LE SIÈCLE DE LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE I. — GLOIRES ET FUMÉES D'ITALIE. CHARLES VIII. LOUIS XII.

 

 

Charles VIII, 1483-1498 ; la régence d'Anne de Beaujeu ; États généraux de 1484 ; révolte du duc d"Orléans et la guerre folle : bataille de Saint-Aubin du Cormier : traité de Sablé. 1488. Mariage de Charles VIII et d'Anne de Bretagne, 1491. Charles VIII gouverne ; les personnalités de Charles VIII et d'Anne de Bretagne. Guerre d'Italie, les droits sur Naples ; traversée de l'Italie, 1494, entrée à Naples. 1495. le retour, bataille de Fornoue, 1495. Mort de Charles VIII, 1498. — Louis XII, 1498-1313, le cardinal Georges d'Amboise ; mariage du roi avec Anne de Bretagne, 1499. Conquête du Milanais, 1300, de Naples, 1301. Conflit avec l’Espagne, défaites de Seminara et de Cerignola, évacuation de Naples. Procès du maréchal de Gié, 1504. La ligue de Cambrai contre Venise, 1508, victoire d'Agnadel, 1509. Le pape Jules II et la Sainte Ligue contre Louis XII, 1511 ; bataille de Ravenne, 1512 ; évacuation de l'Italie. Louis XII à Blois : mort d'Anne de Bretagne, 1513, de Louis XII, 1515.

 

Lorsque le vieux roi Louis XI mourut, le 30 août 1483, dans la solitude de son château du Plessis, près de Tours, il se trouva que le prince son lils qui lui succédait sous le nom de Charles VIII, n'était qu'un enfant de treize ans, malingre, chétif et délicat. Inquiet de sa santé, le père l'avait fait élever à Amboise, dans ce joli site des bords de la Loire, à deux pas de la foret, où il l'avait confié à un maître des comptes, Jean Bourré, et à un bailli, Etienne de Vesc. L'enfant avait péniblement grandi avec une grosse tête et un corps débile ; on l'avait ménagé, ne lui faisant rien apprendre ; on l'avait un peu poussé aux exercices physiques pour le développer, la chasse surtout. Sans beaucoup l'aimer — il aima peu de gens, — le roi était plein de sollicitude pour son fils, écrivant à Jean Bourré, demandant des nouvelles, donnant des conseils. On amusa l'enfant en lui faisant lire les Grandes Chroniques de France et les romans de chevalerie.

Quand Louis XI ne serait plus là, qui gouvernerait le royaume ? Le vieux roi y avait pensé. Il avait écarté sa femme, la reine Charlotte, trop insuffisante. Toutes ses espérances s'étaient reportées sur sa fille Anne, qui n'avait que vingt-deux ans, il est vrai, mais était une fière femme et déliée s'il en fut oncques, et vraie image en tout du roi Loys son père, dit Brantôme, lequel en avait beaucoup entendu parler par sa grand'mère. Louis XI avait richement marié Anne toute jeune à un homme de vingt et un ans plus âgé qu'elle, cadet de la maison de Bourbon, puissante territorialement, influente, d'origine royale, Pierre de Beaujeu ; puis, se prenant de sympathie pour ce Pierre qui était un honnête homme tranquille, doux et humble, il l'avait peu à peu associé à son gouvernement, lui témoignant de la confiance, le mettant au courant des affaires. Lorsqu'il sentit venir la mort, Louis XI alla exprès à Amboise dire à son fils le dauphin qu'après lui il devait obéir à Pierre de Beaujeu ; sur son lit d'agonie, il expliqua à celui-ci qu'il lui donnait la tutelle du nouveau roi, puis il rendit l'âme en ne laissant pas d'autre testament.

Pierre de Beaujeu se trouva embarrassé. Sa situation n'était pas définie ; il n'était pas régent, le petit prince, Charles VIII, devant être majeur dans un an, à quatorze ans, selon la tradition ; d'autre part, la tutelle ne lui avait été confiée que par recommandation verbale du feu roi, sans acte authentique. Il fut troublé. Mais il avait près de lui une jeune femme intelligente et impérieuse. Les contemporains ne sont pas très bienveillants pour Anne de Beaujeu : ils la trouvent pleine de dissimulation et grande hypocrite, fine, il est vrai, mais fort vindicative et un petit brouillonne ; l'envoyé de Venise ajoute qu'elle était très avare, qu'elle faisait tout pour de l'argent et ne se souciait pas plus de la gloire de Dieu que de l'honneur de la couronne. Quoi qu'il en soit, elle était surtout une maîtresse femme ; elle mena son mari avec décision.

Les difficultés de la situation étaient inquiétantes. Louis XI avait si rudement gouverné tout le monde qu'il y avait à redouter des explosions de réaction. Pour les prévenir, les Beaujeu se hâlèrent de sacrifier les serviteurs les plus compromis du roi défunt — Olivier le Daim fut pendu par arrêt de justice, — d'abandonner les impôts arriérés, de diminuer les tailles ; ils réduisirent l'armée, ouvrirent les prisons, rendirent leurs biens à ceux auxquels on les avait confisqués. Ces moyens parurent réussir.

La grosse question était celle des grands. Il y avait un certain nombre de personnages considérables par leur fortune, leur puissance, leur autorité, des mécontentements desquels on avait tout à craindre : d'abord l'héritier présomptif du trône, après le souffreteux Charles VIII, un jeune prince de vingt et un ans, léger, ardent, agité, petite tête où beaucoup de cervelle ne pouvoit guère trouver à se loger, le duc Louis d'Orléans, cousin issu de germain, petit-fils d'un frère de Charles VI ; puis l'aîné des Beaujeu, le duc de Bourbon ; le duc de Lorraine, René ; le duc de Bretagne, François II ; un sire du midi, Alain d'Albret ; Dunois, fils du célèbre bâtard d'Orléans de ce nom, qui allait guider son grand ami le duc d'Orléans et organiser ses rébellions ; d'autres. Comment tout ce monde allait-il prendre ou accepter la position exceptionnelle des Beaujeu ?

Afin de les rendre plus faciles, les Beaujeu essayèrent de les combler de faveurs. Pierre et Anne instituèrent un conseil de gouvernement de douze membres à la tête duquel ils appelèrent le duc d'Orléans ; ils nommèrent celui-ci gouverneur de l'Ile-de-France, de la Champagne, de la Brie ; ils firent le duc de Bourbon connétable, lieutenant général du roi, gouverneur du Languedoc ; ils créèrent Danois gouverneur du Dauphiné ; le procédé n'aboutit pas. Ils surent que le duc d'Orléans, estimant leur situation prépondérante inadmissible, était résolu à réclamer qu'on les chassât. Alors ils décidèrent de convoquer les États généraux afin de faire consacrer leurs pouvoirs par les représentants du royaume.

Ils s'y prirent habilement ; ils patronnèrent des candidatures partout où ils purent, édictèrent que les députés seraient indistinctement nommés par les trois Etats, clergé, noblesse, communes, au lieu d'avoir des députés séparés de chaque ordre ; ils annoncèrent un programme brillant dont l'essentiel serait la diminution des impôts.

Les États s'assemblèrent à Tours, solennellement, le 15 janvier 1484, dans la grande salle de l'archevêché. Ils se composaient surtout de braves gens, un peu timides, incertains de ce qu'ils avaient à faire, pas très assurés de leurs droits, mais assez bavards. Ils dirent des choses contradictoires, et il se trouva que peu étaient du même avis. Le duc d'Orléans avait ses partisans ; Anne avait aussi les siens qu'elle guidait : il y eut lutte. Les amis du premier firent valoir que, de toute ancienneté, c'était l'héritier présomptif d'un trône qui devait être tuteur d'un roi mineur ; les autres ripostèrent que Charles VIII devant être majeur dans quelques semaines, il était inutile de discuter cette affaire, ce que les États admirent. Alors on aborda le problème de la composition du conseil du roi, ou plutôt de la question de savoir qui nommerait les membres de ce conseil. Les grands, le duc d'Orléans en tête, réclamèrent ce droit ; Anne de Beaujeu fit dire aux Etats qu'elle proposait que ce fût l'assemblée qui nommât les conseillers. Les États refusèrent. Chacun dit son sentiment ; il y eut un peu de confusion. Là-dessus un des députés de la Bourgogne, Philippe Pot, sire de la Roche, partisan d'Anne et chambellan précepteur du roi, prononça un grand discours. Il avança des théories hardies ; il affirma que si l'autorité était remise aux princes, on aboutirait à l'anarchie ; il énonça des propositions de ton très moderne : l'État est la chose du peuple ; à l'origine le peuple souverain créa les rois ; on ne peut pas attribuer la souveraineté au prince qui n'existe que par le peuple. Il soutint éloquemment que l'assemblée étant supérieure au roi, n'avait qu'à commander. On écouta avec attention, on applaudit, mais on n'osa pas appliquer ces principes. Pour conclure, on décida de s'en remettre au bon plaisir du roi, desdits seigneurs et princes et du conseil, ce qui était, en apparence, répondre à la question par la question, en fait, laisser les choses en état. L'assemblée ajouta qu'elle demandait à être réunie tous les deux ans ; le lendemain, elle trouvait la salle démeublée, les tapisseries descendues, les bancs enlevés ; elle comprit et s'en alla : Pierre et Anne de Beaujeu demeuraient les maîtres.

Le duc d'Orléans fut extrêmement irrité. Il conçut l'idée extraordinaire d'enlever Charles VIII. Malheureusement pour lui, Anne, prévenue à temps, courut mettre le jeune roi à l'abri derrière les épaisses murailles de Montargis ; alors, découvert, Orléans jeta le masque ; il alla en Bretagne, grand-duché à demi indépendant de la France, proposer au duc François II, qui détestait le gouvernement des Beaujeu, de se joindre à lui afin de chasser Anne ; il trouva des partisans parmi les seigneurs, le comte d'Angoulême, le duc d'Alençon, Dunois. Energique et résolue, de son côté, Anne rassemblait des troupes ; elle révoqua Orléans et Dunois de leurs places et fonctions, marcha vigoureusement contre eux dans la direction d'Évreux et de Verneuil où ils se trouvaient ; d'Orléans prit peur ; la Bretagne ne bougeait pas ; il capitula ; on lui accorda le pardon et il reprit sa place au conseil : c'était le premier acte de ce qu'on a appelé la guerre folle.

Le second ne se fit pas attendre. L'issue n'en fut pas plus heureuse ; poursuivis, traqués, bloqués dans Beaugency, d'Orléans et Dunois durent se rendre ; Dunois, cette fois, fut exilé en Piémont.

Il y eut un troisième et dernier acte en 1486. Dunois, revenu, avait repris pour le compte de son ami les négociations avec la Bretagne, il les étendit à la Lorraine : il gagna le roi de Navarre, le sire d'Albret, les comtes d'Angoulême, de Nevers, de Comminges et noua une ligue : la partie était sérieuse. Anne de Beaujeu agit avec sa décision accoutumée : la première chose à faire était, avant que ses adversaires se reconnussent, de réduire sans tarder ceux du midi ; elle marcha contre eux, entra partout ; surpris et décontenancés, Angoulême, Albret, Comminges se soumirent. Après quoi, trois corps furent dirigés contre la Bretagne sous les ordres du comte de Montpensier, de Saint-André, et d'un jeune général de vingt-sept ans, intelligent, plein d'avenir, Louis de la Trémoïlle. La première campagne qui eut lieu en 1487 ne fut pas heureuse. L'année suivante, La Trémoïlle commandait en chef avec 16.000 hommes, il emporta Ancenis, Fougères, et se heurta, à Saint-Aubin du Cormier, au duc d'Orléans qui l'attendait avec 9.000 fantassins, 2.400 cavaliers et quantité de canons. La bataille fut vivement menée. D'Orléans vaincu, se trouva prisonnier ; mais Anne, cette fois, en avait assez de pardonner ; elle fit enfermer son dangereux cousin au fond d'une grosse tour, à Bourges : il allait y gémir pendant trois ans, définitivement réduit.

Le duc de Bretagne implora la paix. On la lui accorda à Sablé, humiliante et dure : il avait pour héritière une fille, la célèbre Anne de Bretagne. La paix de Sablé imposa à François II l'obligation de ne pas marier cette fille sans l'autorisation du roi de France, puis de payer tous les frais de la guerre. François II fut si affecté qu'il en mourut. La grosse affaire allait être maintenant le mariage de cette fille.

Les prétendants étaient nombreux et dangereux. Il y avait des étrangers d'abord, et, parmi eux, l'archiduc Maximilien d'Autriche, fils de l'empereur Frédéric III. Veuf de Marie de Bourgogne (fille de Charles le Téméraire), qui lui avait laissé deux enfants dont une fille, Marguerite — laquelle avait été fiancée à Charles VIII et envoyée même à la cour de France, — Maximilien regrettait le brillant héritage de Charles le Téméraire, sur partie duquel Louis XI avait mis la main ; s'il épousait Anne de Bretagne, malgré la différence d'âge, il devenait maître du pays breton, il enserrait la France dans un étau. Il y avait ensuite Alain d'Albret ; le duc de Buckingham que soutenait le roi d'Angleterre ; don Juan, l'héritier d'Aragon et de Castille ; d'autres. En présence des périls qu'offrait chacune de ces combinaisons, Anne de Beaujeu prit résolument le parti de marier la précieuse héritière à Charles VIII : par là, tout s'arrangeait. Malheureusement, arriva tout à coup la nouvelle qu'Anne de Bretagne épousait Maximilien. C'était l'entourage de la petite princesse qui en avait décidé ainsi pour exécuter les derniers désirs de François II défunt. On fut très fâché à la cour de France. Une protestation énergique ayant été rédigée au sujet de la violation qui avait été faite des articles du traité de Sablé, 30 à 40.000 hommes furent chargés d'aller prier la duchesse de Bretagne de renoncer à Maximilien pour accepter la main de Charles VIII. Le siège fut mis devant Nantes et l'alternative posée à la duchesse : ou épouser l'archiduc et être chassée de la Bretagne, ou garder le duché et prendre le roi de France. Il n'y avait pas à hésiter : Anne se résigna. Le contrat de mariage fut signé le 13 décembre 1491, dans la grande salle du château de Langeais ; les noces suivirent, fastueuses, et on alla sacrer la nouvelle reine à Saint-Denis.

Charles VIII avait vingt et un ans ; il manifestait la volonté de gouverner lui-même son royaume ; Anne de Bretagne avait dix-sept ans et paraissait une petite personne volontaire, peu facile à manier ; les Beaujeu comprirent que leur rôle était fini. Ils se retirèrent doucement, abandonnant peu à peu les affaires. L'aîné de la famille, le duc de Bourbon, venait de mourir, sans enfant, leur laissant des biens immenses ; ils s'effacèrent. Ils avaient en somme conduit le royaume avec décision, résolu les difficultés habilement, s'étaient tirés des pas compliqués ; Louis XI avait eu raison de leur confier la tutelle de son fils.

 

Le jeune roi qui prenait la direction du royaume n'était pas un bien brillant garçon. Petit, affreusement maigre, doué d'une tête énorme où l'on remarquait — ainsi que cela se voit sur la curieuse terre cuite de Pollajuolo, au musée de Florence, ou sur une miniature d'un manuscrit de la Bibliothèque nationale — de grands yeux à fleur de tête, un nez saillant, très gros, une bouche commune, de grosses lèvres, dont l'inférieure pendait, le menton court orné d'une barbe rare et rousse ; il était laid. Le Vénitien Zacharie Contarini le déclarait mal fait ; on l'eût jugé, à le voir, un être médiocre et impulsif. Physiquement, c'était un dégénéré. Il avait des goûts bizarres : il se couvrait de parfums d'une violence intolérable ; il aimait charger ses doigts de bagues innombrables ; il était muet ou parlait peu. On le voyait en proie à des mouvements nerveux saccadés qui se révèlent par sa signature toujours tourmentée. En somme il était mal venu. On a invoqué, pour parler de son intelligence, ses lettres, qui ont été publiées ; mais ses lettres sont l'œuvre de secrétaires ; on a fait valoir la façon dont il traitait les affaires, directement, avec les envoyés des puissances ; mais ces envoyés disent qu'il ne traitait d'affaires avec personne et qu'il adressait les gens à quelque membre de son conseil. Le Florentin Della Casa le déclarait un incapable guidé par le premier venu ; Contarini ajoutait : De corps comme d'esprit il vaut peu de chose. Il y a des raisons de croire que ce n'était qu'un très pauvre sire.

Très supérieure et autrement personnelle était sa femme, la petite duchesse de Bretagne. Pas très jolie, elle aussi, de taille menue, plate et maigre, boitant même d'un pied, ce qu'elle dissimulait au moyen de patins, Anne avait le visage un peu long et sans couleur, le nez court, la bouche trop grande ; mais elle était fine Bretonne, comme dit Brantôme, vive, intelligente en diable, avisée, et surtout volontaire jusqu'à en être têtue : ce qu'elle voulait, elle le voulait bien. Instruite, sachant le grec et le latin, elle se piquait de protéger les poètes et de leur faire des pensions. Elle eut des goûts artistiques, fit exécuter nombre de pièces d'orfèvrerie, de tapisseries, de tableaux, commanda des manuscrits à miniatures qui sont des plus belles œuvres de ce genre que nous possédions ; eut quantité de vaisselle d'or et d'argent ciselé, de bijoux, d'étoffes ; car, de par son domaine de Bretagne, elle était très riche ; elle a été, avec Catherine de Médicis, la plus riche de toutes les reines de France. Il y avait en elle deux femmes : une petite Bretonne simple, habillée en temps ordinaire d'un costume modeste, tout uni, noir, coiffée d'une cape de son pays également noire, par-dessus une coiffe blanche ; calculant bien, sévère, avare même ; puis, à côté, une princesse fastueuse, ne comptant pas ses grands costumes en drap d'or, fourrés d'hermine, se couvrant, les jours de gala, de bijoux ruisselants, donnant autour d'elle aux églises et aux pauvres, largement, somptueusement. Elle resta toute sa vie très Bretonne de cœur ; on l'adora dans son duché où elle venait les mains ouvertes ; conservant autour d'elle, à Amboise, une garde permanente de cent gentilshommes bretons, et des chanteurs, des musiciens bretons qui la berçaient des airs de son pays. Plus riche que Charles VIII, lui ayant fait l'honneur de lui meubler Amboise de belles tentures, de beaux tapis d'Orient et de meubles d'art, elle entendit vivre assez indépendante ; une brillante cour l'environnant, avec trente ou quarante filles d'honneur. Mais, quoique très jalouse de son mari, elle ne s'occupa pas de ses affaires et le laissa mener le royaume à sa guise.

Il le mena d'une singulière façon. Ce garçon de vingt et un ans qui ne faisoit que saillir du nid, dit Comines, rêva d'une conquête extraordinaire ; il voulut s'en aller à Constantinople chasser les Turcs infidèles et mettre sur sa tête la couronne impériale de l'empereur Constantin. De la part d'un prince puissant l'entreprise eût été audacieuse ; chez un enfant malade, c'était le délire d'une imagination débile. Un fait tenant à la réalité permit au rêve de commencer à prendre consistance ; les droits qu'avaient les rois de France de prétendre au royaume de Naples allaient mettre Charles VIII sur le chemin de la Grèce et de Constantinople.

Il y avait longtemps, deux cents ans, qu'un frère de saint Louis, Charles, comte d'Anjou et de Provence, était allé à ses risques et périls se tailler un royaume au sud de l'Italie. L'aventure n'avait pas duré : les Siciliens s'étaient révoltés, avaient l'ait des massacres, en 1282, et des princes d'Espagne de la maison d'Aragon étant venus, avaient chassé les Angevins, puis étaient demeurés, deux siècles, paisibles possesseurs du royaume de Naples. Rentrés chez eux en France, les comtes d'Anjou et de Provence avaient conservé soigneusement leurs prétentions au royaume jadis détenu. En 1420, une reine de Naples, Jeanne II, n'ayant pas d'enfants et ayant adopté un angevin, René d'Anjou, un autre prince aragonais, Alphonse V, était arrivé de nouveau à la traverse et s'était emparé de l'héritage malencontreux. Or, le 10 juillet 1480, le dernier comte d'Anjou et de Provence, pseudo-roi de Naples, René d'Anjou, celui qu'on a appelé le bon roi René, mourait sans héritier direct : il laissait par testament l’Anjou au roi de France, les comtés du Maine, de Provence et. les fameux droits sur Naples à un neveu, Charles, comte du Maine, à condition qu'à sa mort celui-ci transmît le tout au roi de France ; et Charles du Maine étant mort le 11 décembre 1481, Louis XI s'était trouvé possesseur de tous les biens et droits de la lignée d'Anjou. Louis XI était un homme pratique. Il mit la main sur les territoires qu'on lui offrait ; quant aux droits fumeux concernant un pays lointain qu'il fallait aller conquérir à force d'argent et d'hommes, il s'en moqua. Sa fille, Anne de Beaujeu, héritière de sa pensée, y tint si peu qu'elle manqua les transmettre à un parent des Angevins, René II, duc de Lorraine. Une circonstance occasionnelle allait les faire revivre avec le romanesque successeur du plus précis et du plus avisé des rois du Moyen âge.

L'Italie était une mosaïque d'états indépendants, inégaux, jaloux les uns des autres, toujours en guerre ensemble. Ceux qui ne se sentaient pas les plus forts appelaient à leur secours l'étranger ; l'étranger était : l'empereur d'Allemagne, le roi d'Espagne, le roi de France. Le roi d'Espagne était loin, l'empereur d'Allemagne, embarrassé dans la constitution semi-fédérative du Saint Empire romain-germanique, n'avait pas ses aises. Le roi de France, seul pouvait quelque chose. On avait souvent pris Louis XI comme médiateur. Les relations de la France avec l'Italie étaient suivies. Or, à cette date, se trouvait être duc souverain du duché de Milan un jeune homme assez délicat de santé, Jean-Galéas-Marie Sforza qui avait succédé à son père sous la tutelle de sa mère Bonne de Savoie, sœur de Charlotte, la femme de Louis XI, et par conséquent tante de Charles VIII. Bonne était une femme peu intelligente, de petit sens. Son beau-frère. Ludovic Sforza, dit le More à cause de son teint basané, s'empara du pouvoir et décida de détrôner son neveu afin de prendre sa place. Les portraits qui nous sont restés de Ludovic le More, et notamment celui du tableau de Zenale au musée Brera de Milan, ne donnent pas une idée sympathique du personnage : figure régulière, œil calme et droit, lèvres fermées et étroites de quelqu’un dont on ne sait ce qu'il pense ; physionomie incertaine, louche, regard peu franc, tête d'homme d'affaires faux, pas brave, dénué de scrupule sinon d'intelligence, et de sentiments intéressés ou bas. Le projet qu'il avait conçu n'était pas aisé à réaliser. Il y avait à redouter les réclamations de Charles VIII, cousin du duc à détrôner, et du beau-père du duc, Alphonse de Calabre, fils aîné du roi Ferrand de Naples. Pour se débarrasser des deux, Ludovic n'imagina rien de mieux que de les mettre en guerre l'un contre l'autre.

Il expédia des ambassadeurs à Amboise avec charge d'acheter les conseillers influents de Charles VIII et de donner l'idée au roi de France de faire valoir ses droits sur Naples. Ces conseillers étaient : surtout Etienne de Vesc, l'ancien bailli de Meaux, devenu sénéchal de Beaucaire, tout-puissant sur l'esprit du prince ; un ecclésiastique, Guillaume Briçonnet, que Charles VIII fit évêque de Saint-Malo ; Jean de Baudricourt, le maréchal d'Esquerdes ; les deux premiers en réalité les maîtres. Ils reçurent de fortes sommes de Ludovic, les documents trouvés dans les archives de Milan ne laissent pas de doute à cet égard. Au dire de Comines, on fit aussi miroiter à leurs yeux des espérances déterminantes : Etienne de Vesc trouverait en Italie terres et comté ; Briçonnet le chapeau de cardinal. Les quatre agirent d'un commun accord. Etienne de Vesc fut surtout le plus décidé. Quant à Charles VIII il donna délibérément dans l'aventure. Des seigneurs napolitains qui avaient fui leur pays devant les brutalités de leur roi poussaient à une expédition contre lui. Gros homme à figure pleine et brutale, à mine dure et impitoyable, le roi Ferrand de Naples n'avait gouverné que par des moyens violents, massacres, trahisons et emprisonnements. Etienne do Vesc fil rédiger de savants traités qui démontraient la légitimité des droits du roi de France sur Naples et la Sicile, puis on se prépara.

A la nouvelle du projet de cette entreprise, il n'y eut personne en France qui ne le trouvât absurde. Il ne se rencontra pas une approbation. L'opposition fut vive ; Charles VIII tint bon. Ludovic le More enchanté convenait que Charles VIII et tout son conseil ne faisoient pas la moitié d'un homme sage, mais il ajoutait lorsque Charles VIII descendit en Italie : C'est moi qui l'ai amené et je le mènerai encore plus loin ! Il n'allait pas tarder à éprouver lui-même beaucoup d'inquiétudes.

Une commission fut nommée pour préparer l'entreprise, comme on disait, composée des quatre conseillers du prince et de Comines. Elle décida qu'il fallait mettre de côté 5 à 600.000 ducats, lever sur le peuple 800.000 ducats, noliser à Gènes et ailleurs 24 navires, 12 galions, 50 galères, pour transporter un corps d'armée de 10.400 hommes et réunir une armée de 41.900 hommes. On travailla à recruter tout ce monde.

Il y avait à préparer diplomatiquement l'expédition. Un envoyé, Perron de Baschi, partit pour l'Italie afin de sonder le terrain. Les Italiens étaient inquiets. La venue de ce roi étranger avec une armée ne leur disait rien qui vaille. Ludovic le More commençait à être troublé. Un traité d'alliance fut signé entre la France et le duc de Milan ; Ludovic obtint que son nom y figurât. La république de Venise fit une réponse évasive, Pierre de Médicis, à Florence, exprima de vagues protestations de bonne volonté. A Rome, le pape Alexandre VI se tint dans les généralités. Ferrand, lui, armait. On avait donc obtenu au moins la neutralité de tous.

Puis, avant de quitter la France, Charles VIII régla les affaires derrière lui : il confia la régence à Pierre de Bourbon, distribua les gouvernements à des hommes sûrs. Afin d’empêcher que, sur des prétextes quelconques, les rois d'Angleterre et d'Espagne, ou Maximilien d'Autriche, ne profitassent de son absence pour se jeter sur les frontières, il traita avec eux. Moyennant 745.000 écus d'or, le roi d'Angleterre déclara, par le traité d'Etaples du 3 novembre 1492, qu'il ne bougerait pas. On avait avec l'Aragon une vieille histoire d'un prêt de 300.000 écus d'or fait par la France et de l'occupation en gage de la Cerdagne et du Roussillon. Par le traité de Barcelone du 3 janvier 1493, Charles VIII céda créance et gage contre la neutralité assurée. Maximilien réclamait des provinces qui avaient été laissées par lui comme dot de sa fille, Marguerite d'Autriche, renvoyée par Charles VIII lors de son mariage avec Anne de Bretagne. Au moyen du traité de Senlis Charles VIII rendit à Maximilien la Franche-Comté et l'Artois. Ainsi le roi de France lâchait la proie pour l'ombre !

Charles VIII se mit en marche. Son armée, péniblement concentrée, le précédait divisée en deux corps : l'armée de terre que commandait Gilbert de Montpensier ; les troupes destinées à s'embarquer, sous les ordres du duc d'Orléans, libéré de prison et réconcilié. On passa par le mont Genèvre, le bagage à dos de mulet. De l'autre côté des montagnes il se trouva qu'on n'avait déjà plus d'argent. Charles VIII, aimablement reçu par le duc et la duchesse de Savoie, leur emprunta 12.000 ducats, puis, à Asti, rejoignant Ludovic le More, lui soutira 60.000 ducats. Fort effrayé de l'orage qui fondait sur lui, le roi Ferrand de Naples avait essayé de lever des troupes et de réunir 30 galères ; il avait envoyé partout agents sur agents afin de trouver des alliances : on avait accueilli froidement ses ouvertures ; il avait expédié à Charles VIII des ambassadeurs avec mission d'acheter ses conseillers : on les avait reconduits à la frontière ; de rage, il mourut. Son fils Alphonse de Calabre, qui lui succédait avec sa cruauté, sans avoir ses talents, chargea son frère, don Frédéric, d'aller à Gênes attaquer l'embarquement des Français. Frédéric mit à terre, près de Gênes, à Rapallo, 4000 hommes que le duc d'Orléans aborda vivement avec des Suisses et enfonça. Ce fut une première victoire, qui eut un grand retentissement.

Après une bénigne petite vérole, Charles VIII reprit sa marche. Son monde suivait sans entrain ; on trouvait le temps chaud et le vin aigre : Ils avoient cru fermement, écrit Comines, que le roi ne passeroit pas outre. Le Milanais fut traversé facilement (octobre 1494). Le roi Charles alla voir à Milan son cousin Jean-Galéas-Marie qui était au lit très malade, affaibli, puis gagna Plaisance. Il s'avançait au milieu d'une escorte de 7000 cavaliers, traînant une quarantaine de canons, suivi d'une multitude d'équipages, tantôt en voiture, tantôt à cheval, toujours habillé de noir. L'armée entière se trouvait assemblée à Plaisance, offrant aux regards des Italiens surpris une cohue multicolore et brutale, gent, comme disait Sanuto, très orgueilleuse, très courageuse et gaillarde, qui portait de grandes pantoufles aux pieds et fort larges, des étriers très longs, des bottes par-dessus les grèves, de grands chapeaux sur la tête et des habits courts à longues manches. Les habitants étaient outrés.

Il s'agissait de passer en Toscane. A Florence, ville maîtresse du pays, le peuple voulait bien recevoir Charles VIII ; Pierre de Médicis, dont la riche famille était parvenue à confisquer la république, ne voulait pas. Certain religieux dominicain, éloquent prédicateur, apôtre fougueux et populaire, Jérôme Savonarole, qui prêchant depuis longtemps contre la corruption païenne des mœurs, criait aux Florentins : Vous serez punis ! Un homme va venir qui envahira l'Italie en quelques semaines sans tirer l'épée, et les forteresses tomberont devant lui ! soutenait le sentiment de la foule. Charles VIII, passant outre, franchit l'Apennin. Pris entre deux feux, Pierre de Médicis vint le trouver et lui proposa de le laisser aller à travers la Toscane, à condition qu'il lui assurât la domination sur Florence. Charles VIII accepta et lui emprunta 200.000 ducats. Mais alors furieux les gens de Florence se soulevèrent, chassèrent Pierre de Médicis et saccagèrent sa maison. Le roi de France arrivait à Lucques, à Pise, et le 17 novembre il parvenait à Florence. On le reçut magnifiquement malgré deux averses qui firent fuir le clergé couvert d'ornements d'or. Les rues étaient sablées, tapissées de tentures ; les cloches sonnaient ; le public en foule acclama. Les gens s'étonnèrent des gros tambours et des petits fifres des Français ; ils admirèrent leurs belles hallebardes dorées ; les archers de la garde, avec leurs hoquetons ou manteaux couverts d'orfèvrerie, leur parurent des seigneurs ; mais, sur son cheval noir avec son armure dorée, sa jaquette de brocart d'or, son grand manteau bleu, son chapeau blanc couvert de plumes noires et surmonté de la couronne royale, Charles VIII leur sembla petit. Pendant ce temps, à Milan, Jean-Galéas-Marie expirait ; Ludovic se faisait précipitamment proclamer duc de Milan après avoir obtenu contre argent l'assentiment de l'empereur germanique, et Charles VIII, pris au dépourvu, trop engagé dans son entreprise, n'avait qu'à faire contre mauvaise fortune bon cœur, à subir ce qu'il ne pouvait plus empêcher.

Le séjour à Florence fut pénible. Froissés par les maladresses du roi, les Florentins se montrèrent hostiles. Charles YIII obtint d'eux que Pierre de Médicis rentrât en simple particulier : il y eut des échauffourées ; finalement les habitants donnèrent 420.000 ducats d'or à Charles VIII et le prièrent de s'en aller : il partit le 28 novembre.

Il avait à passer par les Etats pontificaux. Aimant peu les Aragonais, le pape Alexandre VI détestait davantage avoir le roi de France comme voisin à Naples ; on le questionna sur le point de savoir s'il laisserait ou non passer Charles VIII ; il ne sut que répondre. Machinalement il se fortifia, puis il fit supplier le roi de ne pas venir ; enfin d'un coup de tête, il appela à Rome le duc napolitain de Calabre avec 5.000 fantassins et 55 escadrons. Aussitôt les Français avancèrent rapidement ; la cavalerie de Gilbert de Montpensier vint galoper devant les murs de Rome ; sur quoi un pan de mur de la ville s'étant écroulé, le pape vit dans cet incident un signe du ciel qui lui commandait de céder. Le duc de Calabre fut invité à évacuer Rome qui ouvrit ses portes, et le 27 décembre 1.500 soldats français défilaient dans les rues. Charles VIII arriva le 31, de nuit, sans apparat. Le pape, qui s'était enfermé dans le Vatican, pensait qu'on voulait le déposer et songeait déjà à lancer l'excommunication majeure contre le roi de France, lorsque, après réflexion, il traita, donnant passage, vivres, Civita-Vecchia et Ostia. Alexandre VI et Charles VIII se montrèrent très aimables l'un pour l'autre. Briçonnet obtint son chapeau de cardinal, le roi logea au Vatican et, ayant reçu solennellement la bénédiction pontificale le 28 janvier, repartit.

Pendant ce temps Alphonse de Naples effrayé et sentant les haines irréconciliables de ses sujets contre lui, avait abdiqué en faveur de son fils Ferrand II. Le peuple de Naples s'était soulevé aux cris de Francia ! et Ferrand II n'avait eu que le temps de s'enfermer dans le château de l'Œuf pendant que son fidèle Pescaire tenait bon dans le Castel Nuovo. L'avant-garde française arriva à vive allure. Le maréchal de Gié avec 40 chevaux occupa une des portes de la ville aux acclamations de la foule. Charles VIII parvint au Poggio Reale, maison de campagne des rois napolitains où les députés de Naples allèrent le féliciter. Alors Ferrand se sauva dans l'île d'Ischia, de là à Messine, pendant que le château de l'Œuf se rendait à son tour et Charles VIII, qui était entré en ville à cheval le 12 février, avec 90 cavaliers, se trouva maître de Naples : en quelques jours, de tous côtés, les provinces déclarèrent se soumettre ; la conquête était finie ; elle avait été accomplie par enchantement, comme dans un rêve, sans résistance et sans effort.

Charles VIII était ravi. Il envoya en France des relations de ses victoires qu'il fit imprimer et distribuer, manières de bulletins de la Grande Armée, un des premiers essais de presse officieuse ; il organisa ensuite son nouveau royaume, confirma les privilèges, diminua les impôts, nomma des magistrats, des gouverneurs, distribua des gratifications à tout le ; monde : deux duchés à Etienne de Vesc, un marquisat à d'Aubigny, les terres du domaine à ses archers et officiers. Il créa le duc de Montpensier lieutenant général, vice-roi du royaume, puis il se divertit, organisant des joutes, des fêtes, et s'oublia pendant que l'armée buvait et se débauchait sous un ciel facile et doux.

Le réveil fut brusque. Revenus de la stupeur que leur avait causée la conquête rapide du royaume de Naples, les Etats d'Italie se jugeant tous menacés, se concertèrent, décidèrent de se liguer contre le dangereux conquérant, de faire appel au secours de l'empereur, du roi d'Espagne, et le 1er avril 1495, dans le cabinet du doge, à Venise, une ligue était signée, comprenant : le pape, l'empereur, le roi d'Espagne, Ludovic le More — celui-ci soucieux maintenant de se défendre contre Charles VIII — et Venise. Le roi de France fut indigné : C'est une grande honte ! s'exclama-t-il, et il s'emporta. Mais les confédérés armaient ; il n'y avait pas de temps à perdre ; force était de regagner la frontière française le plus rapidement possible si on ne voulait pas être coupé des Alpes. La flotte française, depuis Rapallo, n'avait pas servi à grand'chose et le duc d'Orléans était allé même s'enfermer dans Asti. Charles VIII fit venir les vaisseaux à Naples afin d'embarquer une partie de l'artillerie et le butin, puis, après avoir eu l'idée enfantine de se faire couronner roi de Naples et de procéder à une entrée solennelle, habit écarlate d'empereur sur les épaules, globe impérial en main, il se mit en route, laissant 12.000 hommes sous les ordres de Montpensier.

Il prit le même chemin que celui par lequel il était venu. Le pape ne l'attendit pas à Rome et se sauva. De Florence des ambassadeurs arrivèrent priant Charles VIII de ne pas passer par leur ville : irrité, le roi de France gagna directement Pise et s'engagea dans les Apennins.

Les confédérés l'attendaient à la descente des montagnes. Ils avaient 40.000 hommes placés sous les ordres de François de Gonzague, marquis de Mantoue, lequel avait envoyé son avant-garde jusqu'à Fornoue, sur le Ceno, au pied des hauteurs. Charles VIII n'avait que 10.000 hommes : tout le reste était en garnison, dispersé, fondu. Il eut une peine extrême à passer les défilés, la chaleur étant étouffante : c'était la fin de juin ; les canons, 14 énormes pièces, durent être traînés par les Suisses. Le 30 juin l'armée française prit position autour de Fornoue ; le 6 juillet les deux armées étaient en contact : la pluie tombait ; le canon tonna ; les troupes s'élancèrent lances baissées : ce fut un corps à corps furieux. Là-dessus on aperçut la ligne de convoi des bagages français qui s'avançait sur la gauche. Les confédérés crurent que les bagages, qu'on disait riches de butin, allaient échapper ; beaucoup se précipitèrent : il y eut un flottement ; les Français en profitèrent pour foncer, et grâce à la mauvaise qualité du soldat italien, en peu de temps, l'ennemi était culbuté.

La route devenue libre, Charles VIII s'en alla au plus vite. En sept jours il gagna Plaisance par une température torride, passa sous la ville sans entrer, défila devant Alexandrie et arriva le 15 juillet à Asti. Pendant ce temps, à Naples, tout croulait. Le roi Ferrand rentrait dans la ville aux acclamations du même peuple qui avait salué Charles VIII de vivats et le royaume entier revenait à lui. Quant à Gilbert de Montpensier il s'enfermait d'abord à Castel Nuovo, puis s'enfuyait, ramassait ce qui restait de troupes françaises, 10.000 hommes, se faisait bloquer dans Atella, capitulait le 20 juillet et allait mourir de la fièvre quatre mois après, prisonnier de Ferrand. Il ne restait plus rien de l'éphémère conquête de Naples : Charles VIII repassa les Alpes.

Qu'avait-il rapporté de cette expédition qui, si elle ne fut pas néfaste, le dut à ce que le voyage fut conduit de Dieu, comme dit Comines, car le sens des conducteurs n'y servit de guère ? Rien, de la gloire et de la fumée, ajoute le même écrivain. On a prétendu que les Français, émerveillés, découvrirent l'Italie et en ramenèrent la Renaissance. Quand on consulte les auteurs contemporains, on constate que tous ces hommes d'armes rudes ont traversé l'Italie sans rien voir. Les poètes Octavien de Saint-Gelais et André de la Vigne, dans leur Vergier d'honneur, récit de l'entreprise, ne font attention qu'aux fêtes. Tout au plus, à Pavie, Comines et Gaguin aperçoivent-ils une chartreuse faite de marbre, et le portail en alebastre. Ce qui frappe le plus Charles VIII à Florence, c'est une ménagerie de lions. II visite Rome et le Vatican conduit par le maître de cérémonies pontifical Burchard ; celui-ci nous a laissé dans son Diarium le récit de cette visite et il ne paraît pas que Charles VIII ait rien admiré. Naples, seul, lui a fait de l'effet. Charles VIII écrit qu'il est frappé des jardins et des plafonds des maisons. Il voulut même ramener des ouvriers ; il engagea une vingtaine d'individus, menuisiers, tailleurs, faiseurs de senteurs, et dans le nombre, aussi, maçons, peintres, sculpteurs. Ce qu'on sait de plus sûr de ces ouvriers, c'est que l'un d'eux, Pacello de Mercoliano, a importé à Amboise et à Blois le genre des jardins italiens. Charles VIII a fait construire à Amboise avant l'expédition et après : on ignore par surcroît ce qui est dans ce château exactement de lui ou de Louis XII. Il est donc malaisé de savoir en quoi l'entreprise de Naples a contribué au mouvement des arts en France.

Le reste du règne fut court et triste. D'un père d'aussi détestable santé que Charles VIII ne pouvaient provenir que des enfants malsains. Le prince eut deux enfants dont l'aîné s'appelait Charles-Orland. Il les perdit tous deux au retour d'Italie. Il ne parut pas affecté et peu lui dura le deuil. Il ne devait pas longtemps survivre. Le 7 avril 1498, veille de Pâques fleuries, aux environs de midi ou une heure, à Amboise, partant de la chambre de la reine avec celle-ci pour aller voir jouer à la paume dans les fossés du château, il passa par une galerie dite de Haquelebac — quelque nom de Suisse montant la garde : — la porte d'entrée était en mauvais état, il se heurta le front. Il alla regarder les joueurs, resta longtemps, causa. Tout à coup, vers les deux heures, il tomba à la renverse évanoui. On le coucha sur une paillasse où il demeura jusqu'à onze heures du soir, au milieu d'une foule consternée qui allait et venait. Trois fois il parut revenir à lui et prononça quelques mots. A onze heures, il expirait. De quoi est-il mort ? Y a-t-il un rapport entre le coup qu'il s'est donné et sa fin ? Comines parle d'un catarrhe ou apoplexie, peut-être un transport au cerveau : il avait vingt-huit ans. On lui fit de magnifiques funérailles ; son enterrement dura un mois et coûta 45.000 francs.

 

Le prince de trente-six ans qui lui succédait, le duc d'Orléans, Louis XII — cousin issu de germain de Louis XI, par son père le poète Charles d'Orléans, son grand-père, Louis d'Orléans, assassiné rue Barbette, et son aïeul Charles V, — s'était un peu assagi avec les années. Lui, non plus, n'était pas beau : maigre, un peu voûté, figure osseuse, long nez, il avait la santé débile d'un fils de vieillard, son père étant vieux lorsqu'il naquit ; il demeurera valétudinaire toute sa vie. On l'avait élevé dans le goût des exercices physiques ; il était bon cavalier, bon chasseur, bon lutteur, bon joueur de paume, affirme Saint-Gelais ; il tirait de l'arc à merveille et avec cela mangeait bien, et, disait-on, buvait ferme. D'ailleurs c'était un homme charmant, de démarche élégante et souple, doux, gracieux, bénin ; il se montrait fort aimable et souriant à l'égard de tout le monde, prévenant, soucieux de ne pas déplaire, gai, facile, libéral, de manières rondes et ouvertes, un caractère en somme sympathique qu'il tenait de sa mère, Marie de Clèves, la meilleure des créatures et la plus modeste des femmes. Elevé à Blois, où il était né et qu'il aima toujours, au milieu du luxe et des richesses d'une vie large — sa famille était opulente, — il avait cette distinction d'homme de race dont la branche aînée ne savait plus donner d'exemple.

Ce sont ces qualités qui l'ont rendu si populaire qu'à travers les âges le renom lui est resté de bon roi. Le peuple l'aima pour sa bienveillance, son esprit de justice. On se crut heureux sous son règne. En réalité ce bonheur a été dû à une prospérité exceptionnelle dont a joui la France à la fin du XVe siècle et au début du xvi% prospérité qui a été déterminée par des raisons économiques complexes et générales auxquelles Louis XII n'a eu aucune part : il a bénéficié de cette circonstance. Sa politique a été telle — guerres continuelles, dépenses ruineuses en résultant — qu'il aurait dû passer pour un prince détestable. La fortune du pays a sauvé sa réputation en lui permettant de payer sans surcharger les peuples ; son caractère attachant a t'ait le reste.

De la légèreté d'esprit que lui reprochaient Louis XI et Anne de Beaujeu dans sa jeunesse, il lui demeurait un fond d'intelligence plutôt médiocre. Ce ne fut pas un politique avisé : cette inaptitude aux affaires a donné de l'importance sous son règne à ses conseillers.

Le principal et le plus célèbre a été le cardinal Georges d'Amboise. Fils d'un ancien chambellan de Charles VII et de Louis XI, destiné à l'état ecclésiastique, Georges d'Amboise avait été nommé à quatorze ans évoque de Montauban. Il connut à la cour le futur Louis XII, plus jeune que lui de trois ans et les deux jeunes gens se lièrent d'une amitié intime qui devait durer jusqu'à la mort. De Montauban Georges d'Amboise passa à l'archevêché de Narbonne et de là à celui de Rouen. Louis XII, devenu roi, le prit pour ministre. C'était un homme doux, de formes polies, prudent, gras et chauve, un peu lourd et lent à comprendre, mais appliqué et fidèle. Louis XII eut la plus grande confiance en lui. D'Amboise fut tout le gouvernement du roi de France ; il eut l'esprit d'économie et do justice qui étaient les deux choses qui plussent davantage au peuple, lequel disait familièrement : Laissez faire à Georges. De goûts magnifiques il construisit et fit construire par Louis XII. Deux défauts le déparent : il a trop poussé sa famille, frères, neveux ; il a eu trop d'ambition, voulant être pape, ce qui a causé au royaume nombre de déboires. Mais, comme son maître, il a bénéficié de l'aisance extraordinaire des peuples du temps et laissé la réputation d'un meilleur ministre, peut-être, qu'il n'a été.

Les autres conseillers furent des gens de sens rassis, habitués aux affaires : le chancelier Guy de Rochefort, le maréchal de Gié, Louis de la Trémoïlle — l'ancien vainqueur du duc d'Orléans à Saint-Aubin du Cormier, un peu ému lors de l'avènement du nouveau roi, mais auquel celui-ci fit le plus aimable accueil, — le chanoine Etienne Poncher, ensuite évêque de Paris, un savant, fort éloquent, rude homme, au jugement sain ; Florimond Robertet, le bon Florimond, type et modèle des secrétaires d'Etat dont il est l'ancêtre, administrateur zélé, homme exact et consciencieux, sorti d'une famille modeste de Montbrison et qui fera tout, après la mort de Georges d'Amboise ; Imbert de Batarnay, l'amiral de Graville.

Devenu roi, Louis XII s'appliqua à tranquilliser ceux que son avènement pouvait faire trembler. Il n'est pas décent et à honneur à un roi de France, répétait-il, de venger les querelles d'un duc d'Orléans. Il fît dire qu'il ne changerait de place rien ni personne ; il fut pour tous des plus prévenants : on le trouva parfait. Anne de Bretagne, surtout, que la douleur accablait, n'eut qu'à se louer de ses attentions. Il s'occupait beaucoup d'elle. Aux termes du contrat de mariage de Charles VIII avec la duchesse, celle-ci, devenue veuve, devait épouser le successeur de son mari. C'est à quoi songeait Louis XII. Il voyait à ce projet trois avantages : garder la Bretagne ; épouser une princesse qu'il aimait depuis longtemps sans le dire ; répudier sa propre femme, qui était laide, lui était indifférente et n'avait pas d'enfants. Ce fut la première affaire de son règne.

La femme de Louis XII, Jeanne de France, fille de Louis XI, personne aux traits masculins — à en juger d'après le masque de plâtre moulé sur sa figure après sa mort et conservé au Louvre — était sèche, sans grâce, comme fermée, par surcroît petite, noire, voûtée et boiteuse. Jadis Louis XI ayant trouvé ce mariage à sa convenance, avait marié les deux enfants ensemble lorsque le duc d'Orléans n'avait que onze ans ; celui-ci, ne voulant pas et pleurant, le vieux roi l'avait menacé de le faire prêtre ou moine et il avait fallu céder. Depuis, le petit prince n'était jamais revenu à des sentiments bien tendres. Le projet d'épouser Anne de Bretagne résolu, Louis XII s'occupa tout d'abord de faire annuler en cour à Rome sa première union. Le pape était à ce moment Alexandre VI, le fameux Borgia. Georges d'Amboise s'aboucha avec le triste fils du pontife. César Borgia, et ils convinrent ensemble de combinaisons. L'instance en nullité de mariage était recevable pour huit raisons canoniques, jeunesse des époux, leur parenté, leur non-consentement, etc. Le procès suivit favorablement et pour la peine Louis XII donna à César Borgia le comté de Valentinois qu'il transforma en duché, plus 20.000 livres de pension. En retour César apporta à Paris le chapeau de cardinal à Georges d'Amboise. Jeanne de France se défendit avec dignité et fermeté ; on la plaignit ; Louis XII ne fut pas brillant. Les juges, naturellement, prononcèrent en faveur de l'annulation qui fut décidée. La malheureuse Jeanne, que des visions consolaient, accepta avec humilité la volonté de Dieu ; elle se retira à Bourges où elle fonda l'ordre de l'Annonciade et où elle devait mourir en 1505, inaperçue, obscurément, et tenue pour une sainte.

Anne de Bretagne avait accepté Louis XII ; ayant aimé Charles VIII, elle allait aimer son nouveau mari. Elle avait goûté aux grandeurs de la royauté, elle ne se souciait pas de redevenir simple duchesse. Le mariage des deux époux eut lieu à Nantes en janvier 1490. La fine Bretonne, comme l'appelait en riant Louis XII, eut soin de faire stipuler que si elle n'avait pas d'héritier, la Bretagne reviendrait non au roi de France, mais aux siens. Le couple alla s'installer au château de Blois : ce devait être un ménage modèle par la tendresse réciproque, le dévouement et la fidélité de l'un et de l'autre.

Après cette première affaire du règne, la seconde, beaucoup plus grave, fut l'idée qu'eut Louis XII d'aller en Italie conquérir le Milanais. Il n'y a pas eu de rapport immédiat entre cette entreprise et celle de Charles VIII ; les motifs sont différents, les buts dissemblables. Tout en étant moins déraisonnable que d'aller conquérir Constantinople en passant par Naples, le projet de Louis XII n'était pas moins impolitique. Comme le disait au conseil du roi Etienne Pencher, qui combattait vivement l'idée, le roi de France eût mieux fait de s'occuper à borner son royaume. Pendant des années Louis XII a dépensé quantité d'argent et d'hommes afin de maintenir cette conquête précaire ; il s'est trouvé engagé dans des séries interminables et fastidieuses de complications internationales renouvelées pour aboutir à évacuer finalement l'Italie ! Peu de règnes offrent le spectacle d'une politique aussi vaine avec autant d'efforts stériles. Le conseil, ou plutôt dans ce conseil, Georges d'Amboise a soutenu et encouragé le roi. Le fait que pendant l'occupation du Milanais Georges d'Amboise a cherché par tous les moyens à devenir pape semble indiquer la raison d'être de cette constance de Louis XII à soutenir ses droits sur le duché de Milan.

Ces droits, il les tenait de sa grand'mère, Valentine Visconti, fille de Jean-Galéas Visconti, premier duc de Milan, et femme de Louis d'Orléans assassiné par Jean sans Peur. La lignée de Jean-Galéas s'étant éteinte, c'étaient les héritiers de Valentine qui devaient être les maîtres de Milan. Mais au cours du XVe siècle les d'Orléans, prisonniers à Londres, ou trop jeunes, n'avaient pu s'occuper de cette affaire et des condottiere, les Sforza, s'étaient emparés de leur héritage. Tout au plus avaient-ils conservé en Piémont la dot de Valentine, le comté d'Asti. Monté sur le trône, Louis XII se résolut à revendiquer ces droits, en déshérence depuis 1447, depuis cinquante ans. Bonhomme, Louis XII ne vengeait peut-être pas sur des particuliers les rancunes du duc d'Orléans, mais médiocre politique il employait l'argent de ses peuples à soutenir un procès personnel du duc indifférent au royaume.

Le conseil, obligé de suivre, prépara l'affaire. On négocia avec les étrangers pour avoir leur neutralité, avec Venise pour gagner son alliance, avec les Suisses afin d'obtenir leurs soldats ; on flatta César Borgia pour avoir le pape ; le piètre Ludovic Sforza que personne n'aimait en raison de ses fourberies était abandonné de tous. En juillet 1499, l'armée française était prête. Les trois lieutenants généraux la commandant : Jean-Jacques Trivulce, Louis de Luxembourg, seigneur de Ligny, Stuart d'Aubigny, passèrent les Alpes avec 13.000 fantassins, 6.000 chevaux, 58 canons ; ils s'emparèrent une à une des places : Alexandrie fut enlevée d'un coup de force, affreusement saccagée. Trahi et isolé, Ludovic chargea ses trésors sur des chariots, partit pour Côme, passa les Alpes, dut se cacher dans une grotte, finalement se réfugia à Innspruck chez l'empereur Maximilien, l'homme le plus changeant et le plus étrange de l'époque. Le Milanais était entre les j mains de Louis XII. Il avait suffi d'une promenade de vingt jours pour l'occuper. Pendant ce temps, les alliés vénitiens s'emparaient vers l'est, de tout le Crémonais, jusqu'à l'Adda, qui faisait leur affaire. Joyeux de sa conquête, Louis XII vint la visiter, fut reçu magnifiquement partout, banqueta, donna audience aux ambassadeurs de toute l'Italie qui s'inclinaient devant le vainqueur, et permit à César Borgia d'aller conquérir avec les troupes françaises quelques villes : Imola, Forli, Pesaro, sur des parents de Ludovic, pour se créer une petite principauté indépendante. Lorsqu'il fut revenu en France afin d'aller embrasser une petite fille, Claude, qui venait de lui naître, tout changea dans le Milanais. Trivulce, laissé comme lieutenant général, ayant commis des maladresses, mécontenta, par son air hautain et remuant. Les soldats français étaient brutaux ; Ludovic pratiqua le pays au moyen d'émissaires, parvint à recruter une bande de 20.000 aventuriers italiens, suisses, allemands, et passa la frontière milanaise. Mobiles, comme toujours, les populations se déclarèrent pour lui. Milan se souleva le 25 janvier 1500, et Trivulce, ayant manqué être assommé, prit la fuite. Ludovic rentra triomphant dans Milan : sort ordinaire des conquêtes trop faciles de tomber aussi facilement. Les Français évacuèrent péniblement en se retirant vers les Alpes.

Louis XII décida de reprendre son bien. Une nouvelle armée franchit les monts sous les ordres de Louis de la Trémoïlle qu'accompagnait Georges d'Amboise. Ludovic marcha à sa rencontre avec 30.000 hommes et on s'aborda à Novare le 8 avril 1500. Malheureusement pour Ludovic, ses aventuriers, qui n'étaient pas sûrs, ne se soucièrent pas de se battre sérieusement, et puis on ne les avait pas payés. Les uns ne bougèrent pas, les autres s'en allèrent, le reste fut bousculé. Ludovic, obligé de se déguiser en piéton allemand, fut reconnu et pris. Cette fois, son sort était définitif. La Trémoïlle le traita courtoisement, l'invita à dîner, chercha à le consoler, lui parla de la débonnaireté du roi ; mais le malheureux allait durement expier le reste de sa vie ses heures de grandeur et de fortune. Pendant que le cardinal d'Amboise, entrant à Milan, consentait, dans une parade solennelle, à pardonner aux Milanais implorants, Ludovic était conduit par deux cents archers à Lyon où il entrait entre deux haies d'une foule compacte, curieuse et hostile, revêtu d'une robe de camelot noir, monté sur un mulet, faisant grand effet avec sa haute stature, sa longue chevelure blanche, son air froid et impassible. Louis XII refusa de le recevoir ; il le fit enfermer successivement à Pierre-Encise, au Lys-Saint-Georges, dans le Berry, puis enfin à Loches, dans une chambre voûtée dessous terre, derrière des barres de fer où on croit qu'il mourut vers 1510.

Georges d'Amboise organisa le Milanais ; il y fit nommer comme gouverneur un de ses neveux, Charles d'Amboise, seigneur de Chaumont-sur-Loire, tout jeune homme, déjà grand-maître de France, garçon doux, bienveillant, qui réussit très bien. La situation de Louis XII, en Europe, était excellente. Pour lui témoigner sa sympathie, le pape nommait le cardinal Georges d'Amboise son légat en France, situation insigne, sorte de vice-papauté.

Alors heureux de ses succès, mis en goût de conquête, Louis XII eut l'idée d'étendre ses possessions italiennes et pour cela de reprendre les projets de Charles VIII sur Naples au nom des fameux droits des rois de France dont il était l'héritier. L'insuccès de son prédécesseur ne lui apprenait rien. Etait-ce d'Amboise qui désirait se rapprocher de Rome ?

Pour éviter seulement les discussions avec le roi d'Espagne, lequel pouvait venir lui disputer le royaume convoité, Louis XII crut habile de partager à l'amiable d'avance le royaume de Naples avec le compétiteur possible. Par le traité de Grenade il fut stipulé que l'Espagne aurait la Calabre, la Pouille, puis la France le reste — indications vagues. Ainsi on satisfaisait l'adversaire le plus dangereux et on ménageait l'Italie en ne se présentant pas comme seul conquérant du pays napolitain. Ces précautions allaient se retourner contre leur auteur.

Une armée française se mit en marche en mai 1501, commandée par Stuart d'Aubigny ; le cardinal d'Amboise précédait et César Borgia, de la fête, menait l'arrière-garde. Ce fut encore une promenade militaire. On entra à Rome le 25 juin, où on reçut la bénédiction papale ainsi que des vœux, pas très sincères d'ailleurs. Ensemble Français et Espagnols, chacun de leur côté, envahirent le royaume de Naples. Le roi du pays, Frédéric, incapable de résister, enferma ses troupes dans quelques villes : celles-ci se rendirent aux premières sommations ; Capoue, seule, prise d'assaut le 25 juillet, fut horriblement pillée, les habitants égorgés. Frédéric, plein d'épouvante, capitula, et il s'en alla en pleurant avec sa femme désolée et ses petits enfants déshérités ; il vint en France où on lui promit une pension de 50.000 livres. Lui parti, les Espagnols et les Français occupèrent ce qui revenait à chacun, aux termes du traité de Grenade. Les Espagnols étaient commandés par un militaire de grande valeur, général habile, homme froid, calme, remarquable d'intelligence et de maîtrise, Gonzalve de Cordoue. Il avait plus de soldats que les Français.

Ce qu'on aurait dû prévoir arriva. Le traité de Grenade n'ayant pas clairement indiqué quelles étaient les limites des possessions des deux rois partageants, il y eut des discussions. Louis XII avait nommé gouverneur et vice-roi de Naples Louis de Nemours. Gonzalve de Cordoue n'était pas endurant. Il trancha les difficultés en s'emparant brutalement des places discutées et en en chassant les garnisons françaises. Les rapports des deux gouverneurs devinrent aigres, s'envenimèrent. Gonzalve rompit avec Nemours. Peu à peu l'état de guerre s'établit. Louis XII avait partagé Naples avec l'Espagne afin d'éviter un conflit. Il n'avait réussi qu'à le provoquer.

Il envoya des troupes, 2.000 Suisses, 10.000 Gascons. Le roi d'Espagne en expédia aussi, 2.500 Allemands, 10.000 Espagnols. La bataille eut lieu à Seminara, le 21 avril 1503 ; c'était Stuart d'Aubigny qui dirigeait les Français ; Gonzalve de Cordoue l'écrasa, lui tua 2.000 soldats, puis, appelant à lui toutes les garnisons, marcha sur le duc de Nemours qu'il atteignit à Cerignola. Nemours fut battu, tué, le désastre était complet. Au moment même Louis XII traitait avec le roi d'Espagne, mais Gonzalve n'en avait pas tenu compte. Il m'a trompé deux fois ! s'écria le roi de France indigné en parlant de Ferdinand le Catholique : Il en a menti, l'ivrogne, riposta celui-ci en apprenant le mot, je l'ai trompé plus de dix fois !

Au lieu d'être instruit par cette cruelle leçon, Louis XII s'acharna. De nouvelles troupes partirent pour Naples, 11.000 hommes. Alexandre VI venait de mourir dans des conditions dramatiques, empoisonné peut-être par des aliments qu'il avait destinés à d'autres. Georges d'Amboise accourut au conclave pour se faire nommer pape : il avait bien préparé ses voies ; le sort en décida autrement. Pie III fut élu, puis, étant mort vingt-deux jours après, fut remplacé par Julien de la Rovère, qui allait être le pape Jules II, l'illustre pontife, protecteur des arts, mécène du temps, mais au caractère si ardent, si batailleur, si soldat.

Les 11.000 hommes expédiés à Naples traînèrent une existence misérable, leurs chefs divisés ; la maladie les décima ; le temps fut des plus mauvais. Traqués par l'habile Gonzalve de Cordoue, ils furent pièce à pièce démolis et finalement se rendirent à Gaëte le 1er janvier 1504. C'est au cours de ces luttes de chaque jour que se distingua un chevalier dont le nom a traversé les j siècles, comme symbole de courage, de ténacité, de vigueur audacieuse et d'héroïsme, Bayard, qui fit, entre autres, à un pont sur le Garigliano, une défense demeurée célèbre.

Louis XII, dont l'âme était sensible, fut consterné par la nouvelle de ce nouveau désastre. Il en fit une maladie. Depuis longtemps sa santé était délicate, il maigrissait à vue d'œil, s'affaiblissait, s'épuisait. Il fut si atteint qu'on crut qu'il allait mourir et l'entourage éprouva une vive inquiétude. Anne de Bretagne, fort alarmée sur son avenir, crut devoir prendre quelques précautions. Louis XII n'ayant pas d'enfant mâle, le trône devait revenir après lui à un de ses petits cousins, François, comte d'Angoulême, le futur François Ier, un jeune homme qui était élevé à Amboise par sa mère, très femme de tête, Louise de Savoie et son gouverneur, Pierre de Rohan, maréchal de Gié. Anne et Louise, ce qui est explicable, ne pouvaient pas se souffrir : les deux mondes d'Amboise et de Blois éprouvaient à l'égard l’un de l'autre un sentiment d'antipathie aiguë. Lorsque Anne de Bretagne, soucieuse, en cas de mort du roi, d'échapper immédiatement à l'autorité menaçante de Louise de Savoie et de son entourage en se réfugiant dans son duché de Bretagne, se hâta de faire charger sur des bateaux tout ce qui lui appartenait à Blois, meubles, tentures, objets d'art, et de les faire partir sur la Loire pour Nantes, le maréchal de Gié, qui avait appelé des troupes près du comte d'Angoulême et se préparait au nouveau règne, croyait-il, imminent, lui joua le tour de saisir le convoi et le bruit se répandit qu'il pensait faire arrêter Anne de Bretagne sitôt qu'elle serait veuve. Là-dessus Louis XII étonna tout le monde en revenant à la santé. Mais la fière petite Bretonne qu'était la reine Anne avait été trop humiliée de ce qui lui était arrivé ; elle réclama l'arrestation immédiate du maréchal de Gié et sa mise en jugement pour crime de lèse-majesté. Fort ennuyé, Louis XII aurait voulu éviter un aussi lamentable malheur à un vieux serviteur de la couronne, ancien ami. La reine tint bon. Il fallut céder. Le procès du maréchal de Gié a été un des gros événements du règne de Louis XII ; il a fortement ému l'opinion qui l'a suivi passionnément. Il fut très long. Le parlement de Paris paraissant favorable à l'accusé qu'il avait remis en liberté provisoire, Anne fit dessaisir la cour de Paris — elle payait les frais énormes de la procédure afin d'être plus sûre de sa vengeance — et on confia le procès au parlement de Toulouse dont la réputation de sévérité était notoire. Les juges ne purent ou ne voulurent retenir que quelques peccadilles d'exactions et d'excès de pouvoir. Par l'arrêt, Gié fut privé du gouvernement du comte d'Angoulême, suspendu cinq ans de sa dignité de maréchal, exclu de la cour dont il ne devait pas approcher de dix lieues. Il se retira dans son magnifique château du Verger où il devait mourir en 1513 ; le public accusa Georges d'Amboise d'avoir soutenu Anne de Bretagne par crainte et par jalousie.

Après sa première maladie en 1504, Louis XII eut une rechute en 1505 qui fut aussi grave. Il se remit encore à la grande joie du peuple qui aimait ce brave homme de prince, si bon, si sympathique. Dans ses heures de convalescence le roi fit des réflexions ; il pensa à son testament ; il songea que c'était folie de continuer l'aventure napolitaine ; il résolut de marier sa fille Claude, cette chère enfant qu'il adorait, qui était tout son trésor et tout son soûlas en ce monde avec le petit cousin héritier présomptif, le comte d'Angoulême, pour en faire une reine de France et conserver la Bretagne au royaume. Le conseil auquel il communiqua cette idée, approuva. Il fallait décider Anne de Bretagne qui ne pouvait entendre parler des d'Angoulême. Puis Anne rêvait pour sa fille un archiduc qui eût mis celle-ci sur le trône impérial allemand et conservé à sa Bretagne une manière d'indépendance qu'elle finirait par perdre à s'unir avec la France. A mesure qu'elle avançait en âge, la fine Bretonne devenait de plus en plus entière, autoritaire et personnelle. Devant les instances universelles elle fit une vague réponse. Louis XII s'inquiétait. Il désirait un engagement plus formel. On usa de pression pour décider la reine. Sur l'ordre secret du roi des députations de nombreuses villes arrivèrent à Tours où était Louis XII, formèrent une grande assemblée qui, tout suppliant, requit solennellement le roi de procéder aux fiançailles de Claude et de François. A la vue du souverain, sur son fauteuil, tout courbé par la maladie, pâle, amaigri, se soutenant à peine, ces braves gens pleuraient et l'appelaient père du peuple. Suivant le plan arrêté d'avance, le conseil consulté donna un avis favorable ; le roi déclara la demande juste et raisonnable et prononça royalement que les fiançailles allaient se faire séance tenante. Anne de Bretagne avait la main forcée. Les fiançailles eurent lieu ; le royaume entier manifesta une joie extrême. Hélas ! l'Italie allait ramener aux tristesses et aux déboires.

Altière et hautaine cité, égoïste, cynique, qui, du milieu de ses lagunes où elle était inaccessible, semblait mépriser le reste du monde, la république de Venise avait été prise en grippe par les États de la péninsule. Elle s'était taillé dans l'Italie un domaine assez considérable en s'emparant du pays au nord, du côté des Alpes, au détriment de l'empereur, au sud, vers les Apennins, au détriment du pape, à l'est vers l'Adda, rognant les possessions du Milanais. Celui qui souffrait le plus des amputations faites à ses territoires était Jules II. Jules II projeta d'organiser une ligue contre Venise afin de lui faire rendre ce qu'elle avait pris. Il sollicita d'en faire partie : Louis XII, l'empereur Maximilien, le roi d'Espagne, le roi d'Angleterre. Louis XII, auquel on énuméra les faussetés, les trahisons, les violences de la république, consentit. L'Espagne et l'Angleterre, qui n'avaient pas grand"chose à tenter ni à craindre, acquiescèrent. Les confédérés conclurent à Cambrai la ligue qui porte le nom de cette ville (1508). Il fut convenu qu'on marcherait contre Venise. Mais qui marcherait ? Evidemment Louis XII, seul en mesure de procéder à une action militaire efficace. En vain, au conseil, le fidèle Etienne Pencher s'éleva contre une politique de duperie et de sacrifices, au moins inutile sinon dangereuse ; il fit valoir que les autres confédérés ne pourraient rien faire, que Louis XII ne travaillerait que pour eux, puis que, en fin de compte, on le trahirait. Georges d'Amboise était ferme partisan de l'aventure, on ne voit pas très bien pourquoi : la lutte contre Venise fut décidée.

Une armée française d'une quarantaine de mille hommes fut assemblée dans le Milanais sous les ordres de Chaumont d'Amboise. Les Vénitiens mirent en ligne des forces équivalentes conduites par Pefigliano et Alviane. A cheval, Louis XII vint voir ses troupes passer l'Adda, tambours battants. Le choc eut lieu à Agnadel le 14 mai 1509 : on attaqua avec beaucoup d'ordre, quoique les ennemis eussent été rencontrés d'une façon un peu gauche ; malgré le feu violent de l'artillerie vénitienne qui ravageait les colonnes françaises, celles-ci, d'une poussée vigoureuse, enfoncèrent ; leurs adversaires prirent la fuite. C'était une brillante victoire. Jules II en profita pour reprendre aux Vénitiens Ravenne, Faenza, Imola ; l'empereur Maximilien voulant avoir part à la curée, mit la main sur Vicence, Padoue, Vérone, Trévise ; Louis XII avait occupé la Ghiara d'Adda, Brescia, Crémone, Bergame. Cela fait, chacun considéra l'incident comme clos : le roi de France licencia son armée que d'ailleurs les maladies décimaient et que les grosses chaleurs accablaient. Le pape, tenant ce qu'il voulait, proposa aux Vénitiens de se réconcilier et de les absoudre de l'excommunication qu'il avait lancée contre eux, ce qu'en gens habiles les autres s'empressèrent d'accepter. Après avoir ainsi formé une ligue contre Venise pour faire marcher Louis XII, Jules II abandonnait cette ligue en ayant tiré ce qu'elle pouvait lui donner. Quant à Maximilien, toujours flottant, toujours changeant, il avait disparu.

Les Vénitiens armèrent de nouveau. Louis XII comprit enfin, mais trop tard, qu'Etienne Poncher avait eu raison et que tout le poids de la lutte allait retomber sur lui seul. Son ami, le cardinal d'Amboise, venait de mourir, le 25 mai 1510 d'une affection intestinale compliquée de goutte ; il avait cinquante ans : c'était un gros chagrin pour le prince.

D'allié le pape était devenu neutre ; de neutre il n'allait pas tarder à se déclarer hostile. Sincère ou non, il prétendit que l'ambition du roi de France était un danger pour l'Italie, laquelle était tout entière menacée d'envahissement par cet étranger, et il prêcha la guerre sainte. En vain, Louis XII le supplia, le menaça. Uni aux Vénitiens, le fougueux pontife se disposa à commencer les hostilités. Le roi de France essaya de réunir à Tours un concile de l'Eglise de France qui implora du pape la fin de cette lutte sacrilège : le pape ne voulut rien entendre. L'Europe s'alarmait d'une guerre contre le souverain pontife ; Anne de Bretagne, très pieuse, était désolée. Il fallut agir. Le commandant en chef des troupes pontificales, le marquis de Mantoue, qui portait le titre de gonfalonier de l'Église, s'avançait du côté de Ferrare, attaquant et prenant des places. Chaumont d'Amboise se mit en mouvement, lui reprit ses conquêtes et marcha vers Bologne où se trouvait Jules II. L'annonce de l'arrivée des Vénitiens sur ses derrières l'obligea à reculer. Le pape excommunia Chaumont et vint mettre lui-même le siège devant la petite ville de la Mirandole. Dans une embuscade, au sortir de Bologne, il manqua être enlevé par Bayard et trembla la fièvre tout au long du jour de la belle peur qu'il eut. On le voyait, tout vieux qu'il était, monter à cheval, inspecter les attaques de la Mirandole, indiquer l'emplacement des batteries, parcourir les postes. Une fois la brèche pratiquée, la ville se rendit. Jules II entra fièrement par un pan de mur écroulé.

Chaumont d'Amboise étant mort, on nomma pour le remplacer un tout jeune prince de vingt ans qui s'était signalé par une grande bravoure, Gaston de Foix, duc de Nemours, et Louis XII expédia des renforts. L'armée française reprit l'offensive, Bologne occupée, on offrit la paix au souverain pontife qui en proie à l'opiniâtreté, la haine et le dédain, refusa. Il gagna Rome d’où joignant son armée à celle des Aragonais de Naples il revint sur Gaston de Foix qui l'attendait de pied ferme avec 18.000 fantassins, 1.600 hommes d'armes et 80 canons. La rencontre eut lieu à Ravenne (1512) ; la bataille fut chaudement disputée ; finalement ceux qu'on appelait les ecclésiastiques et les espagnards se trouvèrent culbutés ; mais malheureusement dans une charge finale et secondaire, Gaston, emporté par sa témérité, fut tué d'un coup de lance dans le flanc. La victoire était brillante ; elle coûtait cher. La Palice prit le commandement des troupes.

Par surcroît, cette victoire ne rapporta rien. Elle fut même le signal de la débâcle complète. Après de difficiles négociations, les Vénitiens étaient parvenus à intéresser au ? sort de l'Italie d'où il fallait, disaient-il, chasser définitive- i ment le roi de France, les Suisses, Maximilien, le roi d'Angleterre ; ils retournaient la ligue de Cambrai contre Louis XII. Trois armées marchèrent sur La Palice qui comprenant l'impossibilité dans laquelle il se trouvait de lutter, ne chercha même pas à disputer le terrain ; il battit en retraite, évacua tout, Milan, le Milanais : en quelques jours cette conquête si coûteuse, si disputée, s'effondrait, et un fils de Ludovic Sforza qu'on avait retrouvé, Maximilien Sforza, remontait sur le trône ducal de son père.

Jules II triompha ; il avait lancé l'excommunication contre le roi de France, mis son royaume en interdit et cette fois Louis XII se sentait vaincu. Anne de Bretagne alors, proposa à son mari d'intervenir personnellement près du pape. Navrée de la lutte que le roi de France soutenait contre le souverain pontife, elle était demeurée, après avoir mis au monde encore un enfant qui ne vécut pas, malade, languissante, accablée ; sa santé déclinait ; l'avenir la préoccupait. Malgré les fiançailles de sa fille Claude avec François d'Angoulême, elle pensait toujours au mariage avec l'archiduc d'Autriche que seule la paix pouvait permettre de reprendre- Elle s'offrait afin de fléchir Jules II. De lassitude, Louis XII la laissa faire. Jules II ne voulut rien écouter, mais pris d'une fièvre lente, il mourait le 21 janvier 1513, à l'âge de soixante-dix ans et un jeune cardinal de trente-sept ans, Jean de Médicis, le célèbre Léon X, ayant été nommé, on se trouva en présence d'un pape plus maniable. Léon X déclara d'abord qu'il voulait rester neutre ; il accepta de recevoir à Rome des ambassadeurs de Louis XII, Claude de Seyssel, Claude de Forbin, puis, pour commencer, il leva toutes les censures portées contre le roi de France : de ce côté l'horizon s’éclaircissait.

Il restait sombre ailleurs. Le roi d'Angleterre, Henri VIII, débarqué sur la côte française avec une armée, avait rencontré un corps français à Guinegate, l'avait mis en si complète déroute que les vaincus ayant fui à franc étrier, avaient eu la honte d'entendre appeler cette affaire la Journée des éperons. Louis XII accourut à Amiens afin de surveiller la frontière. Mais, de son côté, l'empereur parlait d'envahir la Bourgogne et les Suisses attaquaient délibérément. Ce fut un moment critique et plein d'angoisse. Heureusement pour le roi de France, la situation se dénoua d'elle-même par défaut d'entente des adversaires. Les Suisses consentirent à s'en aller moyennant un traité, signé par la Trémoïlle, tellement onéreux pour Louis XII, qu'après coup celui-ci refusa de le ratifier, mais l'essentiel était fait, les montagnards n'étaient plus là. Maximilien s'évanouit comme toujours. Henri VIII mécontent de le voir lâcher pied, se retira et Louis XII finit par faire la paix avec lui. Le pape était disposé à ramener la concorde en Italie à condition que le roi de France renonçât au Milanais. Louis XII se fit enfin à l'idée douloureuse ; il proposa, comme moyen terme, de donner ce pays à sa seconde fille. Renée, en dot, et de marier celle-ci avec un fils du roi d'Espagne. Le roi d'Espagne qui entrait dans la combinaison, se réconcilia. Peu à peu tout se calmait ; la paix enfin était obtenue au prix de la faillite définitive des idées de conquête italienne de Louis XII.

Et le pauvre roi rentra mélancoliquement à Blois. Il y avait passé ses premières années heureuses, il venait y vivre ses derniers jours attristés : vieille demeure, séjour de ses père et mère, lieu de sa nativité, ville aux rois ! Ne pouvant souffrir l'antique manoir féodal massif et imposant, forteresse menaçante et incommode qui s'y trouvait, il avait fait abattre l'aile orientale et l'avait fait réédifier dans le style nouveau. C'était la mode que les grands personnages du temps élevassent maintenant des constructions régulières d'apparence, largement ouvertes au soleil, au lieu de s'enfermer, comme auparavant, derrière les tours de défense obscures des châteaux du XVe siècle : de hauts combles aux extrémités dorées, des lucarnes élevées tout encadrées de sculptures élégantes, galeries ajourées, encadrements de fenêtres simplement moulurés, mais de dessin seyant, le tout gothique encore d'allure, avec des gables et des choux à la façon des anciennes cathédrales, mais néanmoins neuf par le haut goût artistique que l'ensemble révélait : les édifices nouveaux plaisaient infiniment. Pierre de Rohan, maréchal de Gié, avait construit le château du Verger ; Georges d'Amboise, qui aimait la magnificence, avait fait bâtir à Rouen le palais de justice, le manoir de l'archevêque, la résidence de Gaillon, un des plus remarquables monuments du moment, si admirable d'élégance et de variété ; à son instigation Louis XII avait édifié aussi la chambre des comptes au palais de Paris, continué Amboise qu'avait commencé Charles VIII. Blois fut bâti dans les mêmes principes : charmante construction, cette aile Louis XII, si française de goût, de mesure, de proportion et de décoration sobre. On a trouvé des noms d'ouvriers, on n'a pas rencontré le nom de l'architecte ; il est possible qu'on ne le rencontre pas et que ce soient des maîtres maçons du pays habitués à construire des pavillons similaires dans la contrée qui aient exécuté pour le roi une œuvre particulièrement soignée et habilement faite. Louis XII eût peut-être reconstruit tout Blois dans le même genre si le temps et l'argent ne lui avaient pas fait défaut. Son animal emblématique, le porc-épic hérissé, avec la devise Cominus ac eminus, de près et de loin (allusion à la croyance du temps que le porc-épic lance ses dards pour se défendre), témoigne par sa présence de ce qu'a édifié le prince.

Et c'est là, dans ce logis neuf de Blois comme on l'appelait, qu'il vécut ses derniers jours avec la reine Anne, en ménage uni, tendre, paisible. Comme du temps de Charles VIII, la riche Bretonne avait orné la demeure royale de ses œuvres d'art ; elle l'avait tendue de ses opulentes tapisseries, nombreuses, historiées : dans la grande salle, tenture représentant la destruction de Troie ; dans la salle où mangeait le roi, la tapisserie dite la bataille de Formigny ; dans la chambre de la petite princesse Claude, des bergeries avec de petits écriteaux et de petits personnages ; dans la salle de la reine, des histoires et des batailles ; dans la chambre à coucher, des bêtes et des oiseaux extraordinaires de pays étrangers ; partout elle avait mis une profusion de meubles et de draperies : dosselets de drap d'or frisé sur les cheminées, lits accoutrés de drap d'or, ornés de pavillons en damas cramoisi ou de damas blanc ; lustres d'argent tenus par des chaînes d'argent ; rideaux de taffetas jaune et rouge ; buffets recouverts de tapis de drap d'or ; tabourets de velours ou carreaux pour s'asseoir ; chaises dorées et ouvrées venant d'Italie ; sur les parquets, des tapis, tissus velus, tellement qu'il n'apparaissait rien du plancher ; luxe chaud sous les solives peintes, épaisses et basses, chatoiement de couleurs et d'ors dans un cadre de note intime et recueilli.

Anne de Bretagne vivait là au milieu de ses femmes, travaillant à la quenouille ou à l'aiguille pendant qu'un secrétaire lisait des romans ou des histoires, qu'un poète — de ceux qu'elle favorisa et pensionna, Jean Marot, Jean Meschinot, — disait des vers, lesquels elle écoutait plus par mode que par goût (car elle n'était pas des plus fines en fait de jugement littéraire) ou que quelque fou de cour, tel Triboulet, bonhomme voûté, aux gros yeux, au gros nez, au petit front, lançait des lazzi insolents et bouffons. Le monde si nombreux de la cour royale, dames, filles d'honneur, écuyers, chevaliers, l'entourait avec respect. Elle avait l'abord froid, imposant d'une grande dame ; mais quand on lui parlait, sa bienveillance douce attirait la sympathie ; on était frappé de sa bonté et on la quittait ravi de son charme. Le peuple — au moins celui de France, sinon celui de Bretagne que sa libéralité avait gagné, — ne connaissait d'elle que son caractère entier et son humeur rancunière ; il l'aimait peu. Les ministres s'étaient souvent impatientés de ses airs autoritaires et des ordres qu'elle se permettait de leur envoyer en ajoutant bravement : Au non su du roi. Ayez patience, faisait en souriant doucement Louis XII, quand on venait se plaindre. Mais son entourage l'adorait.

Elle mourut vite. Depuis ses dernières couches, chaque jour la pauvre femme allait de moins en moins bien. Une faiblesse persistante usait ses forces, comme si un mal mystérieux la minât peu à peu. On a parlé de gravelle. Le 31 décembre 1513 la fièvre la prit ; dix jours après, le 9 janvier 1514, elle expirait : elle avait trente-huit ans ! Sa disparition provoqua un deuil universel ; foute la cour pleura ; le peuple fut ému lui-même, ne parlant plus que de la générosité de la noble dame ; quant au roi, il était dans le désespoir. Rarement, au cours de l'histoire, mort de reine a causé douleur plus générale. Elle fut solennellement enterrée ù Saint-Denis, transportée de Blois à Paris en un long convoi autour duquel l'affluence des populations attristées témoignait du chagrin de tous.

De douleur, Louis XII quitta Blois qui lui était maintenant odieux en raison des souvenirs que l'endroit lui rappelait. Il alla à Saint-Germain-en-Laye, encore vieux château du Moyen âge, à Vincennes, découragé, indifférent à tout : il avait reçu un coup dont il ne devait pas se relever. On lui fit observer que n'ayant comme héritier que le jeune comte d'Angoulême, il serait peut-être temps de procéder au mariage de ce prince avec sa fille Claude, les fiançailles étant seules faites jusque-là. Il accepta sans rien dire et la cérémonie eut lieu tristement à la chapelle encore subsistante du château de Saint-Germain, le 18 mai 1514, les assistants étant en noir et Claude pleurant.

Alors l'entourage considérant que Louis XII n'avait en somme que cinquante-deux ans, qu'à cet âge on peut encore se remarier et avoir des héritiers ; que refaire un intérieur au roi serait le tirer de la mortelle peine dont il était accablé, imagina de lui proposer une troisième union. Le roi d'Aragon, qui, à ce moment, s'entremettait pour assurer la paix de la France avec l'Angleterre, suggéra, afin desceller cette paix, de marier Louis XII avec la sœur du roi d'Angleterre Henri VIII, Marie, jeune Anglaise grande, solide, une haquenée, dira le populaire mécontent. Henri VIII acquiesça. Lassitude, affaiblissement, vague désir en effet d'avoir un héritier ou de sortir de sa tristesse, Louis XII se laissa faire. Le mariage eut lieu sans apparat.

Mais sa santé était ruinée. De plus en plus maigre, délicat, brisé par les maladies et le chagrin, l'organisme était au bout des résistances. La jeune reine, tout à la joie de ses nouvelles grandeurs, entendit faire mener à Louis XII une vie active de fêtes. Le pauvre roi se trouva obligé do bouleverser ses habitudes, de se coucher tard, de manger beaucoup et à des heures inégales ; puis, comme dit Fleurange l'Adventureux dans ses Mémoires, de faire du gentil compagnon avec sa femme. Une fièvre violente le saisit, compliquer de dysenterie, et le 1er janvier 1515 il s'éteignait en l'hôtel des Tournelles à Paris, laissant le trône à son successeur pour le nouvel an.

 

SOURCES. Voir le livre essentiel de H. Hauser, Les Sources de l'histoire de France, XVIe siècle, 1906. — Lettres de Charles VIII, éd. Pélicier et B. de Mandrot, 1898 ; Octavien de Saint-Gelais et André de la Vigne, Le Vergier d'honneur dans Godefroy, Hist. de Charles VIII, 1684 ; Robert Gaguin, Compendium de origine et gestis Francorum, 1586 ; Comines, Mémoires, éd. B. de Mandrot, 1901 ; Brantôme, Œuvres complètes, éd. Lalanne ; Marino Sanuto, Diarii, t. I à XXVI. 1879 ; Burchard, Diarium, éd. Thuasne, 1883 ; J. Masselin, Journal des États généraux en 1484, 1830. — Jean d’Auton, Chronique de Louis XII, éd. Maulde la Glavière, 1889 ; Claude de Seyssel, Hist. singulière du roi Louis XII, dans Th. Godefroy, Hist. de Louis XII, 1615 ; Fleurange l'Adventureux, Mémoires, éd. Michaud et Poujoulat ; Histoire du gentil seigneur de Bayart par le Loyal Serviteur, éd. Roman, 1878 ; Procédures politiques du règne de Louis XII, éd. de Maulde, 1883 ; Lettres de Louis XII et du cardinal d'Amboise, 1712.

OUVRAGES. Du Cherrier, Histoire de Charles VIII, 1871 ; P. Pélicier, Essai sur le gouvernement de la dame de Beaujeu, 1882 : Fr. Delaborde, Expédition de Charles VIII en Italie, 1888 : P. Van der Haeghen, Examen du droit de Charles VIII sur Naples (Rev. hist., 1885) : Müntz, La Renaissance en Italie et en France à l'époque de Charles VIII, 1885 ; de Boislisle, Notice biographique et historique sur Etienne de Vesc (Annuaire-bullet. de la Soc. de l'hist. de France, 1878-83). — De Maulde, Histoire de Louis XII, 1889 ; Le Roux de Lincy, Vie de la reine Anne de Bretagne, 1860 ; du même, Détails sur la vie privée d'Anne de Bretagne, 1850 ; Legendre, Vie du cardinal d'Amboise, 1723 ; L.-G. Pélissier, Louis XII et Ludovic Sforza, 1896 ; Kohler, Les Suisses dans les guerres d'Italie de 1506 à 1512, 1897.