LE SIÈCLE DE LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE III. — LA COUR DE FRANÇOIS Ier.

 

 

François Ier vers la fin de sa vie, le roi et l'homme ; sa mère Louise de Savoie, sa sœur Marguerite de Navarre : les reines Claude et Eléonore ; Mme de Châteaubriant, la duchesse d'Étampes ; les enfants du roi ; les conseillers du prince. Montmorency, l'amiral d'Annebaut, le cardinal de Tournon. Cadre et personnel de la maison du roi. Les réunions de la cour, bals, fêtes, joutes. Voyages du roi. Luxe de François Ier et des courtisans. Gaspillage des finances, une victime : Semblançay. Goût de François Ier pour les lettres et les arts. Caractère personnel de la littérature du temps, Clément Marot, Marguerite de Navarre, Rabelais, Dolet. François Ier encourage les érudits ; la bibliothèque de Fontainebleau, le Collège de France. Les arts, la Renaissance. Évolution de l'art français ; les précurseurs : Jean Fouquet, Bourdichon, Perréal, Colombe. Transformation progressive de l'architecture, Amboise, Blois ; grandes constructions de François Ier, Chambord, Madrid, Fontainebleau. La décoration italienne, le Rosso, le Primatice, Benvenuto Cellini ; l'école de Fontainebleau.

 

Il existe au Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale un curieux dessin au crayon de l'époque de Jean Clouet, représentant François Ier vers la fin de sa vie. Le roi a fortement vieilli, bien qu'il n'ait encore que cinquante-quatre ans ; les traits sont tirés par l'âge et une fatigue apparente ; sous la barbe grise, la bouche dessine un pli amer, comme si le prince n'avait plus d'illusion ; le regard est triste ; l'œil s'éteint ; l'ensemble donne l'impression de quelqu'un alourdi par les déceptions de l'existence, désabusé et péniblement résigné. De fait, à ne considérer que l'histoire politique du règne, il en est peu dans les annales françaises — sinon celui de Jean le Bon — qui aient compté des désastres aussi lamentables que la défaite de Pavie et la captivité de Madrid, peu qui aient vu une suite pareillement interminable de guerres malheureuses, de complications sans cesse renouvelées et d'échecs diplomatiques mortifiants. Cependant le règne de François Ier a, tout compte fait, laissé la réputation d'une époque brillante de notre histoire. Cette réputation est due au caractère du roi, à ses goûts, à tout ce qu'il a fait pour les lettres et les arts.

L'ambassadeur vénitien Marino Cavalli arrivant à la cour de France en 1546, quelques mois avant la mort de François Ier, envoyait à son gouvernement l'impression que lui avait faite la vue du roi. C'est un témoignage des plus précis. Toujours grand, fort d'aspect et droit, François Ier avait la dignité lente et noble des gestes que donnent l'habitude de la représentation et le poids de l'âge ; il était imposant, très majestueux et royal. Comme Louis XIV, on l'eût reconnu entre tous par son grand air. Robuste, dur à la fatigue, inlassable dans les courses, les chasses et les déplacements, gros mangeur, buvant ferme, dormant mieux encore, il paraissait jouir d'une santé excellente. — Ce qu'on a dit d'une prétendue maladie très grave qui l'aurait rongé ne paraît pas prouvé ; il était atteint seulement d'un abcès qui se reformait et s'ouvrait tous les ans, affection que les médecins estimaient heureuse parce qu'elle purgeait les humeurs : de fait, en 1547, l'abcès ne se produira pas et François Ier mourra assez rapidement. — C'était de plus un élégant. Constamment très bien mis, il donnait le ton à la mode. Il y avait même un peu de recherche et d'affectation dans ses toilettes ; il ne voulait porter que des costumes galonnés, chamarrés, couverts de pierreries ; ses pourpoints étaient tissus d'or, et s'ouvraient pour laisser voir une chemise très fine bordée de dentelle rare. On ne comptait pas ses somptueux habits.

Surtout il était causeur charmant. Plein d'entrain et de gaieté, se faisant à tous, il animait les réunions par sa verve et sa bonne humeur. Puis, sans avoir beaucoup lu et sans avoir étudié méthodiquement, il savait de tout. Ses connaissances variées et infinies émerveillaient ses interlocuteurs. Parlât-il de guerre, de peinture, de littérature, de langues, de géographie, de chasse, d'exercices physiques, d'agriculture, il avait sur chaque chose des connaissances précises et des idées pleines de bon sens : Non seulement les artistes auraient profité à l'entendre, écrivait le Liégeois Thomas Hubert, qui accompagna en 1533 l'électeur palatin à Paris, mais aussi les jardiniers et les laboureurs. Sa mémoire fidèle lui permettait de causer avec les gentilshommes de leurs généalogies qu'il savait à fond, comme il connaissait tous les nobles de son royaume. Avec les hommes de guerre, il s'entretenait de stratégie, de conduite d'armée, d'artillerie, d'approvisionnements et il les confondait par la sûreté, la netteté de ses idées ; et si ceux-ci s'en étonnaient, le roi en riant ajoutait qu'en effet il voyait bien ce qu'il fallait faire, mais qu'il ne savait pas appliquer ses conceptions, ou plutôt qu'il ne s'en souciait pas, et que malheureusement il n'avait jamais trouvé personne qui sût les réaliser. Avec les érudits enfin, il aimait parler de philosophie, de livres, de manuscrits. Contradiction bizarre, c'était peut-être ce genre de conversation que préférait ce roi si gentilhomme, si représentatif d'une race aimable, pas très sérieux au fond. En réalité, esprit curieux, il avait le talent de s'instruire en faisant parler ceux qui savaient ; il s'assimilait très bien, puis doué de bon sens et de jugement, il arrivait à ce qu'il n'y eût chose, comme dit Cavalli, ni étude, ni art sur lesquels il ne pût raisonner très pertinemment et qu'il ne jugeât d'une manière aussi assurée que ceux-là mêmes qui s'y étaient spécialement adonnés. Aucun roi de France, pas même Henri IV auquel il ressemble tant par certains côtés, n'a su donner à ses dîners, à ses réunions de cour, petites ou grandes, un attrait plus distingué.

A le bien prendre, toutefois, ce n'était qu'un homme de plaisir. Si dans sa jeunesse il avait affectionné les jeux bruyants et dangereux, jusqu'à risquer à se tuer vingt fois ; s'il avait eu des goûts un peu rudes tels que celui de faire lutter un taureau contre trois lions dans les fossés d'Amboise ; si, jeune homme gâté de famille riche, il s'était diverti à des folies telles que de se masquer, de se déguiser avec des camarades, et d'aller, comme le raconte le Journal d'un bourgeois de Paris, parmi la ville en aucunes maisons jouer, gaudir, et y commettre Dieu sait quels excès que le populaire prenait mal à gré, il avait conservé dans l'âge mûr une tendance marquée pour la dissipation. Chasses, fêtes, conversations, voyages perpétuels, toilettes, recherche des jolies choses, tout sollicitait continuellement un esprit qui devenait incapable de s'attarder longuement aux affaires sérieuses. Avec du jugement et des connaissances, le défaut d'application faisait de François Ier un homme léger.

De cette légèreté, il témoigna surtout dans les questions concernant son gouvernement. Il détestait s'occuper de l'État : les soucis de sa charge de roi l'obsédaient ; il fallait qu'on lui en parlât le moins possible. Assez facile d'accueil, bienveillant, simple, il acceptait une idée émise par ses conseillers et l'approuvait sans difficulté pour en avoir plus tôt fini. La reine Marguerite, sa sœur, s'en plaignait assez à l'ambassadeur Giustiniano, surtout en pensant à Charles-Quint, l'adversaire si jaloux, si réservé, si réfléchi ! Heureusement que pour les très graves affaires François Ier reprenait ses droits et entendait décider : volontiers même dans ces cas-là affectait-il un autoritarisme tranchant. Le bon côté de cette légèreté fut son absence de rancune ; il pardonnait aisément et oubliait ; le mauvais côté fut cette politique inintelligente qui l'amena peut-être à faire preuve de bravoure et d'élan, deux qualités qu'il possédait, mais attesta son défaut de finesse et d'adresse dont il aurait eu beaucoup plus besoin. Peut-être à cette légèreté ne furent pas étrangères les influences féminines qui, dès sa jeunesse, s'étaient exercées continuellement sur lui et prirent dans l'âge mûr une telle importance autour de sa personne.

De ces influences, la première fut certainement celle de Louise de Savoie, sa mère. Les historiens qui, au XVIIe siècle, reprenant l'histoire de Charles de Bourbon et voulant, devant la famille du connétable montée sur le trône, excuser un peu la trahison du personnage, ont accablé Louise de Savoie, la représentent comme une Ame fielleuse, avide, bassement rancunière, sacrifiant ceux-ci ou ceux-là au dépit de ne pouvoir se faire épouser. Qu'elle ait été très regardante dans ses intérêts, cela semble certain ; mais qu'elle ait eu le caractère bas, c'est douteux. Fière de son fds dans lequel elle avait mis toutes ses affections, elle l'a trop adulé pour avoir eu la force de le bien diriger. Son rôle, pendant la captivité de Madrid, fut digne, intelligent et ferme. François Ier l'estimait infiniment — les lettres qu'il lui écrivait le prouvent. Lorsque cette pâle et mince personne mourut, le 22 septembre 1531, âgée de cinquante-six ans, elle fut regrettée partout, et la mélancolique épitaphe que le roi son fils composa sur sa tombe :

Ci-gist le corps dont l'âme est faite glorieuse, etc.,

parut justifiée à tout le monde.

La seconde de ces influences a été celle de la sœur du roi, Madame Marguerite d'Orléans, comme on l'appelait, la charmante reine de Navarre, qui, veuve du duc d'Alençon, mort après la bataille de Pavie, fut mariée, le 31 janvier 1527, sans enthousiasme, au roi de Navarre, Henri d'Albret, dont elle aura Jeanne d'Albret, la mère d'Henri IV. La fine et intelligente créature, si accueillante, si gracieuse, bonne, douce, charitable, incapable de mépriser personne, l'esprit très ouvert à toutes les idées, aimant causer avec les savants, écrivant des contes — la Marguerite des Marguerites, — des comédies, des pastorales, des chansons et composant des vers, adorait trop aussi ce frère gâté qui l'appelait sa mignonne, pour ne pas tout accepter de lui sans chercher à corriger ses défauts. Ne parlons pas de celle-là, disait François Ier à quelqu'un qui lui dénonçait les tendances luthériennes de sa sœur ; elle m'aime trop ; elle ne croira que ce que je croirai !... Elle croyait et voulait ce que son frère désirait. Cette admiration approbative ou, tout au moins, si la princesse désapprouvait, son inaptitude à hasarder des remontrances faisait de la spirituelle mais peu énergique Marguerite une aide insuffisamment efficace à ceux qui eussent voulu voir conseiller au roi plus de suite et de sérieux. Peut-être s'en affligeait-elle au fond d'elle-même, et sa fleur préférée, sa devise, le souci, trahissait-elle les inquiétudes secrètes de sa pensée !

Les reines, femmes successives de François Ier, n'ont pas compté : la première, Claude, morte, trop jeune, à vingt-cinq ans, la seconde, Eléonore, sœur de Charles-Quint, épousée par nécessité politique, n'ayant pas eu d'enfant du roi et vivant à l'écart un peu seule, isolée malgré un personnel de cour nombreux, étrangère, dépourvue d'influence, paraissant à peine et ne jouant aucun rôle.

Les amies du souverain ont tenu au contraire une place bien plus considérable. François Ier a eu la réputation d'avoir été un des princes les plus gais et les plus volages qui aient régné en France. On a exagéré. Jeune, peut-être a-t-il fait preuve de vivacité de sentiments très changeants. Il n'a eu en réalité que trois affections principales qui, il est vrai, l'ont tenu toute sa vie, ce qui est beaucoup. La première, la moins importante, fut celle que provoqua Anne de Graville, demoiselle d'honneur d'Anne de Bretagne, blonde et fine jeune fille, intelligente, gracieuse, attrayante avec ses yeux noirs, son grand front, sa petite bouche et son teint rose. L'histoire ne dura guère. Anne se sauva un jour en compagnie de son cousin, Pierre de Balzac d'Entraigues, et on les maria ensemble avec une petite dot pour la peine ; ils eurent beaucoup d'enfants.

La seconde liaison fut plus sérieuse. Françoise de Foix, sœur de deux capitaines de cette maison de Foix qu’on trouve sur tous les champs de bataille du temps : Odet de Foix, vicomte de Lautrec, vingt fois blessé à Ravenne ; André de Foix, seigneur de Lesparre, aveuglé d'un coup de feu, — avait été mariée jeune, en 1509, au Breton Jean de Laval, sire de Châteaubriant. C'était une grande et forte créature, brune, plantureuse, solide. Elle écrivait des poésies, plus abondantes que délicates ; elle avait l'esprit cultivé. Mais elle était coquette de sentiments, peu distinguée, manquait de réserve et n'aimait pas son mari. Les préférences du roi pour elle datèrent de 1516, au retour de Marignan : ce furent des relations peu tranquilles dans lesquelles furent échangés beaucoup de vers — la mode en ce temps-là étant de s'écrire en vers — et beaucoup d'aigreurs : elle, vive, impérieuse, jalouse ; lui, insouciant et rieur. Elle fut un peu encombrante :

Ci-gist un rien, là où tout triompha...

écrivait avec raison plus tard Marot en composant son épitaphe. La comtesse de Châteaubriant fut remplacée vers 1523 par la duchesse d'Etampes, qui était tout son opposé.

Anne de Pisseleu, demoiselle d'Heilly, plus tard duchesse d'Etampes était, en 1523, une blonde et pâle jeune fille de dix-sept ans, charmante, distinguée, mince et gracieuse, demoiselle d'honneur de Louise de Savoie, aussi tendre et retenue que l'autre était véhémente et en dehors. François Ier la remarqua dans l'élégante petite troupe des filles d'honneur de sa mère ; il dissimula son émotion. Louise de Savoie et Marguerite la devinèrent. Au moment du départ du roi pour Pavie, la cour ne savait rien ; elle apprit tout au retour. La rivale, Mme de Châteaubriant, fut hors d'elle ; elle s'emporta, répétant qu'Anne d'Heilly avait les cheveux crêpés ; il fallut que François Ier lui signifiât la rupture et son congé, ce qu'il fit par une lettre rimée, dans laquelle il la comparait à une bête insensée.

Accomparée à la beste insensée,

Fut envoyée, avec, aux champs paître !

écrivait ironiquement la reine Marguerite. La nouvelle affection du prince qui devait durer vingt-quatre ans, jusqu'à la mort, lui procura un attachement fidèle et intelligent, une amie exquise, spirituelle, aimante et calme. Après la mort de Louise de Savoie, M"^ d'Étampes fut nommée gouvernante des filles du roi, Marguerite et Madeleine, qui avaient dix et sept ans, témoignage singulier d'estime et d'affection. En 1534, à vingt-huit ans, elle avait été mariée à Jean de Brosse, comte de Penthièvre : le roi donna aux époux le comté d'Étampes qu'il érigea en duché deux ans après.

Ce fut surtout au milieu de ce groupe de femmes que François Ier vécut, ne les quittant pas, se plaisant en leur compagnie, se faisant suivre d'elles dans ses voyages.

Il faudrait ajouter ses filles. Il a eu de la reine Claude six enfants : trois garçons : François, Henri et Charles ; trois filles : Louise, Madeleine, Marguerite. Des trois garçons, l'aîné mourut assez brusquement en 1536, après avoir bu un verre d'eau trop froide à la suite d'un exercice violent ; le troisième, le duc d'Orléans, fut emporté, en 1545, à vingt-trois ans, d'une maladie épidémique contractée près d'Abbeville ; le second, Henri, est celui qui va devenir Henri II. Des trois filles, Louise mourut n'étant encore que fiancée ; Madeleine fut reine d'Ecosse : à sa mort François Ier avait encore près de lui Marguerite, âgée de vingt-deux ans, qu'on n'avait pas pu arriver à marier, et qui, intelligente et très bien douée comme sa tante, savait le latin, le grec, l'italien. Ce fut une charmante enfant que son père aimait beaucoup. Elle complétait le cadre agréable qui entourait François Ier et qui le distrayait.

Devant l’insouciance du prince adonné à la vie de société, tout aux plaisirs et aux joies de l'existence, les conseillers de François Ier, jouissant de la faveur du maître, prirent une place considérable. Au début du règne, le roi avait quatre ou cinq favoris, ses anciens amis, Bonnivet, Brion, Montchenu, Montmorency. A la suite de sa brillante campagne contre Charles-Quint, Montmorency devint prépondérant. Il avait au gouvernement près de lui l'amiral Chabot de Brion et le chancelier Poyet. Il y eut entre eux mésintelligence. Montmorency et Poyet détestant Brion le perdirent, le firent chasser et lui firent faire son procès. A son tour, Montmorency connut la disgrâce, lorsque la politique, qu'il avait préconisée, d'entente avec l'empereur, eut échoué : Poyet fut entraîné dans la même chute. Vers la fin de sa vie, François Ier avait placé toute sa confiance dans l'amiral Claude d'Annebaut, un bon capitaine, plein d'honneur, un peu bègue, mais très brave homme, et le cardinal de Tournoi !. Il ne voyait plus que par leurs yeux, s'en remettait à eux du soin de diriger les affaires, approuvait tout ce qu'ils faisaient. Il ne prend plus aucune décision, écrivait l'ambassadeur vénitien, il ne fait aucune réponse qu'il n'ait écouté leurs conseils ; en toutes choses il s'en tient à leur avis, et si jamaisce qui est fort rareon donne une réponse à quelque ambassadeur, ou si l'on fait une concession qui ne soit pas approuvée par ces deux conseillers, il la révoque ou la modifie. Ayant ainsi trouvé dans son manque d'application aux affaires, deux administrateurs auxquels il pouvait délaisser le souci du gouvernement, François Ier était libre de s'abandonner à la vie de son choix, la vie de cour, de plaisir et de voyages.

La cour de François Ier a été la première en date de ces royales réunions de seigneurs et de grandes dames toujours parés, toujours en fête, qui, par leur air de joie perpétuelle, le souci de la représentation, le brillant et l'éclat, sont demeurés si longtemps un achèvement raffiné de la vie sociale. Le cadre même de la cour, avec ses fonctions et ses titres, existait depuis très longtemps, s'était lentement formé à travers les siècles du Moyen âge et durera sans beaucoup de changements ou d'adjonctions nouvelles, jusqu'à Louis XIV et jusqu'à Louis XVI. En donnant aux femmes une place spéciale, en provoquant le souci chez tous d'être magnifiquement paré et en multipliant les assemblées, François Ier a, pour ainsi dire, vivifié ce cadre et lui a donné ce caractère de grandeur, de richesse et d'élégance dont l'apogée a été atteint au temps de Louis XIV. Une cour sans dames, écrivait Brantôme, est un jardin sans aucunes belles fleurs. Les femmes ont particulièrement brillé sous François Ier ; mais, à côté, un luxe de personnel, de titres, de domestiques, entoure le roi d'un cortège sans nombre pour rehausser sa dignité et accroître son prestige. Parcourons rapidement cette galerie.

Sous la direction du grand maître de la maison du roi qui fut successivement Boissy et Montmorency, voici le service particulier du souverain hiérarchisé : le chambellan, qui gouverne la chambre du roi ; les quatre gentilshommes de la chambre, qu'on appellera plus tard les premiers gentilshommes, servant chacun par quartier, c'est-à-dire trois mois par trois mois, ne quittant jamais le prince et ayant douze pages de la chambre sous leurs ordres ; toute une phalange ensuite de gentilshommes de la chambre les secondant, le nombre en a varié de vingt à cinquante-quatre. Puis viennent une vingtaine de maîtres d'hôtel, chargés de la partie matérielle de la vie du roi, la nourriture surtout, — ce sont des gentilshommes encore — et ayant sous leurs ordres pour l'accomplissement de leurs fonctions une trentaine de panetiers, vingt-cinq échansons, quinze valets tranchants. Ce qui est secrétairerie, correspondance, papiers d'Etat est du ressort de sept secrétaires de la chambre parmi lesquels on trouve la famille célèbre des Robertet, François, un filleul du roi, Jean, tous casés par Florimond, l'ancêtre ; puis un Nicolas de Neuville, qui ouvre la série interminable de ces secrétaires du roi et secrétaires d'Etat du même nom, devenus ensuite des Villeroy et qui se sont pendant trois siècles, pour ainsi dire, transmis de père en fils les charges près des personnes royales. François Ier a pour pages ce qu'il appelle des enfants d'honneur, une trentaine, ayant mission de menus offices, tels que celui d'apporter au roi un objet qu'il demande et surtout de parer les réceptions de leur grâce juvénile et de leurs beaux costumes d'argent.

Puis vient la chapelle du roi avec le grand aumônier, qui est cardinal, le maître de l'oratoire, qui est un évoque ; le confesseur du souverain, qui est dominicain ; cinquante aumôniers du roi parmi lesquels François Ier ira chercher les évoques qu'il nomme aux sièges épiscopaux du royaume, conformément au concordat de Bologne ; enfin ses sept chapelains et ses sept sommeliers de chapelle.

Au-dessous s'étagent les séries inférieures d'emplois subalternes plus particulièrement domestiques : les quatre huissiers de la chambre, manières de personnages tout de même ; les vingt à quarante valets de chambre ; — le titre n'étant pas seulement donné à ceux qui remplissent la fonction, mais aussi à des gens que le roi désire honorer, la qualité s'accompagnant d'une pension annuelle de 240 livres : Clément Marot, François Budé ; — un maître de la garde-robe, deux portemanteaux, sept chantres, sept médecins, six chirurgiens, quatre barbiers, un libraire, de huit à quatorze gens de métier, huit clercs d'office, huit huissiers de salle.

Les cuisines comprennent un personnel considérable, divisé en deux séries : ceux qui s'occupent de la nourriture du prince, la cuisine bouche, ceux qui s'occupent de la nourriture du reste de la cour, la cuisine commun ; et ce sont pour chacune de ces cuisines, quatre écuyers, six queux, puis potagers, hâteux, sauciers, pâtissiers, garde-vaisselle, enfants de cuisine, barilliers, sans compter les aides, et, au-dessous ou à côté, cette foule de fonctions diverses, cortège inévitable d'une cour compliquée, fruiterie, fourrière. tapissiers, maréchaux de logis, musique — tambourins, fifres, joueurs de cornet ou autres instruments, — trésoriers et le reste.

L'écurie est à part, commandée par le grand écuyer Galiot de Genouillac ayant sous ses ordres vingt-cinq écuyers d'écurie, tous gentilshommes dirigeant une armée de cochers et de palefreniers. Car Dieu sait si l'écurie de François Ier doit être nombreuse pour fournir aux déplacements perpétuels du souverain et de son monde !

A part aussi, le personnel des chasses, non moins nombreux : un capitaine des toiles et cent archers destinés à disposer des toiles dans des parties de forêt pour les envelopper, — on rabat le gibier dans ce clos et on le tire, — cinquante chariots, douze veneurs, des valets de chiens ; plus de cent chiens et limiers ; puis la fauconnerie et ses trois cents oiseaux de proie, entretenus par cinquante aides-fauconniers, cinquante gentilshommes sous les ordres du grand fauconnier, René de Cossé.

Chacune des reines, reine de France, reine de Navarre, chacun des princes a des maisons, satellites de celle du roi, sinon aussi fastueuses, au moins aussi hiérarchisées. Les reines ont, en plus, des dames, une dame d'honneur qui est, pour Claude de France, — rencontre ironique ! — Mme de Châteaubriant ; des dames proprement dites, quinze pour Claude, dix pour Marguerite ; des demoiselles d'honneur, qu'on appelle filles demoiselles, seize pour la première, huit pour la seconde. Les filles du roi ont dix-neuf dames, dont trois gouvernantes, sans parler des nombreuses femmes de chambre.

Aux fils du roi sont attachés deux gouverneurs, cinq chanceliers, dix maîtres d'hôtel, trois gentilshommes, quatorze enfants d'honneur et une foule de serviteurs analogues à ceux du roi.

Cette esquisse rapide ne serait pas complète, si nous ne mentionnions la garde du roi, quatre cents archers de la garde, dont trois cents Français et cent Ecossais, origine des gardes du corps ; les cent Suisses, hallebardiers vêtus de la livrée du roi ; les deux cents gentilshommes ayant chacun sur leurs épaules un bâton à bec de faucon, plus tard gentilshommes à bec de corbin, avec des costumes aux couleurs variées rehaussant les cérémonies de leurs uniformes chamarrés.

 

Ces cérémonies, il faut se les figurer dans tout l'éclat des habits d'or et d'argent affectionnés par François Ier, se détachant sur le cadre blanc, noir et tanné de la livrée du prince. A la vérité, François Ier a eu un peu de peine à trouver à Paris un logis convenable pour semblables déploiements. Il n'habite pas le Louvre, vieille forteresse carrée et sombre, incommode, encombrée au milieu d'un donjon énorme qui obscurcit les salles et les rend lugubres ; le Louvre, d'ailleurs, ne sert que de prison et de trésor : le roi réside plutôt aux Tournelles près de la Bastille, amas de constructions disparates de tous âges et de tous styles, fouillis de salles et de cours sans grandeur et sans commodité ; ou bien il s'installe au Palais, le logis du parlement. Il y a au Palais une grande salle, la salle des procureurs, à deux vaisseaux gothiques, ornée des statues en bois sculpté et peint de tous les rois de France, qui est en somme la plus belle salle de Paris ; et c'est là principalement que François Ier reçoit. On tend les murs de tapisseries ; s'il s'agit de l'audience solennelle donnée à quelque ambassadeur, on dresse un échafaud garni de tentures, au fond, près de la table de marbre, échafaud sur lequel se place le fauteuil, ou, comme on dit en ce temps, la chaire du roi ; s'il s'agit d'un banquet, d'un bal ayant lieu le soir, on remplit la salle d'une profusion de cierges de cire ardente pendant en croix par le haut ; et, dans ce cadre de somptueuses tapisseries, sous le flot de lumières tombant de la voûte, scintille et miroite la profusion des costumes dorés des seigneurs ou des dames de la cour. A défaut de la grande salle du Palais. François Ier recevra dans la maison de l'évêque de Paris, derrière Notre-Dame. Il donnera encore des banquets dans la cour de la Bastille, toute la cour tendue de tapisseries sur lesquelles sont attachées des guirlandes de lierre, douze cents torches illuminant ; on appelle cela une fête à torches ardentes, et après le banquet suit un bal. Avec les dîners et les bals, la grande fête des courtisans est encore la joute, qui a lieu devant l'hôtel des Tournelles, au milieu d'échafauds couverts de tapisseries sur lesquels prennent place des dames en toilettes élégantes, pendant que les chevaliers habillés de pied en cap de ces magnifiques armures damasquinées dont nous avons conservé des exemplaires remarquables, rivalisent d'adresse, de vigueur et d'endurance. Deux fois par semaine, François Ier aime à réunir sa cour en une joyeuse et brillante assemblée. C'est un peu politique chez lui. Plus tard, sa belle-fille Catherine de Médicis écrira à Charles IX : J'ai ouï dire au roi votre grand-père (François Ier) qu'il fallait, pour vivre en repos avec les François et qu'ils aimassent leur roi, deux jours les tenir joyeux, sinon ils s'emploient à autres choses plus dangereuses.

En réalité, le roi reste peu à Paris : il ne sait rester nulle part ; d'humeur très changeante, il va et vient perpétuellement, toujours en voyage, demeurant à peine quinze jours au plus en un endroit et repartant au hasard d'un côté ou d'un autre. Et la cour entière doit le suivre ; immense attirail exigeant un train considérable ; Benvenuto Cellini écrit dans ses Mémoires qu'il faut douze mille chevaux, et quand la suite est complète, dix-huit mille pour mener tout ce monde ! Au dire de Soranzo, l'ensemble représente une masse de six mille cavaliers et de douze mille piétons. Or, la vie n'est pas plaisante au cours de ces pérégrinations extraordinaires. Si l’on arrive le soir dans un pays où il n'y a que peu ou pas de maisons, force est de camper, de dresser des tentes, des baraques en toiles ; cela ressemble quelque peu, ajoute Cellini, qui en souffrit beaucoup, à des installations de bohémiens ! Chacun pâtit. Seul le roi ne paraît pas subir autrement les conséquences d'une vie aussi instable. Rien ne lui manque, Il a des tapissiers, nommés repos-teros, qui vont devant lui, installant pour le soir son gîte, dressant son lit — on transporte son mobilier de chambre — et allant par les champs tendre les tapisseries, nettoyer les tapis velus que l'on met en terre en la chambre (tapis de pied d'Orient) et nettoyer les habillemens. Sa table ne manque de rien ; il est servi à souhait : Dans un village, dans des forêts, en l'assemblée, écrit Brantôme, il est traité comme s'il eût été dans Paris. En traversant la France, Charles-Quint en était étonné. Mais la suite gémit et récrimine. Les seigneurs se ruinent à ces déplacements dispendieux où tout leur représente des frais excessifs, et les ambassadeurs étrangers qui ne quittent pas le roi en marche, ne tarissent pas de plaintes amères. En créant la première cour moderne, François Ier a conservé l'humeur errante des premiers Capétiens vagabonds.

Or, cette existence voyageuse lui coûtait très cher, à lui aussi. Il n'a jamais regardé à la dépense. François Ier est un des rois de France qui ont le plus gaspillé d'argent, de la façon la plus magnifique peut-être, mais la plus inconsidérée et la plus insouciante.

Ce gaspillage, il l'apporta dans tout. Il adorait le luxe pour le luxe lui-même. Nous avons dit qu'arbitre de l'élégance, il dirigeait la mode : la mode fut, de son temps, extraordinairement onéreuse. Tout ce que François Ier avait sur lui était en or : en or, les breloques nombreuses dont il aimait à se couvrir ; en or, ses éperons, ses miroirs, les boutons et les agrafes de ses vêtements ; la mule qu'il montait avait une housse garnie d'or et une bride de soie plaquée d'or, avec des boutons d'or sur les houppes ; ses habits étaient en drap d'or, brodé, frisé, profilé d'or, comme des ornements sacerdotaux. Il couvrait ses doigts de bagues, de diamants, de rubis. Il portait du linge de la plus fine toile de Hollande, des chemises brodées de soie noire que l'on conservait dans des étuis de maroquin parfumé. Les objets servant à son usage familier étaient en argent : encrier, flacons, chandeliers, vaisselle, rebec (instrument de musique dont il jouait) et pupitre ; on ne comptait pas ses élégantes fourrures de zibeline ou de martre ; le fourreau de son épée était de velours blanc. Certaine année, son tailleur présenta une note de 15.600 livres.

Il fallut qu'autour de lui la cour suivît l'exemple. Aux jours de belles cérémonies, les deux cents gentilshommes de la garde étaient vêtus de drap d'or, tandis que le roi paraissait tout blanc, en toile d'argent, et qu'à côté de lui se tenait le chancelier de France en robe de cérémonie avec un manteau écarlate ; les pages et les gens de l'écurie étaient aussi en blanc, moitié velours, moitié toile d'argent ; courtisans et dames devaient rivaliser de splendeur et d'éclat, y mettre jusqu'à leur dernier écu ; et tout en admirant le public se moquait ; à la place Maubert, les moralités jouées sur les planches raillaient les seigneurs qui emportaient leurs terres sur leurs épaules.

C'était surtout le roi qui se ruinait. En un autre temps que cette période de notre histoire dans laquelle la fortune publique a été large, la misère due au gaspillage eût été extraordinaire. Il n'est pas très aisé d'avoir des chiffres sûrs, la comptabilité, comme on va le voir, n'ayant pas pu être rigoureuse. Les revenus réguliers paraissent avoir été de 3 millions d'écus d'or. Sur le papier, les dépenses semblaient s'équilibrer : on prévoyait au compte du roi 50.000 écus pour ses habillements, dons, dépenses courantes ; 50.000 écus pour ses menus plaisirs : 200.000 pour l'entretien des gardes ; 70.000 pour la reine et sa maison ; 300.000 pour le dauphin ; 40.000 pour la chasse. Mais, en réalité, François Ier donnant ou commandant sans réflexion ni réserve, le chapitre des dépenses s'étendait indéfiniment. Les guerres dispendieuses, les pensions payées à l'étranger, les sommes remises au roi d'Angleterre, contribuèrent à approfondir le gouffre : il est impossible de savoir ce que le règne de François Ier a coûté. Dès 1518, le déficit était de 1.261.203 livres. On usa de tous les moyens : on emprunta à tout le monde et tout le temps, aux villes, au clergé, aux banquiers français et étrangers ; on inventa les rentes de l'Hôtel de Ville, premier essai de crédit public et de grand livre ; on aliéna ; on usa d'expédients de tout genre : on augmenta les droits ; on vendit les offices. C'est miracle que le gouvernement n'ait pas fait banqueroute ! Mais la prospérité était telle que les sujets payèrent sans trop récriminer ; un ambassadeur italien admirait leur soumission ; à sa mort, François Ier trouva le moyen de laisser encore dans ses coffres plus de deux millions d'or ! Le désordre du roi dans ses finances devait faire au moins une victime : ce fut Semblançay. L'histoire de Semblançay est caractéristique de l'insouciance et de la légèreté du prince dans ses gaspillages, comme elle éclaire le mode et l'organisation de l'administration du temps.

On a raconté que Semblançay avait été perdu par Louise de Savoie, laquelle l'avait empêché d'expédier à Lautrec, se battant en Italie, certaine somme d'argent réclamée par celui-ci, afin de se venger des dédains à son égard de Lautrec qu'elle aimait, ce qui aurait amené la défaite du malheureux à la Bicoque. Cette version est controuvée. Vieux serviteur blanchi dans l'administration des finances, Jacques de Beaune de Semblançay, fils d'un simple marchand de Tours, avait été successivement trésorier au service d'Anne de Bretagne, général (receveur général) du Languedoc en 1490, de la Langue d'oïl en 1509, et en 1518 était devenu une manière de surintendant des finances du royaume avec la charge, connaissance et intendance du fait et maniement de toutes nos finances, comme disait l'acte royal. Il gérait les deniers du roi et en même temps la fortune privée de Louise de Savoie. C'était un personnage considérable. Malheureusement pour un financier, s'il avait de l'habileté, il n'avait pas d'ordre ; sa comptabilité laissait à désirer. Lorsque les prodigalités de François Ier endettèrent le trésor royal et qu'il fallut user d'expédients afin de remplir celui-ci, les opérations de trésorerie compliquées achevèrent de brouiller la gestion de Semblançay. Il ne s'en préoccupa pas. A tort ou à raison, en outre, il crut que Louise de Savoie entendait que sa fortune vînt en aide, dans les cas extrêmes, au trésor royal épuisé, et il usa de cette permission, — réelle d'ailleurs, en principe. Le résultat fut beaucoup de confusion. Aussi, lorsqu'on fut sur le point d'envoyer de l'argent à Lautrec, il se trouva que le trésor royal devait à la cassette de Louise de Savoie une somme équivalente à celle qui allait passer les monts, et qu'au lieu de gagner l'Italie, l'argent resta à la mère du roi. Les emprunts, les aliénations, les ventes d'offices se succédaient et tous autres procédés du même genre : les difficultés des finances publiques ne faisaient que croître. En 1522, le déficit fut de 2.000.000 livres. Le roi, moins attentif à la manière dont il dépensait à pleines mains qu'impatienté de la gêne perpétuelle dans laquelle étaient ses finances, au dire de Semblançay, s'avisa enfin que le même Semblançay était extrêmement riche, qu'il paraissait de jour en jour devenir plus opulent, qu'il achetait des domaines immenses, bâtissait des châteaux et faisait parade d'une fortune étrange. L'inquiétude et le soupçon saisissant le roi, il demanda à son surintendant des comptes ; l'autre répondit d'une façon évasive. François Ier et Louise de Savoie insistèrent et, à plusieurs reprises, revinrent à la charge. Finalement le roi, lassé des atermoiements dilatoires de Semblançay, nomma une commission qui fut chargée de revoir et d'apurer les pièces de comptabilité. Après bien des tergiversations, Semblançay produisit ses dossiers. La commission les examina. Elle prononça que les pièces étaient en règle. Les choses demeurèrent en l'état. Deux ans se passèrent, lorsque au bout de ce temps, un commis de Semblançay mis en prison pour un délit quelconque, avoua, par vengeance, que son maître lui avait fait faire, à lui et à d'autres, des actes faux, des bordereaux antidatés, des quittances falsifiées, en somme que Semblançay avait suborné et corrompu ses sous-ordres, afin de fabriquer la comptabilité qui avait été soumise à la commission. François Ier, furieux, décida qu'un procès criminel serait intenté au surintendant. Semblançay, interrogé, confronté et jugé, fut convaincu, selon la sentence, de vols, de faux, de malversations, d'abus de confiance ; il fut condamné à la confiscation de ses biens et à être pendu. Les juges avaient espéré que le roi n'exécuterait pas leur sentence et ils avaient été inexorables. François Ier l'exécuta. Ce fut un spectacle lamentable, que celui de ce vieillard, — Semblançay avait soixante-quinze ans, — dont l'existence avait été si enviée, conduit au gibet de Montfaucon. Il mourut le 11 août 1527 avec constance et courage. Le lieutenant criminel du Châtelet, Maillart, qui le conduisait, tremblait plus que lui :

Et Semblançay fut si ferme vieillard

Que l'on cuidoit au vrai qu'il menât pendre

A Montfaucon le lieutenant Maillart,

comme disait Marot. C'était la revanche ou la rançon des magnificences de la cour !...

Des effets de ce gaspillage financier de François Ier, tout ce qui était fêtes a disparu. Il en reste à peine le souvenir à demi effacé. Pour la gloire du prince une partie et non la moindre a subsisté, c'est ce que le roi a fait à l'égard des lettres — le Collège de France toujours vivant en témoigne ; et à l'égard des arts — les châteaux subsistants bâtis par lui l'attestent.

L'intérêt que François Ier a porté aux lettres et aux arts est bien provenu un peu, comme chez les mécènes italiens de son temps, du souci de paraître grand et généreux par une intelligente protection accordée aux artistes ; mais il y a eu chez lui plus que de cette orgueilleuse pensée de Louis XIV de rendre son règne illustre au moyen de l'éclat provoqué ou soutenu des littérateurs, des peintres, des architectes, des sculpteurs ; il y a eu un goût personnel et désintéressé pour les belles choses. Elevé dans le luxe délicat des œuvres d'art, il a gardé toute sa vie une prédilection marquée à l'égard de ce qui était forme élégante ; il avait du discernement ; il s'est plu à provoquer des créations, à les suivre, à les corriger. Ce n'est donc pas seulement à titre d'homme riche et prodigue multipliant les commandes, permettant aux artistes de produire sans compter, qu'il a eu sa part dans le mouvement artistique considérable de son siècle ; par ses préférences il a contribué en une certaine mesure au développement des modes nouvelles qui peu à peu s'introduisaient ; son exemple a incité grands seigneurs et financiers à l'imiter. Il a eu son influence sur le développement de la Renaissance en France.

Cette influence a été moins importante à l'égard de la littérature. La littérature de la première moitié du XVIe siècle est trop personnelle pour qu'une action quelconque ait pu être exercée sur elle. Il n'y a pas lieu de parler du talent de François Ier à écrire. Il composait des vers ; il échangeait des épîtres rimées avec sa mère, sa sœur, Mme de Châteaubriant ou Anne d'Heilly ; il a laissé des rondeaux, des madrigaux, des chansons, des épigrammes. C'est de la versification médiocre plus que de la poésie.

Mais il était à même d'apprécier les bons vers. Il sut reconnaître, protéger et encourager le poète le plus en renom de son règne, Clément Marot, bien du temps par son humeur indépendante, sa nature très française, ses poésies aisées et gracieuses qui rappellent joliment la vie des champs. La reine Marguerite qui le goûtait infiniment lui avait fait une pension de 155 livres ; François Ier lui donna le titre de valet de chambre avec une pension de 240 livres. Le roi suivait ses compositions ; il le poussa à donner une traduction en vers des psaumes, qui en effet parut. Mais Clément Marot était de tendance luthérienne ; les psaumes qui eurent un succès considérable dans le monde protestant et que tous les huguenots du XVIe siècle chantèrent, lui valurent de vives attaques à la suite desquelles il dut prendre le chemin de l'exil ; il allait mourir à Turin en 1544. François Ier lui resta fidèle. Les états de la maison du prince portent encore le nom de Marot comme valet de chambre du roi, avec la pension afférente, deux ans après la mort du poète.

Indépendant et personnel était bien aussi ce Bonaventure des Périers, également pensionné de Marguerite de Navarre, admis à la cour, poète comme elle et prosateur, qui dans son Cymbalum mundi fait preuve d'un scepticisme moqueur analogue à celui de Voltaire, Devenu protestant ou peut-être simple athée, il fut persécuté de tout le monde, même de Calvin, et finit, dit-on, par se tuer, en 1544.

Mais c'est moins la poésie — sauf avec Clément Marot — que le conte, la nouvelle qui ont fleuri sous François Ier. Le genre, à l'imitation de ce qui se faisait en Italie, eut un vif succès au milieu des courtisans du prince et auprès du prince lui-même. Marguerite de Navarre s'y adonna personnellement avec application et nous a laissé dans l’Heptaméron son meilleur titre de gloire littéraire, plus assurément que dans ses innombrables poésies trop pâles. Les contes de Marguerite manquent peut-être de relief, mais ils témoignent d'une ingéniosité agréable et ils tranchent sur les productions similaires contemporaines par un choix d'histoires plus vivantes et plus modernes. François Ier, qui est le sujet d'au moins un de ses contes, les goûta, comme il lut certainement le premier livre, paru en 1535, et le troisième paru en 1545, de l'œuvre qui représente à un si haut degré ce XVIe siècle varié, jalousement libre d'esprit, hardi et prompt aux idées neuves : le Pantagruel. Avec son érudition étendue et son indépendance de caractère, jointes à l'audace de la pensée, à l'esprit ouvert et moqueur, au jugement critique et averti, Rabelais a charmé un temps qui se reconnaissait en lui. La puissance d'une imagination créatrice unique et d'une richesse verbale presque sans égale au milieu d'un flot mêlé de beautés inimitables et de grossièretés, le tout d'une portée philosophique et sociale indiscutée, font de son œuvre un monument hors pair. Mais combien personnel et isolé encore il se trouve, entièrement compris, peut-être de lui seul, et sans doute ayant eu besoin de n'être pas trop compris en raison de la témérité des idées, ou de la vivacité des critiques ! D'une existence plus simple qu'on ne l'a dit, peut-être brave homme sans trop de prétentions, Rabelais n'a pas été un héros tenté d'exposer ses jours pour l'affirmation de ses systèmes.

Un de ses contemporains l'a osé et l'a payé de sa vie : c'est Etienne Dolet, savant imprimeur de Lyon, sceptique, athée. Il imprima et colporta des livres hérétiques, ce qui le fit poursuivre. Au dire de Calvin, il méprisait ostensiblement l'Evangile et déclarait que la vie de l'âme ne différait en rien de celle des chiens et des pourceaux. Le parlement le brûla. La peine aujourd'hui paraît sévère. En l'absence de code pénal en ce temps, le parlement appréciait lui-même les châtiments à infliger pour les crimes qui lui étaient soumis et généralement ces châtiments étaient très durs. Chez Dolet, l'indépendance de la pensée allait jusqu'au bout de ses droits : ce n'était pas sur des natures de ce genre que l'action quelconque d'un roi de France pouvait s'exercer autrement que pour laisser ou non ses parlements sévir. De par son caractère, la littérature de son temps échappe donc à l'influence de François Ier.

Avec l'érudition, le roi eut plus de prise. Non pas qu'il ait suscité ou dirigé des vocations, mais sa protection contribua notablement au mouvement des études philologiques. Grâce à l'invention de l'imprimerie, les éditions des auteurs grecs et latins allaient de jour en jour se multipliant. La curiosité pour les textes anciens, jusque-là peu facilement accessibles, s'étendait. Des publications telles que les Commentaires sur la langue grecque de Budé ou le Thesaurus linguæ latinæ de Robert Estienne facilitaient la pratique des auteurs de l'antiquité et nombre de gens prenaient goût à l'étude attentive des formes latines ou grecques. Curieux comme il l'était de tout ce qui était occupation intellectuelle, François Ier s'intéressa à ce mouvement. Il voulut le suivre, connaître ceux qui en étaient les meilleurs ouvriers, se tenir au courant par eux de ce qui se faisait et de ce qu'il Y aurait à faire. Ainsi petit à petit, les savants les plus en renom de son règne furent introduits près de sa personne. Il en fit ses commensaux, ses interlocuteurs familiers et ses conseillers sur la matière.

Le plus illustre a été Guillaume Budé, l'omniscient Budé, juriste, théologien, mathématicien, philologue, historien, critique, archéologue, surtout helléniste, un des doctes personnages de la chrétienté, comme on disait, le prodige de la France, suivant Erasme, le type du savant du XVIe siècle, un des premiers qui s'appliquèrent à l'étude de l'antiquité. Louis XII l'avait déjà remarqué et plein do confiance en lui l'avait envoyé en ambassadeur auprès de Jules II. François Ier lui donna le litre de valet de chambre et la pension correspondante ; il l'écoutait beaucoup. C’est surtout d'après les indications du savant helléniste qu'il allait poursuivre et réaliser deux ou trois idées.

A côté de Budé, c'est Lefèvre d'Etaples, Faber Stapulensis, comme il signe ses livres, ce qui lui valut le surnom de Stapoul, un philosophe, mathématicien, moraliste, exégète, peu philologue, celui-là ; le roi qui avait beaucoup d'estime pour lui le nomma précepteur de son troisième fils. C'est encore l'helléniste Jacques Toussaint, Tussanus, le maître de Robert Estienne ; Robert Estienne lui-même ; Vatable, un hébraïsant, de son vrai nom Watebled, helléniste aussi à ses heures et qui va être professeur au Collège de France ; Guillaume Postel, surtout, orientaliste, un des premiers qui aient débrouillé l'écheveau des langues orientales, mais bizarre, plein de visions, n'échappant à l'Inquisition, plus tard, qu'à condition d'être considéré comme un peu fou. François Ier aimait s'entretenir avec tous d'érudition et de science philologique.

Au cours de ces conversations furent agités des projets dont l'exécution restera l'honneur de François Ier. Son attention fut d'abord attirée, afin d'aider les savants, sur l'utilité qu'il y aurait à faire rechercher et acheter de toutes parts, principalement à l'étranger, les manuscrits précieux et de les centraliser dans un dépôt où ils pussent être consultés par les érudits. Cette double pensée va être l'origine de la Bibliothèque royale destinée à poursuivre à travers les siècles l'achat et la conservation des textes les plus utiles à la science. François Ier' entra vivement dans ce projet. Venise était le grand marché des manuscrits provenant soit de Grèce, soit de l'Italie. L'ambassadeur du roi à Venise, Guillaume Pellicier, fut chargé du soin d'en recueillir le plus grand nombre possible et des fonds à cet effet lui furent envoyés. En 1541, Pellicier expédiait quatre caisses de manuscrits grecs à Fontainebleau. On donna mission à Guillaume Postel d'aller en Orient rechercher des manuscrits : il gagna Constantinople, la Syrie, l'Egypte ; sa moisson fut abondante. D'autres contribuèrent à des acquisitions analogues. Ainsi se formèrent les éléments d une bibliothèque qui avec des vicissitudes diverses continuera à progresser et est devenue aujourd'hui la Bibliothèque nationale. François Ier installa son dépôt de manuscrits, auxquels s'adjoignirent des livres, à Fontainebleau, au-dessus de la petite galerie peinte par le Rosso, au second, sous les toits. Un instant, Guillaume Budé en fut le gardien ; la charge passa ensuite à Pierre Gille.

François Ier a fondé le Collège de France. A la vérité, comme pour la Bibliothèque et moins encore que pour elle, il a exécuté l'idée première de l'institution plutôt qu'il ne lui a donné un grand développement. Ce fut sur l'initiative de Budé que le roi entreprit cette création. Il s'agissait de constituer hors du cadre vieilli et rigide des Universités une sorte de groupement de cours libres sur des matières et des sciences plus diversifiées que celles qu'on enseignait dans ces Universités. Les débuts furent modestes. Le roi alloua 400 livres de gages aux professeurs qui furent choisis : Vatable pour l'hébreu, Postel pour les langues orientales, Oronce Finé pour les mathématiques, Galland pour le latin. Budé n'enseigna pas, mais suivit de près l'organisation. A défaut d'immeuble spécial, les cours se firent dans les salles du collège de Cambrai. Chaque professeur prenait un texte, le lisait et en faisait le commentaire ; tel était l'enseignement, d'où le nom de lecteur qu'on donnait à un professeur et qui s'est conservé jusqu'aujourd'hui. François Ier aurait voulu avoir Erasme ; il lui fit écrire ; le savant hollandais ne se soucia pas de venir. C'est en 1530 que l'institution a été fondée et que les lecteurs royaux commencèrent leurs cours, humbles et précaires débuts ! Le Collège n'avait pas pour les contemporains l'éclat illustre qu'il eut plus tard ; on le considérait avec indifférence ou avec jalousie. François Ier, instable et léger, ne le suivit pas d'une sollicitude soutenue et plus d'une fois les gages des professeurs oubliés subirent au moins des retards. Mais l'établissement était l'ait ; il devait vivre et se développer. Le roi a eu la bonne fortune de bénéficier pour son honneur de cette chance de survie et de cette célébrité ultérieure.

Peut-être a-t-il moins bénéficié qu'il ne devrait de l'éclat incomparable des arts !

On a beaucoup écrit pour savoir si la Renaissance, c'est-à-dire cette transformation, principalement dans les arts, qui, au gothique réaliste, varié, pittoresque, fantaisiste, d'allure libre et d'apparence désordonnée, fit succéder un art idéalisé, réglé, soumis à des normes géométriques, à une discipline équilibrée, est le produit immédiat de l'influence exclusive de l'Italie ou l'effet d'une modification spontanée du génie français. Les partisans de la première théorie ont attribué à des Italiens les grands châteaux de la Loire, les seconds ne veulent voir d'Italien nulle part. Il y a apparence que la vérité est également éloignée de ces deux affirmations extrêmes. Le mot Renaissance lui-même qui implique une résurrection — ce serait la résurrection des principes artistiques de l'antiquité remis en honneur — est-il exact ? La réponse est plus douteuse ; mais il n'y a pas lieu de modifier un vocable qui exprime ce que chacun entend.

En réalité, il y a eu d’abord une évolution du goût français qui après avoir aimé la rudesse vivante de l'art du XVe siècle et son architecture tourmentée, a préféré l'ordre, l'harmonie et la grâce. Cette évolution ne s'est pas faite brusquement et elle n'est pas tout à fait due à la découverte inopinée de l'Italie par les armées conquérantes des rois de France. Depuis longtemps la France avait des relations étroites avec la péninsule. Les commerçants et les banquiers, surtout à Lyon, grand centre d'opérations commerciales internationales, connaissaient les villes italiennes. Prélats et dignitaires ecclésiastiques passaient constamment les Alpes, allaient à Rome pour leurs affaires ; et ils n'étaient pas sans avoir aperçu ou apprécié les œuvres d'art de la civilisation italienne très avancée à cette date. La preuve en est que tel comme Thomas James, évêque de Dol en Bretagne, s'était fait faire, en Italie, en 1478, un sceau que l'on croirait du meilleur moment de la Renaissance et que l'abbé de Fécamp avait commandé à Gênes en 1507 un tabernacle du Saint Sang, aujourd'hui dans l'église de l'ancienne abbaye, qui est une des œuvres les plus exquises de l’art du XVIe siècle. Les grands amateurs du XVe siècle avaient fait travailler des artistes italiens ; le bon roi René, qui séjourna longtemps en Italie, avait pris à son service Pierre de Milan, Francesco Laurana ; on lui doit le tombeau de Charles du Maine à la cathédrale du Mans, œuvre italienne toute du style nouveau. D'autres avaient connu ces monuments de l'antiquité au genre mesuré desquels on paraissait vouloir revenir : Jean, duc de Berry, avait eu des antiques dans sa collection, des camées, des médailles. On n'était donc pas ignorant à ce point, au début du XVIe siècle, de l'Italie, ou même tout à fait de l'art des anciens. Néanmoins peu à peu des œuvres et des artistes paraissaient qui témoignaient d'une modification progressive dans la conception du beau en France et acheminaient insensiblement l'esprit public vers l'idéal qui allait prédominer au XVIe siècle.

C'était, par exemple, en peinture, Jean Fouquet qui né vers 1415, mort en 1480, a travaillé pour Charles VII, Louis XI, et Etienne Chevalier. Son œuvre incomparable de conscience et de talent reste encore réaliste par beaucoup de côtés, quoique son réalisme soit moins dur que celui des Flamands de cette époque, mais comme chez lui les fonds d'architecture classique, la noblesse de la composition, l'ordonnance des sujets, trahissent le changement qui s'opère dans les données de ses devanciers ! La transition se décèle. Elle s'accuse d'une façon plus précise dans les miniatures de Jean Bourdichon, de Tours (1437-1521), qui a servi quatre rois et peint les grandes heures de la reine Anne de Bretagne, ce chef-d'œuvre où la pureté des figures de la reine et des saintes qui l'environnent, la délicatesse légère et distinguée du détail ainsi que des nuances nous rapprochent bien plus des séduisantes compositions du XVIe siècle que de la pensée gothique belle en son genre, mais rigide et engoncée. On pourrait ajouter un autre artiste de la fin du XVe siècle, attaché aussi comme Bourdichon à Charles VII, Jean Perréal, dit Jean de Paris, si les attributions qu'on a faites de ses œuvres n'étaient pas encore trop incertaines.

En sculpture c'est Michel Colombe (1430-1512), un des meilleurs artistes français, qui, né en Bretagne, s'est installé sur les bords de la Loire et ne paraît être jamais allé en Italie. Avec Bourdichon, Colombe représente à un haut degré cette évolution du goût français vers des formes plus affinées. Son saint Georges combattant le dragon, fait par lui pour le château de Gaillon, est une œuvre de notre pays, en tous points, de ton et d'allure, nullement italienne ; surtout son tombeau de François II de Bretagne, à la cathédrale de Nantes, commandé par la reine Anne en 1501, témoigne des modifications qui s'opèrent. Aux quatre coins de ce tombeau, les Vertus debout, étonnantes d'harmonie, de souplesse, d'intelligence, de mesure et de simplicité, indiquent comment l'art français sait déjà, avant le mouvement proprement dit de la Renaissance, appliquer les meilleures qualités de goût, de tact, d'élégance sans qu'il ait été besoin des chevauchées répétées de nos armées dans la vallée du Pô pour aller les apprendre des Italiens. A Colombe il faudrait joindre l'auteur anonyme des belles sculptures de Solesmes ou celui des tombeaux des enfants de Charles VIII à Tours et nombre d'œuvres isolées que les critiques cherchent à attribuera Colombe ou à son école. La sculpture française du XVIe siècle n'est pas spontanée, elle a ses antécédents.

On doit en dire autant de l'architecture. Les constructions de la fin du XVe et du début du XVIe siècle, Amboise, le Blois de Louis XII, Gaillon sont gothiques et œuvres de Français. Les comptes du château de Gaillon publiés par M. Deville signalent plus de 100 artistes sur lesquels on reconnaît à peine trois Italiens dont deux établis en France depuis longtemps et n'ayant pas d'ailleurs joué un rôle important dans l'édification ou l'ornementation du château. Mais les éléments qui vont constituer l'art nouveau de la Renaissance : arcs en plein cintre, colonnes engagées à chapiteaux corinthiens, niches entre les fenêtres, frises sculptées, apparaissent peu à peu. Les peintres du XVe siècle ne les ignoraient pas ; ils en ont constitué à maintes reprises des fonds de décoration de leurs œuvres. Evidemment ils ne les ont pas inventés et seule l'Italie a pu leur fournir les modèles. C'est probablement inspirés par eux que déjà à Amboise les maçons s'exerçaient à des arcs à plein cintre, à des niches à statues, qui se voient dans les plans d'Amboise donnés par Du Cerceau en son livre des Plus excellent bastimens de France. La première construction où ces principes aient été le plus largement appliqués est la partie du château de Blois élevée sous François Ier.

On a beaucoup cherché à savoir quels étaient les architectes dos châteaux du temps de François Ier ; on a été étonné de ne jamais en rencontrer, mais seulement des noms de maîtres maçons. C'est qu'en réalité l'architecte, dans le sens où nous entendons ce mot-là, n'existe pas encore et qu'il n'y a alors, comme aujourd'hui dans les campagnes, que des entrepreneurs de constructions, des ouvriers, beaucoup gens habiles et de goût, avec lesquels on s'entend pour élever des édifices, lesquels se trouvent être ainsi le produit d'une collaboration des fantaisies du maître avec les idées de l'exécutant. Héritière de Blois par son père Louis XII, la reine Claude voulut avoir autre chose devant elle que les sombres et froides murailles du château féodal qui s'élevait sur la cour, à droite de l'élégante construction de Louis XII. Dès 1513, à l'avènement de François Ier, elle fit travailler. Un architecte comme nous l'entendons, aurait démoli ce qui existait et dressé le plan d'un grand monument bien compris. Le maître maçon auquel Claude eut affaire, Jacques Sourdeau, conserva par économie ce qui existait et arrangea la façade. De là l'irrégularité hasardeuse de cette façade, qui pour nous ajoute à son caractère. Les fenêtres sont à des distances inégales les unes des autres, les souches de cheminées s'élèvent sans symétrie. Il y avait à construire un escalier. Dans l'impossibilité de le pratiquer à l'intérieur, Sourdeau l'a mis à l'extérieur, sur la façade, même pas au milieu de celle-ci, mais il a conçu une cage dont l'élégance et la richesse font notre admiration. La forme des fenêtres continue à être la croisée de Louis XII, maintenant encadrée de petits pilastres à chapiteaux. L'ensemble conserve du gothique la composition irrégulière et asymétrique ; le goût nouveau se révèle par plus de simplicité géométrique et un genre d'élégance produit de la pureté des lignes. La façade extérieure, du côté du nord, allait mieux trahir encore le caractère empirique d'un art qui ne résultait pas de conceptions théoriques d'un architecte imaginant tout a priori, mais de la pratique habile de maçons construisant au jour le jour suivant des volontés imprévues. Contre l'ancienne façade du Moyen âge conservée on avait établi une terrasse ; sur cette terrasse ensuite on éleva des loggias afin de constituer une autre terrasse pour l'étage supérieur et ainsi de suite jusqu'au toit, lequel ne se raccordant pas, on dut faire une petite galerie à pilastres différente du reste de la façade afin de dissimuler le défaut.

Le Blois de Madame Claude paraît avoir été achevé en 1519. François Ier en avait suivi les travaux avec grand intérêt ; il résolut à son tour de construire.

François Ier a été un des plus grands, sinon le plus grand bâtisseur des rois de France. On lui doit huit ou neuf châteaux et palais. En fournissant largement aux artistes les moyens de travailler, en donnant un exemple qui a été imité, en collaborant, en homme de goût, avec les constructeurs, par ses idées et ses préférences, il a contribué à l'invention et au développement des formes nouvelles ; il a fait et entraîné la mode.

La première œuvre qu'il entreprit dès 1519, fut Chambord. Peu de châteaux révèlent mieux la manière dont les constructions se sont élevées en ce temps, non tout d'une pièce, conçues une fois d'ensemble, mais parties par parties, à la suite d'idées successives. On ne sait pas pourquoi François Ier choisit l'endroit pour y bâtir. L'hypothèse d'une histoire d'amour est une légende. Peut-être s'agissait-il d'un rendez-vous de chasse. Il est possible qu'il y eût déjà à l'endroit un château féodal. La partie centrale de Chambord n'est en effet, de plan, qu'un château féodal du XVe siècle analogue à celui de Vincennes, carré avec quatre grosses tours aux angles, les murs seulement percés de hautes fenêtres. On étendit la façade après coup à droite et à gauche jusqu'à des tours, espèces de colombiers, qui se trouvaient à quelque distance, et pour achever la silhouette générale, on éleva, plus tard encore, en 1544, la lanterne centrale, suivant un marché spécial passé avec le maçon Jacques Coqueau qui fournit le dessin. Il se trouve que le résultat de cette construction ainsi faite est une façade de l'aspect le plus magnifiquement royal. Mais, à la regarder de près — et ceci n'est pas une critique, le bel effet de l'ensemble tenant peut-être à ce détail, — rien n'est régulier ; il y a plus de fenêtres d'un côté que de l'autre, les souches de cheminées montent au hasard, les fenêtres des combles ne se correspondent pas, telle tourelle à l'aile droite n'a pas son pendant à l'aile gauche. Les maçons Denis Sourdeau, Pierre Neveu dit Trinqueau, Jacques Coqueau, Jean Grossier ont mis un temps infini, plus de trente ans, avec des arrêts prolongés. Après 1530, revenu de Madrid, François Ier employa jusqu'à dix-huit cents ouvriers. Les charpentes des combles s'élevaient en 1534 : Chambord n'a été terminé que vers 1550. En réalité, il ne représente guère qu'une splendide façade devant un superbe escalier, monumental et de grand effet ; le château n'est pas habitable ; c'est une fantaisie artistique d'un roi très riche et très dépensier ; mais il est remarquable à tous égards pour nous expliquer la genèse de l'art architectural de la Renaissance et les conditions du développement de cet art. Ce fut surtout à son retour de la captivité de Madrid que François Ier s'adonna avec une activité extraordinaire à sa passion de bâtir. Il ouvrit des chantiers un peu partout. A Paris, il songea à aménager pour l'habitation le vieux château du Louvre. Sur son ordre, en 1528, on abattit la grosse tour, le donjon, qui occupait la cour de la forteresse. Le public la regretta, car elle estoit, dit le Journal d’un Bourgeois de Paris, belle, haute et forte. On arrangea les intérieurs ; on construisit de grands communs, cuisines, écuries, du côté de la rue Froidmantel, vers l'ouest. En 1534, la cour pouvait s'installer au Louvre. En même temps, à la porte même de Paris, auprès du Bois de Boulogne et du couvent des religieuses de Longchamp, le roi, dit le même Bourgeois de Paris, commençoit à faire bâtir et édifier un château et lieu de plaisance et le nomma Madrid, parce qu'il étoit semblable à celui d'Espagne auquel le roi avoit été longtemps prisonnier, ce qui d'ailleurs est douteux. Le maître maçon entrepreneur était Pierre Gadier. Quand on compare la façade de Madrid donnée par Androuet du Cerceau dans ses Plus excellens bastimens de France, avec celle du château de Blois — la façade nord de l'aile de François Ier — on constate que l'ouvrier s'est inspiré des loggias fortuitement réalisées dans ce dernier édifice. En 1532 le château de Villers-Cotterêts fut entrepris par les maîtres maçons Jacques et Guillaume le Breton ; en 1533, c'est l'Hôtel de Ville de Paris que le roi a l'idée de faire reconstruire par Pierre Chambiges, le maître des œuvres de maçonnerie de la ville de Paris, déclarent les uns, ou par l'Italien Dominique de Cortone dit Boccador, affirment les autres ; l'œuvre est cependant française et ne se ressent pas de l'influence italienne. A Saint-Germain-en-Laye , dont le roi affectionnait le site, il fut décidé de raser le vieux château féodal à forme pentagonale, qui s'y trouvait, et de bâtir à la place une œuvre nouvelle, éclairée, ajourée, haute et vaste. Ce nouveau château, qui avait le même plan que l'ancien, fut élevé en 1539 par les maîtres maçons Pierre Chambiges, Guillaume Guillain, Jean Langeois qui empruntèrent leurs idées au château de Madrid. Mais le lieu de prédilection de François Ier, celui où il allait de préférence à la fin de sa vie et où il construisit l'édifice qui lui tint le plus à cœur, fut Fontainebleau.

Harmonie d'âge et de saison, dit Michelet, Fontainebleau est surtout un paysage d'automne, le plus original, le plus sauvage et le plus doux, le plus recueilli. Ses roches chaudement ensoleillées où s'abrite le malade, ses ombrages fantastiques, empourprés des teintes d'octobre qui font rêver avant l'hiver ; à deux pas, la petite Seine, entre des raisins dorés ; c'est un délicieux nid pour reposer et boire encore ce qui resterait de la vie ! Au dire de Benvenuto Cellini, Fontainebleau était l'endroit de son royaume qui plaisait le plus à François Ier. Le roi commença à y faire travailler dès 1528. Là aussi il y avait un vieux château pentagonal contemporain de Louis VII et de saint Louis. Sans se mettre autrement en frais, on rasa l'édifice ancien et sur ses substructions on éleva les bâtisses nouvelles ; de là la forme bizarre de la cour ovale ; le donjon seul, au fond, et la chapelle de Saint-Saturnin, à gauche, étant conservés. L'ensemble, à distance, n'offrait rien d'imposant. Pourquoi, plus loin, François Ier eut-il l'idée de faire faire la grande cour, dite plus tard du Cheval-Blanc, et de réunir les deux groupes de constructions par une galerie, la galerie de François Ier, de façon à faire de ce château de Fontainebleau une série bizarre d'édifices isolés sans liaison logique, formant un tout incompréhensible et incommode ? C'est ce qu'on ne peut s'expliquer que par la persistance de l'indifférence gothique à l'égard de l'ordre symétrique et les fantaisies successives d'un propriétaire faisant exécuter les pensées qui lui venaient à l'esprit sans suffisamment s'assurer si elles se joignaient aux précédentes. Les maîtres maçons auxquels on doit l'édifice sont Gilles le Breton et Pierre Chambiges. On a parlé et on parle encore de Serlio, mais Serlio n'est venu en France qu'en 1541 ; à cette date le château était meublé depuis huit ou neuf ans. Après ses longs vagabondages, François Ier revenait volontiers à Fontainebleau pour lui esbattre, à cause que le lieu et pays est beau et plaisant et propre pour le déduit de la chasse ; il y avait son appartement ; il en choya et surveilla assidûment la décoration.

Pour cette décoration, commencée vers 1532, il fit appel à des ouvriers italiens. C'est ici enfin que va se préciser l'influence italienne en France. L'appel qu'adressa François Ier aux praticiens d'outre-monts fut déterminé par plusieurs raisons. La France était d'abord assez pauvre en artistes ; à part les Clouet, portraitistes sur lesquels on sait peu de chose et qui maintinrent la tradition française réaliste, mais avec beaucoup de tact et de mesure, dans leurs crayons surtout, si à la mode au XVIe siècle et d'une exécution si nette et si forte, on ne trouvait guère d'artistes de valeur. Lorsque Charles-Quint vint en France, François Ier voulut lui faire cadeau d'un Hercule d'argent ciselé ; on lui fournit un travail pitoyable et les ouvriers parisiens assurèrent qu'ils ne pouvaient donner mieux. D'autre part, esprit curieux et averti, François Ier aimait à s'entourer d'objets d'art ; il avait à Fontainebleau, au haut du pavillon Saint-Louis, un cabinet où il conservait et venait voir souvent vases, médailles, statuettes, dessins. Des marchands achetaient pour lui un peu partout à l'étranger, des tapisseries, des pièces d'orfèvrerie, des pierres gravées. Les tableaux figurèrent dans ses collections. Il fit venir d'Italie nombre de toiles, le portrait de l'Arétin par Salviati, Vénus et l'Amour de Bronzino, la Madeleine du Titien, la Joconde de Léonard de Vinci, la Léda de Michel-Ange ; des bronzes, des statues. Il était au courant de l'éclat des arts dans la péninsule à cette époque du début du XVIe siècle qui est le beau temps de la Renaissance italienne. Il ne fut pas le premier qui eut l'idée d'appeler des artistes en France afin de leur faire exécuter sous ses yeux ce qu'il désirait avoir. Louis XII avait voulu posséder Léonard de Vinci, d'ailleurs en vain ; les d'Amboise avaient fait travailler Andréa Solario. Le premier artiste important que François Ier demanda et obtint fut le Rosso.

Rosso, appelé en 1531 à Fontainebleau, entreprit la décoration de la galerie dite de François Ier et y travailla jusqu'en 1541. — Ce que l'on voit aujourd'hui a été très restauré sous Louis-Philippe. — Ce fut de l'art décoratif purement italien, avec ses qualités et ses défauts. Le goût français n'avait en rien modifié la conception ultramontaine de l'artiste, ce qu'il aurait bien singulièrement réussi sur les architectes, si les architectes italiens étaient les véritables auteurs de nos châteaux de la Renaissance. Après le Rosso, François appela en 1533 le Primatice, Francesco Primaticcio (1504-1570), qui restera en France jusqu'à sa mort, secondera et continuera le Rosso dans sa décoration picturale de Fontainebleau et jouira d'une grande autorité sous Henri II. François Ier payait largement, en prince généreux et libéral.

Apprenant que la place était fructueuse, d'autres artistes accoururent, entre autres Benvenuto Cellini, sculpteur, graveur, orfèvre, ciseleur, homme de talent, mais de caractère difficile. Le roi l'accueillit, lui fit faire une nymphe en bronze pour Fontainebleau, surtout des travaux d'orfèvrerie, salière d'or, Jupiter d'argent, aiguières, plats, mais le garda à peine cinq ans. Il y eut autour du Rosso et du Primatice une petite pléiade d'artistes et de collaborateurs italiens dont aucun n'a eu un mérite éminent, qui donnèrent en dehors de leur tâche de manœuvre, eux et quelques élèves, des tableaux d'un genre particulier, un peu pâles, sans transcendance et sans grande vigueur, non dépourvus toutefois d'élégance et de facilité ; on désigne ces artistes de l'épithète d'école de Fontainebleau. Ce que ce groupe de décorateurs italiens et en général l'influence italienne ont surtout apporté à l'art français, c'est le détail de l'ornementation. A vrai dire, de bonne heure même, cette sorte d'influence s'était fait sentir. Oves, méandres, candélabres, enfants nus folâtrant, les mille détails des grotesques se relèvent de bonne heure dans les œuvres de nos artistes. Le développement en est allé grandissant au XVIe siècle. Si la statuaire, peu représentée sous François Ier, témoigne avec les statues des d’Amboise et de Louis de Brézé à Rouen, de l'amiral de Chabot ou de Genouillac, la continuation des meilleures qualités de Colombe : la simplicité, la fermeté, le goût, la décoration sculpturale recherchée et fouillée décèle les principes de décoration italienne. C'est donc principalement ainsi que l'Italie a surtout exercé son action sur le mouvement des arts en France au XVIe siècle.

 

SOURCES. Les textes indiqués au chapitre précédent, plus, pour la maison du roi, le manuscrit français 7833 de la Bibl. nat., puis : Poésies du roi François Ier, de Louise de Savoie, éd. Champollion-Figeac, 1847 ; Lettres de Catherine de Médicis, éd. La Ferrière, 1880 ; Th. Hubert, De vita et rebus gestis Frederici II, 1624 ; Benvenuto Cellini, Mémoires, éd. Leclanché, 1843 ; Deville, Comptes de dépenses de la construction du château de Gaillon, 1850 ; Compte des bâtiments du roi, de 1528 à 1571, 1877 ; A. du Cerceau, Les plus excellens bastimens de France, 1576.

OUVRAGES. Ceux indiqués au précédent chapitre et : Rouard, François Ier chez Mme de Boisy, 1863 ; Louis de Brézé, Les chasses sous François Ier, 1869 ; de Boislisle, Semblançay et la surintendance des finances (Annuaire-Bulletin de la Soc. de l'hist. de France, 1881) ; Jacqueton, Semblançay, 1895 ; Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature françaises, t. III, 1897 ; Darmesteter et Hatzfeld, Le XVIe siècle en France, 1883 ; Faguet, XVIe siècle, études littéraires, 1893 ; L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque impériale, 1868 ; A. Lefranc, Histoire du Collège de France, 1893 ; E. Müntz, La Renaissance en Italie et en France à l'époque de Charles VIII, 1885 ; L. Palustre, La Renaissance en France, 1885 ; E. Müntz, Histoire de l'art pendant la Renaissance, 1889 ; L. Gourajod, Leçons professées à l'école du Louvre, 1901 ; P. Vitry, Michel Colombe et la sculpture française de son temps, 1901 ; J. de Croy, Nouveaux documents pour l'histoire de la création des résidences royales des bords de la Loire, 1894 ; de Geymüller, Geschichte der Baukunst der Renaissance in Frankreich, 1896 ; le P. Dan, Trésor des merveilles de Fontainebleau, 1642 ; Dimier, Le Primatice, 1900 ; F. Bournon, Blois et les châteaux de la Loire, 1908.