en faire hommage à Madame Royale, qui le reçut avec un respect religieux.

(Dernières années du règne de Louis XVI.)

[36] L'on a dénoncé Le Bœuf pour ce qu’il s'est plaint, étant au Temple, de l'éducation trop républicaine que l'on donnait au petit Capet, et sur ce qu'il aurait voulu que le fils du tyran fût élevé à la manière de Télémaque, qui était fils d'un roi sans-culotte. (Conseil général de la Commune de Paris, séance du mercredi 28 août 1793.)

[37] Le conseil passe à l’ordre du jour sur une lettre du citoyen Le Bœuf, relative à la dénonciation faite hier contre lui. (Conseil général de la Commune de Paris, séance du jeudi 29 août 1793.)

[38] Il était maître de pension.

[39] Séance du conseil général de la Commune du jeudi 5 septembre 1793.

Cette séance d'épuration donna lieu à une étrange scène qui peint l'époque. Jacques-Claude Bernard, qui avait conduit Louis XVI à l'échafaud, s'accusa du crime d'avoir été prêtre. Cela donna lieu à l'incident suivant :

Bernard prend la parole, et observe qu'il existe dans le sein du conseil un citoyen bon patriote, mais ayant la tache originelle de prêtre. Le procureur de la Commune interrompt Bernard, qui voulait parler de lui-même. Il observe que ce prêtre n'en a jamais eu les vices, qu'il a rempli les devoirs sacrés de la nature et ceux de la société, en s'unissant à une épouse et donnant des citoyens à la patrie. Il pense qu'il ne peut être regardé comme prêtre et compris dans la proscription qui enveloppe cette classe de citoyens. On demande la mention civique de la démarche de Bernard. Celui-ci, par modestie, s'oppose à cette mention. Mais Bernard étant seul de son avis, la mention civique est arrêtée.

(Conseil général de la Commune de Paris, séance du jeudi 5 septembre 1793.)

[40] On la traitait déjà en condamnée, avant même qu'elle fût jugée ; voici le procès-verbal de la visite que lui firent les administrateurs de police pour s'emparer, au nom de la nation, de ces objets dont on ne se sépare ordinairement qu'avec la vie.

Département de police. — Commune de Paris.

Du 10 septembre 1793, l'an IIe de la République one et indivisible.

Nous, administrateurs au département de police, en vertu de l'injonction du comité de sûreté générale de la Convention nationale, datée d'hier, nous sommes transportés à la maison de justice de la Conciergerie, où étant parvenus à la chambre occupée par la veuve Capet, l'avons sommée au nom de la loi de nous remettre ses bagues et joyaux, ce qu'elle a fait à l'instant, consistant en un anneau d'or qui s'ouvre, dans lequel elle a déclaré qu'il y avait des cheveux, et sur lequel il y a différents chiffres ; une autre a pierre et à talisman ; une autre à pivot, émaillée, ayant une étoile d'un côté et un T et un L de l'autre, laquelle elle a déclaré renfermer aussi des cheveux ; une autre en forme de petit collier, et destinée pour le petit doigt ; une montre d'or à répétition et à quantième, inventée par Bréguet, à Paris, n° 46, quai de l'Horloge, marquée R. A., ensuite A. M., avec une autre aiguille, dont nous n'avons connu l'usage, laquelle est garnie d'une chaîne en acier et à une branche, avec un cachet en or s'ouvrant, dont une partie représente un A et un M ; un autre cachet en acier, portant pour empreinte deux flambeaux. et pour légende l'amour et la fidélité, et différents chiffres sur les côtés, simulant un almanach ; un médaillon en or appendu à une petite chaîne, aussi d'or, servant de collier, ledit médaillon renfermant des cheveux entrelacés ; un bouton à jour, qui nous a paru être d argent.

Lecture à elle faite du présent, a dit icelui contenir vérité, qu'elle y persiste, et a signé avec nous et les deux citoyens gendarmes de service auprès d'elle, et la citoyenne Hal et, aussi de service ; le citoyen Leblanc, chef du bureau central ; la Bussière, secrétaire du département de police, et la citoyenne Richard, épouse du citoyen Richard, concierge de ladite maison de la Conciergerie ; et après ladite lecture, nous nous sommes aperçus qu'il était dit dans le présent que la montre était à quantième, qu'au contraire elle est à secondes.

Signé à la minute :

MARIE-ANTOINETTE, DES FRENNES, GILBERT, HEUSSÉE, administrateurs, LEBLANC, LA BUSSIÈRE, RICHARD et HAREL.

 

Et à l'instant, nous, administrateurs et dénommés d'autre part, nous sommes transportés au domicile du citoyen Richard, concierge, en étant parvenus, nous avons intimé l'ordre aux citoyens Des Frennes et Gilbert, gendarmes, et à la citoyenne Harel de se retirer à l’instant, avec tous les effets qui pourraient leur appartenir, de la chambre occupée par la veuve Capet, où ils ont été de garde jusqu'à présent, à quoi ils ont obéi à l'instant et leur avons aussi enjoint de rester dans ladite maison de justice jusqu'après ; notre rapport fait à nos collègues ; nous avons aussi enjoint au citoyen Richard, concierge, de prendre toutes les mesures et précautions envers ladite veuve Capet qu'il est d'usage et d'obligation de prendre envers ceux qui sont détenus au secret ; avons pareillement enjoint au commandant du poste de la gendarmerie, appelé à cet effet, de faire poser à l'instant un factionnaire à la porte de ladite chambre de la veuve Capet, et en dehors, lequel aura pour consigne de ne laisser parler, ni communiquer, ni approcher personne de ladite porte, que le citoyen concierge et son épouse, et un autre factionnaire dans la cour, près les fenêtres de ladite chambre occupée par la veuve Capet, lequel aura pour consigne de ne laisser approcher personne à la distance de dix pas, et ne laisser parler ni communiquer qui que ce soit, sous tel prétexte que ce puisse être, laquelle consigne a été donnée à l'instant, et les factionnaires posés suivant le rapport dudit citoyen commandant du poste, et du brigadier de service à la grande réserve, laquelle consigne ledit citoyen commandant s'oblige de faire exécuter de relevée en relevée, et transmettre à celui par qui il sera remplacé.

Lecture à eux faite du présent, ont dit icelui contenir vérité, qu'ils satisferaient au contenu, et ont signé avec nous.

Signé à la minute :

DE BUSNE, LECOMTE, LEBLANC, HAREL, GILBERT, DES FRENNES, RICHARD, LA BUSSIÈRE et HEUSSÉE, administrateurs.

Pour copie conforme à l'original,

N. FROIDURE.

[41] Citoyens collègues, Marie-Antoinette me charge de lui faire passer quatre chemises et une paire de souliers non numérotés, dont elle a un pressant besoin.

J'espère que vous voudrez bien les faire remettre au porteur de la présente.

Je suis avec fraternité,

MICHONIS.

De la Conciergerie, ce 19 août.

(Archives de l'Empire, carton E, n° 6206.)

 

Commune de Paris.

Citoyens, nos collègues, sur la demande qui nous a été faite par la veuve Capet de différents objets relatifs à des besoins de vêtements, l'administration de police vous invite à faire des recherches dans tout ce qui reste d habillement au Temple à l'usage de la veuve Capet, afin de savoir si les articles qui lui sont nécessaires et qu'elle demande sont dans la garde-robe qui est au Temple, et, dans le cas où ils y seraient, de nous les envoyer de suite, attendu qu'il en résultera une économie.

Nous vous envoyons ci-joint la note des objets.

Les administrateurs de police,

MENNESSIER, CAILLEUX.

Le 26 septembre 1793, l'an II de la République une et indivisible.

(Archives de l'Empire, carton E. n° 6206.)

[42] Barelle (Jean-Guillaume), maçon, rue du Faubourg-Saint-Denis, n° 17, Au Pied de biche, section du faubourg du Nord.

[43] Municipalité de Paris.

Nous recommandons aux citoyens commandants de la force armée de laisser sortir la fille du citoyen Tison, avec un paquet dans une serviette, contenant des vieux souliers et un vieux paquet de gaze, lesquels nous avons vérifiés au Temple, ce 26 août 1793.

N. GUÉRIN, ARNAUD, LUBIN, PAQUOTE, commissaires.

[44] Binet (Louis-Étienne), commis à l'hôtel national des Invalides, y demeurant.

[45] Voici le compte rendu de ce qui s'était passé dans la journée au conseil, général de la Commune.

Le substitut du procureur de la Commune demande, comme mesure de sûreté et conforme à l'égalité, que demain toute la cuisine du Temple soit supprimée et tous les domestiques et valets renvoyés, et que les prisonniers qui y sont renfermés ne soient pas traités différemment que tous les détenus dans les autres maisons d'arrêt, et que, dès ce soir, il sera nommé une commission pour leur faire exécuter cet arrêté au Temple. Son réquisitoire est adopté à l'unanimité.

Les membres nommés pour cette commission sont : Grenard, Lelièvre, Camus et Jonquoy.

Les mêmes mesures sont prises relativement à la veuve Capet ; le conseil, arrête que la nourriture de ladite Capet sera réduite au simple nécessaire ; que, par respect pour l'égalité, elle sera traitée comme tous les autres prisonniers indistinctement, et qu'elle n'aura d'autres domestiques que ceux qui servent les prions, et que cet arrêté sera aussi signifié au concierge de la Conciergerie.

(Archives de l'hôtel de ville.)

[46] Un des commissaires nommés par le conseil général pour faire perquisition chez les prisonniers du Temple, et en retirer tous les objets de luxe, rend compte de sa mission.

Il dit que les commissaires ont retiré et fait mettre sous les scellés les porcelaines qu’ils ont trouvées.

Il a ajouté qu'ils ont trouvé, dans une commode appartenant à Élisabeth deux rouleaux chacun de quarante pièces d'or de la valeur de vingt-quatre livres : que ladite Élisabeth a déclaré lui avoir été donnés en dépôt par la veuve Lamballe, à l'époque du 10 août 1792, et que ces mêmes pièces avaient été confiées à la veuve Lamballe par une autre personne.

Le conseil arrête le dépôt au trésor national des pièces d'or ci-dessus mentionnées, ainsi que des mille écus trouvés lors de la mort de Capet, ainsi que des différentes décorations qu'il portait de son vivant ; et a nommé pour commissaires à cet effet Les commissaires déjà nommés.

Sur le réquisitoire du procureur de la Commune, le conseil général arrête que le lit, les habits, et tout, ce qui servait au logement et au vêtement de Capet, sera, dimanche prochain, brûlé en place de Grève ; les commissaires nommés à cet effet sont Grenard, Lelièvre, etc.

LUBIN, vice-président.

DONAT-CUBIÈRES.

(Séance du mardi 24 septembre 1793.)

[47] Conseil général de la Commune de Paris.

(Séance du lundi 30 septembre 1793.)

Le secrétaire greffier rend compte du brûlement de la garde-robe de Capet, qui a eu lieu hier dimanche, 29 du présent mois.

Le dimanche 29 septembre 1793, l'an II de la République française, le citoyen Camus, commissaire nommé à cet effet par le conseil général, ayant fait transporter au dépôt du secrétariat de la maison commune la garde-robe -de feu Capet, j'ai trouvé qu'elle était enveloppée dans une toile cousue t cachetée en six endroits ; après avoir reconnu les cachets sains et entiers, j'ai fait l'ouverture du paquet, et j'ai trouvé les effets suivants, savoir :

Un chapeau, une botte d'écaille cassée, un petit paquet de lisières et de rubans blancs, six habits, tant de drap que de soie et de petit velours, une redingote-de drap, huit vestes, tant de drap, petit velours, soie, que dç lin, dix culottes idem, deux robes de chambre blanches, une camisole de satin oUlltée, cinq pantalons, dix-neuf vestes blanches.

Lesquels effets j'ai fait transporter sur la place de Grève par les garçons de bureau, après les avoir fait préalablement vérifier par les citoyens Pierre-Jacques Legrand et Étienne-Antoine Souard, commissaires, qui se sont transportés avec moi en ladite place, où j'ai trouvé un bûcher préparé, sur lequel tous les effets ont été rangés, et les commissaires y ayant mis le feu, ils ont été réduits en cendres, au désir de l'arrêté du conseil général.

Signé à la minute :

LEGRAND, SOUARD, membres de la Commune.

COULOMBEAU, secrétaire greffier.

[48] Visé par l'inspecteur ; signé JOSÈPHE BECKER ; collationné à l'original par nous président et secrétaires de la Convention nationale.

Paris, le 4 octobre 1793, an II de la République une et indivisible.

Signé : L. J. CHARLIER, président.

PONS (de Verdun), P. JAGOT, secrétaires.

(Archives de l'Empire, Armoire de fer.)

[49] Ce billet, dont le double fut envoyé à la Convention le 5 octobre, est conservé aux Archives nationales (Armoire de fer) ; il est écrit de la main de Fouquier.

[50] Trois jours plus tard, les membres du Comité de salut public étaient encore à la recherche des pièces qui pouvaient établir la culpabilité de la Reine.

Paris, le 7e jour de la 2e décade du 1er mois, l'an IIe de la République française (17 vendémiaire an II, 8 octobre 1793.)

Les membres du comité de salut public au citoyen Rabaud-Pommier, leur collègue.

Nous vous invitons, citoyen notre collègue, à nous communiquer tous les renseignements relatifs à la veuve Capet que vous pourrez recueillir comme ayant été secrétaire de la commission des vingt-un, chargée de dresser l'acte d’accusation de Capet, ou à nous indiquer quel est le lieu du dépôt des pièces et papiers qui ont servi de base au travail de cette commission.

Salut et fraternité.

[51] Le conseil général nomme Laurent et Friry, qui s'adjoindront au citoyen maire, au procureur de la Commune, et aux commissaires déjà nommés pour aller au Temple. (Séance du 4 octobre 1793.)

[52] Déjà depuis un mois la Commune avait pris un arrêté qui expulsait du Temple Turgy, Chrétien, Marchand, et en général toutes les personnes suspectées d'incivisme.

Lecture faite d'un arrêté du conseil du Temple, qui demande le remplacement de plusieurs individus occupés maintenant dans cette maison, et qui ont appartenu autrefois au ci-devant comte d'Artois ;

Le conseil général en confirme les dispositions ; arrête en conséquence que les citoyens Piquet et sa famille, portiers, Rockentroh et sa famille, lingers. Baron, portier, Gourlet et sa femme, guichetiers, Quenel, commissionnaire, Chrétien, Marchand et Turgy, garçons servant la citoyenne Leclerc, femme d'un gendarme, ci-devant piqueur du comte d'Artois, la femme et les enfants de Salmon, ci-devant son valet de pied, et la famille Ango au nombre de quatre personnes, ci-devant garçon d’argenterie, seront expulsés.

Le conseil général, sur la proposition du conseil du Temple, arrête que le mur de clôture sera continué jusqu’au ci-devant palais, au-dessus des remises.

Le conseil général nomme Beauvalet, Cresson, Courtois et Remy, à l'effet de s'occuper du remplacement des guichetiers du Temple.

Le conseil général arrête que la citoyenne Tison sera, payée en proportion de son traitement, jusqu'à sa destitution, qui datera d'aujourd'hui.

Le conseil du Temple invite à nommer pour dimanche et lundi six commissaires au lieu de quatre, pour accompagner les fumistes qui doivent-raccommoder les poêles dans les chambres des détenues.

Le conseil général arrête cette proposition.

(Conseil général de la Commune de Paris, séance du 14 septembre 1793.)

[53] Præsagio malorum jam vita exempta, nondum tamen morte adquiescebat. (TACITE, Annales, lib. XIII.)

[54] On sait aussi que Robespierre, ayant appris les détails de cette séance, accusa Hébert d'avoir fait une accusation aussi calomnieuse dans le but de provoquer le peuple à un soulèvement en faveur de cette Princesse, en appelant l'intérêt sur elle. (DICTÉES DE NAPOLÉON Ier.)

[55] VILATE, Causes secrètes de la révolution du 9 thermidor. — Collection Berville et Barrière, page 179.

[56] Bailly fut exécuté au Champ de Mars, le 10 novembre 1793. Comme ses membres glacés par la pluie et le froid étaient agités d'un tremblement involontaire, un des témoins de son supplice lui dit : Tu trembles, Bailly !Oui, répondit le vieillard avec calme, mais c'est de froid.

[57] D'après un témoignage isolé, la Reine ne rentra point dans la chambre qu'elle avait occupée jusqu'alors à la Conciergerie. Elle fut déposée dans un cabinet pratiqué à l'un des angles de l'avant-greffe, destiné ordinairement à ceux des condamnés qui ne pouvaient être livrés à la mort que le lendemain de leur jugement. Ce fut là que la Reine passa sa dernière nuit.

(MOELLE, Six journées passées au Temple, p. 67. — Paris, Dentu, 1820.)

[58] Cette déclaration était dans les mains du baron Hyde de Neuville, qui s'est exprimé ainsi dans une lettre écrite à l'occasion des Girondins, de M. de Lamartine, et qu'on trouve dans les Études critiques sur les Girondins, par M. A. Nettement : J'ai sur la communion de la Reine dans son cachot plus que des renseignements oraux. De précieux documents m'ont été confiés : j'ai des lettres de madame Bault, femme du concierge de la prison. Dans une lettre, elle dit que l'abbé Magnin eut le courage de pénétrer à travers mille dangers, dans la prison de cette illustre princesse pour lui porter les consolations de la religion, Voici comment s'exprime ; dans une déclaration que j'ai également, un homme honorable, ami de M. Bault : Un soir que j’étais chez le sieur Bault, sur la fin de septembre ou dans les premiers jours d'octobre, je vis entrer quelqu'un ayant un air remarquable, et qui attira toute mon attention. La demoiselle Bault, qui donnait des soins à l'infortunée Reine, me dit que c'était M. Charles, confesseur et consolateur de la Reine. J'ai d'autres déclarations, d'autres certificats, qui constatent le même fait.

[59] Histoire du dernier règne de la monarchie française, t. II, page 342.

[60] M. Girard, curé de Saint-Landry.

[61] Le vicomte Charles Desfossez.

[62] Grammont était du théâtre de la Montansier. Il fut guillotiné avec son fils, avec le général Dillon, avec Chaumette, avec Lebrasse, dont nous avons parlé tome I, livre X, et son acte de décès porte : Nourry Grammont, ci-devant artiste du théâtre Montansier, ensuite adjudant général de l'armée révolutionnaire, âgé de quarante-deux ans, natif de la Rochelle (Charente-Inférieure), domicilié à Paris, passage des Petits-Pères, section de Guillaume Tell.

[63] On appelle ainsi, en Picardie, cette espèce d’échelons ou de treillages qui ferment les parois latérales de la charrette.

[64] Mémoires secrets, etc., sur les malheurs et la mort de la Reine de France, par M. Lafont d'Aussonne, 1825.

[65] Mémoires secrets, etc., sur les malheurs et la mort de la Reine de France, par M. Lafont d'Aussonne, 1825.

[66] Voir aux Documents, n° VIII, l'inventaire qui fut fait deux ans plus tard, après la levée des scellés posés sur la commode de bois de rose à dessus de marbre blanc, qui contenait tout ce qui avait appartenu à la Reine.

[67] Mémoires d'un ministre du trésor public (le comte Mollien). — Paris 1845, tome III, page 123.