HISTOIRE DE LA GUERRE DE LA VENDÉE

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE DOUZIÈME.

 

 

Mission de Carrier à Nantes. — Etat de la Vendée, après l'incursion d'Outre-Loire. — Prise de Noirmoutier par Charette. — Opération du général Haxo contre ce chef il est chassé de Bouin. — Il se perte dans le Haut-Poitou. — Aventures de La Rochejacquelein. — Son entrevue avec Charette. — Reprise de Noirmoutier par les républicains. — Supplice de d'Elbée.

 

APRÈS le combat de Savenay, l'armée de la république fit son entrée à Nantes. Le peuple et les magistrats allèrent à sa rencontre avec des couronnes de laurier. Nattes fut illuminé ; on y donna des fêtes aux vainqueurs. La société populaire adressa des félicitations publiques aux généraux Marceau, 'Kléber Beaupuy, Tilly, et leur décerna à chacun la couronne de la victoire, au milieu du plus vif enthousiasme. Jaloux des marques de déférence accordées aux généraux les commissaires de la convention s'efforcèrent de répandre des nuages sur leur conduite, en rapportant leurs succès exclusivement aux soldats. Westermann avait joui le premier de la faveur des Nantais. Le peuple, à son passage, l'avait couvert de lauriers, tandis que rappelé à Paris, où sa perte était jurée, il pressentait qu'il passerait du triomphe à l'échafaud.

Toutefois les témoignages éclatants prodigués aux vainqueurs du Mans et de Savenay, furent sanctionnés par la convention. Elle déclara que l'armée de l'Ouest avait bien mérité de la patrie. Mais le souvenir de la victoire de Chollet, qui n'avait pu enchainer les royalistes, modéra ses transports. Rien, en effet, ne garantissait la fin de la guerre. Du reste, if est douteux que la postérité ratite le décret conventionnel, l'armée républicaine ayant abusé de la victoire. Sans doute on pourrait l'imputer aux malheurs des temps et à la férocité de quelques hommes, dont le courage consistait à massacrer des ennemis désarmés et supplies. D'un autre côté, qui oserait s'élever contre la mémoire des Marceau, des Kléber, que l'envie et l'esprit de parti ont toujours respectés ? Ils gémirent sans doute des excès révoltons dont ils furent témoins, et goûtèrent à peine les fruits de la victoire alors la puissance militaire ne s'étendait point au-delà des camps.

Quoique victorieuse, l'armée de l'Ouest n'avait jamais été aussi près de sa désorganisation. Considérablement diminuée, exténuée de fatigue par des marches forcées et continuelles, un intervalle de repos lui était nécessaire : quelques-uns de ses bataillons avaient plus d'officiers que de soldats. La cavalerie éprouvait le besoin d'une remonte générale ; et cent cinquante-cinq bataillons ou régiments formaient à peine quarante mille hommes. A la vérité, ces forces allaient être augmentées d'une division que le comité de salut pu-, Mie, au moment des dangers de la Bretagne, avait tirée de l'armée du Nord. « La victoire, répéta, Barère, se range toujours du côté des gros bataillons ». Ces dix mille hommes, commandés pair le général Duquesnoy, furent nommés colonne infernale soit qu'ils eussent déjà mérité cette épithète dans le Nord, soit qu'arrivés trop tard pour gagner des batailles, il ne leur restât plus qu'à incendier et massacrer. Ils étaient également harassés par des marches et contre-matches inutiles. Ainsi, sur cinquante mille soldats que comptait l'armée de l'Ouest, douze mille remplissaient les hôpitaux ; le reste se trouvait sans chaussures, et la plupart mal armés.

Il fallait défendre ou plut& contenir tout le pays compris depuis Angoulême jusqu'à Alençon, et depuis la Rochelle et Nantes jusqu'à Orléans inclusivement ; il fallait établir des postes d'observation depuis l'embouchure de la Vilaine jusqu'à celle de la Charente ; il fallait enfin garder les côtes et placer de fortes garnisons dans les iles d'Oléron et de Ré. A l'exception de quelques ouvrages, élevés à la hâte, ce commandement n'offrait, dans son immense étendue, aucun poste ; aucune ville régulièrement fortifiés. Le désordre de l'armée, son défaut d'ensemble venaient moins de l'impéritie des chefs que de leur fréquente mutation. En trois mois, le commandement avait passé dans les mains de six généraux différents. Marceau, malgré ses talents précoces, n'avait pu s'occuper à la fois d'étouffer la guerre sur la rive gauche, et de poursuivre les Vendéens en Bretagne ; l'instant d'ailleurs n'était pas favorable pour ramener la discipline. Il remit le commandement au général en chef Turreau. Peut-être aurait-il fallu laisser au-vainqueur du Mans et de Savenay le soin de réduire Charette, au lieu d'appeler un général peu connu dans l'armée. Rentré dans la foule des généraux ignorés, Marceau devait reparaître un jour environné d'un plus grand éclat. Comment ne pas se rappeler ici les circonstances de sa mort si prématurée ? Un plomb mortel le frappe, la consternation gagne les deux armées ; amis et ennemis pleurent Marceau. A sa pompe funéraire, le canon des Autrichiens répond à l'artillerie funèbre du camp français. En cinq mois, ce jeune guerrier avait passé du grade de simple officier au commandement en chef. Il dut son élévation à la guerre civile, qui développa ses talents sans ternir son caractère.

Le premier loin de son successeur fut de me concerter avec le général en chef des côtes de Bretagne, afin de contenir les insurgés de cette province, recrutés des débris de l'armée battue au Mans et à Savenay. A la suite d'une entrevue entre les deux généraux, il fut décidé que l'armée de l'Ouest défendrait la rive droite de la Loire, et empêcherait les insurgés bretons de communiquer avec les Vendéens. On était alors dans la saison du repos : l'armée en éprouvait impérieusement le besoin ; mais il fallait agir contre Charette, qui se rendait chaque jour plus redoutable. La célébrité de ce chef date surtout de celte époque. D'Elbée mourant s'était jeté dans ses bras. La Rochejacquelein n'avait plus d'armée, et le nom de Charette effaçait déjà celui des autres chefs du Bas-Poitou. Forcé de le perdre de vue pour suivre l'expédition d'Outre-Loire, je reviendrai sur les événemens 'qui le concernent, quand j'aurai retracé la mission de Carrier et les malheurs de Nantes.

Ce conventionnel n'y apporta point la terreur, elle y régnait déjà ; mais il la rendit si effroyable, qu'elle devait laisser à jamais des traces profondes dans la mémoire des hommes. Nantes avait moins à craindre des-Vendéens que des révolutionnaires qui dominaient le peuple et l'exaspéraient contre les riches, et les commerçants. Les troupes qui défendaient la ville étaient enflammées par les mêmes passions. Les proconsuls conventionnels, entrainés par des impressions défavorables, accusaient les Nantais de tiédeur et d'incivisme, sans leur tenir compte de tout ce qu’ils avaient fait en faveur de la révolution.

Presque livré à ses propres forces, isolé, en quelque sorte, du reste de la république, Nantes, pressé entre les révolutionnaires et les Vendéens, soutenait une guerre terrible sur les deux rives de la Loire. « Votre ville est riche, avait dit Biron à des députés de Nantes ; il faudra bien qu'elle fasse des sacrifices ». Les Nantais consternés enfouirent leurs richesses. La terreur avait commencé avec l'insurrection vendéenne. Biron, révolutionnaire effréné, parut impunément à la tribune populaire, une oreille de royaliste à son chapeau, en guise de cocarde. Des forcenés avaient menacé d'égorger les juges sur leurs sièges, s'ils n'envoyaient de suite à la mort Laberillais, que le jury venait d'absoudre, et qu'ils firent condamner par un nouveau jugement. Ces mêmes hommes enlevèrent au pied de l'échafaud le cadavre d'un supplicié, le trainèrent jusque sur la place du département, et haranguèrent avec insolence les corps administratifs. Ainsi les lois étaient sans force, et avec les mots de modérantisme et de fédéralisme, tirés du vocabulaire de la révolution, des scélérats trainaient à la mort les plus honnêtes citoyens. Bientôt des hommes avides de places, ivres d'orgueil, ennemis de toute vertu sociale, provoquèrent la destitution des administrateurs dont les principes n'étaient point assez exagérés. La classe simple et crédule secondait les démagogues. Alors tout tendit au despotisme populaire, et l’on égara la multitude par cette maxime outrée « Si la république a besoin de notre tête coupable ou non, il faut qu'elle tombe ». Le jeune Couffin, secrétaire de Philippeaux, et les nommés Houguet, Chaux, Furet, Goudet et Renard, étaient les apôtres de cette liberté sanglante et terrible. Le peuple, armé par eux contre lui-même, allait s'enchaîner de ses propres mains. Tout-à-coup l’armée catholique passe la Loire, et le comité de salut public craignant pour la Bretagne, écrit à Carrier. « Nous te conjurons d'aller à Nantes ; nous t'envoyons un arrêté qui te presse de purger cette ville ». Carrier, ce redoutable proconsul, vient à Nantes, rempli de défiance contre les habitants, comme s'il eût été au centre de la Vendée. Il n'y voit que des abus ; il ne rêve que conspirations, assassinats. Profondément pénétré de ce principe, que la république ne sera calme et le peuple heureux, que par l'extermination de tous les ennemis de la république, il provoque, il ordonne l'incarcération des riches, et donne l'élan le plus atroce au comité révolutionnaire, composé des plus fougueux démocrates. De semblables comités couvraient et désolaient la France entière. Au nom de Couffin, qui en était le coryphée à Nantes, tout tremblait comme au nom de Carrier. Esclave de ce proconsul, le comité révolutionnaire donna bientôt dans les excès les plus condamnables. Carrier, qui voulait anéantir tout ce qui s'opposait à sa marche, y fut encouragé, au nom du comité de salut public, par Hérault de Séchelles. « Un représentant du peuple en mission, lui écrivit Hérault, doit frapper de grands coups, mais laisser peser sur les agents tout le poids de la responsabilité, sans jamais se compromettre par écrit ». Fidèle à ce principe, Carrier ne frappe point encore ; mais il vomit les imprécations les plus véhémentes contre les marchands et contre les riches, dont il demande la proscription. Toutes les familles opulentes sont dans le deuil, et le peuple, privé de travail, réduit à une demi-livre de pain par jour, fait entendre des cris séditieux. Alors Carrier ordonne d'enfoncer les magasins, et menace de déclarer la ville en état de rébellion. Il confirme la formation de la compagnie révolutionnaire de Marat nouveau sujet d'alarmes pour les Nantais. Cette compagnie recélait des scélérats couverts de crimes, qui, chargés des visites domiciliaires, de l'apposition des scellés et de l'arrestation des suspects, pillaient et opprimaient leurs concitoyens. Voici quel était en substance le serment qu'on faisait prêter à chacun de ses membres : « Je jure de dénoncer et de poursuivre les ennemis du peuple ; je jure mort aux royalistes et aux modérés ; je jure de ne jamais composer avec la parenté, ni avec aucune affection ». Ces soixante brigands, soutenus par Carrier, s'abandonnèrent à tous les désordres, à toutes les déprédations, à tous les forfaits, de concert avec le comité révolutionnaire. On traina dans Paris, devant un tribunal inexorable, cent trente-deux Nantais, assimilés à des royalistes, et voués au supplice, quoique la plupart fussent des républicains. Mais Carrier et ses suppôts voulaient frapper les Nantais de la plus sombre terreur.

Après la défaite des Vendéens, la disette, le désespoir et l'entassement des prisonniers firent craindre un soulèvement dans la ville. Carrier ordonna l'emprisonnement de tous les ennemis de la république. Les trois corps administratifs s'assemblèrent pour scruter les personnes suspectes la passion, l'arbitraire, le patriotisme le plus exagéré, présidèrent aux débats, L'arrestation d'un grand Hombre de citoyens fut définitivement prononcée. Au même instant se T'épinait le bruit d'une conspiration dans les prisons. Six détenus avaient fabriqué de fausses clefs ; d'autres devaient seconder les conjurés, enfoncer les portes, massacrer les autorités républicaines. Un seul témoignage appuyait la dénonciation, et cependant on battit la générale, la garde nationale se mit sous les armes, les prévenus furent jugés et mis à mort. Carrier crut ou feignit de croire avoir échappé à un grand danger : il convoqua de nouveau les autorités, afin de prononcer sur le sort des prisonniers, que leur grand nombre, disait-il, rendait redoutables. A la suite d'un conseil tenu secrètement, Carrier s'arrogeant le droit de vie et de mort, appela les magistrats à son tribunal, et mit en délibération « si l'on ferait juger ou périr en masse des milliers de détenus ». Cette proposition fit frémir ; elle fut écartée, reproduite, combattue, et donna lieu à plusieurs séances orageuses. Carrier insista, en accablant d'invectives ceux qui n'étaient pas de son avis. On nomma des commissaires qui, pour première mesure, arrêtèrent qu'on dresserait des listes de proscription. Carrier signa l'ordre de faire périr en masse les victimes désignées. Le commandant temporaire Boisvin eut le courage de refuser, pour une aussi horrible exécution, le concours de la force publique ; l'ordre fut retiré le lendemain.

Cependant Carrier, rendant compte à la convention nationale du prétendu complot des prisons, avait dit, en parlant des détenus condamnés : « Une grande mesure va me délivrer du reste ». Irrité de n'avoir pu les faire fusilier indistinctement, il imagine, dans sa froide perversité, de renouveler en grand l'atroce expédient de Néron ; il fait construire des bateaux à soupape, qui, une fois au milieu du fleuve, devaient se désunir et y engloutir les malheureux qu'on y entasseraient, Puis il écarte la garde nationale et les troupe soldées ; il place des agents féroces, avides de carnage et de butin, sur les navires destinés au noyades, qu'il entoure de navires plus solidement construits, remplis aussi de satellites chargés d'achever, à coups d'avirons et de crocs, les submergés qui lutteraient contre les vagues. Ce n’est d'abord qu'à l'ombre de la nuit que ces effroyables naufrages s'exécutent, au mois de décembre et dans un courant où la Loire était plus impétueuse. Mais bientôt, quand la terreur eut tout comprimé, le soleil éclaira le crime. En une seule fois, cinquante prêtres arrêtés à Nevers périrent ainsi. Carrier déguisa, sous le nom d'accident fortuit, l'horreur d'une telle exécution, Mais s'enhardissant, il rendit compte à la convention d'une seconde noyade, en termes plus clairs. « Cinquante-huit individus désignés sous le nom de prêtres réfractaires, lui mande-t-il froidement, sont arrivés d'Angers à Nantes ; aussitôt ils ont été enfermés dans un bateau sur la Loire. La nuit dernière ils y ont tous été engloutis. Quel torrent révolutionnaire que la Loire ! » Ces derniers mots répandirent une horrible lumière ; mais nul dans ta convention ne laissa échapper le moindre mouvement d'indignation, ni même d'effroi ; au contraire, cette assemblée mentionna honorablement, dans son bulletin, la lettre de Carrier, appelant ainsi sur elle-même les malédictions de l'histoire.

Alors, pour obéir plus servilement au sénat qui avait proclamé la terreur, Carrier, secondé par deux scélérats qu'il venait d'élever au grade d'adjudants-généraux, signala chaque instant de sa mission par la mort d'un plus grand nombre de victimes. Il suivit ponctuellement la marche-que lui avait tracée Hérault de Séchelles ses deux sicaires en chefs Fouquet et Lamberty, agissaient sans aucun ordre signé de sa main. Il les endoctrinait verbalement, évitant avec soin de se confier à toute autre autorité qu'à son comité révolutionnaire. La nuit du 15 au 16 décembre fut marquée par la submersion de cent cinquante prisonniers des deux sexes ; le lendemain les cadavres attestèrent, sur le rivage, la férocité du tyran de la Loire-Inférieure. Une troisième noyade fut préparée ; on amena les gabares, et la liste des victimes fut dressée par Carrier et par ses conseillers atroces. Sous prétexte d'une translation à Belle-Ile la garde nationale protégea l'extraction des prisonniers, et les escorta même jusqu'au bord du fleuve, où ils furent abandonnés à leurs bourreaux. Déjà ceux-ci, gorgés de vin avant de s'abreuver de sang, avaient fait retentir les cachots de leurs voix menaçantes, en accablant d'outrages les malheureux qu'ils traînaient à la mort. A peine sont-ils sur le fatal navire, qu'ils les y entassent, et se faisant un jeu de leur ministère horrible, ils enchaînent ensemble de jeunes hommes et de jeunes filles, pour les précipiter au milieu du fleuve ; puis dans leur langage dérisoirement féroce, ils appellent mariages républicains ces couples si barbarement formés. Mille gémissements qui se font entendre ne peuvent arrêter les bourreaux : ils s'élancent dans des chaloupes, après avoir mutilé à coups de sabre leurs victimes, liées deux à deux. L'un d'eux, armant son bras d'une hache, frappe coups redoublés le navire, pour l'entrouvrir et le submerger plus vite ; il ne l'abandonne qu'au moment où il va s'engloutir. Un autre, avec une rame, parcourt les bords de la Loire, pour replonger impitoyablement ceux que d'heureux efforts ou un courant favorable ramènent sur le rivage.

Il y eut des victimes qui marquèrent leur dernier moment, soit par un courageux désespoir, soit par des traits touchants de vertu et de piété filiale. On en vit s'accrocher aux bourreaux qui les poussaient dans la Loire, et transportés de rage, les déchirer, avec les dents et les noyer avec eux. On vit deux vierges d'une beauté céleste — mesdemoiselles d'Aussard et Félicité Dujourdain —, conduites avec leurs mères vers le fleuve qui allait les engloutir, se consoler par l’idée d'une mort qui leur était commune : là, excitant l'admiration et la pitié des bourreaux eux-mêmes, elles refusent la vie qu'ils leur offrent à genoux, l'implorent pour leurs mères, et ne pouvant les sauver, se précipitent avec elles dans la Loire.

Quatre principales noyades furent constatées par le procès de Carrier, dans l'année qui suivit tant d'horreurs ; les dépositions les portèrent à un plus grand nombre. Dans l’une, huit cents individus de tout âge et de tout sexe furent inhumainement mutilés à coups de sabre ou fusillés, la gabare ne coulant point à fond assez vite.

La cruelle impatience de Carrier n'était pas satisfaite fallait des précautions gênantes, et sacrifier des navires utiles ; d'ailleurs les prisonniers augmentaient chaque jour, quoique la commission militaire en condamnât par centaines. Indépendamment des noyades, on employait tour à tour les coups de fusils et l'échafaud selon la nature du jugement et du tribunal. Le nombre des prisonniers, après le combat de Savenay, s'accrut tellement qu'on les jeta pêle-mêle, hommes, femmes et enfants, dans la prison de l'Entrepôt. La pudeur y était outragée comme l'humanité. On leur apportait une fois par jour de l'eau et du pain noir. Souvent même des enfants qui avaient cherché la nuit à se désaltérer, étaient trouvés le lendemain suffoqués dans les ordures. Les morts étaient entassés au milieu des vivants ; on ne respirait pins qu'un air putride et des miasmes mortifères. L'amas de corruption devint si insupportable, qu'on promit la vie à quarante détenus, à condition qu'ils nettoieraient les cachots. Pour comble d'horreur, ceux qui survécurent furent massacrés. Le froid était alors excessif les prisonniers, gisant sur une paille infecte, se pressaient les uns contre les autres pour conserver un reste de chaleur. On y voyait des femmes expirantes, d'autres déjà sans vie. Un enfant de douze ans, caché sous les haillons de sa mère, refusa de suivre ses libérateurs. « Ah ! ne m'enlevez pas ma fille, s'écria cette mire infortunée ; nous voulons mourir ensemble ». Il fallut la lui arracher. Le nombre des victimes grossissait à mesure qu'on multipliait les supplices. Les habitants d'une commune près de Nantes, qui avaient pris part à la révolte, s'étant présentés avec leurs magistrats pour faire leur soumission, Carrier les fit tous massacrer, en commençant par les municipaux. Tous ceux qui étaient surpris donnant asile à des prêtres ou à des Vendéens, étaient menés à la mort.

Toute une famille des environs de Nantes, condamnée pour un acte semblable de charité et de courage, donna aux Nantais le spectacle le plus déchirant. Le père monta le premier sur l'échafaud ; trois mois après, la mère et ses deux filles, dont rainée avait à peine seize ans, reçurent leur sentence de mort. Toutes trois se prosternèrent aussitôt devant le Dieu de paix qui faisait leur seul espoir, et restèrent ainsi en prière pendant les vingt-quatre heures qui précédèrent l’exécution. Quand l'exécuteur parut, elles le suivirent sans trouble, et montrèrent jusqu'à l'échafaud un calme angélique. La mère ne fit d'autres supplications que pour élire exécutée après ses filles. On commença par rainée : « Grâce au ciel, dit la jeune vierge, nous ne sommes point séparées, et Dieu, qui nous appelle à lui, nous couronnera ensemble ! » À l'instant même sa tête est séparée de son corps. La plus jeune voyant ruisseler le sang de sa sœur, un tremblement involontaire s'empare d'elle ; ses genoux fléchissent, et une pâleur mortelle altère ses traits : « Quoi ! ma chère enfant, vous tremblez, lui dit sa mère ! Voyez votre Dieu qui vous arrache à une terre couverte de crimes, pour vous placer dans son sein : imitez votre sœur, et allez partager sa couronne ». L'impression de teneur se dissipe, la vierge embrasse sa mère, fait un signe de croix, et livre sa ttc au bourreau. La mère ensuite se place sous le couteau fatal, avec la même fermeté ; sa tête roule, et son sang, qui rougit l'échafaud, se mêle à celui de ses deux filles. Le calme de cette mère si pieuse, l'extrême jeunesse des deux autres victimes, firent sur le peuple la plus vive impression : une tristesse profonde se répandit dans tous les cœurs, et pour la première fois les cris forcenés de vive la république ! qui accompagnaient toujours le supplice des royalistes, ne se firent point entendre.

Carrier ne voyait que de la faiblesse et de l'incivisme 'dans ces signes d'humanité ; il préférait les fusillades et les condamnations militaires aux jugements des tribunaux mais la commission formée contre les royalistes pris les armes à la main, voulut s'opposer à leur extraction arbitraire. Carrier mande aussitôt le président. « C'est donc toi, lui dit-il d'un air irrité, qui t'opposes à mes ordres ? Puisque tu veux juger, juge donc ; et si la prison de l'Entrepôt n'est pas vidée dans deux heures, je te ferai fusiller toi-même ». Il ne voulait pas de jugement : la commission invoquait les fermes ; elle resta en permanence, et jugea cent cinquante à deux cents Vendéens par jour. Tel était le nombre de suppliciés, qu'en fit creuser un conduit pour que le fang, qui ruisselait, s'écoulât du lieu de l'exécution jusque dans la Loire. Près de trois mille Vendéens périrent ainsi en un mois, et à la même épure on en fusilla douze cents dans la prairie de Saint-Gemmes, près d'Angers, par les ordres de Francastel.

Nantes présentait le spectacle lugubre d'une foule de fossoyeurs rangés le long de la Loire continuellement occupés à enterrer des monceaux de cadavres. Les bords du fleuve jusqu'à Paimbœuf en étaient couverts ; on fit défense de boire de son eau. Une épidémie pestilentielle, la disette, la terreur, ravageaient la ville. Si l’on rencontrait son ami, son frère, on n'osait l'aborder. Les autorités craignaient de constater sur leurs registres les faits publics ; le peuple et les magistrats tremblaient au nom de Carrier. La pitié n'était pourtant pas bannie de tous les cœurs, et au milieu de tant d'atrocités, il y eut de nombreux exemples de courage et de vertu. Plusieurs Nantais s'exposèrent à tous les périls pour sauver de malheureux Vendéens, auxquels ils faisaient passer des secours jusque dans le fond des cachots. Plus les sicaires de Carrier se montraient cruels, plus la charité des Nantais devenait industrieuse. Il y en eut qui sacrifièrent toute leur fortune au soulagement de proscrits. Les femmes surtout se signalèrent par leur téméraire sollicitude. La plupart se vouaient à un travail pénible r pour fournir des vêtements aux prisonniers ; d'autres assuraient un asile à ceux dont elles avaient favorisé l'évasion, méprisant le danger et même la mort. Quelques fonctionnaires publics ha-, sarclèrent des remontrances, au sujet des Vendéens qui venaient se soumettre. Carrier leur interdit de s'occuper de la guerre et des mesures de sûreté, sous peine de dix années de fers. Les plus fermes osèrent lui dire : « Fais braquer les canons aux portes de la ville lorsque les rebelles s'y présentent sans armes, mais qu'ils ne soient point massacrés dans nos murs ! » Rien ne put fléchir Carrier. En proie à la férocité, ii fit passer le feu dont il était dévoré dans l’âme des membres du comité révolutionnaire, ses instruments de terreur.

Nul n'osait l'attaquer ni s'opposer ouvertement à ses fureurs sanguinaires. Un enfant fit évanouir sa puissance, et délivra les Nantais de ce barbare proconsul. À la convention siégeait un Julien de la Drôme, attaché à Robespierre le plus redoutable des démagogues. Julien avait un fils qui, sorti à peine de l'école, se faisait remarquer par un républicanisme exalté et par un talent précoce. Robespierre, son protecteur, voulant le mettre l'essai, lui confia diverses missions ; d'abord d'aller observer la situation politique de Bordeaux, puis celle des départements de l'ouest. Arrivé à Nantes, le jeune Julien s'indigne de ce qu'il voit, et ne déguise rien à Robespierre. « Une armée, lui écrit-il, est dans Nantes, sans discipline, sans ordre, tandis qu'on envoie successivement des corps épars à la boucherie, D'un côté l'on pille, de l'autre on tue la république. Un peuple de généraux, fiers de leurs épaulettes et bordures en or aux collets, riches des appointements qu'ils volent, éclaboussent, dans leurs voitures, les patriotes à pied ; ils sont toujours auprès des femmes, au spectacle, ou dans des fêtes et repas somptueux, qui insultent à la misère publique. Ils dédaignent la société populaire, où ils ne vont que rarement avec Carrier. Celui-ci est invisible pour les corps constitués, les membres du club et tous les patriotes. Il se fait dire malade et à la campagne, afin de se soustraire aux occupations que réclament les circonstances ; et nul n'est dupe de ce manège. On le sait bien portant et en ville ; on sait qu'il est dans un sérail, entouré d'insolentes sultanes, d'épauletiers lui servant d'eunuques ; on sait qu'il n'est accessible qu'aux seuls états-majors, qui le flagornent sans cesse ; on sait enfin qu'il a de tous côtés des espions qui lui rapportent ce qu'on dit dans les comités particuliers et dans les assemblées publiques. On lui reproche des actes inouïs on assure qu'il a fait prendre indistinctement puis conduire dans des bateaux et submerger dans la Loire, tous ceux qui remplissaient les prisons de Nantes. Il m'a dit à moi-même qu’on ne révolutionnait que par de semblables mesures. On n'ose plus ni parler, ni écrire, ni même penser. L'esprit public est mort, la liberté expire ».

Instruit que Julien l'a dénoncé, Carrier délibère s'il ne te fera point arrêter ; mais il n'ose attenter à la liberté de l'envoyé de Robespierre. Julien lance une adresse des patriotes nantais contre Carrier ; elle est portée à Paris, par une députation, à Robespierre lui-même : « Il faut, sans délai, rappeler Carrier, disaient les Nantais ; il n'y a pas un instant à perdre : il faut sauver Nantes, éteindre la Vendée, réprimer les élans despotiques de Carrier... qu'on n'attende pas un seul jour pour le rappeler ». Toutefois le comité de salut public hésite ; enfin Robespierre l'emporte, et Carrier est rappelé.

Ce fut pendant son affreuse mission, que Charette prit l’île de Noirmoutier. En se séparant des royalistes de la Haute-Vendée, Charette ne prévit pas qu'il creusait lui-même le précipice qui devait l'engloutir un jour. Les deux Vendée, qui auraient pu balancer les efforts des républicains, se trouvèrent désunies à jamais, dès l'instant où le passage de la Loire fut exécuté isolément par la grande arme catholique. Plusieurs soldats du Bas-Poitou, navrés du désordre qui régnait dans leurs rangs, et de l'incapacité de leurs officiers, suivirent les Angevins au-delà du fleuve ; d'autres, et ce fut le plus grand nombre ; effrayés des ravages de l’ennemi, cherchèrent un refuge dans leurs forêts et dans leur inaction. Charette n'eut bientôt plus autour de lui que sept à huit cents hommes. Accusé de perfidie par les royalistes de la Haute-Vendée, ou au moins d'un égoïsme coupable, il voulut ramener à lui l'opinion, par une action d'éclat. La conquête de Noirmoutier pouvait lui ouvrir des communications avec l'Angleterre où, par un vent favorable., on aborde en quatre jours. Il convoqua les autres chefs, ses voisins, pour le seconder dans une expédition qui demandait l'emploi de la force et de la ruse.

Située à la pointe nord-ouest de la Vendée, l’île de Noirmoutier, qui ferme au sud la baie de Bourgneuf, contient, sur une superficie de trois lieues, près de six mille habitants. Sa population serait énorme vu sou peu d'étendue, si son terrain n'était run des plus fertiles du Poitou, peut-être même de la France. Jamais la terre n'y repose ; des grains de toute espèce d'excellents pâturages et des salines, telles sont ses richesses, Elles servent aux habitants d'objets d'échange, pour se procurer le bois et le vin qui leur manquent. Noirmoutier n'a qu'un port embarcadère qui se remplit de sable ; mais non loin de l'île, la rade du bois de la Chaise est sûre. Il est un danger imminent auquel l'île entière se trouve exposée : les vents accumulent les sables fins des dunes qui garnissent la côte, et qui, se mêlant à la terre végétale de l'intérieur, finiront par la couvrir. Élever des digues capables de résister à la mer, serait le seul moyen de sauver l’île. Elle comprend, outre le bourg de Noirmoutier, la paroisse de la Blanche au nord-ouest, plusieurs habitations particulières, et le village de Barbatre, à une lieue de sa pointe méridionale.

Les insurgés du Marais s'en étaient rendus martres dans les premiers jours du soulèvement vendéen, à une époque où Ille était presque sans défense. René de Tinguy, l'érigeant en gouvernement militaire, au nom de Louis XVII, n'eut pas le temps de s'y établir. Beysser, en balayant les celtes du Poitou y répandit tellement l'alarme, qu'il força Tinguy d'abandonner son gouvernement. La vengeance des républicains ne tomba que sur le maire de Barbatre, accusé de collusion avec les royalistes. La garnison, peu nombreuse, s'y tint constamment sur la défensive.

Charette s'était ménagé des intelligences à Barbatre, par l'intermédiaire de Palvadeau, ancien municipal, qui promit de lui livrer Noirmoutier, pourvu qu'il s'y présenter de nuit avec une force imposante. Mais que d'obstacles à vaincre ! La première tentative ne fut point heureuse.

On ne saurait pénétrer à pied dans l'île, qu'en traversant un banc de sable d'une lieue d'étendue, appelé le Goi, qui à chaque marée se couvre de plusieurs brasses d'eau. Pour cacher sa marche, il fallait que Charette n'entreprit le passage que de nuit. La cille d'ailleurs étant gardée, une entière défaite ne pouvait masquer de suivre le moindre revers. D'un autre côté, la marée montante pouvait surprendre les assaillants et les submerger, à la vue même des républicains. La grandeur du péril ne fit qu'irriter l'ardeur de Charette. Il part de Légé, se rend à Bouin, y rassemble des forces, et fait ses dispositions pour attaquer l'ile. Excédés de ta tyrannie des révolutionnaires, les habitants de Barbatre, situé à l'autre extrémité du Goi, lui promettent de le faire aborder sans péril. Charette, plein de confiance, part dans la nuit et s'avance à la (ie de ses troupes d'élite. Tout-à-coup un coup de canon 5e fait entendre 1. Charette, se croyant trahi ou découvert, fait halte d'abord, puis se retire successivement à Beauvoir, à Saint-Gervais et à Machecoul. Ce n'était pourtant qu'une fausse alarme, occasionnée par l'imprudence avec laquelle, à son approche, ses partisans, à Barbatre, enclouèrent une batterie y pour qu'on ne pût s'en servir contre ses troupes. L'un d'eux, frappant la première pièce, s'était servi d'un caillou, d'où jaillit une étincelle qui mit le feu à la lumière et au canon. La générale se fit entendre aussitôt, et la garnison courut aux armes. Le commandant Ficher, trompé dans ses recherches, n'obtint aucun indice sur la tentative des royalistes, tant le secret fut bien gardé. Toutefois se défiant des canonniers, qui étaient tous Vendéens, il les remplaça par des artilleurs étrangers au pays.

Dès que Charette eut l'assurance qu'on ne l'avait ni trahi ni pénétré, il rassembla de nouveau ses troupes, et bissant à Beauvoir sa cavalerie, pénétra le onze octobre, à deux heures du matin, par le passage du Goi, avec trois mille fantassins déterminés. Son attaque imprévue coïncidant avec la marée Montante, ses soldats avaient déjà deux pieds d'eau lorsqu'ils arrivèrent à la vue de la garde avancée des républicains. Charette s'arrête alors un instant, et adresse à ses soldats cette courte harangue : « Mes amis, c'est ici qu'il faut la vaincre où mourir ! L'ennemi est surpris, là la mer monte ; point de retraite pour lui ni pour nous marchons ». Les habitants de Barbatre guidant eux-mêmes ses soldats, leur font connaitre les abords les plus faibles, les points les moins défendus. Ils se mêlent même parmi les assaillants pour chasser la garnison, qui, déjà sous les armes, se retranchait derrière des moulins et des bancs de sable. Charette, entièrement séparé de sa cavalerie se hâte d'aller en avant joli vaincre toute résistante ; mais la garnison vient lui disputer te terrain et les canonniers qui servent les batteries de l'intérieur refusent d'abord de se rendre. Alors des traitres se glissant parmi eux, le commandant Richer fusille de sa main un soldat qui proposait de capituler ; à l’instant il est tué lui-même sur une pièce de canon, traitreusement selon les uns, par Charette selon d'autres. Ce chef offrit la vie au fils de Richer, fait prisonnier à côté de son père, s'il consentait à suivre les royalistes. Le jeune Richer s'en indigne : « Mon père, dit-il, vient d’être massacré par vous en défendant la république ; je ne ternirai point la gloire d'une si belle mort. J'abhorre les rois, j'adore la liberté ». A ces mots plusieurs coups de fusil l'étendent sur le cadavre de son père.

A quatre heures du matin, Charette entra dans Barbotte ; tua quart d'heure plus tard sou armée était perdue : la mer couvrant déjà de quinze pieds le passage du Goi, la retraite lui serait devenue impossible. Il marcha immédiatement sur Noirmoutier, et au point du jour somma la garnison de se rendre. Elle était peu nombreuse, et voyant d'ailleurs la majorité des habitants se déclarer pour les royalistes, elle accepta la capitulation, portant que l’île, le château, les forts, les magasins et les navires appartiendraient au Roi ; qu'elle mettrait bas les armes et resterait prisonnière avec les personnes suspectes. Ces articles, souscrits sans restriction, le commandant Wieland remit son épée à Charette, qui la lui rendit aussitôt.

Ce chef nomma le chevalier de Tinguy gouverneur de l’île, Dubois de Soulans commandant en second, et Pineau, ancien officier au régiment de Rohan, major de la place. Le commandement de Barbatre fut confié à M. de la Voirie et à un officier nommé Gouin. Il y eut un capitaine du port et un commandant de l'artillerie. O'Birn, Bernard Massip et la Noé-Gazette sollicitèrent et obtinrent aussi de l’emploi dans Ille, tant l'avidité des places l'emporta sur les conseils de la prudence.

Cependant Charette, qui, dans l'occupation de Noirmoutier, avait en vue principalement d'ouvrir avec l'Angleterre des communications directes ordonna d'équiper un bâtiment ; il chargea son aide-de-camp La Roberie d'aller porter, au cabinet de Saint-James, la nouvelle de la conquête de l’île, et de lui demander de prompts secours. Mais cette mission, dont je rapporterai plus tard les contrariétés et les obstacles, n'eut aucun résultat.

Il laissa dans Noirmoutier quinze cents hommes de garnison, et trente cavaliers des-finies à porter les ordres aux différents points de l’île. Après avoir ainsi pourvu à sa défense, il se rendit à Bouin, emmenant avec lui les prisonniers, au nombre de huit cents. L'armée ne resta que deux jours à Bouin, où les prisonniers furent laissés à la garde de Pajot ; une partie alla camper à Machecoul et l'autre à Touvois.

Charette n'apprit qu'à Noirmoutier, par Bodereau lui amenait un détachement de cavalerie, la défaite de Chollet et le passage de la Loire par la grande armée royale. Il refusa d'y croire d'abord ; mais il en eut bientôt la triste assurance, lorsque, rentrant dans le Bocage, il rencontra d'Elbée à Touvois, porté sur un brancard et accompagné de sa femme, de Boissy son ami, et de Duhoux d’Hauterive. Quinze cents Angevins l'escortaient, sous les ordres du jeune Cathelineau, frère du premier généralissime vendéen. L'entrevue fut touchante. « Je viens, dit d'Elbée à Charette, me jeter dans vos bras ». Il déplora ensuite les malheurs de la Vendée la perte de Bonchamps et le passage de la Loire. Charette le pressa de se retirer à Noirmoutier, qu'il venait de mettre en état de défense : il ajouta qu'un de ses officiers allait partir pour l'Angleterre, afin de réclamer des secours ; mais que toutefois il serait prudent d'évacuer l’île, en cas d'attaque par des forces supérieures. Quelques officiers de l'Anjou s'y renfermèrent avec d'Elbée et ses amis ; quant aux quinze cents Angevins, ce renfort eût été plus nuisible qu'utile, et ils reprirent la route de la Haute-Vendée, dans l'espoir d'y faire diversion.

Privés de leurs généraux et sans point de ralliement, les paysans de l'Anjou qui étaient restés dans le pays ne se montraient plus en armes. Aussi les généraux et les commissaires de la convention, trompés par les apparences, se persuadèrent que tous les Vendéens avaient passé la Loire, à l'exception de quelques bandes errantes qui suivaient encore Charette. Ils se croyaient les maitres de la Vendée, dont ils tenaient les positions principales, telles que Mortagne, Tiffauges, Montaigu, Chollet, Saint-Florent, Bressuire et Argenton, positions qui pendant sept mois étaient restées au pouvoir des royalistes.

Déjà même, à la convention nationale, on agitait la question de savoir si le sol vendéen serait partagé et distribué aux révolutionnaires, Merlin de Thionville, à la séance du 20 novembre, avait dit que la Vendée n'était plus dans la Vendée, mais qu'il fallait se hâter d'empêcher qu'elle ne renaquît de ses cendres ; que l'égoïsme s'attachait à la terre, et que c'était le sol qui engendrait cet ennemi de la république. Il avait proposé un décret portent « que le département de la Vendée serait appelé le département vengé ; qu'on distribuerait aux cultivateurs restés fidèles, aux réfugiés de l'Allemagne et à de pauvres laboureurs, des portions de terre, pour les cultiver en toute propriété ; et que toutes les séparations d'héritages, soit fossés ou haies, seraient détruites dans six mois et remplacées par de simples bornes ». Le conventionnel Fayau dit qu'il voterait pour le projet dès que les brigands de la Vendée n'existeraient plus ; et soulevant tout-à-fait le voile, il assura que Charette était maître de Noirmoutier, de Challans et d'une partie des districts des Sables, de Montaigu et de Clisson. « La Vendée est si peu soumise, ajouta Fayau, qu'il faut des armées pour accompagner les représentants en mission dans ce pays, où l'on n'a point encore assez incendié. Or je pense qu'il faut d'abord y envoyer une armée incendiaire, pour que pendant un an, au moins, nul homme, nul animal ne puisse trouver de subsistance sur ce sol ennemi ». On renvoya ce monstrueux projet au comité de salut public, qui se montra digne d'en poursuivre l'exécution.

Mais la courageuse persévérance des Vendéens allait susciter des obstacles aux dévastateur et aux incendiaires. Il n'était déjà plus temps d'empêcher la Vendée de renaître de ses cendres. La Basse-Vendée surtout, grâce à Charette, se trouvait dans une attitude imposante. Aucun des officiers accoutumés à le suivre n'avait marché avec la grande armée en Bretagne, et ce chef pouvait encore rassembler quatre à cinq mille hommes, considérait Noirmoutier comme la place de sûreté des Vendéens. De plus, La Cathelinière occupait toujours le pays de Retz, et Joly pouvait rallier, dans les districts des Sables et d’Aizenay, tous les insurgés qui avaient marché sous ses drapeaux. Au centre de la Vendée, Prodomme et Berard appelaient aux armes les paysans, pour former une seconde armée du centre. Ainsi la guerre civile, quoiqu'elle dia perdu de sa vigueur première, n'en étendait que plus loin ses ravages ; et il n'y eut point, sur la rive gauche, d'interruption dans les combats. Les hostilités, il est vrai, changèrent .de caractère ; l'intrigue et la ruse suppléèrent souvent à la force : on eut in me recours aux fictions. Les prêtres et les chefs du Bas-Poitou publièrent que leurs frères de la grande armée conquéraient la Bretagne. Les républicains n'ayant laissé que de faibles garnisons dans la Vendée, leurs postes, isolés, coupés et harcelés sans cesse, ne purent longtemps se soutenir. Emporté par la victoire, tout l'état-major de l'armée républicaine avait aussi passé le fleuve, et les officiers généraux restés sur la rive gauche, étaient réduits à l'inactivité d'une dangereuse défensive. Les généraux Haxo et Dutruy furent opposés d'abord à Charette, et le général Moulin le jeune observa la Haute. Vendée, où l'inertie des troupes ranima les Poitevins qui n'avaient pas suivi la grande armée.

Ils se montrèrent à la fois dans plusieurs cantons, au nombre de trois, quatre et cinq cents hommes, enlevèrent des convois égorgèrent des palmait leg. Ils semblaient n'attendre que l'issue de l'expédition de Bretagne et le retour de leurs chefs, pour se montrer en forces. Réveillés dans les premiers jours de décembre, par l'artillerie de La Rochejacquelein qui tonnait contre Angers, ils se rassemblèrent vers Chollet et Saint-Florent, sous la conduite des jeunes Cathelineau ; et menaçant à, la fois ces deux postes, taillèrent en pièces quelques détachements, et attaquèrent l'adjudant-général Desmares, posté à J'allais. Après trois heures de combat, ils abandonnèrent l'entreprise, et se dispersèrent de nouveau. Tel fut l'état de la Vendée pendant la transmigration de l'armée catholique en Bretagne. La confiance des insurgés du Poitou, une fois relevée par l'énergie de leur général, ils n'en devinrent que plus redoutables. Ici Charette, qui va jouer le premier rôle, ne cessera d’être l'ennemi le plus dangereux de la république ; et sa célébrité, qui s'accroîtra jusqu'à sa mort, lui survivra longtemps.

Presque toutes les forces des républicains s'étant dirigées en Bretagne, le général Haxo, resté avec les troupes cantonnées dans la Loire4-inféIrieure, ne put d'abord agir contre Charette. Il avait d'ailleurs des inquiétudes pour sa droite. La Cathelinière, maitre du pays de Retz, pouvait recevoir directement des secours de l'Angleterre par la haie de Bourgneuf. D'un autre ailé, Noir-moutiers venait de tomber au pouvoir des royalistes, et les esprits flottaient encore incertains sur l'issue de l'expédition d'Outre-Loire.

Le génie actif du général républicain se pliait avec peine au système d'une défensive humiliante ; mais d'abord il médita un plan trop vaste. Il trouva dans la garde nationale Nantaise assez de renforts pour combattre La Cathelinière, auquel il enleva deux pièces de canon. Ce chef, laissant une faible garnison au port Saint-Père, s'était retiré dans la forêt de Princé. La garnison nantaise du château d'Aux, commandée par Muscard, attaque immédiatement le port Saint-Père, y pénètre, chasse la garnison royaliste, et brûle tous les moulins jusqu'au bourg Sainte-Pazanne. Guérin accourt de Bourgneuf avec la cavalerie, à laquelle se joint toute l'infanterie de La Cathelinière. Ces deux chefs réunis forcent les républicains de rentrer au port Saint-Père ; mais La Cathelinière légèrement atteint d'une balle, se retire. Les républicains le poursuivent, et le port Saint-Père, pris et repris, reste enfin en leur pouvoir. Ils s'y cantonnèrent. Ln même temps les frégates de l’État, qui gardaient ces parages, s'emparèrent de trois bâtiments ennemis chargés de provisions et de munitions de guerre, après en avoir coulé bas plusieurs à coups de canon.

Le général Haxo concerte alors ses opérations avec le général Dutruy, qui commandait la division des Sables-d'Olonne. Ces deux officiers généraux, quoique émules de gloire et parcourant ensemble la même carrière, vivaient dans la plus parfaite intelligence. Dutruy avait eu d'abord à combattre les trois divisions de Joly, de Savin et de Ducloudy, rassemblées sur les bords du marais Ferrier, entre Challans et Saint-Jean-de-Mont, à l'effet d'attaquer Saint-Gilles ; elles avaient même occupé Challans. Les républicains, faisant replier leurs avant-postes, se cantonnèrent à Saint-Gilles, bien résolus de s'y défendre. Leurs retranchements étaient hérissés de baïonnettes et armés de batteries. Le 31 octobre, à huit heures du soir, les Vendéens, maîtres de la rivière de Vie, et encouragés par l'abandon des postes avancés, attaquent la gauche des républicains, malgré un feu de file soutenu et une v ive canonnade. Vainement ils reviennent à la charge ; aucun retranchement ne put Atre franchi à minuit l'action cessa. Les paysans du Marais, bons seulement pour la défensive, étaient dans un découragement insurmontable. Leurs chefs ne purent les déterminer à charger de nouveau ; Joly et Savin firent également des efforts inutiles pour rallier leurs soldats : un grand nombre avait péri à trente pas des canons. Du côté des républicains, la conduite de l'adjudant-général Charlery, de la division des Sables-d'Olonne, fut citée avec éloge.

Ainsi les opérations des divisionnaires du Bas-Poitou étaient encore indépendantes des plans et de la volonté de Charette. Ce chef se troue rait alors dans le Bocage, tantôt à Touvois tantôt à Légé, formant des magasins, ralliant des renforts, et s'assurant de la situation de son parti. Instruit de l'attaque et de la prise du port Saint-Père, il se dirigea sur Machecoul pour en chasser les républicains, et pour se porter de là au secours du pays de Retz. Il était en avant, marchant à la tête de quelques chasseurs, lorsqu'il fut assailli à l'improviste par un corps de tirailleurs ennemis ; faisant aussitôt volte-face, il entraîna ses soldats, qui ne se rallièrent qu'à Saint-Gervais. Là Charette, qui se croit au moment d'être attaqué par le général Haxo, met sa troupe en bataille dans la plaine de Beauvoir, avec l'intention de se retirer à Noirmoutier en cas de défaite. Plusieurs Vendéens, effrayés de ce projet, l’abandonnent pendant la nuit. Joly et Savin, réunis à lui depuis peu, emmènent également leurs troupes, et regagnent le Bocage. Haxo et Charette restèrent en présence dans la plaine de Beauvoir, sans se charger, tandis qu'une seconde colonne, venant de Châteauneuf, longeait le Marais pour tourner les Vendéens. Charette, en péril, entre aussitôt dans le Marais même, où il essaie de se défendre quelques pièces de canon braquées sur ses soldats les dispersent ; il ne leur reste plus pour retraite que l’île de Bouin, où ils se jettent, au risque d'y être cernés. Cette île, remarquable par sa fertilité, se trouve au milieu d'un marais salant, dans la baie de Bourgneuf. Autrefois séparée de la côte par un bras de mer, elle tardera peu à faire partie intégrante du continent par l'effet des atterrissements successifs qui l’en ont rapprochée. Ce fut là que Charette, en faisant sauter quelques chaussées, se rendit pour ainsi dire inaccessible. C'était là aussi qu'était Pajot, chargé de la garde des prisonniers faits à Noirmoutier. Cet homme féroce, se rappelant que les révolutionnaires massacraient dans les prisons, avait cru pouvoir commettre le même crime, par représailles, contre les malheureux confiés à sa garde. A l'imitation de Carrier, il les avait accusés de conspirer pour leur évasion ; puis, sans examen et sans choix, il en avait fait fusiller une centaine, parmi lesquels se trouvaient des soldats de quinze à seize ans. Vainement il s'était couvert du voile de la nuit pour commettre une pareille atrocité devenue l'objet de l'exécration publique, à Bouin, vint balbutier sa justification devant Charette, qui lui témoigna l'horreur que lui avait causée sa conduite, et qui, d'un ton ferme, lui enjoignit de ne plus se souiller ni compromettre ses armes à l'avenir. Une fausse politique contraire à la morale, et dont on ne s'affranchit presque jamais dans des temps de troubles, ne permit pas à Charette de pousser la rigueur plus loin. Il lui fallait grossir son parti au lieu de l’affaiblir, et se garantir dans Bouin des entreprises de l'adversaire qui le serrait de si près. En effet après avoir enlevé Beauvoir et harcelé Charette jusqu'à l'Epoi le général Haxo se renforçant des garnisons des Sables-d’Olonne et de Paimboeuf, forma le dessein d'emporter Bouin et Noirmoutier, derniers boulevards des royalistes du Bas-Poitou. Le comité de salut public consulté, ordonna de suspendre l'attaque, et motiva sa décision sur l'inquiétude qu'inspiraient les progrès de l'armée catholique en Bretagne, et le sort de Nantes. Haxo et Dutruy réclamèrent contre l'inaction à laquelle les condamnait cette décision du gouvernement. Dutruy se rendit à Nantes, afin d'engager Carrier à lever la suspension ; et croyant Charette vaincu parce qu'il avait fui, il le représenta comme n'ayant plus qu'un espace de huit lieues pour retraite. Carrier permit de reprendre l'offensive, après toutefois qu'on aurait détaché trois mille hommes pour la sûreté de Nantes. Haxo, impatient de combattre, reçut avec transport l'autorisation d'attaquer Charette dans ses derniers retranchements. Il fit avancer de nouvelles troupes vers le Marais, sans toutefois, crainte de surprise, occuper les bourgs ni les villages. Ses soldats bivouaquaient dans les champs, et la nuit on apercevait leurs feux disposés de manière que Bouin se trouvait comme bloqué. Un grand nombre d'habitants de la Vendée s'y étaient réfugiés avec leurs femmes et leurs richesses, et les vivres y étaient si abondants, qu'on se livrait au plaisir de la table et de la danse comme en pleine paix. Au milieu de la joie, l'approche du danger décidant les plus timides abandonner Charette, ils rentrèrent dans le Bocage, à la faveur des ténèbres de la nuit.

Charette ne se dissimula point que, livré à ses seules forces, il succomberait infailliblement sous les coups d'un ennemi aussi ardent qu'intrépide. L'activité du général Haxo permettait peu de délais et encore moins d'hésitation. Déjà ses colonnes entouraient le Marais. Quoique Bouin soit d'un accès difficile et à l'abri d'une attaque en règle, vu l'impossibilité d'y, conduire de l'artillerie, toutefois un hiver sec et froid, sorte de phénomène dans ces parages, en rendait les approches praticables, à des troupes conduites par des chefs entreprenants. On touchait aux premiers jours de décembre, et Haxo, favorisé par les progrès de l'hiver, calculait déjà les moyens de franchir tous les obstacles. Dans le cas où la température lui eût été contraire, il était décidé, pour forcer la retraite de son ennemi, à le submerger en faisant sauter toutes les chaussées, au risque d’inonder le Bas-Poitou. Carrier, ardent pour les mesures extrêmes, lui en avait donné l'ordre. L'espoir du butin animait d'ailleurs les soldats, et tous demandaient à combattre. Haxo, après avoir réuni six mille cinq cents hommes, les fait marcher en trois colonnes, pour former l'attaque sur trois points différents. L'une venant du bois de Cené, se dirige par la Clais, une autre par Beauvoir, et la troisième par le passage du sud — petit bras de mer de cinquante à soixante toises —, afin de couper toute retraite aux royalistes. L'espoir de prendre Charette avec son armée, dans le bourg manie de Bouin, fit négliger de garder tous les dehors du Marais. Charette, abandonné par les divisions de Joly et de Savin, avait à peine trois mille hommes amis les armes. Il partagea aussi ses forces en trois corps : l’un, de deux cent cinquante hommes, garda le passage du sud ; l'autre, de quatre cents combattants y ayant Couëtu pour chef, fut posté sur la route du bois de Cené ; et le troisième se mit en position, vers les débouchés de Beauvoir. Celui-ci, qui formait le corps de bataille, était commandé par Charette en personne, ayant avec lui son artillerie et ses cavaliers, qui avaient mis pied 'à terre ; car à la suite d'un froid vif, on ne pouvait, sains danger, combattre à cheval sur la glace. Au point du jour commence l'attaque ; d'abord le canon gronde de part et d'autre. Tandis que Guérin, avec sa petite troupe, résiste à la colonne venant du sud, Charette tient en échec celle qui arrive de l'Epoi, et Couëtu contient celle qui débouche du bois de Cené. Sur tous ces points d'attaque on voit d'abord le drapeau blanc repousser le drapeau tricolore. Après quelques efforts infructueux, la colonne républicaine du sud se partage tourne le Marais, et met entre deux feux la troupe de Couëtu et celle de Guérin. Ce dernier résiste et repousse encore l’ennemi, qui, gagnant du terrain, menaçait de lui couper la retraite. Voyant ses munitions épuises et le nombre des républicains augmenter à vue d'œil, Guérin sort du Marais par la seule issue qui lui reste encore. Alors n'étant plus contenue, la colonne du sud pénètre sans obstacle dans Bouin, et force Couëtu de se replier sur le corps d'arme de Charette. Là on se battit d'abord sur deux lignes de front avec acharnement, tandis qu'à Bouin même un peloton de royalistes, retranchés dans la cour de l'hôpital, tirait à bout portant sur les républicains qui pénétraient dans la ville, où le combat fut sanglant.

Charette, tourné, pris entre deux feux et manquant aussi de munitions, semblait n'avoir plus d'autre retraite que la mer. Un cri de désespoir se faisait entendre dans toute l'armée. Lui seul, conservant le sang-froid d'un chef de parti, proposa de se faire jour avec les baïonnettes ; et s'adressant aux hommes de Bouin réunis sous ses drapeaux : « Amis, sauvez-vous, leur dit-il, mais sauvons aussi l'armée ; tous les chemins du Marais et de l'île vous sont connus, servez-nous de guides ». Il fait enclouer et jeter dans les fossés le reste de ses canons, et se met à la tête des siens, découragés et abattus à l'aspect de l'ennemi formidable qui les presse de tous côtés, dans ce labyrinthe marécageux. Tous cherchaient une issue en poussant des cris de rage, lorsqu'un paysan du Marais, bravant le danger, arrive jusqu'à Charette et lui indique le seul passage praticable. Ses soldats s'y jettent et se glissent, pour ainsi dire, entre deux colonnes ennemies, traversant le Marais pour en sortir, sautant les fossés pleins d'eau qui coupent le ter-rein en tous sens, et montrant bien plus d'ardeur à fuir que les républicains à les poursuivre. Ceux-ci se jettent de préférence dans Bouin pour avoir part au pillage, ce qui favorisa l'évasion de Charette. Sa fuite précipitée laissa au pouvoir des républicains, canons, munitions de guerre, magasins, chevaux et bagages. Il perdit en outre sept à huit cents hommes, à peu près le quart de son armée.

Quand il se vit presque hors du Marais, il fit halte, et rassembla ses soldats — il n'en avait plus que deux mille. « Camarades, leur dit-il, nous venons d'échapper comme par miracle, sans être toutefois hors de danger : nul doute que l'ennemi ne borde les marais et n'occupe tous les postes extérieurs ; mais il n'est là qu'en petit nombre. Tenons-nous serrés, et passons sur le ventre de ces coquins de bleus, afin de regagner nos asiles et de nous pourvoir de munitions ». Cette courte harangue ranimant les Vendéens, Charette se remit en marche dans l'ordre suivant lui en tête avec son état-major ; les canonniers et les cavalée s démont4s suivaient ; puis les fantassins sur deux rangs ; d'abord tous les hommes armés de fusils ; et ensuite, fermant la marche, tous ceux qui n'avaient que des piques. On tint cet ordre tant que put le, permettre le terrain marécageux de Bouin et de Châteauneuf ; le dégel qui survint dans la journée, rendit le trajet encore plus pénible. C'est ainsi qu'errant à l'aventure, toujours à pied, et refusant de se servir du seul cheval qu'on lui eût réservé, Charette sut retenir, par sa fermeté inébranlable, ses soldats pats à abandonner ses drapeaux.

Mais sa ruine semblait inévitable, tant il y avait de troupes autour de lui. Après plusieurs heures de marche, il entre enfin dans le bourg de Châteauneuf, et y surprend six maraudeurs républicains. Il les interroge et en reçoit l’assurance qu'il trouvera le bois de Cené, la Garnache et Machecoul dégarnis. L'un d'eux se taisait, changeant de couleur à chaque réponse de ses camarades, et quand Charette ordonna de les éloigner, ce jeune soldat se jette à ses pieds et lui dit : « Général, vous allez nous faire mourir ; mais si l'habit que nous portons nous rend coupables à vos yeux, songez que parmi nous il est des Français qui pensent comme vous. Croyez du moins ce que je vais vous dire : vous n'avez pas un instant à perdre, quittez Châteauneuf il y a près d'ici cinq cents hommes embusqués qui vous attaqueraient à l'instant même, s'ils étaient en force, et s'ils n'avaient des munitions à garder dans un village voisin ; ils ont donné avis au poste de la Garnache de vous attendre sur la route, tandis que la colonne qui vous a chassé de Bouin revient à votre poursuite ; il y a d'ailleurs huit cents hommes à Légé et autant à Palluau. Maintenant il ne me reste qu’à vous demander la grâce de me faire mourir avant mon frère que voici, et de ne pas nous croire indignes d'une mort puas glorieuse, en combattant avec les défenseurs de la religion et du trône ». Frappé des sentimens de ce jeune soldat Charette lui accorda la vie ainsi qu'à son frère, et lui fit rendre ses armes, ordonnant de ne mettre à mort que les quatre prisonniers qui avaient voulu la tromper. Il marcha ensuite, sans délai, sur le poste républicain, prenant pour guides les deux frères. On répond républicain au cri de qui vive ! et le poste, négligemment défendu est attaqué à l'improviste et taillé en pièces. Ce succès inespéré donne Charette des munitions, des armes, une trentaine de chevaux ; et il fait rendre la confiance et l'espoir parmi ses soldats. Ainsi au moment où les républicains s'emparaient de son quartier-général et que lui-même fuyait à travers plusieurs colonnes, il prenait sa revanche non loin du lieu de sa défaite. Forcé de presser sa marche, il fut bientôt exposé à de nouveaux périls. Déjà les postes du bois de Cené et de Pile Chauvet s'avançaient pour l'envelopper. Une sanglante mêlée s'engagea, mais la nuit vint séparer les combattants ; les uns rentrèrent dans leurs quartiers, les autres continuèrent leur marche, et la clarté des feux de l'ennemi leur indiqua les lieux qu'il fallait éviter.

Charette ne s’arrêta qu'à Saint-Etienne de Mer-Morte. Là il dit à son armée, le lendemain, que c'était à bon droit qu'elle était appelée l’armée catholique, et qu'il fallait rendre grâces à Dieu de l'avoir tirée d'un péril si imminent. « Soldats, ajouta-t-il, nous serons encore vivement poursuivis ; je sais que plusieurs d'entre vous songent à me quitter pour se cacher dans les bois. Qu'arrivera-t-il ? Ceux qui se confieront à ma fortune échapperont à tous les dangers, ceux au contraire qui s'isoleront pour errer misérablement dans les forts, se feront égorger comme des lâches, derrière les buissons ». Faisant jeter ensuite dans un étang, les caissons, les ambulances qui embarrassaient sa marche, et charger les cartouches sur des chevaux, il prit immédiatement la route de Touvois, y fit halte un moment et s'enfonça de suite dans la forés. Des cavaliers qu'il avait envoyés à la découverte, vinrent lui annoncer le passage d'un convoi sur la route de Légé à Machecoul. Il fait filer aussitôt son armée, attaque, renverse l'escorte et enlève le convoi, où il trouve vivres, munitions et chaussures c'était un coup de fortune pour une troupe excédée de fatigue et délabrée. En continuant sa marche sur Légé, elle se trouva aux prises avec la garnison, commandée par l'adjudant-général Guillaume ; il arrivait pour reprendre le convoi : le combat s'engage aussitôt. Lei républicains, qui redoutent d'être enfoncés ou tournés, se replient derrière leurs retranchements, sous la protection d'une pièce de canon et d'un obusier. Là, bravant les royalistes, ils prolongent leur canonnade jusqu'à la nuit, heure à laquelle Charette voulait donner l'assaut mais un renfort de huit cents hommes survient et sauve Légé. L'adjudant-général Guillaume, ordonnant aussitôt une sortie au pas de charge, ses soldats se précipitent la baïonnette en avant sur les Vendéens. Ceux-ci, instruits par Charette à éviter une entière défaite, s'esquivent à travers les haies, les buissons, et vivement poursuivis, ne s'arrêtent qu'au bourg de la Benatte. Charrette y fit rafraîchir sa troupe, et certain que l'ennemi ne tarderait pas à le suivre, il fit brûler ses ambulances et ses chariots ; puis continuant sa marche par le Moulin-Guérin évita une colonne campée au Pont-James, traversa la forêt de la Roche-Servière, d'où il envoya vingt cavaliers à la découverte. Ils revinrent avec l'avis certain que les garnisons de Challans, de Machecoul et de Légé étaient déjà à sa poursuite, et allaient fouiller la fort et les bois de Gela. Charette, après avoir donné quelques heures de repos à sa troupe, se remit en marche, prenant des routes de tournées, dans l'intention de se joindre à Savin et Joly, qu'il savait an Grand-Luc avec leurs divisions. Ses soldats s'enfoncèrent dans la forêt de Touvois, où bientôt une fusillade se fit entendre. L'avant-garde, incertaine, s'avança et reconnut la troupe de Joly qui venait de battre un détachement républicain sorti de Légé. Les deux divisions vendéennes se renforcèrent mutuellement : Joly fournit des vivres à Charette, et reçut en échange une partie des munitions et des armes qu'on venait d'enlever aux républicains.

Quelques jours de repos étant nécessaires à l'armée, Charette, malgré l'approche de l’armée, ne se remit en marche que le lendemain ; il passa en revue sa troupe, et trouva sous les armes plus de deux mille fantassins et cent soixante-dix-neuf cavaliers montés.

Cependant les généraux Haxo et Dutruy suspendirent l'expédition de Noirmoutier, dis qu'ils reçurent l'avis que Charette, après leur être échappé, parcourait le Bocage. Ils fortifièrent Légé, poste devenu important, et cherchèrent ensuite Charette dans la forêt de Touvois et au Luc, où il n'était déjà plus.

Se voyant serré de pals par des ennemis chaque jour plus nombreux venait de faire décider en conseil qu'on se porterait dans le Haut-Poitou, pour y recruter les Vendéens qui n'avaient pas passé la Loire ; l'armée arriva aux Essarts sans obstacle. Là on apprend que le camp retranché des Quatre-Chemins, sur la route de riantes n'est occupé que par quinze cents hommes. L'attaque en est résolue, et les Vendéens reçoivent l'ordre de se jeter, en cas d’échec, sur la droite au-delà du grand chemin de la Rochelle. Joly, avec l’avant-garde, suit la route des Essarts, et embusque sa cavalerie dans un bois voisin, tandis que Charette, partageant son infanterie donne à Couëtu la colonne du centre, et se dirige en personne par Sainte-Cécile, pour former l'attaque par la grande route. Les deux colonnes royalistes n'arrivant point assez vite au gré de Joly, cet homme, qui frémit d'impatience, traverse sans hésiter un bataillon ennemi qui se trouvait sur son passage, répond républicain au qui vive des gardes avancées, et leur donne d'autant mieux le change, qu'il avait arboré la cocarde tricolore, et que partout on croyait Charette dépourvu de cavalerie. Les républicains prenant Joly pour un des leurs, lui demandent si l'on va partir ou se battre. « Vous l'avez dit, camarades, les brigands ne sont pas loin. Mais avons-nous des renforts ? — J'ai dans ce bois, ajoute Joly, une colonne embusquée pour les prendre à dos : je vais revenir, tenez bon ». Il traverse le camp au galop, avec la même témérité, enlève deux soldats qu'il trouve à l'écart, et arrive avec ses prisonniers à la tête de la colonne de Charette. Après l'avoir pressé d'attaquer, il revient sur ses pas rejoindre sa troupe, et assaillit aussitôt le camp, sans recevoir le feu des républicains, qui, dans leur méprise, le prennent pour le renfort attendu. Ils ne sont désabusés que par une décharge générale et par les cris de vive le Roi et se mettant en défense, repoussent la troupe de Joly, qui n'était point encore soutenue. Enfin Couëtu et Charette survinrent ; et en un instant les retranchements furent forcés, les postes égorgés, et tout le camp, avec un énorme butin, tomba an pouvoir des vainqueurs. Depuis les Quatre-Chemins jusqu'à Saint-Fulgent, la route et les champs voisins furent jonchés de morts. Sur quinze cents hommes qui garnissaient le camp, plus de mille furent tués. Dans l'ivresse de la victoire, un des fils de Joly reçut un coup de crosse d'un soldat, que Joly, homme dur et emporté, tua sur-le-champ. Ce trait d'une brutalité féroce donna lieu à des murmures qui tournèrent à l'avantage de la popularité de Charette.

Le lendemain, les deux divisions vendéennes se portèrent aux Herbiers, où les prétentions de Joly pensèrent dissoudre l'armée. Rien n'était plus nuisible à la cause des royalistes, que les rivalités de leurs officiers ; aussi la multitude ne désirait qu'un chef qui pût commander à tous et se faire obéir. Les ambitieux savent toujours profiter de cette disposition des esprits. Charette, par ses nombreux partisans, ménageait la prépondérance. Mais Joly, dont la valeur était plus brillante, et qui venait de déployer tant d'audace dans l'attaque du camp, aspirait également au généralat faisait valoir son âge, ses exploits, son expérience, et alléguait que le premier il avait pris les armes. Pour couvrir ses prétentions, il propose de nommer trois généraux., dont l'un aurait le commandement et prendrait conseil des deux autres. On convoque les officiers, et dans une assemblée tumultueuse, la proposition de Joly, attaquée et défendue tour à tour, excite de violents débats. Les voix recueillies, on décide qu'il n'y aura qu'un seul général en chef. La Roberie jeune, se levant aussitôt, demande que tous ceux qui veulent Charette pour général sortent de la salle du conseil ; en un instant Joly reste seul avec son fils et l'un de ses officiers. Dans une nouvelle assemblée, le commandement est offert, par déférence, au chevalier de Couëtu, ancien militaire, qui, soit par modestie, soit par dévouement, désigne Charette. D'un commun accord, Charette est proclamé général en chef des armées du Bas-Poitou et du pays de Retz. Le procès-verbal de sa nomination définitive, dressé et signé individuellement par ses principaux officiers est porté à son acception[1]. C'était pour la troisième fois que, malgré les bailles, les cabales et les rivalités, on lui déférait le commandement ; et dans cette dernière épreuve, il l'obtint avec plus d'unanimité et d'extension. Il fit, sous les drapeaux, une harangue militaire, où il exhorta ses soldats au courage et à la fidélité, après avoir juré lui-même de mourir à leur Lite. Un des fils de Joly allait donner sa signature, lorsqu'on lui représenta que son adhésion lui attirerait infailliblement le courroux de son père. En effet, Joly, furieux d'avoir été trompé dans ses espérances, voulait se séparer et entraîner sa division ; mais il ne trouva plus que cent cinquante, hommes sous ses drapeaux. Ses amis parvinrent enfin à l’apaiser, et il consentit à suivre Charrette, sans souffrir toutefois que devant lui on l'appelât général.

A compter de ce jour, l'ambition de Charette n'étant plus contenue, lui inspira le désir d'étendre son commandement sur toute la Vendée. Affaibli par la garnison qu'il avait laissée à Noirmoutier, et par plusieurs combats successifs, il crut le moment favorable pour s'aller recruter de tous les Vendéens restés sur la rive gauche ; et il leur adressa une proclamation, qu'il fit répandre par sa cavalerie. « Aux armes ! leur dit-il ; accourez sous les drapeaux de votre général. N'y pas moins de danger pour vous à suivre celui qui sut toujours résister avec avantage aux républicains, qu'à errer de forêts en forêts, ou à vous cacher sous les débris de vos chaumières, pour y attendre lâchement les coups d'un ennemi implacable ? » Mais tel était l'abattement des Vendéens, que Charette, réduit quelques centaines d'hommes, ne put se recruter 'rien donnant l'ordre à sa cavalerie de parcourir les villages, et d'y sabrer quiconque refuserait de se rallier à ses drapeaux. Rempli d'une nouvelle audace, il ne s'arrêta qu'au bourg de Bonpère, au centre même de la Vendée, où les habitants, presque tous républicains, ne tardèrent pas à donner avis de son arrivée aux troupes cantonnées dans les environs. Le bourg fut cerné dans la nuit même, et l'ennemi y pénétra sans peine. Mais au moment d'être tous passés au fil de l'épée, les royalistes, redoublant de courage, repoussèrent les assaillants et se firent jour. Ils se portèrent sur Pouzauges. Quoiqu'ils fussent étrangers à ce territoire, les habitais, soit par crainte, soit par affection, les traitèrent en amis, et leur donnèrent des vivres eu abondance. Charette y. resta quatre jours, pendant lesquels Guérin fit une expédition nocturne contre un cantonnement de cavalerie, qui fut surpris, sabré et dispersé. Le butin fut considérable ; on s'empara de vingt-deux chevaux sellés et bridés. Ce Guérin, l'un des premiers chefs d'insurrection du pays de Retz, se faisait remarquer par une intrépidité froide. S'attachant de plus en plus à Charette, il le suivit dans presque toute cette campagne, comme son lieutenant et son ami.

Cependant Joly continuait 'à se répandre en discours amers, capables de semer la division dans l'armée. Charette eut avec lui une explication franche, le pressant de donner l'exemple de la concorde, si nécessaire au bien de la cause commune. Joly parut revenir à des sentimens plus raisonnables. On convint d'organiser l'armée, pour lui donner plus d'ensemble et pour la mettre à l'abri de toute surprise.

On s'occupa surtout de la cavalerie, dont les deux corps, réunis en un seul, furent divisés en quatre escadrons. Le premier, fort de cent douze chevaux, était destiné à la garde du général ; les trois autres, de soixante-dix cavaliers chacun, avaient en officiers et en sous-officiers, un premier et un second capitaines, un premier et un second lieutenants, six maréchaux-des-logis, deux brigadiers et deux fourriers :

L'armée eut un major-général, M. Davy-les-Norois ; un major en second, M. Hyacinthe de La Roberie ; deux aides-majors, MM. Marchand et Ponce ; quatre adjudants-rnajors, MM. de la Grossetières, du Temple de Longerie et de la Roche-d'Epinay ; enfin un intendant-général pour les vivres, le sieur Baudry, auquel on adjoignit le sieur Rousseau.

Ainsi cette armée royale du Bas-Poitou comptait à peine trois mit trente chevaux, et n'avait pour toute infanterie que trois à quatre mille paysans indisciplinés, et incapables d’être assujettis à aucune organisation régulière. Se faire suivre par de pareils soldats, résister avec eux à des forces dix fois plus nombreuses, redoubler, dans les dangers, de fermeté et de persévérance, tels furent les fondements du pouvoir de Charette, et ses titres à cette célébrité qui commençait faire éclater son nom hors du Bocage vendéen.

Son armée, quittant Pouzauges, entrait à peine dans la grande route, qu'un escadron ennemi tomba sur les bagages et sur l'arrière-garde, commandée par ou Couëtu ; elle fut maltraitée et poussée l'épée dans les reins : Peigné, major de la division de Machecoul, resta parmi les morts. Toutefois l'armée réunie, poursuivit sa marche jusqu'à Châtillon-sur-Sèvre là elle vit les traces récentes de la fureur des deux partis, et des combats sanglants qui avaient entraîné la destruction de cette ville. Toutes les maisons étaient incendiées et la terre couverte d'ossements humains. On se porta ensuite sur Maulevrier, où un détachement de deux cents républicains s'obstinant à disputer le passage, fut taillé en pièces le spectacle d'une dévastation générale irritait la vengeance des royalistes. Charette voulait attaquer Chollet et Mortagne, et en chasser les garnisons. Maître alors du foyer de la Grande-Vendée, il eût pu en réunir les débris, et devenir chef unique et prépondérant. L'arrivée imprévue de La Rochejacquelein le contraignit de respecter le territoire du Haut-Poitou, et de rentrer dans ses anciennes limites.

On a vu, dans le livre précédent, que ce général, suivi de Stofflet, de Beaugé, de Langerie et d'une vingtaine de soldats, avait gagna la rive gauche, en face d'Ancenis, pour y enlever quatre barques, et faire passer la Loire à son armée. Une patrouille étant survenue tout-à-coup, le chassa des bords du fleuve, et dispersa ses soldats ; mais resté avec ses trois compagnons d'armes, il s'enfonça dans l'intérieur du pays, cherchant les traces d'une troupe de Vendéens qu'on avait aperçue d'Ancenis quelques jours auparavant. C'était la même que le jeûne Cathelineau avait ramenée de Noirmoutier, et qui venait de perdre sou chef dans une-rencontre ; elle n'avait fait que cette seule apparition. Tout était désert dans la partie de la Vendée que parcouraient La Rochejacquelein et les trois autres chefs ; ils errèrent ainsi la journée entière, dans une solitude effrayante, n'apercevant partout que des traces de dévastation, et ne rencontrant sur leurs pas aucun due vivant. Après vingt-quatre heures d'anxiétés et de fatigues, ils parvinrent à une métairie habitée. Là on les accueille, et Le fermier leur offre un, repas frugal. A peine ont-ils pris quelque nourriture, que cédant à l'irrésistible besoin du repos, ils se jettent tout habillés sur une meule de paille. Mais bientôt leur hôte accourt les avertir de l'approche d’une patrouille, et il les conjure avec instance de fuir au plus vite. « Ami ! lui répond La Rochejacquelein, lors même que nous devrions périr ici, on ne nous arracherait pas au sommeil qui nous accable, et qui nous est encore plus nécessaire que la vie. Retire-toi, et laisse à la Providence le soin de notre conservation ». Les républicains survinrent, et accablés aussi de fatigue, s'endormirent auprès des quatre Vendéens, de l'autre côté de la meule. A la pointe du jour, La Rochejacquelein, éveillé par ses trois compagnons d'armes, s'éloigne en hâte, et s'enfonçant avec eux dans les bois, se dérobe à l'ennemi. Pendant deux jours, ils ne vécurent, que du pain enlevé aux soldats qui tombaient isolément sous leurs coups. À mesure qu'ils pénétraient vers Châtillon, La Rochejacquelein retrouvait de ses partisans. Il en reçut des informations sur l'état du pays, et conçut dès lors le projet de rassembler les débris de ces valeureux Poitevins, qui, les premiers, l'avaient reconnu pour chef, Son unique désir était de combattre encore à leur tête. Tourmenté du souvenir amer de la défaite du Mans, de la fatale et récente séparation de son armée, il était abîmé de désespoir, et ne cherchait que l'occasion de mourir les armes à la main. Laissant tout au hasard, il traverse de nuit la ville de Châtillon, et les républicains avaient un poste ; ne répond pas au qui vive de la sentinelle, échappe au péril à force d'audace, et arrivé près Saint-Aubin de Beaubigné, retrouve sa tante, madame de La Rochejacquelein, cachée dans une métairie voisine. Il passe trois jours avec elle, et n'en reçoit que des paroles pleine& de fermeté. « Si tu meurs, lui dit, au moment de leur séparation, cette femme résignée, si tu meurs., tu emporteras mes regrets el mon estime ». Les ruines du château de la Dubélière, que Westermann avait livré aux flammes, lui servirent aussi d'asile. Le bruit de son arrivée et quelques indices sur le lieu de sa retraite, l'exposèrent aux perquisitions d'un détachement qui vint fouiller le ohé seau ; il ne s'y déroba qu'en se tenant couché sur l'entablement des murs encore, debout de la façade principale. C'était ainsi que bravant les dangers, il préparait tout en secret, pour reparaitre en armes avec ses fidèles Poitevins.

A peine est-il instruit que Charette vient d'entrer dans le Haut-Poitou, qu'il se porte à sa rencontre, voulant concerter avec lui les opérations qu'il médite. Il se met en marche à pied pendant la nuit, par des routes détournes, et arrive à Maulevrier, où il trouve Charette faisant des dispositions pour attaquer la ville de Chollet. Il transpirait déjà qu'il n'avait en vue que de grossir sa troupe et d'étendre son pouvoir sur toute la Vendée. Surpris de l'arrivée subite d'un chef dont la perte avait paru certaine, Charette sentit que les paysans de la grande armée ne balanceraient plus entre leur ancien général et ion chef qui leur était étranger. Aussi reçut-il La Rochejacquelein d'un air froid et composé, fil amant hautement la campagne d'Outre-Loire et ne parlant que de son projet d'attaque. La Rochejacquelein lui, représenta qu'étant passé la veille près de Chat-let, il s'était assuré que les républicains y étaient en forces, qu'il serait donc plus sage d'attendre et d'observer leurs mouvements, d'autant plus qu'ayant en vue de reprendre Noirmoutier, il paraissait sûr qu'ils se porteraient en partie sur la côte. Charette n'insista plus ; mais poussant la froideur envers La Rochejacquelein jusqu'au manque d'égard, il ne lui offrit pas même de partager le repas qu'on venait de servir à une vingtaine d'officiers de son état-major. Ces deux hommes célèbres se séparèrent mécontents l’un de l'autre, et disposés plus que jamais à isoler leurs opérations quoique tout leur fit un devoir de se réunir. Les détails de cette entrevue ne sont plus ignorés. « Je pars pour Mortagne, dit Charette à La Rochejacquelein ; si vous voulez me suivre, je vous ferai donner un cheval. —Moi, vous suivre, répond fièrement le généralissime de la Vendée sachez que je suis accoutumé sire suivi moi-même, et qu'ici c'est moi qui commande ».

En effet, huit cents Vendéens abandonnèrent, le même jour, le chef du Bas-Poitou, et reconnurent La Rochejacquelein pour leur général. Ainsi Charette, qui, le matin commandait un rassemblement considérable, se vit, le soir, réduit à un petit nombre d'hommes, par la désertion des Angevins, et même d'une partie de ses, propres soldats. Forcé de concentrer son dépit, il reprit la route de son territoire, et en passant par les Herbiers, donna quelques jours de repos de sa troupe ; il quitta ensuite le centre du Bocage avec l'intention de se réunir à La Cathelinière et de sauver Noirmoutier. A. son approche, le détachement qui avait repris le camp retranché des Quatre-Chemins, l'abandonna, et laissa le passage libre. Charette, qui avait formé le projet d'attaquer, en passant Laroche-sur-Yon, marcha sur le bourg de la Ferri ère. Lâ un espion vint l'avertir qu'il aurait quatre mille hommes à combattre. Sur ce faux avis, Charette prit la route du Poiré, tandis que l'ennemi, trompé aussi sur le nombre des royalistes, se retirait aux Sables-d'Olonne, pour ne pas être attaqué. Cette lâche retraite coûta la vie à trois cents paysans du parti républicain. S'étant avancés jusqu'à la Ferrière, pour reconnaitre la force des Vendéens, ils rencontrèrent un détachement de l'armée du Nord, qui les prit pour des soldats de Charette. Ils demandèrent en grâce à être conduits à Laroche-sur-Yon pour s'y faire reconnaître ; mais les habitons et les soldats en étaient partis, et ces malheureux, convaincus d’imposture, en apparence, furent tous fusillés.

La présence des royalistes dans le midi de la Vendée y jeta l'alarme ; Luçon et Fontenay se crurent menacés. Le bruit de la résurrection de la Vendée et de la marche de Charette à la tête d'une armée, se répandit dans les villes voisines. La terreur fut telle à Fontenay, que le conventionnel Lequinio ordonna d'y fusiller, sans formes de procès, les prisonniers vendéens, à la première apparition de l'ennemi. Il fit plus sur l'avis de la fermentation que cet ordre avait occasionnée dans les prisons, il y descendit lui-même, et tua de sa main un prisonnier. « Je dois vous dire, écrivit-il à la convention, que sans des pareilles mesures, jamais vous ne finirez la guerre de la Vendée. C'est le modérantisme des administrateurs et des généraux qui l'entretient. J'ai écrit partout qu'il ne fallait plus faire de prisonniers, et s'il m'est permis de le dire, je voudrais qu'on adoptât la même mesure dans toutes les armées de la république ». Ce même homme, quand les circonstances eurent changé, affecta des principes de modération et d'humanité ; il s'éleva même, dans un écrit sur la Vendée, contre les horreurs qu'on y avait commises, versatilité méprisable et souvent imitée depuis.

Le sud de la Vendée, qui préférait les douceurs de la paix aux dangers de la guerre civile, fut bientôt délivré de la crainte que lui inspirait Charette. Les projets de ce chef sur La Roche-sur-Yon ayant échoué, son armée se dirigea sur Machecoul, dans l'intention de s'en emparer et de se joindre à La Cathelinière, qu'il avait fait prévenir par ses espions. Arrivé dans la forêt de Touvois, il congédia momentanément sa troupe, et prit des mesures telles qu'au premier signal il pouvait réunir toutes ses divisions. Le prochain rassemblement fut fixé aux derniers jours de décembre.

Pendant l'expédition de Charette dans le Haut-Poitou, Les généraux Haxo et Dutruy, pro tara de son éloignement, résolurent de fouiller le Marais vendéen, pour en chasser les rassemble-meus qui se tenaient à la portée de secourir Noir-moutiers. Vers le milieu de décembre, quatre à cinq mille hommes ouvrirent, à la Barre du Mont, à Beauvoir et au-Ferrier, trois fausses attaques ; elles masquèrent les mouvements des deux généraux, qui, en un moment, couvrirent de sol. Bats une enceinte de huit lieues, et portèrent de toutes parts le fer et la flamme. Tous les retranchements et quatre pièces de canon, les seules qui restassent aux Vendéens du Marais leur furent enlevés. Les routes praticables étant inconnues aux soldats, ainsi que la manière de franchir les nombreux canaux qui traversent en tous sens ce territoire marécageux, ils =robaient dans l'eau jusqu'à la ceinture. Des colonnes d'éclaireurs dissipaient en male temps les rassemblements formés aux environs de Paulx et de Sainte-Pazanne. Ainsi tout le Marais fut au pouvoir des républicains, et Noirmoutier, entièrement découvert, se vit exposé à une attaque de vive force que tout semblait favoriser.

Les journées décisives du Mans et de Savenay leur permettaient enfin d'employer sur la rive gauche une partie de l'armée victorieuse. La division Tilly parut propre à-une campagne d'hiver contre Charette. Le général Carpentier, qui en avait pris le commandement, reçut l'ordre de quitter Nantes pour se porter dans la Vendée. On vit alors combien le séjour des villes populeuses nuit à la discipline, surtout après la victoire. Lorsqu'il fallut quitter Nantes, à peine moitié de la division vint se ranger sous les drapeaux. Un bataillon de l'Aube tout entier refusa de marcher. Enfin le général parvint à rassembler deux à trois mille hommes, et partit. Il se porta successivement au port Saint-Père, à Machecoul, à la Garnache et à Challans, sans rencontrer les Vendéens, laissant à Machecoul une garnison nombreuse. Elle se tint si peu sur ses gardes, que Charette, après avoir réuni son armée, chassa, au pont James, un bataillon qui lui disputait le passage, et arriva sur Machecoul à trois lieues de là, sans qu'on y eût connaissance de son approche. Déjà sa cavalerie, après avoir égorgé Ires sentine tirs et la première garde, pénétrait du côté du château, tandis que son infanterie attaquait du côté du Chaume. Prise entre deux feux, la garnison n'eut que le temps de courir aux armes et de se bile jour l'épée à la main. Mais elle fut assaillie hors la ville, et y soutint un combat rude et sanglant qui dégénéra en déroute. Sur onze Cents hommes, les républicains en laissèrent plus de sept cents sur le champ de bataille. La ville, six mille rations de pain, plusieurs chariots chargés de farine, tombèrent au pouvoir de Charette, ainsi qu'une pièce de quatre.

Machecoul, près d'une forêt peu éloignée de celle de Princé, ouvre et ferme les communications entre Nantes et Beauvoir, sur une étendue d'environ quinze lieues. Les généraux Haxo et Dutruy, qui songeaient à reprendra Noirmoutier, sentirent enfin l'importance de Machecoul. Charette venait d'y passer le premier jour de l'an 1794, et y attendait tranquillement La Cathelinière, lorsque le général Carpentier reçut l'ordre de le chasser de la ville,

ll s'y porte à marches forcées, et aperçoit bientôt l'armée de Charette rangée en bataille sur la route de la Garnache, et couverte par la forêt. Ses rangs étaient serrés ; sa force paraissait de quatre à cinq mille hommes. Le général ré« publicain s'avance à la tête de sa cavalerie, pour reconnaître de plus près la position des royalistes. Il place sur la première hauteur une pièce de canon et un obusier, dont le feu commence l'attaque. Il déploie ensuite sa première brigade parallèlement au front de bataille, et ordonne à la seconde ligne de filer sur la gauche, pour tourner et occuper la ville. Son armée formait une espèce d'équerre. Attaqué de front et en flanc, incommodé par le feu du canon et des obusiers, étonné de l'audace des républicains, qui franchissaient avec intrépidité les haies, les fossés et les mares d'eau, Charette, qui combattait à pied, ordonna la retraite, après avoir riposté, par un feu de file roulant, à la mousqueterie de la troupe de ligne. Il fut poursuivi, serré de près par les grenadiers d'Armagnac, et enveloppé trois fois par la cavalerie ennemie ; trois fois il fut délivré par 1a sienne. Au passage du ruisseau de Beau-Séjour, il courut le danger d'être pris, en voulant protéger la retraite ; et exposé à une gale dc balles, il eut le canon de sa carabine, qu'il tenait à la main, Coupé en deux. Les grenadiers d'Armagnac la suivaient à la piste, avec un tel acharnement, qu'il fallut, malgré la nuit, battre le rappel pour les ramener aux drapeaux. Charette laissa une centaine de morts sur le champ de bataille. La perte du côté des républicains fut légère. Le conventionnel Laignelot, envoyé récemment dans la Vendée prit part à ce combat, marchant à la tête de la colonne, et se tenant à côté de l'artillerie lorsqu'elle faisait feu. Les vainqueurs bivouaquèrent autour de Machecoul et placèrent des canons sur toutes les hauteurs.

Ces précautions étaient d'autant plus sages, que dès le lendemain Charette, rallié à Saint-Philibert, revint sur Machecoul quoique son armée fût réduite à huit ou neuf cents hommes par la dispersion de la plupart de ses soldats. Il suivit des chemins détournés, et enleva aisément le premier poste. Le cri aux armes ! s’étant fait entendre au camp républicain fut suivi d'un coup de canon et d'une fusillade ; on battit la générale, l’état-major monta à cheval, et en un instant Ioules les troupes furent protes. Bientôt le bataillon de la Haute-Saône culbute les tirailleurs de Charette, qui, sans se décourager, cherche encore à tourner Machecoul. Alors le général Carpentier fait faire à la moitié de sa troupe un mouvement qui sert de prétexte à quelques lâches, pour fuir et jeter leurs armes. Sans la fermeté des officiers, ce houleux exemple se serait propagé sur cette partie de la ligne. Cependant la seconde brigade, qui filait en colonnes serrées de l'autre côté de la ville, attaqua avec vigueur les Vendéens en flanc, qu'une charge de hussards acheva de mettre en déroute : on les poursuivit le sabre levé, jusqu'au ruisseau de la Marne. Charette, à pied pendant le combat, dut son salut à la vitesse du cheval qu'un de ses officiers le força de monter ; et l'armée ne fut préservée d'une déroute totale, Glue par la valeur de La Roberie jeune, qui, à la tête de la cavalerie vendéenne, arrêta les hussards républicains. Charette se replia sur le bourg de la Couchaignière, où vinrent se rallier la plupart de ses soldats. Teh furent les événemens qui, mettant un obstacle invincible à sa jonction avec La Cathelinière entrainèrent la perte de Noirmoutier.

Depuis un mois, le général Haxo en méditait la conquise ; mais il ne pouvait y employer que six mille hommes ; et craignant d'ailleurs d’être inquiété au moment même de la descente, il différait, pour frapper des coups plus sûrs. Enfin le général-en chef Thurreau, voulant signaler son arrivée par une action d'éclat, avait chargé le général Carpentier d'observer Charette et or' donné l'attaque immédiate de Noirmoutier, bais l'invasion de Machecoul avait fait suspendre tous les préparatifs. On craignit que Charette n'évitât le général Carpentier, en passant par Châteauneuf, pour fondre, par la Crouillère el la Barre de Monts, sur les troupes expéditionnaires. Le général Thurreau hésita jusqu'à la reprise de Machecoul. Alors se reposant sur la division qui observait Charrette, et sur s'arrive de nouvelles troupes, il donna le signal.

L’île de Noirmoutier n'était défendue que par germe à. dix-huit cents Vendéens) sous les ordres d'Alexandre Pinau, cher des rassemblements de Légé, et d'autres officiers secondaires peu connus, tels que Bernard Massip, Marc-Antoine Savin, officier de cavalerie, Noë Gazette, Pierre Bareau, et les capitaines O’Birn et Dubois, presque tous de l'armée de Charette. Quelques agents des administrations vendéennes s'étaient jetés aussi dans l’île pour s'y mettre en sûreté, pleins de confiance dans la garnison, quoiqu'elle fût peu exercée à une défensive régulière. Quatorze blessures mettaient d'Elbée hors d'état de commander en personne. L’amour conjugal et les liens de l'amitié soutenaient à peine ses forces défaillantes ; mais son esprit conservait toute sa vigueur. Près de deux mille royalistes, vingt pièces de canon, une position avantageuse et l'espoir d'une diversion de la part de Charette, rassuraient d'Elbée contre toute surprise. Il comptait aussi sur les secours de l'Angleterre ; mais l'envoyé de Charette à Londres était parti trop tard, ayant eu des obstacles à vaincre soit pour appareiller, soit pour échapper aux bâtiments de la république.

Noirmoutier étant ainsi abandonné à ses propres forces, le général Haxo avec six mille hommes, entreprit de s'en emparer. L'attaque, dirigée par le chef du génie Du guet, fut combinée par terre et par mer. Le 25 décembre, quarante gabares pontées, venant de Nantes, s'approchèrent de Pile et mouillèrent à l'entrée du Coi ; et quinze autres, garnies de troupes, se rangèrent à côté des premières le surlendemain. Presqu'aussitôt une batterie, enlevée par les républicains au poste de la Barre de Monts, ouvrit son feu sur le village de la Fosse. Deux cents Vendéens gardaient la e6te depuis ce village jusqu'à la Guérinière, tandis que le gros de la garnison se tenait dans des retranchements. Plusieurs frégates, corvettes et bombardes, s'étant aussi approchées de l’île, tournèrent leurs batteries sur les points les plus faibles, et foudroyèrent les forts où flottait le drapeau blanc. Les forts ripostèrent, et des deux côtés une formidable artillerie fit un si épouvantable fracas, que l’île entière sembla menacée d'un bouleversement total. Quelques bâtiments furent endommagés par le canon ; deux autres périrent par l'effet de la grosse mer. La garnison, jour et nuit sous les armes, était trop peu nombreuse pour garder à la fois tous les points de l’île susceptibles d'âtre forcés ; elle était d'ailleurs épuisée de fatigues. Le danger devenait encore plus pressant par l’attaque du côté de terre, qu'on ne pouvait plus éviter : on savait que les troupes étaient en mouvement. Ce fut alors que dans un conseil, M. de Tinguy, gouverneur pour le Roi, et Massip, commandant de la cavalerie, proposèrent de capituler ; plusieurs officiers vendéens, entr’autres le capitaine Dubois, s'y opposèrent avec énergie. On consulta d'Elbée, qui ouvrit l'avis d'informer Charette de la situation de l’île, et de lui demander de prompts secours. Quatre soldats vendéens, s'étant chargés de cette périlleuse commission, essayèrent, à la faveur de la nuit, de percer à travers les postes de l'ennemi, qui gardaient le passage depuis Beauvoir jusqu'à l'Epoi. Trois d'entr'eux furent découverts et massacrés ; le quatrième, blessé, au bras, rentra dans l'île, et alla rendre compte au gouverneur du mauvais succès de sa mission. Le capitaine Dubois était présent ; il dit avec fermeté qu'il ne restait plus qu'à se défendre jusqu'à la mort, et que tels étaient les sentiments de la garnison, Mais le gouverneur représenta que l’île serait infailliblement prise d'assaut, et qu’une capitulation honorable devait prévaloir sur un parti désespéré qui entrainerait un massacre général.

Ce fut dans ces dispositions de la part du gouverneur, que l’île eut à soutenir l'attaque décisive des républicains, du côté de terre. Bravant l'obscurité et même la tempête, près de trois mille hommes, embarqués sur des chaloupes et des gabares, se présentent dans la nuit du 1er au 2 janvier, sur trois points différents, pour y effectuer leurs descentes, dont l'une n'était que simulée. Avant même que les transports ne touchassent la plage, l'adjudant-général Jordy, impatient de fondre sur les royalistes, se jeta dans la mer jusqu'à la ceinture, suivi de quelques soldats intrépides ; le reste s'y précipita à leur suite. Jordy commence la principale attaque à la pointe de la Fosse, qui était armée d'une batterie, et surprenant le premier poste, ne lui donne-que le temps de faire feu et de répandre l'alarme. En mettant pied à terre, une balle lui frappe la cuisse ; Jordy se relève sans se troubler, anime ses soldats qui enlèvent la batterie, et à l'instant il prend possession de la côte avec les grenadiers, en se faisant porter à leur tête. Trois cents royalistes marchèrent presqu'aussitôt vers le lieu du débarquement et après quelques tentatives pour chasser l'ennemi, se virent forcés de battre en retraite à cause de l'inégalité des forces. Le jour venait de paraître les corvettes et les bombardes avaient rouvert leur feu. La frégate la Nymphe, engagée de trop près, reçut la volée d'une batterie de trente-six, dont plusieurs boulets l'atteignirent. Entraînée par les courants et ne pouvant plus manœuvrer, elle échoua devant l’île. Déjà les Vendéens poussaient des cris de joie, lorsque la principale colonne d’attaque, qui s'attendait avec impatience la marée basse, pour passer à pied et faire sa jonction avec les troupes de débarquement, traversa le passage de Goi, et vint assaillir le poste de la Bessotière : il ne put tenir longtemps. Les troupes abordaient de tous côtés. Les généraux Haxo et Dutruy suivirent de près, à la tête de neuf cents hommes de la réserve. La jonction opérée, rien ne put arrêter les assaillants, qui bravaient le feu des batteries de l'intérieur.

La difficulté n'était pas d'aborder, mais de s'emparer de la ville, défendue par quinze à dix-huit cents hommes, et par vingt bouches à feu, dont plusieurs de gros calibres. L'impossibilité de se déployer au milieu de marais salants coupés en sens divers, et de np4rcber autrement que par le flanc, fit multiplier les colonies attaquantes, dont l'inégalité du terrain cacha le peu de profondeur. Cette manœuvre donnait aux assaillants l'avantage apparent d’une force supérieure à leur force réelle. Toutes les batteries des côtes ayant été enlevées ; au pas de charge, les Vendéens, pressés et poursuivis de toutes parts, se replièrent sur Noirmoutier, et se rangèrent en bataille dans leurs retranchements, sous les murs de la ville. L’approche des colonnes d’attaque, le feu de la flottille, le désordre inséparable d’une lutte si violente, mais surtout la faiblesse et même la lâcheté de quelques chefs, jetèrent les royalistes dans la confusion et le découragement. Tandis que les uns demandaient à capituler, d’autres se battaient avec acharnement et refusaient de se rendre.

Parmi ces derniers, Le Mercier d’Apremont se fit tuer en criant le Roi ou la mort ! et le capitaine Dubois, blessé, renversé aux pieds des retranchements, dit qu’il ne voulait point mourir par les mains des bourreaux de son Roi, et il se brilila.la cervelle. D'autres Vendéens, criblés de balles et se soutenant à peine sur leurs genoux, continuaient à faire feu. Mais les deux partis diffèrent dans le récit d'un événement déplorable d'une part, et atroce de l'autre. Selon les uns, le général Haxo, voulant dompter une résistance opiniâtre, et ménager le sang de ses soldats, fit proposer à M. de Tinguy une capitulation, vertu de laquelle la garnison mettrait bas les armes et resterait prisonnière. Selon d'autres, les royalistes, sommés de se rendre à discrétion, après une faible défense, jetèrent leurs armes et se livrèrent, pour ne pas être passée au fil de l'épée. Quoi qu'il en soit, l’extermination de toute une garnison désarmée, ne saurait être palliée ni justifiée. L'armée victorieuse, entrant dans la ville aux cris de vive la république ! enveloppa les prisonniers et les entassa dans une église, en attendant qu'ils fussent envoyés à la mort. Le général en chef Thurreau, et les commissaires de la convention, ordonnèrent aussi qu’on s’assurât de tous les habitants de l’île. Les frégates et les bâtiments légers la tenaient comme bloquée, tandis que les soldats la fouillaient d'un bout à l'autre. Chefs, prêtres, femmes, paysans, nul ne put échapper à cette rigoureuse perquisition, et tout fut tramé au quartier-général.

Parmi vingt-deux officiers royalistes, st faisait remarquer d'Elbée mourant et accablé sous le poids de la douleur ; il avait auprès de lui sa femme .et Durand, curé de Bourgneuf : ses derniers moments étaient encore empoisonnés par ridée que la lâcheté d'une partie de la garnison avait tout livré et tout perdu. Il regardait la mort comme un bienfait, mais ne pouvait retenir ses larmes, quand il songeait à la destinée de sa femme et d ses amis. Chacun se demandait « Que Vont devenir tant de victimes ? seront-elles immolées sans exceptions ? En se soumettant, la garnison a-t-elle réellement obtenu la vie ? Les chefs sont-ils seuls destinés à périr » ? Leur sort n'était-pas douteux. Avant de les envoyer au supplice, les commissaires de la convention voulaient interroger ceux qui, dans l'espoir d'obtenir la vie, se montreraient disposés à ternir leur honneur par des révélations. Ils commencèrent par d'Elbée, non qu’ils eussent l’intention de lui rien promettre ; mais ils lui auraient laissé entrevoir pour sa femme un traitement moins cruel. S'étant fait conduire vers ce chef, ils le trouvent couvert de blessures et étendu sur un lit de camp. « Voilà donc d'Elbée ? disent-ils. — Oui, répond le généralissime des Vendéens ; voici votre plus grand ennemi, et cette île ne serait point en votre pouvoir si j'avais pu me battre. — Que ferais tu si nous t'accordions la vie, lui demanda le commissaire Bourbotte ? — La guerre ! » dit-il, avec une fermeté égale à celle de Porus devant Alexandre. Les commissaires s'étant retirés, le général en chef Thurreau tout en lui témoignant les égards dus au malheur, s'efforça de lui arracher quelques aveux sur la situation des royalistes et sur leurs projets. « Générai, lui dit d'Elbée, vous n'espérez pas sans doute obtenir de moi le secret de mon parti ? Que d'autres achèvent de se déshonorer ; quant à moi, j'ai assez prouvé que je ne craignais pas la mort ». La noblesse de ses réponses, et un examen plus réfléchi, me font regarder maintenant comme de pure invention le discours que lui ont prêté dans cette circonstance, ceux qui l'envoyèrent au supplice[2]. Est-il probable en effet que ce chef vertueux couvert de blessures profondes, et pouvant à peine proférer quelques paroles, se soit épuisé en longues phrases pour dévoiler à des ennemis implacables le secret, les fautes, les divisions et les faiblesses de son parti ? C'est là sans doute une de ces listions politiques si souvent renouvelées depuis, pour flétrir la mémoire des royalistes et les actions de leurs chefs. Assez de témoignages établissent que d'Elbée ne démentit ni son caractère, ni sa fierté. Pendant cinq jours, ii fut accablé d'outrages et de questions ; excédé enfin par cette agonie cruelle, il dit aux généraux et aux commissaires de la convention : « Il est temps, Messieurs, que cette tragédie finisse : faites-moi mourir ».

D'autres prisonniers, il est vrai, crurent échapper au supplice par des déclarations plus ou moins empressées. « Nous nous étions retirés dans cette île, dirent-ils, espérant y trouver une retraite assurée, dans l'attente des secours de l'Angleterre. Le chevalier de la Roberie est parti, vers la fin de décembre, pour ailler présenter au cabinet de Saint-James l'état de nos forces, de nos ressources et de nos besoins, et pour solliciter une descente d'émigrés à Noirmoutier. Cette île a été approvisionnée par Charette, pour quinze à vingt mille hommes pendant plusieurs mois. La Rochejacquelein et Stofflet viennent de repasser la Loire, avec le projet de réinsurger la Haute-Vendée., mais la mésintelligence règne entre ces deux chefs et Charette ; ils sont disposés, plus que jamais, à isoler leurs opérations ».

Quand les commissaires de la convention n'eurent plus rien à tirer des prisonniers, ils ordonnèrent la formation d'une commission militaire, pour les envoyer à la mort, sans en excepter ceux qui avaient mis bas les armes. Rien ne put fléchir ces farouches démagogues ; ils alléguèrent leur mandat, la nécessité de se conformer aux décrets de la convention, et de donner un grand exemple. L'inflexibilité de Bourbotte, l'un d'eux, tenait moins à. la férocité du caractère qu'à l'esprit de sa mission et à la fureur agit, temps ; elle contrastait avec l'aménité de ses formes et la douceur de ses traits. On semblait rie plus connaître alors d'autre manière de vaincre ses ennemis que par une entière destruction.

Déjà la mort planait sur Noirmoutier ; on cherchait tous ceux qui avaient favorisé les Vendéens des listes de proscription étaient dressées. Les généraux, en distribuant des sauf-conduits, s'armeront en quelque sorte le droit de vie et de mort. Les haines et la vengeance se réveillèrent on s'accusa réciproquement, soit pour se débarrasser d'un ennemi, soit pour mériter une exception en augmentant le nombre des victimes. Bernard Massip, qui l'un des premiers avait mis bas les armes, dénonça un jeune émigré qu'on était parvenu à soustraire aux recherches. Cette infamie reçut sa récompense ; Massip fut conduit à la mort. En vain, aux genoux de ses juges, demanda-t-il sa grâce ; d'autres l'implorèrent avec la même lâcheté, et tout aussi inutilement. René de Tinguy, Alexandre Pinaud Marc-Antoine Savin, périrent des premiers avec Massip, d'Elbée mourant fut porté sur un fauteuil, au pied de l'arbre de la liberté, devenu le symbole de la désolation et du carnage. En le voyant ainsi traîné au supplice, sa femme s'évanouit ; et revenue à elle, demanda comme une faveur de ne point lui survivre. Autour de d'Elbée furent rangés Duhoux-d'Hauterive et Boissy ; une compagnie de grenadiers s'avança pour les fusiller. En ne voyant que trois victimes, un des commissaires conventionnels dit que c'était dommage que la partie ne fût pas carrée. « Ah ! reprend un de ses collègues ; n'avons-nous pas Wieland ? » Et à l'instant même, sans aucune forme de procès, le malheureux Wieland est dépouillé de ses vêtements et attaché au quatrième poteau ; vainement il implore justice et demande à être entendu. L'officier qui présidait à l'exécution, après avoir désigné aux troupes les victimes par leurs noms ajoute : voici Wieland, ce traitre qui a vendu et livré Noirmoutier aux rebelles, d’Elbée, rassemblant tout ce qui lui reste de forces, s'écrie : « Non, Messieurs, Wieland n'est pas un traitre, jamais il n'a servi notre parti, et vous faites mourir un innocent ». Il dit ; mais le plomb siffle, et tous quatre ne sont bientôt plus.

La mémoire de Wieland a été réhabilitée depuis, et vengée par des regrets publics. Mon impartialité me fait un devoir de consigner ici la preuve de l'innocence de ce martyr de la révolution, sur le compte duquel j'avais d'abord été trompé par des renseignements infidèles[3].

Les exécutions se succédèrent, et les cœurs s'émurent encore plus le lendemain, quand on vit marcher aussi à la mort l'épouse du malheureux d'Elbée et madame Taurin, qui lui avait donné 6a maison pour asile : la première, au moment de la reddition de l’île, avait dédain de se travestir et de s'évader, ne voulant point se séparer de son mari ; la seconde avait tout bravé pour exercer une hospitalité courageuse dont les sentimens étaient clans son cœur. Toutes deux marchèrent au supplice avec fermeté, demandant pour unique race que leurs corps, après l'exécution ne fussent point abandonnés aux insultes des soldats. Tous les prisonniers, quel que fut leur rang, leur profession, furent exécutés : soit à mitraille, soit à coups de fusils. Les scènes sanglantes du Mans et de Savenay se renouvelèrent, et deux mille royalistes périrent désarmés, pour n'avoir pas su se défendre.

La vengeance des républicains s'appesantit aussi sur les habitants de Barbatre, accusés d'avoir livré l’île à Charette. Quand les proconsuls, qui voulaient même raser Barbatre, furent rassasiés de sang, ils rendirent compte de leur conduite à la convention, qui approuva tout. « La reprise du poste important de Noirmoutier, mandèrent-ils, ôte aux rebelles toute communication par mer avec la perfide Angleterre, et rend à la république un pays fertile en subsistance. Nous avons nommé l’île Bouin l’île Marat, et celle de Noirmoutier de la Montagne ». Adulations ridicules autant qu'éphémères ; mais qui ravissaient les démagogues, en consacrant des noms chers à leur faction alors dominante. D'autres factions et de nouveaux partis se servirent, ensuite des mêmes passions et des mêmes moyens, croyant s'affermir ainsi dans les pouvoirs de la révolution.

 

 

 



[1] Voyez, à la fin du volume, les Pièces justificatives, n° V.

[2] Voyez, à la fin du volume, les Pièces justificatives, n° VI.

[3] Voyez, à la fin du volume, les Pièces justificatives, n° VII.