LE SIÈCLE DE LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE VIII. — LA PAIX INTÉRIEURE. - HENRI IV.

 

 

Difficultés d'Henri IV (1589-1610) à se faire reconnaître roi. Levée du siège de Paris. Bataille d'Arques, 1589 ; nouvelle marche sur Paris, échec. Bataille d'Ivry, 1590. Nouveau siège infructueux de Paris. Henri IV s'empare de Chartres. A Paris violence de la faction démagogique des Seize. Exécution du président Brisson, 1591. Essais de négociations avec Henri IV. Mayenne convoque les États généraux, 1593. Philippe II cherche à faire nommer sa fille reine de France. Conférence avec Henri IV à Suresnes. Abjuration d'Henri IV, 1593 ; son sacre à Chartres, 1594 ; tout le monde traite avec lui. Paris est livré, 1594. Évanouissement de la Ligue. Henri IV chasse les Espagnols : combat de Fontaine-Française, 1595. Paix de Vervins, 1598. Les guerres finies, Henri IV met de l'ordre dans le royaume. Sully ; les finances ; les notables réunis à Rouen, 1596. Agriculture, commerce, travaux publics, colonisation. Paix religieuse, l'édit de Nantes, 1598. Annulation du premier mariage d"Henri IV qui épouse Marie de Médicis, 1600. L'affaire du maréchal de Biron, 1602. Peu de popularité d'Henri IV de son vivant. Son assassinat, 1610.

 

Ce fut un moment de singulier désarroi, le matin du 1er août 1589, dans la maison rouge de M. de Gondi à Saint-Cloud, lorsque la mort d'Henri III mit tout le monde en présence du fait inéluctable que la France avait un nouveau roi et que ce roi était protestant. Le sentiment qui domina dans l'entourage, en grande majorité catholique, du souverain fut celui de la colère. Parmi les hurlemens, dit d'Aubigné, enfonçant leurs chapeaux ou les jetant par terre, fermant le poing, complotant, se touchant à la main, ils faisoient des vœux et des promesses desquelles on avoit pour conclusion : plutôt mourir de mille morts ! A peine connaissaient-ils Henri IV. D'O, d'Entraigues, Châteauvieux, répétaient qu'ils aimeraient mieux se donner à n'importe qui. La nuit du 2, les personnages catholiques se réunirent afin d'examiner la situation. Quelques-uns, comme le duc de Longueville, le baron de Givry, M. de Rambouillet, furent d'avis qu'en présence du siège il fallait reconnaître le roi de Navarre, pousser l'attaque de Paris et venger Henri III. La majorité se récria : il était impossible de prendre comme roi un excommunié ; Henri de Béarn ne se convertirait jamais, ses atermoiements passés le prouvaient bien. Finalement, sur la proposition de d'Épernon, il fut convenu qu'une députation irait expliquer à Henri IV, que s'il voulait abjurer immédiatement, il serait proclamé sans tarder.

Le nouveau roi de France, homme de trente-cinq ans, de taille moyenne, sec, vigoureux, nerveux, intelligent comme pas un roi de France ne l'a été, de cette intelligence vive et souple qui voit immédiatement toutes les nuances des choses et décide promptement, avec cela spirituel, charmant, simple de manière et de tenue, et très bon soldat, avait un sentiment trop élevé de sa dignité personnelle et de celle de sa fonction pour accepter la mise en demeure qu'on lui signifiait. Il se rendait bien compte de l'état précaire de sa situation. L'armée, au milieu de laquelle il était, comptait à peine 2.000 huguenots, campés à Meudon, à l'écart, objet des risées du reste des troupes qui les appelaient par moquerie des bandoliers ; il avait chargé, dès la première minute, Biron d'aller faire prêter serment aux Suisses, étrangers, mercenaires, protestants, qui obéiraient ; mais en dehors de ces deux groupes il n'avait rien. Quelques catholiques peut-être le suivraient ; le reste pourrait s'en aller ; il demeurerait roi sans royaume, général sans armée. Il était fier. Il tint tête fermement à la députation qui venait le sommer de se convertir. Il répondit avec une véhémence émue, que c'était lui mettre le couteau sur la gorge, lui imposer un geste qui le déshonorerait. Il promettait aux catholiques toutes les garanties possibles et était prêt à s'éclairer au moyen d'un concile national ; par ailleurs, que ceux qui ne voulaient pas rester s'en allassent : J'aurai parmi les catholiques, finissait-il noblement, ceux qui aiment la France et l'honneur !

Cette attitude résolue déconcerta les chefs catholiques. Ils se réunirent à nouveau. Mais que faire ? Quel roi prendre ? En somme les scrupules du prince étaient respectables. Sur quoi quelqu'un proposa de reconnaître provisoirement Henri IV, en lui donnant six mois pour se convertir ; le parti fut adopté. Henri IV accepta. Un arrangement signé le 4 août établit que le roi se ferait instruire, qu'il convoquerait un concile national dans les six mois et qu'en attendant rien ne serait changé à la situation respective des catholiques et des huguenots. Etait-ce la solution ? Malheureusement, nombre de catholiques irréductibles refusèrent d'admettre la combinaison. Ils prirent leurs bagages et quittèrent l'armée : tel s'en alla avec tout le contingent qu'il commandait, 7.000 hommes. De leur côté, les protestants découragés par les engagements que venait de prendre Henri IV, se retirèrent. La Trémoïlle leva le camp en emmenant neuf bataillons. Ainsi l'armée royale se disloquait. Henri IV, qui par surcroît n'avait pas d'argent, incapable de continuer le siège, quitta les bords de la Seine et se replia vers la Normandie.

Dans le royaume, le pacte de Saint-Cloud fut diversement apprécié. Il n'y eut qu'une minorité pour l'accepter ; la masse demeura indécise, incertaine, troublée, ne voulant pas aller jusqu'à la Ligue et se refusant tout de même à subir un souverain hérétique. La Ligue reprit confiance. Ainsi il ne s'agissait plus maintenant de se défendre contre l'éventualité d'un roi réformé : l'avènement de l'hérétique était consommé : Il se fit, dit Palma Cayet, quasi une seconde révolte. Encore devait-on avoir un autre roi à mettre à la place. Mayenne sentant qu'il ne pouvait réclamer la couronne pour lui-même, résolut de s'en tenir aux décisions des Etats de Blois et de proclamer le cardinal de Bourbon sous le nom de Charles X. Le cardinal de Bourbon était enfermé au château de Loches ; il se laissa faire ; il écrivait à Vergnètes : Je suis embarqué et tout le monde ne sait pas pourquoi. Ils (les ligueurs) en veulent à la maison de Bourbon. Tandis que je suis avec eux, c'est toujours Bourbon qu'ils reconnaissent. Le roi de Navarre, mon neveu, cependant, fera fortune ; ce que je fais n'est que pour la conservation du droit de mon neveu. Le cardinal était un sage. Notification fut faite de l'avènement de Charles X à toutes les villes de France et Mayenne prit le titre de lieutenant général du royaume.

Fort de son droit, très pénétré de ses devoirs, non par ambition personnelle, mais par une conviction très forte et très belle de ce qu'il devait à la France, Henri IV comprit qu'il avait à conquérir son royaume pas à pas : il s'y décida. Il disposait de 10.000 hommes ; il marcha sur Rouen ; la prise de cette grosse ville eût été d'un effet considérable. Mayenne accourut de Paris pour lui faire lever le siège avec une armée plus puissante. Ne pouvant l'attendre dans une situation trop défectueuse, Henri IV recula vers Dieppe. Il se montrait partout affable et cordial. Point de cérémonie, mes enfants, disait-il en entrant à Dieppe, mais vos amitiés, bon pain, bon vin, bon visage d'hôte, voilà ce qu'il me faut ! Il se retrancha solidement à Arques, où Mayenne, avec 33.000 hommes, vint l'attaquer. Douze jours durant, l'armée ligueuse tenta de forcer les lignes royales malgré les canons d'Arques et de Dieppe. Enfin, le 21 septembre 1589, elle crut réussir, fit une trouée dans les tranchées, passa, mais Henri IV rassemblant ses soldats les lança d'une manière si vigoureuse que les assaillants durent lâcher prise après avoir perdu beaucoup de monde. Mayenne tenta de tourner la position, échoua, puis dégoûté, quitta la partie et s'en alla.

Ce succès d'Arques fut pour Henri IV du plus excellent effet. Des partisans lui arrivèrent. Longueville le rejoignit avec des troupes. Il accueillit chacun d'une bonne grâce souriante, aimable. En peu de temps il comptait autour de lui avec surprise près de 23.000 hommes, très mal équipés, il est vrai, déguenillés, mais assez bien en main et venant au succès. Peu de généraux français ont été avant Henri IV plus nets et plus décisifs. Il résolut immédiatement de marcher sur Paris, le noir de la cible, disait-il. Il savait bien et il comprenait que tenant Paris il aurait le reste. Le 1er novembre, il tenta l'assaut de la ville en trois endroits différents sur la rive gauche, notamment à la porte de Nesle. Malheureusement pour lui, les ligueurs qui se gardaient bien le repoussèrent. L'annonce de l'arrivée de Mayenne accourant lui fit lâcher pied et Henri IV, ne voulant pas se trouver entre deux feux, recula, gagna Tours, mais toujours attiré par la cible, repartait bientôt, occupant Le Mans, Alençon, Falaise, Honfleur, tournant autour de Paris. Il allait gaiement, plein d'entrain, plaisant à ses soldats par ses qualités brillantes si françaises. Il se disait : Roi sans royaume, soldat sans argent, mari sans femme — depuis longtemps, par incompatibilité d'humeur et infidélité réciproque, Henri IV et Marguerite de Valois s'étaient séparés — ; il mandait, de cette langue preste et alerte qui fait de lui un de nos bons écrivains : Fervaques, à cheval, je veux voir à ce coup-ci de quel poil sont les oisons de Normandie : venez droit à Alençon. On le suivait. Pendant ce temps, la situation de ses ennemis se compliquait.

A Paris, Mayenne était loin de voir ses affaires réussir. La tyrannie de la faction des Seize s'accentuait. Exaspérée d'une démagogie humiliante, la noblesse avait pris le parti de s'abstenir, instinctivement attirée d'ailleurs par une secrète sympathie pour le gentilhomme soldat qu'était Henri IV. A défaut de l'épée des nobles il fallait bien, pour Mayenne, chercher des troupes là où il y en avait, c'est-à-dire à l'étranger. Or, l'étranger capable d'en fournir, était l'Espagne. Le roi d'Espagne surveillait toujours les événements de France. Ayant conçu l'idée étrange non pas seulement de profiter des désordres du royaume pour mettre la main sur quelque territoire, mais même de s'emparer de la France et d'en faire une province de son vaste empire, il avait chargé son ambassadeur, Mendoza, de proposer à Mayenne les soldats et les écus qu'il voudrait, à condition que, par traité, il reconnût Philippe II protecteur de l'État et de la religion du royaume de France ; c'était le premier pas. Mayenne, qui avait un besoin extrême de secours, demeurait perplexe. Villeroy le dissuada. Ancien ministre d'Henri III, entré à dix-huit ans dans les affaires au temps de Catherine de Médicis, arrivé assez vite au poste de secrétaire d'État, M. de Villeroy avait été remercié par Henri III la veille de l'assassinat des Guises et était venu rejoindre les ligueurs ; c'était un homme de grande expérience, très calme, pondéré, esprit clair, doué de dextérité, de beaucoup de bon sens et de jugement. Il sera plus tard ministre de Henri IV, de Louis XIII et mourra à soixante-quatorze ans, après avoir servi, pendant cinquante-six ans, cinq rois successifs. Sa pensée secrète était d'arriver à ménager une entente finale entre Henri IV et la Ligue, entente dont il serait l'artisan. Il s'éleva vivement contre les prétentions de l'Espagne : c'était même honteux, disait-il, d'écouter de pareilles propositions qui ne tendaient qu'à usurper l’État et le dissiper ; l'opinion ne les accepterait jamais ; elles annihileraient Mayenne. Mayenne déclina les offres. Mais alors il restait sans forces. On annonçait que, mis en goût par l'impuissance de la France, les étrangers se disposaient à envahir le territoire, que le duc de Lorraine parlait d'occuper les Trois-Évêchés, le duc de Savoie, la Provence et le Dauphiné. Tout se gâtait. Dans son trouble, Mayenne put enfin trouver une aide, celle du pape. Sixte-Quint avait envoyé à Paris un légat extraordinaire, Caietano, afin d'étudier la situation, et Caietano s'était prononcé en faveur de la Ligue, déclarant que l'idée de reconnaître Henri IV, hérétique et excommunié, n'était pas un instant discutable. Au nom du pape, il proclama qu'aucun concile national ne devrait se réunir pour la conversion du roi de Navarre, le roi de Navarre n'ayant pas besoin d'un concile pour se convertir, et il donna de l'argent à Mayenne. Fort de cet appui moral et aidé de ce subside, Mayenne sortit de Paris et marcha vers Henri IV afin de le réduire par la force.

Henri IV s'était replié du côté de Dreux qu'il assiégeait. Il avait à ce moment 11.000 hommes dont 3.000 cavaliers ; l'armée ligueuse comptait 16.000 soldats. A l'approche de cette masse plus forte que la sienne, le roi délogea de Dreux et descendit la vallée de l'Eure. Mayenne le suivait avec circonspection. Alors, brusquement, Henri IV décida d'attaquer son adversaire. Il rangea son armée dans la plaine d'Ivry, le 14 mars 1590 : six canons au centre entourés de cavalerie, les compagnies d'infanterie aux ailes ; il galopait sur le front des troupes, misérablement vêtues, armées à crin ; sa salade — son casque — ornée, dit du Bartas, d'un horrible panache, répétant le mot fameux : Ralliez-vous à mon panache blanc, vous le trouverez toujours au chemin de l'honneur et de la victoire. Mayenne n'aurait pas voulu se battre ; il dut accepter la rencontre. Après quelques coups de canon, sa cavalerie s'ébranla ; mais le départ fut défectueux, les cavaliers trop pressés se bousculèrent, il y eut du désordre : le roi de Navarre en profita pour charger à fond, et entraînée par son vigoureux élan, sa cavalerie culbuta la ligne ennemie. Henri IV se battait comme un simple troupier, bravement, héroïquement ; électrisés par cet exemple, les siens suivaient, criant : Vive le roi ! La cavalerie abattue, on se jeta sur l'infanterie ; des contingents suisses de la Ligue mirent bas les armes, et Mayenne, voyant que la partie était perdue, s'enfuyait, laissant 6.000 hommes et 80 drapeaux. Dieu a montré, écrivait le soir Henri IV, qu'il aime mieux le bon droit que la force. Il invita à dîner au château de Rosny tous les chefs de l'armée victorieuse.

L'adversaire battu et, toujours fidèle à son objectif unique, Henri IV se dirigea sur Paris. Malheureusement les chemins impraticables rendaient la marche de ses troupes lente ; l'absence d'argent l'obligea de rester quinze jours à Mantes afin de refaire ses forces ; ce ne fut qu'en avril qu'il put commencer l'investissement de Paris, en occupant Charenton, les Buttes-Chaumont, Montmartre. Mayenne était parti pour la Picardie afin de reconstituer une armée, laissant à Paris son frère, le duc de Nemours, jeune homme de vingt-deux ans. Ce jeune homme était très actif et intelligent. Il profita des quinze jours de répit que l'attente de Henri IV à Mantes lui donna pour se préparer au siège. La ville était mal en point, sans munitions, sans provisions, avec des remparts délabrés et une seule pièce de canon montée, le reste ayant été enlevé pour servir de canons de campagne. Il fit venir des vivres, rempara les murs, obligea tout le monde, ouvriers et bourgeois, à travailler, et se trouva prêt à subir le choc. Les milices organisées fournissaient, disait-on, 50.000 hommes. Henri n'avait pas plus de 13.000 hommes. Ne voulant pas tenter une prise de vive force, il essaya d'affamer la place. Toutes les issues furent surveillées, les chemins occupés. On ne laissa passer ni une charrette sur les routes, ni un bateau sur la Seine. Avec le temps, croyait-on, le succès était assuré. Le 9 mai arriva la nouvelle de la mort du cardinal de Bourbon. Mayenne fit dire que l'événement n'avait aucune importance et qu'il demeurait lieutenant général du royaume : les États généraux décideraient la question du successeur. A Paris les assiégés tenaient bon. Pour maintenir leur courage on faisait de grandes processions. Il y en eut une solennelle le 14 mai, à laquelle assistèrent le légat, trois évoques, tout le clergé, les autorités ; on portait des reliques ; une autre fut plus extraordinaire encore, ce fut celle où l'on vit 1.300 prêtres, moines, religieux, écoliers affublés de cuirasses, coiffés de casques et portant des arquebuses sur l'épaule défiler dans les rues. La haute bourgeoisie favorable à Henri IV devait plus tard se moquer de ces démonstrations.

Mais les jours s'écoulant, les vivres commencèrent à se faire rares ; ils enchérirent. Les gens aisés vendirent leur argenterie. Afin d'éviter des reproches, le légat donna 50.000 écus pour nourrir les pauvres, toute sa vaisselle ; il laissa engager l'argenterie des églises. L'ambassadeur Mendoza parla d'avancer 120 écus par jour. Princes, communautés, gens importants souscrivirent afin de venir en aide aux malheureux. On voyait dans les rues de grandes chaudières de bouillie avec laquelle on nourrissait les gueux. Que faisait donc Mayenne ? Que ne venait-il au secours de la ville ? Mayenne découragé, essayait en vain de rassembler des troupes en Picardie, où il avait pu à peine trouver 3 à 4.000 hommes. Il suppliait l'Espagne de l'aider. Mais l'Espagne le prenant maintenant de haut, réclamait de Mayenne qu'il livrât au préalable des places de la Picardie. Mayenne ne voulait pas. Il s'adressa au gouverneur des Pays-Bas, Alexandre Farnèse, duc de Parme, homme moins dur et moins intéressé. Le duc objecta d'abord qu'il n'avait pas achevé sa conquête des Pays-Bas ; néanmoins il consentit à envoyer un continrent de troupes. Par défiance, Mayenne s'empressa de mettre des garnisons dans les villes picardes dont les portes furent tenues soigneusement fermées. Parme du reste parlait de venir lui-même en France.

Avec le contingent espagnol, Mayenne s'avança vers Paris. Henri IV marcha à sa rencontre accompagné de quelques détachements. Un peu effrayé, Mayenne se réfugia derrière les murs de Laon : le roi de France l'y laissant revint sur la ville assiégée. Il était plus confiant que jamais. De toutes parts les recrues lui arrivaient nombreuses, importantes, saluant en lui le roi de demain, venant à la victoire, Châtillon, la Trémoïlle, Conti, le duc de Nevers, et leur suite. Il tenait maintenant 23.000 hommes. Le 7 juillet 1590, il prit Saint-Denis ; le 24, il tenta un assaut général de Paris dans la nuit, vers deux heures du matin, assaut qui n'aboutit pas, mais eut pour effet de resserrer le blocus. A mesure, dans la ville, les vivres devenaient de plus en plus introuvables ; la famine sévissait ; on mangeait les chiens, les chats et les rats après avoir absorbé des bouillies d'avoine. Le beurre valait 3 écus la livre au lieu de 5 sous, les œufs 12 sous pièce, quand on en rencontrait. En trois mois, 1.300 personnes périrent d'inanition. On en vint à voir dans les ruisseaux des misérables ronger des restes crus et des tripes d'animaux : on parla de cas d'anthropophagie. Emu de pitié au récit de ces horreurs, Henri IV, dit-on, laissa vendre des aliments à quelques personnages de haut parage et toléra la sortie de pauvres gens. Cependant l'opinion parisienne devant ces souffrances commençait à s'exaspérer. Des individus s'attroupant réclamaient du pain ou la paix. Il y eut des manifestations violentes et une pression si vive que le duc de Nemours effrayé dut demander à l'évêque de Paris d'aller s'entretenir avec Henri IV afin de voir ce qu'exigerait le roi de France. Le roi de France demandait la soumission pure et simple, mais trop pitoyable, accordait un répit de huit jours pendant lesquels femmes et enfants pourraient sortir de Paris. Cette concession le perdit. Pendant ce temps le duc de Parme en effet venait joindre Mayenne à Meaux avec 13.000 hommes le 23 août. Mis au courant, le duc de Nemours prenait ses précautions afin de tenir bon et l'armée ligueuse forte cette fois de 23.000 soldats dont un tiers français et le reste étranger, disciplinée, bien armée, bien équipée, suivie de 1300 chariots de vivres, s'ébranlait dans la direction de la place à délivrer. La lutte était impossible pour Henri IV, pris entre deux feux, son monde fatigué, la noblesse soucieuse de revoir ses foyers, lui-même toujours près de ses pièces, vivant d'emprunts : il leva le siège, congédia les volontaires et se borna à répartir ses compagnies d'infanterie ou de cavalerie dans les garnisons des environs de Paris à l'abri de bonnes murailles, tout au moins pour contenir dans ses limites le domaine des ligueurs.

C'était un gros échec. Le légat chanta un solennel Te Deum d'action de grâces. Mayenne se félicita. Sa joie n'allait pas être de longue durée. La levée du siège effectuée, le duc de Parme dit que n'étant venu que pour cette opération, il regagnait les Pays-Bas et il s'en alla. Pendant ce temps, loin de perdre courage, l'énergique Henri IV reprenait plus vivement que jamais sa campagne. Son plan était de harceler Paris, en s'appuyant sur les garnisons qui lui appartenaient, de manière à préparer un nouvel investissement et de nouveau à affamer la ville. Il tournerait ainsi, comme un oiseau de proie, coupant les routes, arrêtant les vivres. Il renforça ses garnisons, emprunta en Italie, pria tous ses partisans de le joindre, et il alla assiéger Chartres qu'il prit après un siège d'un mois. Inquiet Mayenne implora et obtint de l'Espagne un secours de 4.000 soldats.

Plus que jamais Henri IV se rendait compte qu'il n'aurait son royaume qu'à condition de s'en emparer de force. Dieu et mon droit, répétait-il, c'était sa devise, il y avait foi. En vain Rome s'acharnait-elle contre lui. Au pape Sixte-Quint avait succédé Grégoire XIV qui, par un bref de février 1591, avait mandé à son légat Philippe Sega, successeur de Caletano, qu'il interdisait aux évêques français de reconnaître Henri IV et sommait les catholiques partisans du prince de retirer leur adhésion à sa cause sous peine d'excommunication. Le coup était dur. L'entourage catholique avait pressé le roi de France de se décider à l'abjuration ; la famille entière s'était associée à la même prière, Vendôme, Soissons, remontrant qu'il allait faire perdre la couronne aux Bourbons ; les politiques avaient joint leurs instances, au nom de la raison, du bon sens, de la prudence ; Henri IV irrité avait résisté, ordonnant aux siens de se taire, protestant vivement contre l'intrusion du Saint-Siège dans des questions politiques qui ne le regardaient pas, faisant protester par les parlements royalistes, fidèles aux anciennes traditions gallicanes, voire même par une petite assemblée de neuf archevêques ou évêques. Le clergé de France très troublé demeurait divisé et incertain.

Un nouveau légat envoyé à Paris, Landriano, conseilla à Mayenne pour en finir d'assembler des Etats généraux et de faire élire un roi. Mais la question n'était pas mûre. On se défiait beaucoup de l'Espagne et de ses visées ambitieuses ; les élections dans un royaume aussi divisé n'étaient pas faciles, ni les voyages à Paris des députés praticables ; tous les conseillers de Mayenne, Villeroy, Jeannin lui dirent de répondre évasivement ; il déclina. Il ne savait que faire.

Les Seize attribuèrent alors les atermoiements de cette attitude irrésolue à l'influence grandissante du parti modéré, et ce fut une poussée de colère contre les politiques. Les plus ardents réclamèrent impérieusement des mesures contre les modérés afin d'assurer le salut de la cause : on demanda des expulsions, des arrestations, même des résolutions rigoureuses et des listes de suspects coururent, dénommées papiers rouges, contenant des noms avec des lettres à côté : P, D ou C, (pendu, dagué ou chassé). Parmi les plus menacés se trouvaient les gens du parlement, hommes de justice calmes et rassis, qu'indignaient les fureurs démagogiques d'exaltés, en général de bas étage, grossiers, brutaux, prétendant être les maîtres de Paris et faire la loi à tout le monde. Un incident amena l'éclat imminent. Le procureur du roi à l'Hôtel de Ville, Brigard, fut surpris envoyant à Saint-Denis, en camp ennemi, une lettre, d'ailleurs énigmatique, où l'on crut voir la preuve de sa trahison. Il fut saisi ; les partis avancés réclamèrent sa mise en jugement ; mais le parlement, ne trouvant pas que la prévention fût établie, le renvoya absous. L'indignation des violents fut inexprimable. On en voulait surtout au président Brisson, homme d'ailleurs un peu faible, trop complaisant et victime de ses incertitudes : Je sens que je me noie, disait-il, et voudrois m'en tirer, ou gagner quelque bord, mais je ne le puis et suis entraîné par le fort de l'eau. Le 15 novembre 1591, pendant qu'il se rendait au parlement, il fut arrêté par une bande d'énergumènes ainsi que les conseillers Tardif et Larcher ; conduit aux prisons du Petit Châtelet, traduit devant une manière de commission judiciaire présidée par un des Seize et, après un semblant de jugement, pendu, en compagnie des deux conseillers, à la poutre d'une des chambres du Châtelet. Ces exécutions sommaires produisirent une impression très vive. Le parlement déclara qu'il cessait de rendre la justice et Mayenne qui était à ce moment absent de Paris fut supplié de revenir afin d'arrêter les fureurs sanglantes d'une oligarchie intolérable. Mayenne accourut avec 3.000 cavaliers, fit saisir en effet quatorze meneurs parmi lesquels étaient les auteurs de l'exécution des magistrats, en fit pendre quatre aux solives de la grande salle des gardes du Louvre, écroua le reste ; les complices s'enfuirent. D'un coup énergique il avait châtié l'excès commis, mais la situation ne s'éclaircissait pas davantage : il demeurait toujours irrésolu entre les violents et les politiques, ne pouvant, n'osant, ou ne voulant pas dire nettement ce qu'il désirait.

Henri IV allait toujours, galopant, ferraillant : Je fais bien du chemin, écrivait-il, et vais comme Dieu me conduit, car je ne sais pas ce que je dois faire au bout. Il eut l'idée de tâcher de s'emparer de Rouen que défendait le ligueur Villars-Brancas. Le 11 novembre 1591, son lieutenant Biron commença l'investissement. Une fois de plus Mayenne fit appel au duc de Parme qui consentit à venir avec 25.000 hommes. La saison était mauvaise, il pleuvait, neigeait, les terres étaient défoncées. Les deux armées escarmouchèrent l'une contre l'autre, celle du roi de France à l'abri derrière des tranchées ; rien ne se décida. Au bout de quelque temps les deux adversaires s'en allaient chacun de leur côté, Farnèse chez lui ; Henri IV, dont l'armée composée moitié de huguenots, moitié de catholiques toujours en dispute ensemble, était fatiguée et mourait de faim, renvoya son monde, se bornant à harceler les Espagnols en retraite avec quelques fidèles intrépides. La campagne était nulle, les affaires n'avaient pas fait un pas.

Dans cette incertitude générale, Villeroy estima qu'on pourrait peut-être s'acheminer vers une solution, d'une part en négociant avec Henri IV et d'autre part en convoquant les États généraux. Si enfin le roi de Navarre pouvait comprendre que sa conversion était la seule issue possible du conflit ! Mayenne le laissa faire. Villeroy vit Du Plessis-Mornay et Henri IV ; il insista, il pressa ; la Ligue allait se trouver aux prises avec des prétentions espagnoles inacceptables, expliquait-il ; il fallait choisir. Chaque jour Henri IV était assiégé d'observations analogues de la part de ses partisans catholiques ; quelques protestants comme son fidèle Rosny, celui qui sera plus tard le duc de Sully, finissaient par avouer qu'en effet il n'y avait pas moyen de sortir des difficultés autrement que par l'abjuration. Henri IV décida d'envoyer à Rome le marquis de Pisani et le cardinal de Gondi afin de s'entretenir avec le pape. Etait-il ébranlé ? A Paris, le bruit des démarches de Villeroy produisit une assez forte agitation dont le résultat fut l'affermissement des idées modérées. L'opinion allait insensiblement à ce qu'elle pressentait la solution inévitable. Puis l'arrivée des troupes espagnoles, de l'étranger, avait indisposé le public. Les politiques, à la tête desquels figurait un certain d'Aubray, ancien prévôt des marchands, s'enhardissaient ; ils mirent la main sur la milice parisienne dont 13 colonels sur 16 se trouvèrent être des leurs, ainsi que des quarteniers et nombre de capitaines. Il proposèrent d'adresser une semonce au roi Henri pour lui demander de se convertir : on les appela des semonneux ; après avoir été un instant débordé par les violents, Mayenne était maintenant débordé par les modérés, tellement il tenait peu la situation. La vérité était qu'au fond il désirait la couronne, mais que pris entre les ambitions espagnoles dangereuses, les violents, les politiques les partisans d'Henri IV, et sentant que sa candidature n'était pas même présentable, il ne savait que décider pour ménager ses intérêts. Dans le doute il résolut de convoquer les Etats généraux. Ceux-ci, peut-être, contiendraient à la fois les semonneux et les violents, puis on verrait. De Rome la nouvelle arrivait que le pape avait refusé de recevoir les envoyés du roi de Navarre.

Les Etats généraux convoqués à Paris se réunirent le 26 janvier 1593. Ils étaient bien peu généraux. Nombre de provinces avaient refusé d'envoyer des députés, beaucoup de ceux-ci n'avaient pu arriver à Paris par suite des dangers de la route ; ils étaient à peine 128 : 49 ecclésiastiques, 24 nobles, 35 membres du Tiers-État, lorsque les Etats de Blois avaient compté 505 députés ; c'était une ombre d'Etats. La Satyre Menippée les a couverts de ridicule ; ils valent mieux que la réputation qu'ils ont laissée ; dans des circonstances particulièrement difficiles ils ont su faire preuve de jugement, de modération, de dignité et d'esprit national.

Mayenne présida la séance d'ouverture au Louvre sous un dais royal de drap d'or comme s'il voulait préparer les esprits à son élection, et expliqua que les Etats étaient réunis afin de nommer un roi de France catholique. Le malheur voulait que personne n'envisageât sérieusement sa candidature, ce qui gênait Mayenne dont le discours fut trouvé vague et sans caractère. A une tribune avait pris place l'envoyé du roi d'Espagne ; le légat pontifical assistait aussi aux séances. La proposition fut d'abord faite d'entamer des négociations avec Henri IV afin d'examiner la situation. Le légat prit la parole et s'opposa à ces conférences. Les Etats agacés de cette intervention, votèrent les conférences. Ils devaient finir par refuser même de discuter devant l'envoyé du pape. Le sentiment qui obsédait tout le monde était l’appréhension de l'Espagne. On avait besoin d'elle, de son argent, de ses soldats. Elle envoyait encore 5.000 hommes commandés par le comte de Mansfeld ; mais ses prétentions étaient déconcertantes. Dès après la bataille d'Ivry on avait appris que Philippe II rêvait tout uniment d'être élu roi de France : la France serait devenue une province de son empire ; les avantages eussent été du reste appréciables : libertés municipales, convocations régulières des Etats généraux qui eussent légiféré, voté les impôts ; nominations exclusives de Français dans les places et fonctions, on somme une autonomie large et intelligente. Beaucoup de Français avaient admis cette combinaison et des comités s'étaient formés afin de défendre l'idée, en y ajoutant en retour le libre commerce avec les colonies espagnoles. Mais après réflexion Philippe II avait renoncé à son projet. Il s'était rejeté vers un autre. Ayant épousé lui-même une sœur des trois derniers Valois, il estimait que sa fille Isabelle-Claire-Eugénie, pouvait, à titre de descendante de Henri II, réclamer le trône de France vacant. Il y avait bien le préjugé de la loi salique, cette fameuse loi salique dont tout le monde parlait, mais dont personne n'avait jamais pu citer le texte concernant la succession royale, — texte en effet qui n'existait pas. On l'écarterait. C'était cette candidature que les États s'attendaient à voir produire devant eux dans des conditions politiques des plus embarrassantes. Un ambassadeur extraordinaire arriva d'Espagne afin de suivre l'affaire, le duc de Feria. Mayenne alla causer avec lui à Soissons, renouvelant toujours ses demandes de troupes. Feria fut assez sec, offrant à son interlocuteur, s'il acceptait d'entrer dans les idées du roi d'Espagne, la lieutenance générale du royaume avec les gouvernements de Bourgogne et de Picardie ; Mayenne éluda, déclarant qu'il s'en remettait aux États ; l'ambassadeur riposta avec vivacité ; la discussion fut âpre et Mayenne osa lui dire que les Français n'entendaient pas être traités comme des Indiens. Feria vint à Paris, se rendit dans l'assemblée des Etats où on le reçut officiellement le 2 avril 1593 et prononça un grand discours dans lequel il rappela tout ce qu'avait fait et faisait encore le roi d'Espagne au profit de la cause catholique ; il se borna à conclure qu'il était temps que les Etats élussent un roi. Mais l'attention des Etats était à ce moment attirée par les conférences avec Henri IV dont le principe avait été adopté. Ces conférences se tenaient à Suresnes : du côté de la Ligue figuraient Villeroy, Joannin et l'archevêque de Lyon d'Epinac ; du côté des royalistes de Thou, Schomberg et l'archevêque de Bourges Regnault de Beaune. Elles s'annonçaient dans des conditions excellentes. La veille de leur ouverture, Henri IV causant avec le surintendant d'O et l'archevêque de Bourges, avait fini par leur avouer qu'évidemment il voyait bien qu'on ne sortirait jamais de la situation dans laquelle on se débattait à moins qu'il ne se fît catholique. Le grand mot était prononcé. Si la Ligue, pensait Henri IV, nommait un roi quelconque, il faudrait recommencer avec celui-ci une lutte interminable ; décidément il était bien certain que la France ne voulait à aucun prix de roi protestant ; mieux valait peut-être céder. Ces confidences qui furent rapportées à Suresnes facilitaient singulièrement la tâche des négociateurs. Ils commencèrent par décider une suspension d'armes de dix jours, qui fut accueillie à Paris avec une allégresse extrême, comme l’annonce d'une paix possible et prochaine. Les violents furent désemparés. Que ferez-vous si le roi de Navarre se convertit ? leur demandait-on. Ils répondirent qu'ils attendraient la décision de Rome. Mais l'éventualité de l'abjuration les déconcertait.

Nul ne fut plus embarrassé que Mayenne dont la cause personnelle s'embrouillait ainsi davantage. Il demeura énigmatique. Chacun, écrivait l'Estoile, est empêché pour découvrir le personnage que joue le duc de Mayenne auquel personne ne connaît rien. Il se borna à dire qu'il resterait sur le terrain de la défense des intérêts catholiques, ce qui était vague. Quant aux Espagnols, moitié impudence, moitié inconscience, ils réclamèrent l'élection d'un roi de France et enfin, officiellement, posèrent la candidature de l'infante Isabelle-Claire-Eugénie. L'apostume, s'écria-t-on, de l'ambition du roi d'Espagne est donc crevée ! On objecta vivement la loi salique. Le parlement protesta au nom des lois fondamentales du royaume. Les ambassadeurs firent des mémoires écrits pour répondre aux objections et un de leurs théologiens vint expliquer aux Etats que rien ne s'opposait à l'élection demandée. Les Etats gardèrent le silence. Alors hardiment l'ambassadeur espagnol demanda qu'on procédât à l'élection de l'infante Isabelle comme reine propriétaire du royaume et il osa ajouter que d'ailleurs la princesse comptait épouser un archiduc d'Autriche, l'archiduc Ernest, lequel ne savait peut-être pas le français, mais certainement l'apprendrait. A une telle proposition les Etats répondirent par un refus : le projet présenté était contraire aux lois et ordres de France. Mayenne émit l'avis qu'on élût un prince français qui épouserait l'Infante : l'idée parut rencontrer une certaine faveur et les délégués du roi d'Espagne dirent qu'ils acceptaient à condition que tout de même Isabelle fût reconnue reine propriétaire et que Philippe II choisît le mari de sa fille, ce à quoi les Etats ripostèrent qu'ils entendaient connaître d'avance le mari en question. Visiblement les Etats cherchaient à gagner du temps en attendant la solution des conférences de Suresnes.

L'opinion publique se retournait insensiblement vers Henri IV et réclamait la paix. Des pétitions se signaient. Villeroy quittait délibérément la Ligue et passait au roi de France suivi de beaucoup d'autres, tous gracieusement accueillis par Henri IV. Le parlement multipliait les arrêts contre les demandes espagnoles comme contraires au droit public et le président Le Maistre soutenait que les Etats n'étant pas en nombre n'étaient pas qualifiés pour changer les lois fondamentales du royaume. Les Etats se décidèrent à répondre aux Espagnols que, tout bien réfléchi, ils ne jugeaient pas le moment favorable, et qu'ils ne pouvaient procéder à l'élection d’un roi que d'ailleurs la Ligue ne serait pas en état de défendre. Alors se repliant au fur et à mesure, les ambassadeurs de Philippe II annoncèrent qu'ils acceptaient la candidature du duc de Guise et proposèrent de marier ce prince avec l'Infante. Mais le duc de Guise ne se souciait pas d'accepter un rôle qu'il ne pourrait pas soutenir : il déclina. Aux demandes de soldats et d'argent que tout le monde adressait aux Espagnols ceux-ci répondaient évasivement ; on leur reprochait de se dérober, en réalité de ne rien pouvoir donner. Il n'est personne, écrivait Mendoza en Espagne, qui ne nous jette à la figure que nous manquons de tout. Mayenne en profita pour notifier que dans ces conditions il allait faire une trêve avec Henri IV.

La conversion du roi de France annoncée était attendue et escomptée partout : elle avançait. En juillet 1593, Henri IV eut une conférence à Saint-Denis avec des évêques, et voulut discuter les points de religion qui le préoccupaient : cette conférence dura cinq heures, elle fut vive. Les théologiens durent passer condamnation sur quelques points où ils ne pouvaient convaincre Henri IV, le purgatoire par exemple, le culte des saints, que le prince traitait de badineries, l'autorité du pape. Il parut céder sans beaucoup croire à ce qu'on lui disait. Vous ne me contentez pas bien, répétait-il, et ne me satisfaites pas comme je désirerais. Je mets aujourd'hui mon âme entre vos mains ; je vous prie, prenez-y garde, car là où vous me faites entrer je n'en sortirai que par la mort ; de cela, je vous le jure et proteste ; et il pleurait. Il était sincère quoique pas très convaincu. En France, les protestants doutant encore priaient et jeûnaient afin qu'il plût à Dieu donner constance à notre roi. On lui fit signer une formule d'abjuration. Il écrivait le 23 juillet à son amie Gabrielle d'Estrées ce mot moitié léger, moitié soucieux : Ce sera dimanche que je ferai le saut périlleux. Il s'exécutait non par ambition personnelle, mais pour le bien de l'État. L'abjuration solennelle eut lieu le 25 juillet à Saint-Denis, sous le grand portail de l'église abbatiale au milieu d'un concours énorme de curieux. Henri IV était tout habillé de blanc, entouré de princes, de seigneurs, d'officiers de la couronne, des gardes, tambours battants. Sur un fauteuil de damas blanc l'attendait l'archevêque de Bourges, environné d'une dizaine d'évêques et des moines du monastère : Qui êtes-vous ? fit le prélat. — Je suis le roi. — Que demandez-vous ?Etre reçu au giron de l'Eglise. — Le voulez-vous ?Oui, je le veux et le désire. Henri IV se mettant à genoux lut sa profession de foi. Je proteste et jure devant la face de Dieu tout-puissant, de vivre et mourir en la religion catholique. On le conduisit au chœur tandis que la foule grouillante criait Vive le roi ! Il se confessa, entendit la grand'messe, et assista à un Te Deum. L'abjuration était consommée.

A Paris, les prédicateurs furieux déclarèrent qu'elle était nulle et le légat affirma que les prélats de Saint-Denis n'avaient pas pu lever une excommunication pontificale. Dans toute la France des Te Deum furent chantés avec allégresse. A grands pas l'opinion allait vers le nouveau roi. Mayenne signa une trêve de trois mois et ajourna à trois mois les États généraux, tout en répétant que rien n'était décidé tant que le pape ne s'était pas prononcé. Un peu surpris, les Espagnols attendaient et se réservaient. Il fallut résoudre Rome à céder, Henri IV expédia au pape Clément VIII le duc de Nevers avec quelques prélats pour discuter. Clément VIII les reçut froidement, en audience particulière et non comme des ambassadeurs, multiplia les difficultés, dit qu'Henri IV n'offrait aucune garantie, que le Saint-Siège ne voulait pas se séparer de l'Espagne, que les catholiques de la Ligue valaient mieux que les autres. En vain les envoyés firent valoir que le roi avait pour lui les deux tiers de son royaume, les parlements, qu'il était seul roi légitime : Clément VIII ne répondit pas.

La trêve de trois mois expirée, Mayenne ne sut que faire. Il n'avait ni argent, ni armée, et l'impuissance croissante de la Ligue ne faisait plus de doute. Les chefs s'en rendant compte et voyant que l'affaire était finie, se dégageaient individuellement, reconnaissant Henri IV chacun de leur côté et tâchant de tirer le meilleur parti possible d'une situation compromise : ils négociaient. Le moins que demandèrent les gouverneurs de provinces ou de villes fut de conserver leurs gouvernements : sceptique et souriant Henri IV accepta sans difficulté. Je ne demande qu'à ravoir mon royaume qui m'appartient, disait-il, ceux qui m'y aideront, je les reconnaîtrai pour mes serviteurs. Vitry, gouverneur de Meaux, traita le 24 décembre ; La Châtre, gouverneur d'Orléans et de Bourges, suivit ; les parlements encore ligueurs imitèrent l'exemple et se prononcèrent ; les villes mêmes ne voulurent pas rester en arrière et les habitants de Lyon se soulevant contre leur gouverneur ligueur, le duc de Nemours, firent des barricades, chassèrent celui-ci et appelèrent le lieutenant d'Henri IV dans le Dauphiné, M. d'Ornano, à condition qu'on reconnût leurs privilèges, ce qui fut accordé.

Ainsi la Ligue insensiblement s'en allait à la dérive. La presse donnait contre elle avec une ardeur d'autant plus efficace qu'il s'agissait d'accabler un vaincu. Ce fut alors que parut la Satyre Menippée, pamphlet éloquent, vigoureux, plein de verdeur, de bon sens et de naturel, dans lequel quelques politiques achevaient de couvrir de ridicule un parti agité et violent qui avait trop prêté le flanc à la critique. Loin décéder comme tout le monde, mais néanmoins sentant la fin venir, Mayenne ne voulut pas l'attendre dans Paris. 11 quitta la ville le 6 mars 1594 sous prétexte d'aller s'entendre avec Mansfeld au sujet de troupes à rassembler et laissa M. de Brissac à la tête de la place : il avait bien mal choisi.

A tous les éléments de succès qui assuraient sa légitimité Henri IV, pendant ce temps, venait d'en ajouter un dernier, décisif, souverain, celui de se faire sacrer roi, et de faire mettre sur son front par l'Église cette onction sainte qui le transformait en un personnage moitié religieux, à demi pontife, contraignant les consciences chrétiennes à s'incliner. Ne pouvant aller à Reims, encore dans les mains de ses adversaires, il fit procéder à la cérémonie le 27 février 1594 dans l'antique cathédrale de Chartres jadis si affectionnée de ses ancêtres de Vendôme. Le chœur était tendu de tapisseries ; l'évêque trônait sous un dais de soie ; le fauteuil royal placé au jubé était surmonté d'un dais de velours violet semé de fleurs de lis d'or, et des échafauds environnant le chœur donnaient place aux princesses et dames de la cour ; sceptre, couronne, mains de justice avaient été faits de neuf en or ciselé. L'événement produisit par tout le royaume une sensation profonde. Il devait, pensa-t-on, forcer la main au pape. A Paris le lieutenant de Mayenne, Brissac, estima le moment venu de se tirer personnellement d'affaire en sauvegardant ses intérêts. Il s'entendit avec le prévôt des marchands Lhuillier, l'échevin Langlois, le procureur général Mole, des capitaines, il fit ses conditions à Henri IV qui accepta. Au jour dit, dans la nuit du 21 au 22 mars 1594, à quatre heures du matin, trois portes étaient ouvertes aux troupes du roi de France qui, au nombre de 2.500 fantassins et de 1.500 cavaliers, attendaient à une petite distance. Vitry entra par la porte Saint-Denis, d'O par la Porte Neuve, sur les bords de la Seine, le long du Louvre ; des détachements débarquèrent au quartier Saint-Paul. Les ponts et les places furent occupés. Surpris, les Parisiens n'avaient pas bougé. Au jour, Henri IV arriva à cheval à la Porte Neuve où Brissac le reçut en compagnie du prévôt des marchands et lui offrit les clefs de la ville. Il pénétra, casqué, cuirassé, le chef orné de son grand panache blanc et escorté de 5 à 600 hommes d'armes pique en main, arquebuse à l'épaule. Il se rendit à Notre-Dame où il entendit la messe, de là revint au Louvre. La foule s'était précipitée curieuse, étonnée, cherchant à le voir, d'ailleurs sans intention hostile : Laissez-les, disait le prince à ses soldats qui voulaient écarter les gens, ils sont affairés de voir un roi. Des hérauts parcoururent les rues annonçant une amnistie plénière et les cloches sonnèrent à toute volée : c'était un air de fête ; la foule fut retournée : elle cria Vive le roi ! Quant au contingent étranger de 4.000 Espagnols, Wallons, Napolitains, prêtés à la Ligue par Philippe II, le duc de Feria lui avait fait prendre les armes et l'avait consigné. De la part du roi, Matignon vint lui dire qu'il pouvait le faire partir tranquillement. Le jour même les troupes défilaient par la porte Saint-Denis, tambours battants, enseignes déployées. Henri IV vint les voir passer du haut de la porte et leur dit en les saluant : Messieurs, recommandez-moi à votre maître, mais n'y revenez plus. Le soir tout était tranquille, le légat était parti, la vie avait repris paisible et, sans coup férir, la Ligue s'était évanouie.

L'amnistie fut observée, sauf pour quelque 120 moines, prédicateurs, ou autres trop compromis qui durent s'en aller. Les ordres religieux disaient qu'ils attendaient la décision de Rome. Le parlement fut réinstallé. La Sorbonne reconnut Henri IV. Tout le monde respira. Les bons bourgeois, dit l'Estoile, le moyen et menu, étoient fort contents de se voir hors d'esclavage et de la faction et gouvernement des Seize et remis en liberté dans leurs honneurs et biens, délivrés de la tyrannie des Espagnols et étrangers estimée très dure et insupportable aux Français. Paris gagné, le reste de la France suivit sans tarder.

On traita avec les gouverneurs moyennant argent et honneurs. Ne marchandez pas, disait Henri IV à Rosny qui discutait : les mêmes choses que l'on nous livrera, s'il nous fallait les prendre par force, nous coûteraient dix fois autant. Paris avait exigé 482.000 écus. A Rouen, Villars-Brancas en eut 715.000, le titre d'amiral, le gouvernement de sept places ; il réunit le 27 mars 1594 les magistrats de la ville et les capitaines de la place en un grand dîner, puis, à la fin du repas, se levant, leur dit gaillardement : Messieurs, la Ligue est f.... Que chacun crie : Vive le Roi ! et il mit l'écharpe blanche. La famille de Lorraine céda un par un, le chef, le duc, le 16 novembre ; à eux tous ils coûtèrent 9 millions de livres sous prétexte d'indemnités de pertes subies au cours des guerres civiles. Mayenne devait rester le dernier, ainsi que le duc de Mercœur en Bretagne.

Henri IV s'installa. Les difficultés allaient surgir de tous côtés. Il était obsédé de gens qui réclamaient des représailles, n'admettaient pas de voir traiter sur le même pied les fidèles et ceux qui s'étaient gravement compromis. Si vous disiez tous les jours votre patenôtre de bon cœur, ripostait Henri IV, vous ne diriez pas ce que vous dites. Comme Dieu me pardonne, aussi veux-je pardonner. S'il y en a qui se sont oubliés, il me suffit qu'ils se reconnaissent et qu'on ne m'en parle plus. Toutes ses nominations provoquaient des colères : la réinstallation comme ministre de Villeroy, également odieux aux protestants et aux anciens ligueurs ; l'élévation du duc de Bouillon, huguenot, à la dignité de maréchal de France. Non seulement la rivalité persistait entre catholiques et hérétiques, mais chez les catholiques il y avait lutte maintenant entre les catholiques royaux devenus gallicans avancés et les catholiques anciens ligueurs restés ultramontains. L'ordre des jésuites était un des enjeux du débat. On l'accusait d'avoir trop soutenu l'Espagne et la Ligue, de ne pas reconnaître Henri IV — il attendait toujours la décision de Rome. Le parlement, l'Université l'attaquèrent vivement, sur des prétextes secondaires c'était un procès de tendance. Le 27 décembre 1594, un élève des jésuites, âgé de dix-huit ans, nommé Jean Châtel, se faufilant près d'Henri IV, le frappa d'un coup de couteau qui coupa la lèvre du prince et lui cassa deux dents ; la blessure était légère et l'assassin n'était qu'un fanatique ; on l'écartela et les passionnés s'emparèrent 5 de l'attentat pour en rendre responsables les jésuites : les jésuites furent bannis, par arrêts, des ressorts des parlements de Paris, Rouen, Grenoble. La fin de l'an 1594, écrivait l'Estoile, fâcha autant les Parisiens que le printemps les avait réjouis ; car ce coup (de Châtel), pour l'appréhension du mal à venir fit resserrer les bourses, refroidit les marchands et les replongea avec le peuple en nouvelles misères. Puis les menaces de troubles reprenaient. A défaut d'héritier direct, — Henri IV n'avait pas d'enfant de Marguerite de Valois, — le trône revenait à son neveu, le prince de Condé, encore un protestant, ce qui irritait les catholiques ; les protestants étaient mécontents de l'abjuration d'Henri IV ; l'horizon paraissait sombre.

Pour l'éclaircir, Henri IV décida de faire la guerre à l’Espagne et de chasser les Espagnols du territoire français. Par ce moyen il obtiendrait des victoires qui le consolideraient ; il occuperait les ardeurs belliqueuses de sa noblesse, et il enlèverait aux derniers restes de la Ligue leur appui. Philippe II accepta la lutte, il envoya le comte de Fuentes avec une armée. Cherchant à joindre les troupes commandées par Mayenne et Velasco, Henri IV les atteignit près de Saint-Seine, à Fontaine-Française, et osa attaquer un corps de 1.200 cavaliers avec seulement 300 chevaux. Le coup fut violent ; il manqua y rester : heureusement pour lui que Velasco croyant avoir affaire à plus forte partie lâcha prise. Peu s'en est fallu, écrivait ensuite Henri IV à sa sœur Catherine, que vous ne devinssiez mon héritière. Il avait couru de sérieux dangers. Ce combat, insignifiant par le nombre des effectifs engagés, produisit l'effet d'une grande victoire. Mayenne découragé demanda une trêve afin de traiter et, à Rome, Clément VIII déjà ébranlé par le succès général du prince dans le royaume, consentit à parler de réconciliation. D'Ossat et Du Perron, en qui Henri IV avait grande confiance, et qu'il avait envoyés à la place de Gondi, menaient la négociation. Le consistoire des cardinaux devant lequel fut discutée l'affaire, se prononça en faveur de la réconciliation. Sept conditions furent posées : l'absolution des évêques serait nulle, mais les actes accomplis par le roi depuis, valables ; le prince de Condé serait élevé dans la religion catholique ; le concile de Trente publié ; tous les biens ecclésiastiques volés seraient rendus. Le 17 septembre lo9o. Clément VIII se décidait à proclamer son décret d'absolution. De ce jour les catholiques de France n'avaient plus de raison de refuser leur soumission.

Mayenne le comprit et offrit enfin de négocier. Il demandait : trois places de sûreté, le gouvernement de l'Ile de France, le paiement de ses dettes, — elles étaient énormes en raison des dépenses de la guerre ; la déclaration officielle qu'il était innocent de la mort d'Henri III, car on avait annoncé l'intention du roi de poursuivre les auteurs de cet assassinat ; la reconnaissance qu'il traitait au nom de la Ligue. Henri IV fit la grimace sur le chapitre des dettes, puis enfin céda sur tous les points. Le traité signé à Folembray, en janvier 1596, une entrevue du souverain et du duc eut lieu au château de Montceaux, dans le parc. Henri IV fut cordial et charmant, montra le jardin à son ancien adversaire, qu'il fit courir longtemps et vite : l'autre, gros, gras et affligé d'une sciatique, suait à grosses gouttes, en soutirant le martyre. Henri IV s'en aperçut : Si je promène longtemps ce gros corps ici, dit-il à l'oreille de Rosny, me voilà vengé sans grand'peine de tous les maux qu’il nous a faits, car c'est un homme mort. Puis se tournant vers Mayenne : Je vais un peu vite pour vous, dit-il, et vous ai par trop travaillé. Allez, touchez là, voilà tout le mal et le déplaisir que vous recevrez jamais de moi.

Joyeuse traita le 24 janvier moyennant le maréchalat et la lieutenance du Languedoc ; le duc d'Aumale préféra passer à l'étranger. Henri IV accueillit tous ceux qui se présentèrent, la main tendue. Il avait hâte de terminer la paix intérieure afin d'achever l'expulsion des Espagnols.

Ceux-ci tenaient bon ; ils avaient pris Calais, Saint-Quentin. Le 10 mars 1597 arriva la grosse nouvelle que, poussant une brusque pointe en avant, ils avaient surpris Amiens en envoyant des soldats déguisés en paysans s'emparer d'une porte, et y avaient installé 5.000 fantassins et 700 cavaliers. Les ennemis maîtres de la ligne de la Somme, Paris était découvert ; à toutes les époques de l'histoire semblable nouvelle a épouvanté les Parisiens. L'émotion fut forte surtout chez Henri IV. Il monta à cheval et partit, convoquant le ban et l'arrière-ban de son royaume. Le siège qu'il entreprit dura six mois, coûta 8 millions, qu'on dut se procurer par des expédients lamentables ; enfin le 23 septembre 1597 la place se rendait. Autant l'échec avait été mortifiant, autant le succès eut de l'éclat. Henri IV en profita pour tâcher de finir la guerre sur cette victoire et le légat ayant proposé sa médiation, celle-ci fut acceptée. La paix se discuta et traita à Vervins de février à mai 1598. Le 5 mai elle était signée : l'Espagne fatiguée consentait à rendre tout ce qu'elle avait pris, sauf Cambrai qu'elle gardait, et le 15 septembre suivant le roi Philippe II mourait, toujours impassible et calme, lentement consumé par une maladie de langueur, à l'âge de soixante et onze ans : ses ambitions avaient été plus grandes que ses moyens ; leur échec était aussi complet en France qu'elles avalent été démesurées. Cette fois tout était fini du côté de Madrid.

Il restait encore en France deux ou trois points où le feu n'était pas éteint et qu'Henri IV se hâta de pacifier : la Bretagne, dans laquelle le duc de Mercœur, le frère de la reine Louise de Vaudémont, beau-frère d'Henri III, se tenait indépendant, déclarant qu'à défaut d'héritier direct de la duchesse Anne de Bretagne, il se considérait, — ayant épousé une héritière, — comme pouvant prétendre à la succession. Mais le roi d'Espagne excipait pour s'emparer du duché de droits plus sûrs : Henri IV envoya des troupes qui prirent Dinan. Mercœur céda. Il fut convenu que le roi de France paierait ses dettes et qu'un fils naturel d'Henri IV, âgé de quatre ans, César duc de Vendôme, épouserait la fille du duc, âgée de six ans, puis deviendrait duc de Bretagne. Cette affaire était réglée.

Il y en avait une autre, celle du duc de Savoie qui depuis le jour où il avait voulu profiter des troubles de la Ligue pour s'emparer du territoire français, était demeuré en état de guerre. Ce duc, Charles-Emmanuel, homme assez ambitieux, brouillon, pas très franc, avait jeté les yeux sur le Dauphiné et le marquisat de Saluces. Lesdiguières l'avait empêché de s'emparer de la première province ; Charles-Emmanuel s'était dédommagé sur la seconde. Henri IV lui notifia qu'il consentait à lui laisser Saluces à condition que le duc lui rétrocédât la Bresse, le Bugey et le Valromey, alors possessions du Savoyard. Celui-ci ne répondant rien, Henri IV, en 1600, réunit 30.000 hommes, marcha sur Chambéry et après une courte et brillante campagne, la paix fut conclue suivant les termes proposés par le roi de France ; le royaume acquérait définitivement à cette opération la Bresse, le Bugey, le Valromey et le pays de Gex.

Cette fois c'était bien fini avec les ennemis du dehors et ceux du dedans armés. Progressivement, pas à pas, faisant preuve d'une patience, d'une ténacité, d'un esprit de suite admirables Henri IV était arrivé à pacifier le royaume. Il lui avait fallu du temps et de la souplesse : le résultat avait été atteint. Mais la moitié de la tâche seulement était accomplie. Les épées rengainées, il y avait à réparer le mal qu'elles avaient causé, tout au moins à remettre un peu d'ordre partout, à consolider cette paix encore précaire après tant d'années d'habitudes batailleuses et à faire prendre ou reprendre tranquillement les occupations journalières d'un peuple laborieux à l'abri des tumultes. Henri IV s'y appliqua avec constance. Il allait être puissamment aidé par un ami, un compagnon d'armes, gentilhomme huguenot qui lui consacra toutes ses facultés et toute son énergie, M. de Rosny, duc de Sully.

A peu près du même âge que le roi, homme dévoué et sûr, Rosny joignait à un jugement droit et un esprit clair, une activité de travail extraordinaire. Comme administrateur il était incomparable ; constamment aux affaires, épluchant les dossiers, ne laissant rien passer, minutieux, il apportait dans leur règlement une rigueur inexorable. C'était un bourru. Gros homme farouche, au front dégarni, à la grande barbe, au regard dur, il vivait seul à l'Arsenal, dans un cabinet sévère orné des portraits austères de Luther et de Calvin, toujours travaillant, recevant les gens d'un ton insupportable, sans se lever, sans les faire asseoir, refusant constamment ce qu'on lui demandait. C'est une bête, disait un ambassadeur : un palefrenier, ajoutait un autre ; un animal, déclarait un troisième. Il rendit d'inappréciables services et d'abord en ce qui concernait les finances.

Ces finances étaient dans un état très trouble. Ce qui paraissait le plus clair pour Henri IV était qu'il avait beaucoup de dettes et jamais d'argent. Je me trouve réduit en un tel état, écrivait-il un jour à Rosny, que je n'ai quasi pas un cheval sur lequel je puisse combattre, ni un harnais complet que je puisse endosser ; mes chemises sont toutes déchirées, mes pourpoints troués au coude, ma marmite est souvent renversée et depuis deux jours je dîne et soupe chez les uns et les autres. Seulement, à côté, il voyait avec surprise que les trésoriers de ses finances tenaient des tables friandes et bien servies et que leurs maisons étaient pleines de richesses et d opulence. Le vol et le brigandage n'étaient pas absolument seuls les causes de cette anomalie ; il y avait des motifs tenant à l'organisation financière du temps et en vertu de laquelle le roi avait engagé tous ses revenus puis n'avait pas un sou, pendant que finalement les impôts continuaient à se percevoir avec les avantages ordinaires des financiers. Résolu à couper les bras et jambes à Mme Grivelée, comme il disait, le roi s'adressa à son rude ami, M. de Rosny. Celui-ci ne connaissait pas grand'chose aux affaires de finances. Après la mort du surintendant d’O, en 1594, Henri IV remplaça la fonction par un conseil de finances de neuf personnes et, en 1596, nomma M. de Rosny un des neuf. Ardent à la besogne, Rosny proposa de faire une inspection rigoureuse de toutes les administrations financières du royaume et lui-même partit pour examiner de près quatre généralités cette même année. Il fut terrible, secoua les receveurs, exigea les titres, les registres, les quittances ; examina les baux, supprima de son autorité privée, au moins à ce qu'il dit dans ses Economies royales qui ne laissent pas d'être un écrit apologétique sujet à caution, les créances pas très sûres, révoqua des agents, raya les dépenses qui ne lui parurent pas nécessaires, et cela fait, dit-il encore lui-même, rapporta des excédents d'argent de quoi remplir 70 voitures, 500.000 écus : c'était beaucoup. Tout le monde se récria ; ses collègues s'exclamèrent qu'il n'y entendait rien, qu'il saccageait à tort et à travers, qu'il faudrait rendre cet argent et qu'il agissait en soldat impétueux plutôt qu'en financier réglé : il y avait du vrai. Afin d'avoir une idée claire de ce qu'il faudrait faire, Henri IV convoqua une assemblée de notables à Rouen en novembre 1596. Il n'avait pas voulu d'Etats généraux comme étant trop dangereux.

Ces notables furent 80, élus par les provinces : 9 ecclésiastiques, 19 nobles, 52 membres du tiers. En ouvrant leurs séances, Henri IV prononça un discours célèbre, plein de bon sens, de vivacité française et spirituelle : Vous savez à vos dépens, leur disait-il, comme moi aux miens, que lorsque Dieu m'a appelé à cette couronne, j'ai trouvé la France non seulement quasi-ruinée, mais presque toute perdue pour les Français... Je ne vous ai point appelés, comme faisaient mes prédécesseurs, pour vous faire approuver mes volontés. Je vous ai fait assembler pour recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, bref pour me mettre en tutelle entre vos mains, envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises, aux victorieux ; mais la violente amour que je porte à mes sujets, l'extrême désir que j'ai d'ajouter deux beaux titres — ceux de libérateur et restaurateur de cet Etat — me fait trouver tout aisé et honorable. Le chancelier exposa l'état financier : c'était simple, des dettes en quantité, — Sully dit 296 millions de livres, — aucun crédit ; comme recettes en tout 23 millions de livres, tous les ans, sur lesquels l'administration provinciale prélevait d'abord les 16 millions dont elle avait besoin, le reste revenant au gouvernement pour les dépenses centrales : 7 millions, somme notoirement insuffisante. Les notables furent d'avis d'augmenter les impôts existants, sans emprunter, ni créer de nouveaux offices à vendre, il y en avait trop. D'après le détail des offres faites, on arriverait à 30 millions de recettes, dont 15 seraient pour l'administration provinciale et 15 pour le gouvernement central. Sully prétend que les notables allèrent plus loin et demandèrent qu'un conseil dit conseil de raison, nommé par eux, contrôlât au moins l'emploi des 15 millions des provinces ; que Henri IV accepta ce conseil parce qu'il affermirait le crédit de l'État et tiendrait un peu plus les comptables ; mais on a contesté l'exactitude de ce récit.

Peu à peu, Henri IV se laissait gagner par les idées rigoristes de Rosny ; il était, d'ailleurs, au fond de son naturel, assez avare de goût. Il finit par rétablir en fait une manière de surintendance des finances dont Rosny paraît exercer la charge en 1598 et porter officieusement le titre en 1601. Dès 1599, le nouveau surintendant alla loger à l'Arsenal et adjoignit à cette première surintendance celle de l'artillerie, des bâtiments et des fortifications. Homme laborieux, il voulait embrasser le plus qu'il pouvait par zèle du bien public et besoin de pratiquer le plus possible ses principes d'exactitude hargneuse.

Faire rendre aux impôts le plus qu'ils pourraient avec le moins de déperdition possible, réaliser de sévères économies, payer le plus grand nombre des dettes, ou les diminuer par toutes sortes de moyens et finalement mettre de l'argent de côté, fut le programme qu'il se traça à lui-même. Il n'imagina pas de nouvelles inventions en matière de finances. Il continua à utiliser ce qui existait. Il est inexact que la comptabilité publique, à cette époque, fût embryonnaire, et que chacun pût s'enrichir, à loisir, dans la forêt obscure des impôts. Il y avait des règles dont l'application était contrôlée par la chambre des comptes plus minutieusement qu'on ne le croit. En réalité, sans parler des mauvaises rentrées de la taille, c'était par mille décisions correctes, mais aux conséquences ruineuses, que le produit de l'impôt se dispersait dans les poches des gens adroits. Des impôts, comme les aides, étaient affermés séparément à des taux relativement médiocres ; Rosny les afferma aux enchères à un seul, M. Jean de Moisset, pour un prix plus rémunérateur ; il augmenta de même notablement les fermages des cinq grosses fermes. Quand on devait donner une somme annuelle déterminée à quelqu'un, on lui abandonnait simplement les revenus de tel droit, et le revenu représentait toujours beaucoup plus que la somme due. Rosny fit rapporter ces aliénations ; il y en avait des quantités, le domaine royal s'était dépecé de la sorte : les intéressés, la plupart grands seigneurs, récriminèrent, mais le farouche ministre passa outre, leur assurant qu'ils seraient payés autrement. Les dettes surtout étaient accablantes. On devait partout et à tout le monde, en France, à l'étranger, Henri IV ayant hérité des engagements contractés par les rois ses prédécesseurs au cornas des guerres civiles. Rien qu'au grand duc de Toscane il était dû 1.100.000 écus et le grand-duc, comme gage, n'étant pas payé, avait mis la main sur le château d'If, devant Marseille, humiliation qu'Henri IV avait été contraint de subir. Des arrangements furent conclus afin d'éteindre les dettes par des annuités déterminées. Avec les sujets du roi, Rosny fut plus expéditif. On leur devait 60 raillions d'arriérés de rentes entre autres. Le ministre déclara que les titres de créances n'étant pas sûrs, il voulait les réviser. Puis il fit une conversion du denier 12 (8 1/3 p. 100) au denier 16 (6 ¼ p. 100). On cria à l'arbitraire, à la banqueroute, et Henri IV, menacé d'une émeute de rentiers, dut prier Rosny de se modérer, ce qui n'empêcha pas de réduire la dette de 100 millions de capital. Par des séries de mesures de cet ordre, et surtout la résistance à toute largesse, beaucoup d'économies, ce que le ministre appelait un ménage merveilleux, le gouvernement parvint non seulement à équilibrer le budget, mais à mettre assez d'argent de côté pour remplir l'Arsenal d'approvisionnements de guerre et déposer à la Bastille un trésor de 13 millions.

Leurs finances éclaircies, Henri IV et Rosny, devenu duc de Sully en 1606, s'occupèrent d'améliorer le sort du peuple. Il ne faut pas exagérer ce qu'ils ont accompli pour l'agriculture, le commerce, les travaux publics. Leur plus grand mérite fut de faire cesser les guerres, ce qui permit aux gens de travailler tranquillement. Sully disait : Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France. Mais de fait il n'a pas beaucoup modifié l'état de l'agriculture. En 1595, Henri IV déclara les instruments aratoires et le bétail insaisissables : il renouvelait des mesures antérieures qui seront répétées après lui. Les paysans devaient 20 millions de tailles arriérées ; en 1600, le roi leur fit remise de cette somme, sacrifice dont on le loue, mais qui était inspiré entre autres par le fait qu'il n'aurait jamais pu les récupérer. De 1597 à 1609, Henri IV abaissa la taille de 20 à 14 millions, ce qui est plus méritoire ; il accepta les entreprises des Hollandais qui proposaient de dessécher des marais ; ses prédécesseurs et ses successeurs en ont fait autant. Surtout il s'intéressa au livre d'Olivier de Serres, le Théâtre d'agriculture qui parut sous son règne, eut un vif succès, préconisait des méthodes raisonnées, et proposait des cultures nouvelles, telles que celle du mûrier. Familier et cordial, Henri IV causait volontiers avec les paysans, les aimait et eût voulu leur voir la poule au pot tous les dimanches.

Au point de vue commercial, Henri IV a eu de sou temps un économiste aux idées intéressantes, Barthélemy de Laffémas, qu'il a écouté volontiers, et qu'il a fait contrôleur général du commerce. Laffémas disait que le royaume devait tâcher de se suffire dans la production des objets manufacturés dont il avait besoin, et ne pas les demander à l'étranger. Ce fut sur ses conseils que, la culture du mûrier étendue, le gouvernement poussa à l'établissement d'ateliers de dévidage de la soie, de manufactures de draps d'or et de soie, d'argent ; qu'il encouragea et protégea la création de verreries, de cristalleries, de manufactures de tapis, de cuirs travaillés, de fine toile de Hollande. L'entrée de tout produit similaire fut prohibée. C'était un essai de politique protectionniste avant Colbert. Un conseil du commerce établi à Paris, au Palais, examinait toutes les propositions des particuliers et les recommandait au roi ou les rejetait.

Comme travaux publics, Rosny, nommé grand voyer en 1599, améliora les routes, commença à paver les grands chemins des environs de Paris, travail que Louis XIII continuera ; y planta de grands ormes qu'on appela longtemps des Rosny ; conçut un plan de canaux, notamment ceux devant réunir la Loire à la Seine, — le canal de Briare, que Sully entreprit — l'Océan et la Méditerranée par le Languedoc, — le canal du Midi, que Sully étudia — et d'une façon générale aida à la réparation des ruines causées par les guerres civiles, ruptures de ponts, renversements de murailles ; il faudra, d'ailleurs, du temps, même sous le règne suivant, pour refaire ce qui avait été détruit. Tous ces travaux sont de la bonne administration.

Il y eut sous Henri IV des tentatives de colonisation et de commerce transatlantique. Une compagnie des Indes orientales fut créée en 1604, des établissements fondés au Canada vers le même temps par des Monts et Champlain, repris en 1608 parce que les premiers avaient échoué. Champlain allait fonder Québec, soumettre les Iroquois, parcourir les grands lacs. Le gouvernement d'Henri IV a donné à ces personnages les privilèges et les lettres patentes qu'ils ont demandés, comme Font fait ses successeurs et l'eussent fait ses prédécesseurs.

Sur le chapitre des intérêts moraux ou religieux du royaume, l'œuvre de Henri IV a été autrement considérable : par suite de diverses circonstances, elle a eu un éclat et une durée ou une portée toute différente. Il s'agissait de décider catholiques et protestants à vivre côte à côte dans un mutuel esprit de tolérance. Henri IV a jeté les bases d'une politique de conciliation qui devait durer près d'un siècle.

Aux catholiques ardents, le roi consentit en 1603 la rentrée des jésuites. Huguenots et magistrats s'y opposaient, prétextant que la compagnie était ligueuse, ultramontaine, espagnole ; spirituellement Henri IV répondait qu'il n'était que de faire revenir les jésuites en France pour les rendre Français, que s'ils avaient été ligueurs, bien d'autres l'avaient été aussi, qu'en fin de compte il aimait mieux les avoir pour amis que pour ennemis et qu'il serait le maître. Malgré les remontrances du Parlement, les jésuites furent réadmis moyennant un serment de fidélité ; leurs collèges se rétablirent et Henri IV en fonda même un nouveau, celui de La Flèche.

A l'égard des protestants un statut était tout à fait nécessaire. A vrai dire, dans le détail, les luttes qui duraient depuis trente ans, de ville à ville, par coups de main, surprises, massacres en plat pays, avaient cessé ; mais l’inquiétude des huguenots était générale. Quel était leur sort ? En fait, l’édit de Poitiers était pratiquement appliqué. Mais si le roi mourait et qu'un autre roi bien moins disposé montât sur le trône, que deviendraient-ils ? Ils pensèrent se donner un chef, Henri IV le leur défendit. En 1594, ils s'assemblèrent par députés, divisèrent la France en neuf cercles et organisèrent ces cercles en manière de république, puis parlèrent de prendre les armes ; le roi se fâcha ; finalement, sur les conseils des modérés, Du Plessis-Mornay en tête, ils demandèrent au roi d'assurer leur situation parmi édit ferme et définitif. Henri IV s'empressa d'accepter et le 13 avril 1598 il rendait l'édit qui allait porter dans l'histoire le nom fameux d'édit de Nantes. En 95 articles généraux et 56 particuliers, Henri IV décidait que les protestants jouiraient de la liberté de conscience pleine et entière ; qu'ils pourraient exercer leur culte dans deux localités par bailliage, sauf Paris et les grandes villes, où le culte aurait lieu dehors, — à Charenton pour Paris ; qu'ils étaient admissibles à tous les emplois ; qu'ils auraient une chambre spéciale dite chambre de l'édit dans chaque parlement, destinée à juger les affaires des huguenots ; qu'ils pourraient s'assembler en synodes — les parlements obtinrent que ces synodes ne seraient tenus que sur autorisation spéciale, avec des formes prévues ; que durant huit années le roi laisserait aux protestants plus de 200 villes de sûreté, comme gage de sa parole, villes dont il entretiendrait les garnisons ; enfin qu'il paierait encore, faveur inattendue, les traitements des ministres protestants et subventionnerait les collèges réformés. C'était, avec des avantages nouveaux, l'édit de Poitiers. Il avait ce mérite, de consacrer en Europe la tolérance, à un moment où aucun pays ne savait la pratiquer, fût-il catholique ou protestant. Il a eu cet autre mérite de durer quatre-vingt-sept ans et d'être rapporté par un acte de Louis XIV qui a eu un retentissement considérable, et a fait d'autant mieux ressortir la prudence politique d'Henri IV. Il n'alla pas sans de vives oppositions : de la part des catholiques qui réclamaient contre les privilèges dont leurs adversaires se trouvaient en fait gratifiés ; de la part des parlements qui invoquaient les lois violées par les articles de l'édit. Henri IV tint bon. Il fit appeler les magistrats : Je vous prie de vérifier l'édit, leur dit-il ; ce que j'en ai fait est pour le bien de la paix. Je l'ai faite au dehors, je la veux faire au dedans de mon royaume. Vous me devez obéir... J'ai sauté sur des murailles de villes, je sauterai bien sur des barricades. Ne m'alléguez point la religion catholique, je l'aime plus que vous ; je suis plus catholique que vous ; je suis fils aîné de l'Eglise, nul de vous ne l'est ni ne le peut être. Vous vous abusez si vous pensez être bien avec le pape, j'y suis mieux que vous. Quand je l'entreprendrai, je vous ferai déclarer tous hérétiques pour ne me vouloir obéir. La harangue est admirable de vivacité brève et naturelle, pleine de bon sens et de raison. Le parlement s'inclina.

On voit l'opposition que rencontra Henri IV pour ses meilleures mesures. C'est une erreur de croire qu'il fut populaire de son vivant ; il ne l'a été qu'après sa mort. Durant son règne, les contemporains ont surtout été frappés de ses défauts — parmi lesquels on lui a tant reproché son avarice et l'oubli des services rendus ; ils ont été surtout sensibles à sa vie désordonnée, aux mécontentements de tous, aux plaintes générales. Il est certain que son existence privée fortifiait les acerbes remarques des gens scandalisés. N'ayant pas d'enfant de Marguerite de Valois, les deux époux vivant séparés, Henri IV s'était épris, après beaucoup d'autres créatures, de Gabrielle d'Estrées, une exquise jeune fille de vingt ans, blonde, douce, gracieuse. Il y avait longtemps que préoccupé de n'avoir pas d'héritier direct il caressait le projet de faire rompre son mariage avec Marguerite de Valois et de se remarier ailleurs. Les ministres et l'entourage poussaient à cette résolution. Marguerite, d'humeur assez facile, acceptait. Lorsque Henri IV émit la prétention d'épouser ensuite Gabrielle d'Estrées qu'il avait créée marquise de Beaufort, quelque sympathique que fût Gabrielle par son caractère aimable, cette idée déconcertante fît protester tout le monde. Le roi de France devait à sa dignité de se remarier autrement. Le pape fit entendre qu'il n'accorderait jamais l'annulation du premier mariage pour la réalisation d'un tel projet. Les ministres et Marguerite s'y opposèrent vivement. Là-dessus, Gabrielle d'Estrées mourait à Paris brusquement, âgée de vingt-cinq ans, le 10 avril 1599. On a parlé de poison. Elle avait plus simplement succombé à des attaques d'éclampsie en mettant au jour un enfant mort. Cette disparition facilitait les choses. Depuis longtemps, depuis 1592, il était question d'un projet de mariage entre Henri IV et la nièce du grand-duc de Toscane, Marie de Médicis. Ce mariage, dans la pensée des ministres, avait entre autres pour intérêt, au moyen de la dot, de payer tout ou partie des dettes que le roi de France avait contractées pendant les dernières guerres civiles à l'égard des maîtres de Florence. La mort de Gabrielle allait permettre de reprendre les pourparlers, lorsqu'assez rapidement Henri IV s'amouracha d'une nouvelle personne, Henriette d'Entraigues, plus tard marquise de Verneuil : il était d'une inflammabilité maladive. Cette Henriette était une grande jeune femme, mince, élégante, très bien faite, mais orgueilleuse, difficile, commune au fond, intéressée et sans cœur. Elle exigea d'Henri IV une promesse écrite de mariage. Pendant ce temps, les pourparlers avec la cour de Toscane aboutissant et l'union de Marguerite de Valois annulée, celle de Marie de Médicis, personne de vingt-huit ans, un peu forte, de santé florissante, pas très intelligente, était célébrée à Florence et à Lyon en 1600. En septembre 1601, naissait à Fontainebleau le dauphin qui devait être plus tard Louis XIII. Henri IV continua à voir Henriette d'Entraigues. Cette passion qui le torturait fit le malheur de son ménage et faillit amener des aventures extraordinaires. Henriette n'eut-elle pas l'idée, au nom de sa promesse écrite, de faire annuler le mariage de Marie de Médicis pour faire décider le sien ? Afin d'y parvenir, la famille, composée de gens peu scrupuleux, organisa un complot où il n'était question de rien moins que de tuer Henri IV et de proclamer roi, avec le concours de l'Angleterre et de l'Espagne, un fils que Mme de Verneuil avait eu du prince. L'histoire découverte, ce monde fut arrêté, jugé, condamné ; mais, très faible, Henri IV pardonna à tous. On put obtenir la restitution de la fameuse promesse et le roi revint à sa passion. Le public était indigné, choqué et mécontent.

Il avait ailleurs d'autres sujets de mécontentements. On reprochait à Henri IV d'avoir trop pardonné, trop payé, trop récompensé ses ennemis, pas assez ses amis ; on lui en voulait de la faveur de Sully, détesté universellement ; on se plaignait qu'il écartât les grands et n'écoutât que ses ministres, bourgeois et gens de bureau, Bellièvre, Cheverny, Villeroy. Catholiques et protestants frémissaient, se défiant les uns et les autres de la sincérité du prince à leur égard. La tranquillité publique, cependant, ne devait pas être troublée : il n'y eut qu'un éclat, celui du duc de Biron.

Fils d’un vieux maréchal, lui-même brave et bon général, qui avait reçu trente-deux blessures dans ses campagnes, compagnon d'armes et ami du roi, lequel lui avait sauvé deux fois la vie, Charles de Gontaut-Biron était un gros homme, noir de visage, aux yeux enfoncés, au regard trouble, ambitieux, orgueilleux et d'une intelligence peu sûre. Henri IV l'avait fait amiral, maréchal, gouverneur de Bourgogne, duc et pair, le tout avant trente-huit ans, et il n'était pas content : il trouvait qu'on n'avait pas encore assez fait pour lui. Il joua, perdit, eut des dettes énormes. En relation avec l'archiduc des Pays-Bas et le duc de Savoie, ceux-ci le firent parler et écoutèrent ses doléances. Le duc de Savoie lui offrit sa sœur en mariage, 200.000 écus, espérant en faire un instrument dont on pourrait se servir : il fut question entre eux d'un projet de souveraineté de Biron sur la Bourgogne et la Franche-Comté devenues indépendantes ; la tête tourna au duc. Henri IV surprit une correspondance suspecte, demanda des explications, n'en obtint pas de satisfaisantes, insista, décidé à pardonner, si le coupable avouait ses menées louches. Biron n'ayant rien voulu dire, et l'ayant pris de très haut, le roi le fit arrêter à Fontainebleau, embastiller, juger et condamner à mort. Le maréchal était exécuté le 31 juillet 1602. Henri IV avait voulu faire un exemple.

 

La fin de la vie du souverain fut triste, au milieu des querelles de son ménage causées par l'histoire de Mme de Verneuil, des méfiances des sujets, des appréhensions de toutes sortes. On lui a prêté de grands rêves. Sully prétend qu'il songea à créer des espèces d'États-Unis d'Europe formés de quinze États : six monarchies héréditaires, six électives, trois républiques fédératives ; mais l'authenticité de ce grand dessein a été contestée. Il était surtout préoccupé de l'Espagne et prévoyait que la guerre reprendrait à bref délai. Une circonstance fortuite devait l'amener à recommencer la lutte. Un duc allemand des bords du Rhin, Guillaume, duc de Juliers, de Clèves et de Berg, étant mort le 25 mars 1609, sans héritier, beaucoup de compétiteurs se présentèrent et, en attendant, l'empereur déclara qu'il mettait la succession sous séquestre, avec l’arrière-pensée de la garder pour lui. Henri IV, décidé à ne pas laisser la maison impériale s'installer à Juliers, fit alliance avec une dizaine de princes allemands afin d'assurer le duché en litige à l'électeur de Brandebourg et au comte de Neubourg : c'était la guerre. Le roi de France rassembla une armée de 35.000 hommes et décida départir le 19 mai 1610 pour la frontière. Presque en même temps, il était tombé amoureux fou, lui, un quinquagénaire à barbe grise, de la jeune femme du prince de Condé, Charlotte de Montmorency, âgée de quinze ans. Ennuyé de cette passion obsédante, le prince de Condé avait emmené sa femme à Bruxelles. On a dit, mais le fait n'est pas prouvé, que le désir de reprendre cette jeune femme et de se venger des archiducs qui la gardaient en Belgique, ne fut pas étranger à la décision d'entrer en campagne.

Avant de partir, Henri IV fit couronner Marie de Médicis, qui devait être régente, à Saint-Denis, le 13 mai. Mais depuis longtemps, de sombres pressentiments l'assiégeaient. Pensant aux mécontentements et aux sourdes hostilités dont il se sentait entouré, il demeurait souvent pensif, assis sur une chaise basse, tapotant l'étui de ses lunettes, puis, se relevant brusquement, il disait : Par Dieu je mourrai dans cette ville, ils me tueront ! La tristesse était fréquemment répandue sur son visage ; il répétait à ses intimes : Vous êtes plus heureux que moi ! et il souhaitait déjà être mort. Il ajoutait : Quand je ne serai plus là, on verra ce que je vaux ! Le 14 mai, vers quatre heures du soir, il sortit en carrosse pour aller à l'Arsenal voir M. de Sully, sans escorte, avec quelques seigneurs de sa suite, ayant pris place dans sa voiture. Au coin de la rue de la Ferronnerie et de la rue Saint-Honoré, comme un embarras de charrettes arrêtait le carrosse, un individu, nommé Ravaillac, monta rapidement sur la roue et profitant de ce qu'Henri IV lisait une lettre, lui donna deux coups de couteau dans la poitrine : l’aorte et le poumon étaient traversés. Henri IV s'affaissa sans un cri, la mort avait été à peu près instantanée. On ferma les rideaux du carrosse et on ramena le cadavre au Louvre. L'assassin était une brute, il n'avait pas de complices.

Henri IV avait dit vrai : on allait savoir ce qu'il valait. D'un bout à l'autre du royaume, jusque dans la dernière chaumière des campagnes, ce fut une stupeur et un chagrin sans exemple : Il n'y a personne de nous, écrivait Bossuet soixante-cinq ans après, qui ne se souvienne d'avoir ouï souvent raconter à son père ou à son grand-père je ne dis pas l'étonnement, l'horreur et l'indignation que devoit inspirer un coup si soudain et si exécrable, mais une désolation pareille à celle que cause la perte d'un bon père à ses enfants ! Aucun roi de France n'a été autant regretté. On s'apercevait maintenant de ce qu'était ce prince qui fut le plus charmant, le plus spirituel et le plus français des anciens rois. On se redisait son affabilité souriante, sa douceur, sa politesse parfaite ; les gentilshommes rappelaient sa familiarité joviale avec eux, libre, pleine de bonne humeur et de camaraderie, son entrain, sa gaieté. Et en même temps, tous remémoraient combien il savait être roi, maître de lui et des autres, sans réplique, vivement, prestement, parfois, s'il le fallait, avec une impétuosité et une hauteur toute souveraine, sachant faire le grand seigneur à ses heures, s'il voulait, et porter la couronne de France avec la dignité fière convenant à un grand royaume. Vraiment il avait été un roi : Et le pauvre peuple étoit enivré de l'amour de son prince ! Henri IV avait surtout rendu deux services inappréciables : il avait donné la paix au royaume après trente ans de guerre civile et lui avait enseigné ce que c'était que la tolérance. La France m'est bien obligée, a-t-il écrit un jour, car je travaille bien pour elle ! Le royaume, après sa mort, et la postérité ensuite ont tous deux ratifié ce jugement touchant.

 

SOURCES. D'Aubigné, Histoire universelle, éd. de Ruble, 1887 ; Palma Cayet, Chronologie novennaire et Chronologie septennaire, éd. Michaud et Poujoulat ; Henri IV, Lettres missives, éd. Berger de Xivrey, 1843 ; Sully, Économies royales, éd. Michaud et Poujoulat ; L'Estoile, Mémoires-Journaux, éd. G. Brunet, 1875 ; Du Plessis-Mornay, Mémoires et correspondance, 1824 ; Mémoires de la Ligue, 1758 ; Bassompierre, Mémoires, éd. Chantérac, 1870 ; Mémoires d'État de Villeroy, 1665 : Cheverny, Mémoires, éd. Michaud et Poujoulat ; Cl. Groulart, Mémoires, même édition ; de Thou, Histoire universelle, 1734 ; Journal d'un curé ligueur, éd. E. de Barthélemy, 1886 ; Journal du siège de Paris en 1590, éd. Franklin, 1876 ; Procès-verbaux des États Généraux de 1593, éd. A. Bernard. 1842 ; H. du Laurens, Discours et rapport véritable de la conférence (de Suresnes), 1593 ; Satyre Ménippée, éd. C. Read, 1876 ; Cardinal d'Ossat, Lettres, 1708 ; Desjardins, Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, 1875.

OUVRAGES. Poirson, Histoire du règne de Henri IV, 1865 ; H. de la Ferrière, Henri IV, le roi, l’amoureux, 1890 ; J.-B. Lagrèze, Henri IV, vie privée, 1885 ; E. Jung, Henri IV écrivain, 1853 ; Comte de Saint-Poncy, Histoire de Marguerite de Valois, 1887 ; B. Zeller, Henri IV et Marie de Médicis, 1877 ; Louis Batiffol, La vie intime d'une reine de France au XVIIe siècle (Marie de Médicis), 1906 : C. Dufayard, Le connétable de Lesdiguières, 1892 ; G. Fagniez, L'Économie sociale de la France sous Henri IV, 1897 ; N. Valois, Le Conseil de raison, 1885 ; C. Pfister, Les Économies royales de Sully et le grand dessein, 1894 : J. Loiseleur, Problèmes historiques, mort de Gabrielle d'Estrées, 4873 ; A. Douarche, L'Université de Paris et les Jésuites, 1888 ; Elie Benoist, Histoire de l'Édit de Nantes, 1693 ; A. Lods, L'Édit de Nantes devant le Parlement de Paris, 1899 ; Anquez, Histoire des assemblées politiques des réformés de France, 1859 ; du même, Henri IV et l'Allemagne, 1887.